Portrait de l’Allemand en monstre dans Le Docteur Lerne, sous-dieu (1908) de Maurice Renard

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Le Docteur Lerne, sous-dieu (1908) de Maurice Renard relate l’étrange retour de Nicolas Vermont, un jeune Français ayant été élevé puis exilé par son oncle, le docteur Lerne, sur les lieux de son enfance. Lors de son retour au château de Fonval, Vermont ne retrouve cependant pas le même homme qu’il a quitté près de quinze ans auparavant : son oncle agit de manière complètement opposée à ses anciennes façons et s’adonne, avec l’aide de scientifiques allemands, à d’étranges opérations de greffe. Tout au long de ce récit « merveilleux-scientifique » alliant humour et mystère, horreur et science, Vermont cherchera à comprendre les motifs des étonnantes transformations de Lerne et de son laboratoire. Son enquête le mènera à subir les foudres du docteur, qui greffera notamment son cerveau dans le corps d’un taureau avant de lui redonner son corps d’origine. Stupéfié par les expérimentations profanes de son oncle, Vermont poursuivra néanmoins son enquête et découvrira que le corps de Lerne est habité par l’âme d’un dangereux Allemand, le docteur Otto Klotz, expliquant de fait l’étrangeté de son parent. Sous l’influence du discours antigermanique qui se répand en France dans les dernières années du XIXe siècle, le personnage du docteur Lerne-Klotz est ainsi plus déprécié dans l’œuvre pour ses traits « typiquement » allemands que pour le caractère profane de ses expériences scientifiques, un constat que préfigure le texte préliminaire sur lequel s’ouvrait, en 1908, le récit.

Dans la plus récente édition du roman, publiée en 2010 aux éditions José Corti, les éditeurs et éditrices de l’œuvre ont choisi de ne pas retranscrire ce texte préliminaire. « Dans cette édition, nous n’avons pas retenu le préliminaire qui ne nous paraissait pas nécessaire. », lit-on rapidement à la fin de l’ouvrage (s.a, dans Renard 2010, 2381). Cependant, ce préliminaire est loin d’être aussi inessentiel que d’aucuns ont pu le croire : comme l’a montré Simon Bréan, il annonce les enjeux qui occuperont bientôt la suite du récit et « contribue à en fixer le ton, influençant la lecture qui suit » (2018, 6). Le préliminaire relate en effet une joyeuse séance de spiritisme entre huit amis lors de laquelle un guéridon inspire à un « typewriter-médium » (Renard 1908, 13) le récit terrible des aventures de Nicolas Vermont. Ce même guéridon, « qui[,] [malgré son caractère surnaturel,] prouv[e] dans ses répliques une grande sagacité » (10) selon le narrateur du préliminaire, s’avère fondamentalement patriote et se refuse à toute pratique qui ne correspondrait pas à son nationalisme2. Lorsque ces messieurs lui proposent une machine à écrire anglaise pour la transcription de son récit, le guéridon refuse l’offre et requiert qu’on lui emmène une autre machine, française celle-là : « C’est une Watson, dit la table. N’en veux pas. Suis Française, veux une machine française, veux une Durand. » (11-12) La séance d’occultisme omise dans l’édition de 2010 préfigure ainsi l’alliance que l’on observera dans la suite de l’œuvre entre la gaieté et la sévérité, entre le profane et le sacré, mais aussi, et surtout, entre les propos qui y seront rapportés et leur profond patriotisme, cette dernière orientation faisant alors gravement défaut au lectorat à qui l’on soustrait le texte préliminaire. Derrière le diabolique docteur Lerne et ses greffes de cerveaux improbables se cache en effet un ennemi encore plus effrayant pour l’imaginaire français de la fin du XIXe et du début du XXe siècle que le simple savant fou, c’est-à-dire un savant fou allemand, le roman de Renard se présentant dès lors, ainsi que l’affirme Jean-Marc Gouanvic, comme un véritable « roman de la haine de l’Allemagne » (1994, 91).

Partant de la représentation éminemment stéréotypée de l’Allemagne et de ses représentants dans le roman de Renard, nous chercherons à restituer la visée patriotique du discours raciste exprimé dans Le Docteur Lerne en en explicitant les mécanismes et en en interrogeant les fondements. Pour ce faire, nous recenserons d’abord les discours (pseudo)scientifiques sur lesquels s’appuie Renard pour former sa représentation péjorative de l’Autre allemand. Ceci nous permettra d’éclairer la façon caricaturale dont sont progressivement peints les portraits de trois des quatre personnages germaniques présentés dans l’œuvre. Puis, nous étudierons la manière dont le roman révèle, au moyen d’indices multiples, la véritable nature du docteur Lerne – dont le corps est possédé par le cerveau, et donc par l’âme, du personnage d’Otto Klotz. Cette étude nous mènera enfin à soulever l’ambiguïté du discours de Vermont sur la science et ses progrès dans l’œuvre, car, comme nous le verrons, les expérimentations et les greffes du docteur Lerne-Klotz sont tour à tour méprisées ou valorisées par le narrateur selon qu’il concède à leur créateur un caractère français ou allemand. Au terme de cette analyse, nous aurons ainsi montré que le discours du roman est bien plus ambigu à l’égard des avancées scientifiques qu’il met en scène qu’il ne l’est à l’égard de la dangerosité du peuple allemand, un constat que nous approfondirons, pour conclure, en étudiant sous un jour nouveau la dédicace sur laquelle s’ouvre le roman.

