À en croire la presse, la télévision, la radio, les livres, les réseaux sociaux, les blogues, les pétitions et les manifestations, la censure ferait un retour en force dans nos sociétés. Bien entendu, le contraste est saisissant entre la multiplicité des voies d’expression qui la porte et la rumeur elle-même. Le tournant du xxie siècle est d’ailleurs désigné tout à la fois comme le début du développement des nouvelles technologies d’information et de communication, qui ont démultiplié les moyens d’expression, et un « retour de la censure », qui ferait au contraire obstacle à la libre parole. Quelles formes insidieuses prendrait alors cette censure? On évoque, pêle-mêle, des procès contre des expressions et notamment contre des créations, des avertissements plus ou moins obligés et des polémiques suite à des prises de parole jugées malheureuses, des publications retirées et des publicités oblitérées, des protestations contre des créations et des prix contestés, des déboulonnages de statues et des lieux-dits débaptisés, ou encore des conférences empêchées et le refoulement de personnalités scandaleuses à l’entrée d’un pays.
Mais tous ces phénomènes relèvent-ils de la censure? Pour juger de l’état réel de nos libertés, on gagne probablement à revenir à une définition plus stricte de ce qu’est la censure. La censure, la vraie, est autorisée et préalable. C’est-à-dire qu’elle relève d’un pouvoir, temporel ou spirituel, et qu’elle intervient en amont de la divulgation d’une expression. Elle suppose une armada de censeur·e·s qui filtrent les productions de l’esprit avant qu’elles ne circulent dans l’espace social. Elle peut encore, comme dans la France occupée, avoir la main mise sur le papier ou sur les salles de spectacles. On voit bien que la très vaste majorité des phénomènes qu’on qualifie aujourd’hui de censure n’entre pas dans cette définition. Et pour cause, la censure au sens strict a largement disparu, au Québec comme en France. Largement, mais pas tout à fait.
Une censure a priori des productions culturelles subsiste notamment pour l’audiovisuel et le cinéma, qui sont soumis à un système de visas. Au Québec, un pouvoir autorisé, le Ministère de la culture et des communications, peut empêcher qu’un film soit présenté au public. Le plus souvent, toutefois, il se contente d’en limiter la diffusion à certaines classes d’âge, avec des moyens de contrôle limités dès que le visionnement a lieu dans le cadre privé. Les avertissements que l’on voit sur d’autres produits culturels, tels les albums de musique ou les livres, ne sont pas imposés, mais choisis par les diffuseurs. Ils ont parfois vocation à protéger l’artiste et son diffuseur, et parfois, tout simplement, à attirer le chaland. Quoi qu’il en soit, ils ne sauraient empêcher un produit d’accéder à son public.
Une autre interdiction s’approche d’une censure au sens strict, puisqu’on prive des personnes de la possibilité même de communiquer leur message. C’est le refoulement aux douanes de personnalités étrangères invitées à donner une conférence ou un spectacle. Toutefois, les agent·e·s de l’immigration n’ont pas les coudées franches pour le faire, il faut par exemple que le·la candidat·e à l’entrée sur le territoire ait commis un crime grave et récent. Et rien n’empêche ce·tte dernier·ère de diffuser son message par d’autres voies. En somme, il·elle peut bien s’exprimer mais pas le faire en personne.
C’est une autre censure qui semble recrudescente, la censure judicaire. Dans certains cas où la sécurité publique est en danger, un·e juge (mais aussi un·e maire·sse) peut faire interdire un événement public (spectacle, exposition, etc.) avant qu’il n’ait lieu. Il s’agit bien là d’une censure a priori. Toutefois, la plupart des affaires médiatisées ces dernières années relèvent plutôt d’une censure a posteriori. Dans ces cas-là, c’est la divulgation d’une œuvre qui suscite une plainte, puis un procès, et la sanction peut prendre la forme du caviardage de l’œuvre, de la limitation de sa diffusion, voire de son retrait pur et simple. Si les condamnations sont très loin d’être la règle, elles sont régulières, et elles ont visé ces dernières années des œuvres dont les tribunaux ont estimé qu’elles attentaient à la vie privée (L’enfant d’octobre de Philippe Besson, Les Petits de Christine Angot), à la réputation (Le procès de Jean-Marie Le Pen de Mathieu Lindon) ou qu’elles enfreignaient la propriété intellectuelle (Robinson Sucroë de Cinar), plus rarement qu’elles incitaient à la haine (« Nique la France » de Saidou) ou contrevenaient au droit moral (Le dialogue des carmélites de Dmitri Tcherniakov).
