Depuis que le monde est monde : stéréotypie et clichés littéraires

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Le stéréotype est foncièrement bivalent : d’une part, c’est un phénomène pratique et indispensable à l’organisation des pensées alors que, d’autre part, c’est un raccourci intellectuel qui est inévitablement source d’erreurs et de préjugés. Certes, il permet à l’individu de schématiser la société dans laquelle il évolue : « Comment en effet examiner chaque être, chaque objet dans sa spécificité propre et en détail, sans le ramener à un type ou à une généralité? » (1997, 26) s’interrogent Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot. Toutefois, opérant comme un filtre ou encore comme une distorsion, le stéréotype « éclipse [le] vrai au profit du vraisemblable » (Castillo Durante 1994, 13) : construit par les discours ambiants, il est nécessairement une simplification grossière et sans nuances.

Dans les études littéraires, la stéréotypie qui découle du stéréotype social peut figer le style, le discours et la structure des textes. C’est pourquoi elle a mauvaise presse depuis l’époque moderne : le cliché et l’idée reçue vont à l’encontre des valeurs modernes et de la pratique des écrivain·e·s qui font de l’originalité et de la nouveauté leur devise (Amossy et Herschberg 1997, 64). Dans le réservoir de la stéréotypie, les syntagmes figés, les proverbes, les archétypes, les clichés narratifs forment un modèle culturel dont le fonctionnement est connu et reconnu.

C’est à la rhétorique antique, avec son inventaire de types d’arguments (voire d’arguments tout faits), que l’on doit la première élaboration d’un tel réservoir. Balisant le domaine de l’acceptable, de l’opinable, du vraisemblable, les rhéteurs en ont tiré une série de lieux à laquelle ils pouvaient puiser afin de susciter l’adhésion de leur auditoire. À partir du XVIIe siècle, la rhétorique essuie de vives critiques. Le vraisemblable sur lequel elle s’appuyait est condamné au nom d’une vérité rationnelle (Descartes) ou empirique (Locke).  Au XIXe siècle, les positivistes y opposent plutôt une vérité scientifique, tandis que les romantiques, épris de sincérité, rejettent la rhétorique et se méfient des lieux communs (Reboul 1995, 88-91). Or cette méfiance se heurte à un paradoxe au fil des années, comme le souligne Antoine Compagnon : « Le procès de la rhétorique a pris le lieu commun comme cible, mais le bannissement des clichés, des mots usés et des fleurs est lui-même devenu un lieu commun depuis le romantisme. » (1997, 32) S’il est mal vu, chez les romantiques, puis chez les symbolistes et chez les surréalistes, de mobiliser les ressources de la rhétorique, le discours qui s’oppose à son emploi devient lui-même usé, dans une aporie encore irrésolue aujourd’hui. Et pourtant, plusieurs tentatives de s’opposer à ce dogme de l’originalité verront le jour : l’une des plus célèbres est Les fleurs de Tarbes (1941) de Jean Paulhan, qui appellera à confronter le joug du devoir de singularité, qualifié de « Terreur », qui pèse désormais sur les lettres.

Il convient également de souligner que les représentations de l’Autre en littérature se sont longtemps appuyées sur des discours hégémoniques qui ont encouragé, par leur reconduction de clivages et de systèmes d’oppressions, la formation de stéréotypes et de clichés raciaux. C’est là tout l’enjeu de l’exotisme littéraire, qui véhicule souvent ces stéréotypes au moyen de figures d’étranger·ère·s dont le propre est de permettre « d’appréhender l’originalité de l’autre en la ramenant à une attitude existentielle inconnue de l’Occident » (Moura 1992, 8). Il en va de même pour la représentation de l’Autre sous un jour monstrueux que présentent nombre d’œuvres littéraires à partir du XIXe siècle, sous l’impulsion de nouveaux discours visant à distinguer norme et écarts sociaux en fonction de considérations scientifiques ou médicales (voir Ancet 2006 et Manuel 2009). L’étude de ces figures d’étranger·ère·s ou de monstres, telles que construites par clichés dans les discours, nous permet d’évaluer l’influence des discours hégémoniques sur l’appréhension de l’altérité en littérature, de même que les écueils que comportent de telles représentations.