« [C]e peuple si opposé en toutes choses au peuple français » (Desbarolles 1866, 4-5) : Le peuple allemand vu par Renard et par la France (1866-1917)

Au tournant du XXe siècle, l’idée de représenter la figure de l’Allemand3 sous un jour monstrueux n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit au contraire dans la droite ligne de l’imaginaire dépréciatif qui se répand à l’égard de la nation allemande dans la seconde moitié du XIXe siècle, lequel découle du contexte historique, politique, militaire, social et scientifique de la France. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, les rapports entre la France et l’Allemagne subissent en effet l’influence néfaste de la défaite française lors du conflit franco-prussien de 1870-18714. À la suite de celle-ci, l’Allemand devient l’Autre par excellence dans la pensée française et l’Autre dans ce qu’il a de pire. Malgré certaines représentations somme toute positives de la figure germanique dans la France de la première moitié du XIXe siècle, rappelle Claire Aslangul, « [d]e cet éventail de représentations de l’Autre ne subsiste plus, après la guerre de 1870-1871 et la fondation de l’Empire allemand, que le versant négatif » (2009, 4). C’est dire que, pour les Français et les Françaises de l’époque, ainsi que l’affirme Véronique Cnockaert, « [q]ue l’on soit en période de guerre ou non, un Allemand [devient] un ennemi du seul fait qu’il est Allemand » (2013, 39). Comme l’a également montré Cnockaert, cette « “mise en ennemi” [de l’Allemand] s’ajuste […], au-delà du fait historique, sur une intrication de données naturelles (biologiques, physiologiques) et culturelles (mœurs, habitudes) qui caractérisent l’ennemi comme l’“Autre à tuer” » (39) – ou du moins, en temps de paix, comme l’Autre à haïr. À cet égard, il convient de rappeler qu’à la fin du XIXe siècle, le discours scientifique français est marqué par le règne des théories physiognomonistes et par les enseignements de Pierre Jean Georges Cabanis, « l’inspirateur le plus clairvoyant des recherches se rapportant à la psychologie comparée des races » (1917, 2) selon l’un des plus éminents germanophobes de l’époque, le docteur Edgar Bérillon. Ce règne entraîne la publication de nombreux traités (pseudo)scientifiques proposant un portrait éminemment dépréciatif du « type allemand » (Bérillon 1917, 2) après la défaite, lesquels deviendront un terreau fertile pour la formation de stéréotypes raciaux qui seront ensuite relayés par la littérature.

Dans son ouvrage Le caractère allemand expliqué par la physiologie (1866) – dont la publication précède de peu le conflit franco-prussien –, le phrénologue Adolphe Desbarolles propose par exemple une synthèse des multiples conclusions qu’il tire de son étude du visage allemand, laquelle affirme selon lui la propension naturelle de l’individu germanique à la « division » :

Chacune de ces influences peut être modifiée par les influences meilleures des autres traits du visage; mais, en résumé, l’ensemble de ces traits, qui se retrouve presque toujours dans le type allemand : défiance, indécision, disposition à la haine, à l’envie, par les yeux creux; mollesse par le nez déprimé; égoïsme par les pommettes, la forme de la bouche, du menton et de la mâchoire dénote toujours et partout manque de sociabilité, et par conséquent tendances naturelles à la division. (61-62, l’auteur souligne)

Il en fait la thèse principale de son ouvrage, ce qui le mène bientôt à affirmer qu’

[e]n étudiant physiologiquement le caractère des peuples de l’Allemagne par la correspondance avec les formes du corps[,] [n]ous retrouvons […] en CHIROMANCIE comme en PHYSIOGNOMONIE, comme en PHRÉNOLOGIE, l’envie, l’avidité, l’avarice, l’égoïsme et la vanité, qui tous mènent à la division. (90, l’auteur souligne)

Pour Desbarolles, « toutes les sciences [ayant] pour but l’étude psychologique de l’humanité se réuniss[ent] pour représenter le peuple allemand comme nécessairement porté à la division » (93). Ce traité préfigure la trame narrative du roman de Renard, puisqu’Otto Klotz, du fait de sa nature « inévitablement portée à la division », deviendra le maître incontesté de la science de la division des corps, la greffe, jusqu’à parvenir à l’ultime séparation des corps et des âmes dans l’œuvre, un exploit auquel son hôte corporel français, le docteur Lerne, n’avait pu aspirer de son vivant.

Dans le discours français de la seconde moitié du XIXe siècle, l’Allemand est de surcroît associé au règne animal. Edgar Bérillon, dans un traité portant sur la psychologie de la race allemande (1917), rapproche notamment les traits physiologiques des Allemands de ceux de chiens (155) ou de gorilles (19), tandis que, comme l’a montré Véronique Cnockaert, les Prussiens font également les frais de nombreuses métaphores porcines. Leur voracité, leur brutalité et leur malpropreté « reconnues » font effectivement en sorte qu’on les traite constamment de « cochons » (Cnockaert 2013, 38-39), ce qui encourage un certain habitus spéciste ayant pour but une dégradation de cet Autre allemand6. Ce rapprochement avec le règne animal préfigure ainsi lui aussi l’intrigue du Docteur Lerne, puisque le brouillage entre les règnes suggéré par nombre de qualificatifs associés aux Allemands dans le discours français semble les prédisposer de façon toute naturelle aux expérimentations d’hybridation végétale, animale et humaine mises en œuvre dans le récit par le personnage de Lerne-Klotz.