En somme, le vaste continent de ce que, aujourd’hui, on appelle communément « censure » n’en relève pas strictement, soit parce que la présumée atteinte n’émane pas d’une instance détenant un véritable pouvoir, soit parce qu’une autorité sanctionne après coup seulement un abus à la liberté d’expression, qui reste la règle. Dans tous les cas, une double question mérite d’être posée pour évaluer l’ampleur de la privation causée par la remise en cause d’une expression : à quel point l’accès à l’espace public a-t-il été barré et quel rapport de force lie l’instance « censoriale » de l’instance « censurée »? Prenons quelques exemples récents qui ont été associés à de la censure.
Une association de libraires qui retire la publication des choix de lectures de son Premier ministre le prive de cette occasion d’exprimer ses inclinations littéraires et politiques, et d’en faire la promotion. Elle prive aussi le public de son droit d’accès à une expression qu’il peut juger intéressante. Toutefois, l’association n’est évidemment pas en position de supériorité par rapport au chef du Gouvernement et son geste de défiance est même objectivement risqué. En outre, étant commanditaire et non simple diffuseur, on peut penser que son droit de regard sur ladite expression s’en trouvait élargi. Enfin, même si l’argument est secondaire, il faut bien souligner que le « censuré » ne manque pas de tribunes pour s’exprimer.
À la différence d’une telle association, qui gère elle-même la diffusion et le retrait de ses publicités, des manifestant·e·s et pétitionnaires qui dénoncent tapageusement un spectacle qu’ils et elles jugent néfaste n’ont aucun moyen d’empêcher sa tenue. Sauf à contrevenir à la loi, bien sûr, en s’interposant physiquement à l’entrée des artistes ou en sabotant le théâtre, par exemple. À cet égard, une décision française de juin 2017 est intéressante. Elle a acquitté des militant·e·s qui avaient réclamé bruyamment l’interdiction d’une pièce de théâtre, y compris à l’intérieur de la salle de spectacle. Mais elle a condamné ceux et celles qui sont monté·e·s sur scène et ont forcé l’interruption du spectacle. Les un·e·s exerçaient leur liberté d’expression sans entraver celle des autres. Les autres abusaient de leur liberté d’expression et brimaient celle des artistes et de leur public.
Enfin, à l’inverse de l’association de libraires ou des manifestant·e·s, une administration universitaire qui, à la suite d’un présumé abus de langage, suspend pour enquête une de ses professeures dispose sur elle d’un pouvoir indéniable. En outre, les classes de cette professeure constituent le principal lieu de diffusion de son enseignement, et il ne s’agit pas de retirer un contenu qui a déjà été mis à la disposition, mais d’empêcher la divulgation d’un contenu nouveau. Même si la suspension est de courte durée, des trois cas, c’est celui où le rapport de force est le plus défavorable à la personne qui s'exprime, et la forme de la restriction, la plus sévère.
Aucune de ces trois affaires ne tient donc strictement de la censure. Chacune n’en a pas moins une portée, qu’on peut mieux mesurer en observant à la fois les rapports de pouvoir en jeu et la limitation effective de l’accès à l’espace public. On pourrait encore mobiliser un autre critère, quoiqu’il soit délicat, celui de la valeur de l’expression en cause : c’est ce que font les juges quand elles ou ils estiment, par exemple, que la publicité mérite moins d’être protégée que la création, voire que certaines prises de parole délétères ne méritent aucune protection. En tout état de cause, on tient, avec le principe de la sauvegarde du libre accès à l’espace public pour tout un chacun, y compris les plus vulnérables, un principe utile pour défendre l’exercice de la liberté d’expression. À quoi il faut ajouter qu’une expression est licite tant qu’elle ne brime pas celle des autres.
En réalité, bien des phénomènes qu’on qualifie de censure relèvent de l’autocensure. Une autocensure que l’on gagne à distinguer de la censure réelle, même quand elle résulte de pressions plus ou moins extérieures. L’enjeu est de mieux en cerner les motivations mais aussi les rouages. Que les créateurs et créatrices, par exemple, s’autocensurent de leur propre chef ou sur le conseil, sollicité ou non, de leur diffuseur ou de leur mécène, d’un·e avocat·e ou d’un·e sensitive reader, voilà qui change bien des choses. Selon le rapport de dépendance qui lie l’artiste à ces collaborateurs plus ou moins choisis, le « conseil » pourra s’apparenter à une exigence, voire à une menace si l’avocat·e en question est envoyé·e par un tiers, par exemple un personnage mécontent. On a une idée imprécise de l’ampleur de cette autocensure « extériorisée », notamment parce qu’elle intervient largement en amont de la divulgation d’une œuvre et qu’elle appartient aux négociations privées.