Inversement, nous pouvons relever que les écrits d’auteur·rice·s postcoloniaux·ales annoncent un changement d’énonciation. Dans ces textes, les images exotiques et les stéréotypes sont réinvestis afin d’offrir de nouvelles représentations, plus authentiques que caricaturales (Moura et Bessière 1999), et demandent à être observées attentivement. Il en va de même dans les études de genre qui, partant d’une subversion des stéréotypes similaire, remettent aujourd’hui en question les considérations normatives habituelles : dans les dernières années, et dans la foulée d’un long travail de déconstruction déjà entamé par les féministes, les masculinités s’évertuent en effet elles aussi à se réapproprier et à déconstruire, au moyen de la littérature, les stéréotypes aliénants dans lesquels elles se trouvaient figées (voir Cnockaert et al. 2018).

Dans le cadre de ce trente-quatrième numéro, les auteur·rice·s ont ainsi été amené·e·s à réfléchir aux rapports divers qu’entretient la littérature avec les lieux communs, les poncifs et les idées reçues. Comment le texte littéraire met-il à profit les topoï, et comment participe-t-il à la reconduction de stéréotypes? Peut-il interpeller les clichés, les problématiser et, le cas échéant, s’en distancier? Qu’est-ce qu’une œuvre originaleneuve ou inspirée? Quelles sont les implications politiques de la stéréotypie? 

Les idées reçues mises à mal 

En ouverture de ce numéro, Perrine Beltran se penche sur quatre écofictions contemporaines (Mémoires de la Jungle de Tristan Garcia, Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message, Anima de Wajdi Mouawad et Comme une bête de Joy Sorman) qui remettent en question les imaginaires figés sur les animaux par le biais de subversions linguistiques. Elle montre comment il s’agit pour ces auteur·rice·s de questionner la pertinence et la légitimité des dictons, proverbes et idiomatismes qui entretiennent et véhiculent une idéologie hiérarchisante entre espèces humaines et non humaines.

Ensuite, Karol’Ann Boivin propose une analyse qui va à contre-courant des campus novel traditionnels. Elle formule l’hypothèse que le roman The Red Word (2018) de la canadienne Sarah Henstra construit une nouvelle critique de la culture universitaire machiste et violente en récupérant des stéréotypes propres à ce genre littéraire. Selon elle, le roman s'attelle, par l’utilisation de l’hypotexte de l’Iliade d’Homère et de la notion de « travail épique », à dénoncer les violences à caractère sexuel en milieu universitaire. 

Quand le stéréotype s’immisce dans le discours 

Quant à lui, Kevin Berger Soucie se penche sur le discours proverbial figé dans le recueil Carrousel encyclopédique des grandes vérités de la vie moderne de Marc-Antoine K. Phaneuf (2020). Il analyse la manière dont l’énonciation s’empare de la poétique du proverbe afin de la détourner, de la critiquer et de la mettre au goût du jour, témoignant ainsi de la « vérité » alternative et grotesque de notre époque contemporaine.  

Pour sa part, Émilie Bauduin propose, par l’intermédiaire du roman Le Docteur Lerne, sous-dieu (1908), une critique du personnage stéréotypé de l’Allemand, dont la représentation dans le roman est fondée sur un imaginaire germanophobe tant scientifique, social que littéraire. Bauduin conclut que cette image monstrueuse de l’altérité allemande découle des préoccupations sociohistoriques et culturelles de la France à la suite de sa défaite lors du conflit franco-prussien de 1870-1871 tout en préfigurant les conflits mondiaux du XXe siècle.

Travaux pratiques - Réflexions autour d’un texte théorique

S’intéressant à un très court article de Walter Benjamin intitulé « Kitsch onirique » (1927), Antoine Deslauriers explore les ressorts critiques de ce qu’il appelle la « dimension dialectique du kitsch ». En suivant les réflexions de l’auteur, il conçoit le kitsch comme une ressource heuristique, c’est-à-dire comme un outil permettant d’entrevoir ce qui se terre sous la surface apparemment insignifiante des menues choses qui nous entourent.