Si l’on se fie enfin au célèbre traité La psychologie de la race allemande d’après ses caractères objectifs et spécifiques (1917) du docteur Bérillon, nous constatons que c’est jusqu’à l’usurpation des expériences et du corps du scientifique français par son homologue allemand qui rend compte d’une parfaite correspondance entre le personnage d’Otto Klotz et ce que Bérillon nomme le « type allemand ». Comme le note le germanophobe, à l’instar du personnage d’Otto Klotz – qui s’approprie les recherches (et le corps) du docteur Lerne après une longue année d’étroite collaboration –, l’individu Allemand est « voué » au plagiat et à l’usurpation :

L’Allemand, incapable de créer et d’inventer, limite son initiative à copier. Il plagie, il perfectionne, et enfin il utilise et exploite à son profit. Grand compilateur quand son esprit rencontre dans un autre pays une idée nouvelle, il est partagé entre la tendance à mépriser et le désir de se l’approprier. Long à comprendre, il tourne autour, la dérobe par morceaux, à chacun desquels il attache des jugements particuliers. Enfin il se l’approprie et la modifie d’une façon conforme à ses besoins et à son instinct; mais il ne la présente qu’après l’avoir tellement démarquée et surchargée d’ornements et de déguisements, qu’il est difficile d’en retrouver l’origine. (1917, 51)

Bérillon évoque également la propension caractéristique de l’individu germanique au « mimétisme parasitaire », lequel « consiste à revêtir l’allure de la bienveillance et de la bonhomie » pour « profite[r] […] de la confiance […] accordée pour espionner, se renseigner, afin de mieux arriver à s’approprier le bien d’autrui » (57); or dans le récit, c’est justement le corps d’un vieillard généreux que revêt, par la greffe de cerveaux, le scientifique allemand. C’est enfin le motif invoqué par Lerne-Klotz quant à son désir de vendre les résultats de ses expériences à de riches hommes – afin de pouvoir entretenir son amante, Emma Bourdichet – qui correspond à la définition de cette tendance au « mimétisme » observée chez les Allemands par Bérillon. Dans l’œuvre, comme dans les conclusions de Bérillon, « [l]a cupidité est son mobile [et] […] la duplicité constitu[e] [son] moyen […] d’exécution » (59).

Bien qu’il s’agisse là de correspondances fortuites, les travaux de Bérillon ayant notamment été publiés près de neuf ans après la parution du Docteur Lerne, ces constats nous permettent d’expliciter les caractères que l’on reconnaissait généralement à la nation allemande dans l’imaginaire français de la fin du XIXe siècle. Ils nous autorisent également à souligner l’étendue de la propagation des idées antigermaniques, les stéréotypes raciaux partagés dans le milieu de la science préparant incontestablement le terrain pour l’intrigue patriotique raciste jouée dans le roman de Renard. Considérant, à la suite de Janet M. Paterson, que les textes littéraires « mettent en pleine lumière le statut Autre [des] personnages » (2004, 34) au moyen de stratégies diverses et que ces personnages « Autres » sont souvent des « types », des figures presque vides où se projettent les préoccupations sociohistoriques et culturelles d’une époque donnée, il convient alors de revisiter, trait par trait, les portraits des personnages d’origine allemande dans Le Docteur Lerne. Cette étude nous permettra de montrer les maillages patents que tisse l’œuvre entre les conclusions des thèses physiognomoniques, la pensée antigermanique française et ces portraits, lesquels visent à rendre odieuses les figures allemandes dans la pensée du lectorat tout en y redorant l’image de la France.

Faire de l’Allemand un « monstre » : un processus quadripartite

Dès le premier chapitre du roman, Vermont révèle aux lecteurs et lectrices la composition singulière de l’entourage de son oncle. Aux dires du narrateur, cet entourage est composé depuis cinq ans de trois préparateurs allemands de l’Anatomisches Institut ainsi que d’un collaborateur originaire de Mannheim, le docteur Otto Klotz, bien que ce dernier ait apparemment quitté le château au moment de son arrivée à Fonval. Comme nous le verrons, ces quatre personnages sont présentés selon des portraits qui, bien que parcellaires, visent, une fois conjoints, à renvoyer au lectorat l’image d’une complète et monstrueuse altérité du peuple allemand et à lui rappeler son infériorité vis-à-vis du peuple français et de ses représentants dans le roman.

Ce sont d’abord les trois assistants du docteur Lerne qui sont décrits par le neveu du scientifique lorsque celui-ci les rencontre au détour du labyrinthe le menant à Fonval. Lors de cette rencontre, et bien que Nicolas se présente à eux selon les meilleures marques de civilité et de politesse7, les trois hommes ne lui prêtent aucune attention. Ceci mène le narrateur à nous offrir un portrait fort caricatural de ces personnages, qui le « laiss[ent] abasourdi de leur grossièreté » (DL, 21) et fort mécontent :

Le premier, sur un corps massif et courtaud, arrondissait une face injustement plate, dont le nez mince et pointu, comme fiché dans ce disque, en faisait un cadran solaire.

