De l’Index au droit d’auteur : scandales et procès littéraires

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Les exemples affluent, depuis l’affaire Gabriel Matzneff jusqu’à celle, plus près de nous, que suscite le Hansel et Gretel d’Yvan Godbout (2017). Encore aujourd’hui, les textes littéraires dérangent, offensent ou choquent au point de motiver la tenue de procès. Comme le note Gisèle Sapiro, ni la « relativisation du pouvoir des mots par rapport à l’essor fulgurant de l’image » ni la « dépolitisation » qui marque, en France, la fin de l’hégémonie sartrienne n’enrayent le pullulement des poursuites menées, au XXe et au XXIe siècles, contre des acteurs littéraires (2013, 104). Si, en Occident, l’intérêt national ne restreint désormais plus la liberté d’expression, les procès d’œuvres pour atteinte aux droits individuels ou à l’intégrité de groupes vulnérables sont toujours d’actualité — peut-être plus que jamais.

Selon Françoise Lavocat, cette « multiplication [récente] des procès tient [...] moins à la nature des œuvres qu’à une transformation du rapport entre auteurs et publics et à une focalisation collective sur la notion de fiction, qui, en définitive, joue contre celle-ci » (2016, n.p.). De fait, l’accroissement des poursuites répondrait non pas à une montée en factualité de la littérature contemporaine, mais plutôt à une accentuation de l’attention portée aux lignes de partage qui distinguent imaginaire et réel. Ce souci témoignerait d’une prise en compte par le lectorat de « la capacité des fictions à faire référence au monde réel » (n.p.), à prolonger les affects, les conflits, les différends qui agitent l’espace social. Loin de constituer une « zone de non-droit » (Caïra 2011, 153), les fictions seraient, dans cette perspective, pleinement justiciables des décisions des tribunaux.

Dans « Droits et devoirs de la fiction littéraire en régime démocratique : du réalisme à l’autofiction », Sapiro souligne que « [l’]ethos de l’écrivain moderne est tiraillé entre deux tendances contradictoires : d’un côté, un ethos démocratique qui en fait une référence et un guide pour l’opinion, de l’autre, un ethos aristocratique qui revendique des droits particuliers pour les créateurs » (2013, 98). Lorsque inquiété·e·s par des accusations, les écrivain·e·s contemporain·e·s revêtent encore, par leur discours, l’un ou l’autre de ces ethos. Chez Matzneff, par exemple, les arguments convoqués participent de l’ethos aristocratique, l’écrivain affirmant en 1990 sur le plateau d’Apostrophes qu’« avant de porter des jugements moraux sur un livre, [il convient d’abord de lui porter] des jugements esthétiques et artistiques » (Ina Clash TV 1990, n.p.). Cette position, proche de « l’art pour l’art » que défend Baudelaire dans le sillon de son propre procès, suppose un statut d’exception qui placerait l’écrivain « au-dessus des lois sociales » (Sapiro 2013, 100). Ce droit à l’excentricité prémunira longtemps Matzneff contre toute accusation judiciaire, malgré la teneur sulfureuse d’écrits qui ne cachent pas l’attirance de l’homme pour les Moins de seize ans (1974).

L’ethos démocratique, quant à lui, confère à l’écrivain·e le rôle d’éclairer l’opinion publique par la critique des abus du pouvoir et par l’exhibition de vérités — parfois tout autant scandaleuses que le « mal » qui fascine les transgressifs. Du réalisme à l’engagement sartrien, nombre de pratiques adoptent les logiques de cet ethos, construit en concomitance avec les luttes pour la liberté d’expression. Aujourd’hui, pourtant, la raréfaction marquée de procès motivés par la portée critique de la littérature force à s’interroger : la publication d’écrits suffit-elle toujours à inquiéter le pouvoir en Occident? Cette question occupe plusieurs écrivain·e·s contemporain·e·s qui, s’ils·elles n’éprouvent pas eux·elles-mêmes les limites de la Loi, ne thématisent pas moins les rapports qu’entretiendraient ethos démocratique et coercition juridique. À cet égard, relevons la production suscitée par l’arrestation, à l’occasion de l’affaire de Tarnac, d’un groupe de jeunes gens dits d’« ultra-gauche » — notamment suspecté d’avoir contribué à la rédaction du pamphlet anarchiste L’insurrection qui vient (2007). Deux œuvres suivront l’incarcération des militant·e·s : Tomates (2010) de Nathalie Quintane et Tarnac, un acte préparatoire (2011) de Jean-Marie Gleize. Cet intérêt d’écrivain·e·s pour l’affaire n’est pas fortuit : « [de] mémoire française, comme le souligne l’un des accusé·e·s, il ne s’était pas vu depuis bien longtemps que le pouvoir prenne peur à cause d’un livre » (Mandraud 2009, n.p.).

Se posent également la question du droit d’auteur et celle de sa reconnaissance par l’institution littéraire. À ce sujet, l’exemple du Devoir de Violence écrit par Yambo Ouologuem en 1968 et son traitement sur la scène littéraire européenne sont parlants. Dès sa publication, le roman du Malien attire l’attention et devient, la même année, le premier roman africain à se mériter le prestigieux Prix Renaudot. Rapidement, Yambo Ouologuem s’établit comme un romancier francophone culte et son œuvre est qualifiée d’incontournable. « Le succès, comme l’affirme Julie Levasseur (2018, n.p.), est toutefois de courte durée : le tournant des années 1970 voit naître une polémique quant à la propriété littéraire du Devoir de violence. » Les accusations de plagiat et les procès qui s’ensuivent ont tôt fait de transformer Ouologuem en pariah et celui-ci rentre, disgracié, en Afrique. Le devoir de violence, quant à lui, devient un texte maudit et est oublié. Comment expliquer ce renversement du regard porté par l’institution sur un texte dont le contenu demeure inchangé?