Elle se fait plus visible lorsqu’elle intervient a posteriori, par exemple suite à la rencontre d’une œuvre avec un public oppositionnel, qui n’était pas le public anticipé et désiré. Le choc est d’autant plus violent, comme dans les affaires Exhibit B, Slāv ou Kanata, quand l’auteur et ses soutiens voient leurs bonnes intentions ramenées à leurs mauvais effets réels, leur responsabilité subjective confrontée à leur responsabilité objective. Les cas de volte-face après diffusion et à la suite d’une polémique se sont multipliés ces dernières années, contribuant largement à relancer les débats sur la censure. Parfois, c’est l’auteur·e qui a reculé, rebuté·e par la polémique (telles les auteures de la BD On a chopé la puberté accusées de sexisme) et, parfois, c’est l’instance de diffusion ou de financement qui a cédé, effrayé par la perspective d’une procédure judiciaire ou de pertes financières. Parfois, enfin, l’un·e ou l’autre s’est dit·e décillé·e par le débat (tel Robert Lepage après l’affaire Slāv, ou Gallimard suite à la publication du Consentement de Vanessa Springora).
Ces différents cas gagnent, une fois de plus, à être examinés à l’aune des rapports de force qui lient les parties comme de l’entrave à la circulation de l’expression. Ils montrent la diversité des motivations de l’autocensure (idéologiques, pécuniaires), la complexité de ses rouages et la multiplicité des acteurs impliqués. Ils rappellent enfin tout un chacun à ses responsabilités. La première, pour toute personne qui s’exprime dans l’espace public, est peut-être de tenter de mieux comprendre ses droits mais aussi ses devoirs et, selon les cas, de se rassurer ou de les discuter. Il n’est pas raisonnable de penser qu’actuellement on ne peut plus rien dire au Québec. La liberté d’expression, en général, et la liberté de création, en particulier, sont bien protégées, mieux que dans d’autres démocraties, mieux qu’en France, à bien des égards. Marteler le contraire en invoquant les spectres inquiétants de l’Index, de la dictature ou du terrorisme intellectuel, c’est risquer de susciter une autocensure démesurée. Mais il n’est pas raisonnable non plus de croire qu’on peut tout dire. Des limites à la liberté d’expression ont été prévues dès les premiers textes qui l’ont consacrée. Une expression ne saurait licitement inciter à la haine, plagier, attenter à la vie privée, diffamer, etc. Et l’exercice de la balance des droits fondamentaux doit être continuellement recommencé. En outre, l’arène publique est de plus en plus hétérogène. L’ouverture des modes de communication actuels expose bien plus qu’avant ceux et celles qui s’expriment à des réactions basées sur des systèmes de valeurs différents et divergents. En somme, il est de plus en plus facile techniquement de prendre la parole, mais peut-être de plus en plus difficile de le faire sans intranquillité.
Le phénomène que pointent les directrices et directeurs de ce dossier de Postures, c’est-à-dire la persistance voire l’augmentation d’affaires judiciarisées mettant en péril la libre diffusion des œuvres, est probablement le plus inquiétant de tous. Si elle n’est pas toujours a priori, cette censure émane bien d’une autorité incontournable ou presque (à moins de s’exiler sous une juridiction plus favorable) et, s’il y a défense et possibilité d’appels, il ne saurait y avoir discussion, même âpre, une fois l’affaire tranchée. De surcroît, la défense a un coût, qui est rédhibitoire pour la plupart de ceux et celles qui créent et diffusent. De ce fait, la seule poursuite, même s’il y a acquittement au final, est déjà une sanction extrêmement lourde, à même de ruiner donc de réduire au silence une maison d’édition ou un·e auteur·e. La soi-disant stratégie de la recherche du procès « pour se faire de la publicité » est certainement une exception à la règle, voire un mythe ou un très mauvais calcul.
Ici aussi toutefois, on gagne à dresser un portrait nuancé de l’état actuel de la liberté de création littéraire. Tout d’abord, l’augmentation des affaires judiciarisées, patente en France, l’est nettement moins au Québec et au Canada. C’est ce qui fait de l’affaire Godbout un précédent dont on peut s’étonner qu’il ait si peu tenu en haleine les médias : une petite quarantaine d’articles sur l’affaire ont paru au cours des deux années de procédure qui ont précédé le verdict final en septembre 2020, alors que l’affaire Slāv a généré plus de 90 articles dans le seul Devoir au cours des deux mois de l’été 2018. Certes, la notoriété des artistes et les motifs des accusations ont dû jouer, mais la gravité des atteintes était sans commune mesure.