Le second, de militaire prestance, retroussait du pouce une moustache à l’impériale germanique, et, rostral, son menton proéminait, plus qu’en galoche : à la poulaine.

Un grand vieillard à lunettes d’or, la chevelure grise et bouclée, la barbe inculte, faisait le troisième. Il mangeait des cerises avec fracas, ainsi que le rustre mâche des tripes.

C’étaient bien des Allemands, sans doute les trois préparateurs de l’ex-Anatomisches Institut. (DL, 20-21) 

En plus de se montrer impolis – ce qui témoigne de leur infériorité morale par rapport au personnage français, qui s’est lui-même montré de la meilleure affabilité –, les préparateurs portent à eux trois nombres de traits négatifs que la pensée française associait autrefois à l’Allemand. Le premier correspond au « type » germanique par sa corpulence, puisqu’il est « massif » et « courtaud », un trait caractéristique de la stature germanique selon Bérillon (1917, 19). Le deuxième assistant renvoie, par sa prestance, à l’imaginaire militaire qui accompagne inévitablement la représentation du peuple allemand après la défaite de Sedan8, un renvoi qui ne peut qu’exacerber, chez le lectorat français contemporain de l’œuvre toujours marqué par le souvenir de la défaite, le sentiment d’aversion ressenti à l’égard de ce grossier représentant de l’Empire germanique. Le troisième correspond enfin au « type allemand » par ses manières, « Renard pens[ant] la nation allemande comme une immense classe inférieure, mal dégrossie et malveillante » selon Jean-Marc Gouanvic (1994, 91). Loin d’être équivoque, cette représentation tripartite de la figure de l’Allemand génère une nette antipathie à l’égard de ces personnages chez le lectorat, tandis qu’elle redore et légitime la perspective dépréciative du narrateur, qui se trouve mal reçu sans raison. Du fait de cette rencontre inamicale, Vermont conservera des trois hommes une bien mauvaise impression, ce qui le mènera à prolonger sa représentation négative des assistants dans la suite du roman.

La négativité du portrait des trois préparateurs est particulièrement exacerbée dans les derniers chapitres de l’œuvre. Cela est dû au fait que, d’une part, comme l’apprend Nicolas lorsqu’il se voit soumis par le docteur Lerne-Klotz et ses assistants à « l’opération circéenne » qui l’affublera du corps d’un taureau, les trois compatriotes du docteur ont eux-mêmes subi avec succès la greffe de cerveaux (DL, 163). Ils apparaissaient ainsi sous un jour éminemment monstrueux aux yeux du narrateur qui, lorsqu’il reprendra possession de sa forme humaine, dira de ces hommes hybrides qu’ils lui « inspi[rent] [désormais] de l’aversion à cause de leurs cerveaux interchangés » (DL, 191). D’autre part, lorsque Nicolas Vermont découvre le saccage qu’ils ont commis nuitamment dans le laboratoire du docteur Lerne-Klotz, après que celui-ci soit apparemment décédé, cet ultime geste de destruction confirme à ses yeux la brutalité et la sauvagerie naturelle des trois préparateurs et, conséquemment, de la nation dont ils sont les fidèles représentants :

La rotonde, l’aquarium et la troisième nef présentaient le spectacle de la destruction. On y avait tout saccagé, brisé, incendié. […] Assurément, les aides s’étaient livrés à ce pillage pour anéantir tout vestige de leurs travaux, et l’orage seul m’avait empêché de les entendre. […] Le sac du laboratoire me fit l’impression d’un chef-d’œuvre. Il démontrait l’aptitude innée, à ce jeu, des hommes en général et de certaines nations en particulier. (DL, 215, nous soulignons)

Cette scène conduit alors le narrateur à user précisément du terme de « monstre » pour qualifier les scientifiques germaniques qui, par cet acte violent et par leurs anciennes profanations, ont progressivement revêtu tous les traits (psychologiques, physiologiques et moraux) nécessaires à l’emploi de cette grave appellation9 :

Comme je quittais la maison ravagée, mon attention se porta sur un filet bleuâtre qui montait derrière l’aile gauche du bâtiment. Il provenait d’un amas de détritus à demi carbonisés, dont l’odeur cadavéreuse m’écœura. J’approchai néanmoins, et l’un de ces détritus, ayant remué, se détacha de la butte pestilentielle. C’était un misérable rat, boitteux [sic] et grillé, qui, rendu fou, me sauta aux jambes. Sa tête, trépanée en rond, laissait voir à nu la cervelle sanguignole.

Saisi d’horreur et de pitié, j’achevai sous mon talon la dernière victime des monstres. (DL, 216, nous soulignons) 

Dans le récit, les trois assistants ne sont pas les seuls personnages à se voir affublés du nom de « monstres » : les créatures greffées nées de leurs expériences sont elles aussi souvent nommées de la sorte (DL, 49; 162; 178; 192), au même titre que l’ultime hybride présenté par l’œuvre, c’est-à-dire l’automobile-Klotz.