Pour ce trente-deuxième numéro, Postures se propose donc de réfléchir aux enjeux (de réception, de thématisation) qu’appelle la confrontation d’œuvres et d’institutions juridiques. Des procès d’écrivain·e·s à leur mise en texte par les contemporain·e·s, ces chocs jalonnent la modernité — forçant, chaque fois, la rencontre entre littérature et monde social.

Le témoignage à l’œuvre

En ouverture de ce dossier, Olivier Lacasse s’intéresse aux dispositifs d’activation du langage dans le recueil du poète états-unien Charles Reznikoff, Testimony. Il montre ainsi comment l’auteur, reprenant les témoignages de divers procès aux États-Unis, produit une œuvre éminemment poétique en déplaçant le langage juridique vers le champ poétique.

Émilie Bauduin analyse les procédés d’(a)fictionnalisation de l’affaire Cédrika Provencher mis en place par Simon Boulerice dans son roman jeunesse Je t’aime beaucoup cependant, lequel s’inspire de l’affaire Cédrika Provencher. Comme le montre l’analyse, pour des raisons éthiques, juridiques et esthétiques, le fait divers y fait l’objet d’une pudique fictionnalisation, tandis qu’un plaidoyer en faveur de l’appropriation du réel par la littérature est mis de l’avant par le romancier.

L’œuvre en procès

Anne-Marie Duquette décortique la polémique sociale, juridique et critique suscitée par les procès intentés à Mathieu Lindon, auteur, et à Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur, à la suite de la parution du roman Le procès de Jean-Marie Le Pen, en 1998. Les arguments invoqués pour appuyer la condamnation de Lindon et d’Otchakovsky-Laurens révèlent, selon l’autrice, que les tribunaux manquent de balises juridiques lorsqu’il est question d’œuvres littéraires et confondent le réel et la fiction, ce qui entoure de flou les limites encadrant la liberté de création.

Solène Méhat se penche, de son côté, à la fois sur les traces de la performance The Body of Michael Brown du poète Kenneth Goldsmith et sur les critiques (fort nombreuses) que l’œuvre a suscitées. Méhat argumente que le scandale entraîné découle, en grande partie, des positions théoriques que soutient Goldsmith quant à la place qu’occupe l’identité du·de la créateur·rice dans la création, la « post-identity literature » qu’appelle le poète faisant l’impasse sur plusieurs des enjeux moraux et politiques que soulève sa pratique d’appropriation.

Travaux pratiques

Puisque les entrepreneur·euse·s et travailleur·euse·s autonomes sont nombreux·euse·s dans le domaine littéraire, Shawn Foster s’attache à vulgariser pour un lectorat néophyte la Loi sur le droit d’auteur (LDA). Son domaine d’application, les conditions requises pour bénéficier de sa protection, la titularité du droit d’auteur et des droits moraux ainsi que les différents contrats possibles entre un·e entrepreneur·euse et un·e travailleur·euse seront présentés.

Hors-dossier

Pascale Laplante-Dubé étudie enfin la transformation de la convention du true name, forme de magie souvent employée en fantasy, dans le cycle The Realm of the Elderlings de l’autrice américaine Robin Hobb. Son article montre comment la magie peut être redéployée en fantasy et, plus précisément, queerisée, afin de questionner et de déstabiliser la division entre le féminin et le masculin, de même que la notion d’identité fixe.

L’équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé bénévolement à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d’exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheuses et chercheurs. Un grand merci au Département d’études littéraires de l’UQAM, à Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, à l’Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l’Association Étudiante du Module d’Études Littéraires (AEMEL), à l’Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE).

Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur·e·s pour leur travail.

 

Bibliographie

Caïra, Olivier. 2011. Définir la fiction. Du roman au jeu d’échecs. Paris : EHESS.

Ina Clash TV. 1990. « Gabriel Matzneff à propos des adolescentes dans "Apostrophes" | Archive INA ». Vidéo YouTube, 21 min. 34. 2 mars 1990. Publié le 30 décembre 2019. https://www.youtube.com/watch?v=TjZmJkLdwN8

Lavocat, Françoise. 2016. Fait et fiction. Paris : Seuil. [Édition électronique].

Levasseur, Julie. 2018. « "Récrire" la domination coloniale : l’usage du plagiat dans Le devoir de violence de Yambo Ouologuem ». Postures, no. 27 (Hiver) : Dossier « Trafiquer l’écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales ». http://revuepostures.com/fr/articles/levasseur-27

Mandraud, Isabelle et Caroline Monnot. 2009. « Julien Coupat : "La prolongation de ma détention est une petite vengeance" ». Le Monde. 25 mai 2009. https://www.lemonde.fr/societe/article/2009/05/25/julien-coupat-la-prolongation-de-ma-detention-est-une-petite-vengeance_1197456_3224.html

Quintane, Nathalie. 2010. Tomates. Paris : P.O.L.

Sapiro, Gisèle. 2013. « Droits et devoirs de la fiction littéraire en régime démocratique : du réalisme à l’autofiction ». Revue critique de fixxion contemporaine, no. 6 : 97-110.

 

Pour citer cet article: 

Bauduin, Émilie et al. 2020. « De l’Index au droit d’auteur : scandales et procès littéraires », Postures, Dossier « De l'Index au droit d'auteur : scandales et procès littéraires », n° 32, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/de-lindex-au-droit-dauteur-scandales-et-proces-litteraires-avant-propos> (Consulté le xx / xx / xxxx).