Hors-dossier

Deux textes hors-dossier complètent le présent numéro. Dans un premier temps, Marilou LeBel Dupuis explore comment le roman After de Jean-Guy Forget (2018) queerise l’écriture de soi par des jeux à la fois textuels et paratextuels. L’écart entre le péritexte éditorial et le paratexte auctorial, notamment, permet une multitude de  lectures possibles et contribuent à un effet d’autofiction à retardement.

En fermeture de ce numéro, Marion Gingras-Gagné se penche sur les particularités de la narration enfantine, qu’elle envisage de concert avec la notion d’idiotie. À partir de l’étude de l’album pour enfant Fumée (2009, écrit par Anton Fortes, traduit par José Yuste et illustré par Joanna Concejo) qui invite son lectorat dans les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale, elle montre comment l’enfant propose une vision naïve et sans filtre des événements racontés, ce qui en exacerbe le réalisme et la violence.

L’équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé bénévolement à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d’exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheur·euse·s. Un grand merci au Département d’études littéraires, à l’Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l’Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE) de l’UQAM. Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur·rice·s pour leur travail.

 

 

Bibliographie

Affergan, Francis. 1987. Exotisme et altérité. Essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie. Paris : Presses universitaires de France.

Amossy, Ruth. 1991. Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype. Paris : F. Nathan.

——— et Anne Herschberg-Pierrot. 1997. Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société. Paris : F. Nathan.

——— et Elisheva Rosen. 1982. Les discours du cliché. Paris : Société d’édition de l’enseignement supérieur.

Ancet, Pierre. 2006. Phénoménologie des corps monstrueux. Paris : Presses universitaires de France.

Baudrillard, Jean et Marc Guillaume. 1994. Figures de l’altérité. Paris : Descartes et Cie.

Castillo Durante, Daniel. 1994. Du stéréotype en littérature. Montréal : XYZ.

Compagnon, Antoine.  1997. « Théorie du lieu commun », Cahiers de l’AIEF, no. 49 : 23-37.

Cnockaert, Véronique et al. (org.). 2018. Une virile imposture? Construction du jeune homme dans la littérature. Actes de colloque, 17-18-19 octobre. Observatoire de l’imaginaire contemporain. En ligne. http://oic.uqam.ca/en/evenements/une-virile-imposture-construction-du-je... (Page consultée le 23 avril 2021)

Descarries, Francine. 2010 [2009]. Entre le rose et le bleu : stéréotypes sexuels et construction sociale du féminin et du masculin : étude. Québec : Conseil du statut de la femme.

Landowski, Éric. 1997. Présences de l’autre : essais de socio-sémiotique. Paris : Presses universitaires de France.

Manuel, Didier. 2009. La figure du monstre; phénoménologie de la monstruosité dans l’imaginaire contemporain. Nancy : Presses universitaires de Nancy.

McLuhan, Marshall. 1973. Du cliché à l’archétype: la foire du sens. Montréal : Hurtubise HMH.

Moura, Jean-Marc. 1992. Lire l’exotisme. Paris : Dunod. 

——— et Jean Bessière. 1999. Littératures postcoloniales et représentations de l’ailleursAfrique, Caraïbe, Canada. Paris : Honoré Champion.

Paulhan, Jean. 1990 [1941]. Les fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres. Paris : Gallimard.

Reboul, Olivier. 1995 [1991]. Introduction à la rhétorique. Théorie et pratique. Paris : Presses universitaires de France.

 

Pour citer cet article: 

Bauduin, Émilie et al. 2021. « Depuis que le monde est monde : stéréotypie et clichés littéraires », Postures, Dossier « Depuis que le monde est monde : stéréotypie et clichés littéraires », n34, En ligne, <http://revuepostures.com/fr/articles/depuis-que-le-monde-est-monde-stéréotypie-et-clichés-littéraires> (Consulté le xx / xx / xxxx).