Lorsque Nicolas réalise que l’âme d’Otto Klotz occupe désormais l’habitacle de sa voiture10, il a « l’intuition d’une monstruosité fantastique et mystérieuse » (DL, 223, nous soulignons). L’automobile-Klotz entraîne d’ailleurs Emma et Vermont dans « [l]’affolement d’un monstre emporté » (DL, 226, nous soulignons), lequel confirme l’appartenance de ce personnage d’origine germanique à la bande monstrueuse circonscrite par l’œuvre. Ce qui est intéressant dans ce passage, c’est que le terme de « monstre » n’apparaît dans le texte que lorsque l’âme de l’Allemand a quitté son hôte corporel français pour habiter le véhicule de Vermont : l’appellation de « monstre » ne peut donc être conjuguée au personnage allemand tant que reste chez lui une appartenance – aussi minime soit elle – à la France. Cette observation nous mène à souligner l’ambiguïté de la figure de Lerne-Klotz, en ce qu’elle se trouve à la fois perçue comme française et allemande dans la pensée du narrateur avant son ultime transformation. Pour comprendre les discours mitigés tenus par Vermont sur les expérimentations de son « oncle », il faut ainsi nous pencher sur la construction progressive de la monstruosité du personnage à l’identité hybride qu’est Lerne-Klotz.

« [J]e le reconnaissais et […] il était pourtant méconnaissable » (DL, 25) : autour de la construction du personnage de Lerne-Klotz

Si ce n’est qu’au quatorzième chapitre que nous découvrons la véritable identité du docteur Lerne, cette révélation est néanmoins précédée dans l’œuvre de subtils indices visant à indiquer l’origine germanique de l’homme qui accueille Vermont lors de son retour à Fonval. Il convient d’en dresser ici l’inventaire, afin de montrer comment le roman construit, en s’appuyant sur un ensemble de stéréotypes différents, un réquisitoire contre le peuple allemand.

Au premier chapitre, dans lequel Vermont relate les circonstances de son retour à Fonval, c’est d’abord une lettre signée par le docteur qui l’alerte et l’incite à entrevoir, derrière son étrangeté, la transformation subie par son oncle en son absence. Suivant les préceptes de la science graphologique défendus par Alfred Binet dans Les révélations de l’écriture d’après un contrôle scientifique (190611), la missive présente en effet une nature « hargneuse » et « gauche » (DL, 15-16) qui correspond en tous points à la description péjorative que l’on donnait à l’époque de la psychologie et de l’écriture allemandes12. La science graphologique est ainsi convoquée par Renard pour appuyer son portrait négatif du personnage allemand, ce que confirme plus tard le texte en convoquant la légitimité que reconnaît Vermont à cette science et à ses conclusions13.

Dans le même chapitre, en s’appuyant sur des idées fort populaires dans la seconde moitié du XIXe siècle – il convoque notamment les réflexions d’Hippolyte Taine sur l’influence du milieu –, Vermont tente ensuite d’expliquer de façon rationnelle la dégradation des manières de son oncle en l’associant à son rapprochement prolongé avec les Allemands :

En vérité, pensais-je avec mélancolie, comme on peut devenir baroque en vieillissant! Le milieu, je le sais, justifie bien des évolutions : on adopte malgré soi les allures et même l’accent de ses familiers : l’entourage de Lerne suffirait à expliquer pourquoi mon oncle est malpropre, s’exprime sans recherche, prononce à l’allemande et fume cette pipe considérable… (DL, 28)

Alors que le Français adoptait autrefois un savoir-vivre irréprochable, Nicolas remarque aujourd’hui chez lui une détérioration de son comportement, qu’il associe, en s’appuyant sur des stéréotypes courants au XIXe siècle, à sa fréquentation des Allemands. Cette dégradation se reflète également dans l’environnement du docteur. La description que fait le narrateur des transformations du laboratoire de Lerne, qui était autrefois considéré comme un élégant horticulteur (DL, 14), en est la preuve :

[Les plantes] étaient groupées selon l’ordre de la discipline et non suivant un esprit d’élégance, comparables à quelque eldorado confié aux soins d’un gendarme. Leurs assemblages se séparaient brutalement l’un de l’autre, comme autant de catégories; les pots s’alignaient militairement, et chacun portait une étiquette qui relevait de la botanique plutôt que du jardinage et dénonçait moins l’art que la science. (DL, 47, nous soulignons)

Aux dires du narrateur, la délicatesse de l’art du jardinage14 anciennement pratiqué par Lerne a donc été corrompue par la pensée brutale et disciplinée (« sur laquelle est basée la toute-puissance de l’Allemagne » [1917, 62] selon Bérillon) de l’Allemand qui a pris sa place, ce qui mène le lectorat à considérer d’un bien mauvais œil les changements connus par l’oncle de Vermont. 

À ces premières indications s’ajoute un portrait hygiénique et comportemental fort dépréciatif du personnage de Lerne-Klotz :

C’était bien mon oncle Lerne. Mais la vie, curieusement, l’avait touché, mûri, jusqu’à faire de lui cet individu farouche et mal soigné, dont les cheveux gris et trop longs encrassaient la défroque, flétri d’une vieillesse prématurée, et qui me fixait en ennemi, les sourcils froncés sur les yeux méchants.

–    Que voulez-vous? me demanda-t-il rudement.