Ensuite, cette augmentation des procédures devrait être corrélée à l’augmentation du volume des publications elles-mêmes et à l’élargissement de l’accès à la justice. Deux phénomènes dont on peut certainement se réjouir. Enfin, elle est loin de concerner, en premier lieu, des affaires de « bonnes mœurs » ou d’obscénité. La plupart des procédures ont trait au droit à la vie privée, à la réputation ou à la propriété intellectuelle. Et ce sont en très large majorité des individus qui portent plainte et non le pouvoir exécutif ou judiciaire. La liberté de création a donc pour principale limite, non pas le conservatisme moral du pouvoir, mais d’autres droits fondamentaux, voire la liberté de création elle-même (quand un·e auteur·e en accuse un·e autre d’une utilisation indue de son œuvre). Bref, tout procès entourant une œuvre de création ne signifie pas la mise en berne de nos libertés.
Au moins deux facteurs d’augmentation de ces procédures sont néanmoins alarmants. Le premier est le vote accéléré de nouvelles lois visant à lutter contre divers crimes, comme le terrorisme, l’espionnage industriel ou encore la pédopornographie, mais qui, plus ou moins incidemment, mettent en péril la liberté d’expression. Les déboires de Godbout et des éditions ADA s’expliquent en large part par une modification récente de la loi visant à réprimer les atteintes sexuelles aux mineurs. Depuis les années 1990, au Canada comme dans bien des pays, la définition de ce qui relève de la pédopornographie a été élargie et les sanctions visant sa possession, sa production et sa diffusion, alourdies. Ce faisant, des auteurs de représentations écrites et fictionnelles ont été inquiétés ici comme en France et ont vu peser sur eux des sanctions excédant dix ans d’emprisonnement. L’issue de ces affaires laissent penser que ces auteurs n’étaient en réalité pas visés par les modifications législatives et qu’ils ont seulement fait les frais, mais quels frais, des tâtonnements du législateur.
Le second facteur d’augmentation de ces procédures est la formation de groupes de pression portés par des intérêts économiques ou idéologiques qui actionnent les tribunaux pour museler des expressions qui ne leur conviennent pas. On l’a vu au Québec avec les poursuites initiées par les minières Barrick Gold et Banro contre les auteurs et les éditeurs de Noir Canada pillage, corruption et criminalité en Afrique. Poursuites qui ont abouti au retrait du livre sans même que les procédures n’aillent à leurs termes, les poursuivis n’ayant pas les ressources humaines et financières de continuer à se défendre. Le Canada a, depuis, légiféré contre les poursuites-baillons qui visent à maintenir la loi du plus fort. En France, cette fois, certaines associations se sont données pour vocation de surveiller les productions culturelles et engagent régulièrement contre elles des actions. Une des plus anciennes et actives, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne, a ainsi choisi depuis les années 1980 le terrain judiciaire pour tenter de retourner les Droits de l’Homme contre eux-mêmes, et notamment l’antiracisme contre lui-même. Alors que le combat antiraciste visait traditionnellement à protéger des minorités, celui de l’AGRIF entend défendre les Français et les Chrétiens contre la prétendue tyrannie des minorités. Si l’Association, qui vit des dons de ses adhérents, perd la plupart de ses poursuites, ces dernières ne sont pas sans effets. À court terme, elles sont ruineuses en temps et en argent pour les poursuivi·e·s. Et à long terme, elles visent à susciter l’autocensure des artistes en général, et en particulier de ceux et celles qui manient le langage, écrivain·e·s, dramaturges ou rappeur·euse·s.
Et de fait, dans des sociétés où l’art du langage avait largement perdu de son lustre, il revient aujourd’hui au centre de débats névralgiques. Car la question de la performativité du langage est au cœur du problème. Que font l’injure, la représentation obscène, les stéréotypes? Faut-il les encadrer et comment? La réponse est complexe, mais on peut se donner quelques critères pour l’examiner, en partant du principe qu’un message est plus agissant quand il émane d’une instance dotée d’un pouvoir concret ou symbolique, quand il vise ou met en scène des personnes vulnérables, quand il est univoque et répété, et quand, enfin, il est difficile voire impossible d’y répliquer. Ce sont autant de critères qu’on ne pourra examiner, quand on est littéraires, sans sortir de sa zone de confort, en se frottant par exemple au droit et aux sciences politiques, à la linguistique et aux sciences cognitives, à l’histoire et à la sociologie. Mais ce sont aussi des critères qu’on doit examiner en littéraires, c’est-à-dire en spécialistes d’une pratique dotée d’une histoire spécifique, qui répond à des règles de production et de réception qui lui sont propres.
Barraband, Mathilde. 2020. « Censure, censure, censure », Postures, Dossier « De l'Index au droit d'auteur : scandales et procès littéraires », n° 32, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/barraband-32 > (Consulté le xx / xx / xxxx).