Il prononçait : que foulez-fous. (DL, 25, l’auteur pour l’italique, nous soulignons)

Présenté comme l’« ennemi » de Vermont, Lerne-Klotz arbore une méchanceté et une malpropreté qui achèvent d’établir ce personnage comme fortement opposé à toute forme de civilité. Alors que la France se perçoit comme l’incarnation de la civilité (Cnockaert 2013, 38), le représentant de l’Allemagne en est ainsi tout le contraire dans le roman. La suite du récit nous conforte dans ces hypothèses : Nicolas découvre en Lerne-Klotz un homme chez qui « l’hypocrisie per[ce] sous chacun […] des mots » (DL, 30) et qui se montre « goguenard » et « provocant » (DL, 33), ces qualités entraînant chez Vermont une « indomptable aversion » (DL, 33) à l’égard de son oncle. Lerne-Klotz se montre ensuite violent envers Barbe, sa gouvernante, ce qui indigne profondément le narrateur (DL, 35). Puis, le récit d’Emma Bourdichet, qui témoigne de la violence de la sexualité d’Otto Klotz15, lui apprend que son oncle est lui-même devenu, après une année d’abstinence respectueuse, son amant jaloux et exigeant (DL, 112). De ces qualificatifs, qui révèlent à chacun des détours de l’intrigue l’appartenance de Lerne-Klotz à l’Allemagne, retenons une duplicité, une brutalité et une « absence du contrôle des affects » (Courmont 2010, 92) qui renvoient toutes à la description de la psychologie allemande dans la pensée française de la fin du siècle. Ces nombreux traits, qui dénigrent constamment la nature nouvelle observée chez Lerne par Vermont, évoquent en outre toujours une comparaison entre celle-ci et celle d’antan, entre l’Allemand d’aujourd’hui et le Français d’hier, un point sur lequel il convient à présent de nous attarder.

Aux dires du narrateur, le docteur Lerne était auparavant un « chirurgien […] célèbre […] pour la dextérité de sa main et le bonheur de son audace […] qui, malgré sa renommée, demeurait fidèle à sa ville natale » (DL, 14), ce qui faisait de lui non seulement un brillant scientifique, mais également un homme loyal et patriote. Lerne est également présenté dans le souvenir de Vermont comme « un robuste gaillard, calme et sobre, un peu froid peut-être, mais si bon » (DL, 14) qui, « dans sa jeunesse, […] avait prouvé tous les mérites » (DL, 134). Les changements observés chez Lerne-Klotz visent ainsi à montrer la régression qu’a connue la figure française après s’être associée – volontairement d’abord, puis malgré elle, à la suite de son meurtre et de la greffe de cerveaux menée par Klotz – aux collaborateur et préparateurs allemands. Cependant, comme le narrateur ne peut imaginer l’usurpation du corps de son oncle par le cerveau d’un autre, du fait du caractère improbable de cette idée, et que Lerne-Klotz se présente physiquement sous les mêmes traits que le docteur autrefois aimé, Vermont ne peut admettre que l’homme qui l’accueille à Fonval n’est pas son oncle. C’est d’ailleurs cette incompréhension qui donne son élan à l’intrigue, Nicolas cherchant par tous les moyens à découvrir les secrets de Lerne dans le but d’élucider les motifs de sa métamorphose. Cette ignorance initiale de la véritable identité du docteur Lerne-Klotz teinte irrémédiablement le récit du narrateur : Nicolas appréhende l’œuvre scientifique de son oncle d’un œil beaucoup plus clément lorsqu’il la croit attribuable à son parent qu’il ne le fait une fois que lui est révélée l’identité germanique de l’homme qu’il a côtoyé six mois durant.

Entre « le dégoût et l’admiration d’un dieu malfaiteur » (DL, 56) : autour de l’ambiguïté du discours sur la science dans Le Docteur Lerne

Dans le troisième chapitre de l’œuvre, Nicolas Vermont découvre la nature singulière des recherches menées secrètement par son « oncle ». Lors de son expédition dans la serre – devenue laboratoire et divisée en trois sections, chacune renfermant un niveau plus avancé de la science de la greffe que la précédente dans une sorte de représentation sémiotisée du progrès –, il s’inquiète d’abord de la nature profane et monstrueuse des expérimentations de Lerne-Klotz :

C’était le triomphe de la greffe, une science que Lerne avait, depuis quinze ans, poussée jusqu’au prodige, si avant, même, que le spectacle des résultats présentait quelque chose d’inquiétant. – Lorsqu’il retouche la vie, l’homme fabrique des monstres. – Une sorte de malaise me troublait. (DL, 49)

Cependant, bien qu’il qualifie les résultats des greffes de « monstres » « inquiétants » et « troublants », Vermont emploie également le terme de « prodige » dans ses observations16. Son vocabulaire atteste ainsi d’une certaine admiration pour les avancées scientifiques proposées par Lerne, une admiration qui est toutefois vite raisonnée par Nicolas, qui poursuit son monologue intérieur par une nette condamnation :

De quel droit déranger la Création? pensai-je. Est-il permis d’en bousculer jusqu’à ce point les vieilles lois? Et peut-on jouer à ce jeu sacrilège sans commettre un crime de lèse-Nature?... Si encore ces sujets truqués flattaient le bon goût! Mais, dénués de vraie nouveauté, ce sont des alliances bizarres et rien de plus, des façons de chimères végétales, des faunes floraux, moitié ceci et moitié cela… D’honneur! que cette tâche soit gracieuse ou non, elle est impie, et voilà tout! (DL, 49)

Mais, comme le montre la phrase qui suit directement cette objection, cette condamnation est vite nuancée par Vermont puisque le narrateur reconnaît l’immense charge de travail, a priori vénérable, qui se trouve derrière les expérimentations de son oncle : « Quoi qu’il en fût, le professeur s’était livré, pour [les] mener à bien, au travail le plus acharné. Cette collection en répondait, et d’autres indices rappelaient aussi le labeur du savant […]. » (DL, 49) Contrairement à ce qu’en dit Vermont, il n’est pas aussi outré par les travaux de son oncle qu’il le prétend – il s’endort le sourire aux lèvres le soir même de son expédition (DL, 59) –, un constat qui se précise dans la suite de sa visite au cœur de la serre. Si, d’une part, le narrateur y réitère le dégoût que lui inspirent les hybrides17, il y montre également, d’autre part, la grandeur des gestes qui ont menés à leur création et qui font de Lerne une véritable « divinité » : « Infâme et grandi, mon oncle m’inspira le dégoût et l’admiration d’un dieu malfaiteur. » (DL, 55-56, nous soulignons) Loin de discréditer complètement les recherches de son ancien tuteur, Nicolas les trouve ainsi – au moins partiellement – extraordinaires, ce que confirme la formulation de son ultime condamnation des greffes dans ce chapitre. Le narrateur indique en effet que « [l’œuvre de Lerne] était pourtant moins estimable que repoussante » (DL, 56), le terme de « moins » permettant ici au narrateur de ne pas formuler une parfaite opposition à l’égard des expériences du docteur tant que celles-ci se trouvent attribuées à son oncle. Il en va de même lorsque Lerne-Klotz révèle à Nicolas, dans le cadre de son « opération circéenne », la greffe de cerveaux qu’il a déjà menée sur ses trois assistants : le narrateur « ne [peut] [s]’empêcher [d’]admirer » (DL, 163) la cicatrice des préparateurs, le choix du verbe « admirer » témoignant de son éblouissement partiel devant le caractère épatant de cette greffe. Mais comment comprendre cette position ambivalente?

La réponse à cette question nous semble moins résider dans l’appréhension par Nicolas des expériences de son oncle que dans son appréhension de leur fomentateur. Il convient de rappeler que Nicolas considère l’homme qui l’accueille à Fonval comme son parent et que cet homme est, par le fait même, un représentant de la France. Tant que son identité allemande demeure occultée par le roman, le docteur Lerne, un Français, ne peut se voir condamné pour des expériences qui témoignent d’un certain génie : le narrateur module toujours ses critiques des travaux de son oncle pour conserver une image minimalement positive du personnage français dans son récit. De la même façon que pour l’appellation de « monstre » que nous avons précédemment observée chez l’automobile-Klotz, cette modulation prend fin dès que Vermont découvre que c’est Klotz qui occupe depuis près de quatre ans le corps de Lerne. L’évolution de ses réflexions sur la science dans le quatorzième chapitre de l’œuvre, qui est celui de la révélation, confirme cette hypothèse. Alors que le narrateur se tient près du cadavre de Lerne – et qu’il ignore toujours l’usurpation qu’en a fait Klotz pendant quatre ans –, il médite en effet toujours les expériences de ce dernier dans des termes ambigus, lesquels soulignent à la fois la grandeur des projets de Lerne et leur inévitable profanation :

Et son ouvrage, à lui, m’apparut, avec les sublimes audaces et les hardiesses criminelles qui lui aurait valu le pilori comme le piédestal et, tout ensemble, les verges et les palmes. Naguère, je le savais digne des unes et j’aurais bien juré qu’il ne mériterait pas les autres! Mais quelle aventure capitale, voilà près de cinq ans, l’avait fait devenir le mauvais châtelain meurtrier de ses hôtes?... (DL, 211)

À la suite de cette réflexion, un coup de vent fortuit lui fait découvrir la cicatrice qui cerne le front de son parent et lui permet de deviner la greffe de cerveau qu’il a subie. Le narrateur nuance alors sa perception de l’œuvre de Lerne-Klotz. Il accuse d’abord Klotz d’avoir été l’instigateur des « travaux répréhensibles » et des « crimes » dont il a lui-même été la victime lors de son séjour à Fonval (DL, 212), avant d’expliquer le revirement complet que celui-ci a fait subir aux recherches initiales – et autrement bienveillantes – de son défunt oncle :

Quatre années avant mon retour à Fonval, Lerne et Otto Klotz reviennent de Nanthel où ils ont passé la journée. Lerne est probablement joyeux. Il va retrouver ses études généreuses sur la greffe, dont le but, le seul but, est de soulager l’humanité. Mais Klotz, amoureux d’Emma, veut donner à ces recherches un autre objet – de profanation et de lucre surtout : – l’échange des cerveaux. Sans doute même, cette idée (qu’il n’a pu creuser à Mannheim, faute d’argent), l’a-t-il déjà proposée à mon oncle, et cela sans résultat.

Cependant, l’aide a son idée, – machiavélique. […] Voilà donc Otto Klotz derrière le masque, revêtu de l’apparence désirée, costumé en Lerne, maître de Fonval, d’Emma, des travaux, sorte de bernard-l’ermite abrité dans la coquille de l’être qu’il a tué. […] Puis, certain de l’impunité, il commence dans son repaire inabordable ses terribles expériences. (DL, 212-213, nous soulignons)

De « sublimes » et « triomphales », les expériences de Lerne-Klotz deviennent uniquement « terribles » une fois la greffe de cerveaux révélée, ce qui montre la coupure produite par la révélation de l’identité germanique du docteur dans la pensée du narrateur. Ce n’est donc pas tant l’avancée de la science de la greffe qui se voit réprimandée dans le roman, mais plutôt l’extrémité à laquelle elle advient lorsque poussée par une nature « égoïste » et « machiavélique » comme celle de Klotz et, de façon plus générale, par une nature allemande. Vermont souligne en effet plus loin que « [les paperasses] du vrai Lerne confirm[ent] à chaque ligne son honnêteté médicale et la pureté de ses recherches sur la greffe » (DL, 218). Le roman formule ainsi une mise en garde contre le côtoiement des Allemands – à qui on ne peut confier l’avancement de la science, sous peine de voir celle-ci atteindre des résultats horrifiants et criminels –, plutôt qu’une condamnation de la science elle-même, puisque celle-ci, aux dires de Renard, peut être fort utile et bénéfique lorsqu’elle est entreprise par des scientifiques portant les idéaux de la France. Cette dernière observation nous mène dès lors à lire sous un autre jour la dédicace offerte par Renard à H. G. Wells en tête de l’œuvre, une lecture que nous proposons d’éclairer en guise de conclusion.

Quoi que vous fassiez, méfiez-vous des Allemands

Avec Le Docteur Lerne, Renard s’inscrit parfaitement dans son époque germanophobe en présentant des personnages allemands stéréotypés dont la représentation, fondée sur un imaginaire raciste tant scientifique, social que littéraire, a invariablement pour but de faire valoir la supériorité de la France sur la nation allemande. Selon nous, cet objectif est précisé, de façon lacunaire, dès la dédicace à H.G. Wells sur laquelle s’ouvre le roman. Dans les pages liminaires du Docteur Lerne, Maurice Renard dédie son œuvre à Wells en mentionnant l’inspiration qu’il a tiré de ses romans18. Toutefois, plutôt que de témoigner de l’admiration du romancier pour son modèle, cette dédicace expose surtout les « enseignements » que Renard souhaite transmettre à son lectorat avec le roman. Dans cette courte note, Renard indique effectivement que son œuvre « s’adresse au philosophe [ou à la philosophe] épris[·e] de Vérité sous la fiction merveilleuse, et de Bon Ordre parmi la feinte cohue des péripéties » (DL, 7). C’est donc dire qu’une « Vérité » sous-tendrait l’ensemble du récit et qu’un « Bon Ordre » serait à retrouver par le lectorat dans la structure narrative du texte. Or, nous l’avons vu, la seule constante dans le texte de Renard est sa dépréciation continue de la nation allemande, tandis que la « cohue des péripéties », qui renvoie à l’enquête menée par Vermont pour découvrir le secret de la transformation de son oncle, ne trouve son sens que lorsque l’on découvre la véritable nature du docteur Lerne-Klotz et donc, que nous est révélée sa « néfaste » appartenance à l’Allemagne. Au même titre que le préliminaire occulté dans la récente édition du roman, la dédicace prépare ainsi subtilement les conclusions racistes – et, dans la pensée française de l’époque, fondamentalement patriotiques – du récit des aventures de Nicolas Vermont. Or si cette dédicace et le discours raciste qu’elle sous-tend, au même titre que le racisme qui traverse le roman de Renard, nous paraissent aujourd’hui hautement problématiques, il n’en demeure pas moins que Le Docteur Lerne offre à lire d’intéressants questionnements éthiques sur les potentialités de la science, tout comme il expose la capacité de la littérature de s’emparer des discours et des imaginaires de son temps pour préfigurer les enjeux qui animeront bientôt le monde. Par sa mise en garde contre les dangers de l’appropriation de la science par une nation ambitieuse et puissante, laquelle est d’ailleurs fortement appuyée sur les théories physiognomoniques qui donneront ses fondements à l’eugénisme et à ses dérives au tournant du XXe siècle, l’œuvre nous semble en effet annoncer avec lucidité les funestes événements scientifiques qui marqueront les Guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle et notamment l’extrémisme atteint par les théories scientifiques eugénistes sous le régime nazi, et ce, avant même que ne soient publiés les traités qui donneront leur élan à ces théories.

 

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———. 2010. Le Docteur Lerne, sous-dieu. Paris : José Corti.

Pour citer cet article: 

Bauduin, Émilie. 2021. « Portrait de l’Allemand en monstre dans Le Docteur Lerne, sous-dieu (1908) de Maurice Renard », Postures, Dossier « Depuis que le monde est monde : stéréotypie et clichés littéraires », no 34, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/bauduin-34> (Consulté le xx / xx / xxxx).