Mise en garde (TW) : Viol1
Désigner, nommer le viol, c’est enclencher une guerre, observe John Gagnon, l’un des précurseur·e·s de la théorie des scripts sexuels : « la bataille commence avec le processus même de désignation, puisque les auteurs cherchent à éviter d’être accusés et les victimes à établir la légitimité de leur condition de victimes » (Gagnon, 2008, 110). Les déferlantes comme #MeToo ont contribué à percer le silence fédérateur de la culture du viol au cours des deux dernières décennies. Suzanne Zaccour rappelle qu’il y a bien sûr eu #MeToo et #MoiAussi, « mais [qu’]en 2014 #BeenRapedNeverReported et #AgressionNonDénoncée avaient aussi rassemblé des femmes qui témoignaient d’une agression sexuelle jamais signalée à la police. Depuis plusieurs années déjà, Je suis indestructible recueille et diffuse des témoignages d’agression sexuelle » (Zaccour, 2019, 15). Tarana Burke avait lancé la campagne Me Too en 2007, reprise avec (un sinistre) succès 10 ans plus tard.
L’autrice canadienne Sarah Henstra (1972 – ) fait un bond en arrière et explore l’injonction au silence des victimes dans son deuxième roman2, The Red Word (2018; dorénavant RW). L’action se déroule dans une université américaine durant la décennie 1990. Le titre contourne le mot viol en lui substituant une couleur, le rouge du tabou mimant le mutisme. Lorsqu’il est dévoilé une première fois dans le roman, le « Red Word » est chargé d’ambivalence. La protagoniste refuse de se l’approprier : « “Rape” was a sharp word, a greedy word. It was a double-sided axe brandished in a circle over the head » (RW, 14). Le mot —plus que l’acte, bizarrement— est « tranchant » (« sharp ») et « avide (de pouvoir) » (« greedy ») ; il a une connotation péjorative. Ressaisi sous l’angle du stéréotype, dont il use abondamment, le roman de Henstra agit lui-même comme un labrys (« double-sided axe »), et c’est son aspect à double tranchant qu’explore cet article.
Il y a quelque chose de troublant dans le fait de revivre par la lecture l’époque de l’omerta sexuelle3. La prémisse paraît datée, voire clichée, mais cela pourrait s’expliquer par l’appartenance du roman de Henstra à un sous-genre déclassé. The Red Word s’apparente à un campus novel, dans son acception large, c’est-à-dire un roman ayant pour cadre et pour thème le campus universitaire4. Les fictions universitaires accusent un retard sur les enjeux spécifiques de leur époque. Suivant l’évolution du campus novel sur sept décennies, Showalter observe un décalage qu’elle qualifie de « disturbing » : « Of course, the novel is always a belated form of social commentary; just as the academic novel of the ‘50s was really about the disruptive postwar generation of the ‘40s, the books that came out in the ‘60s looked back to the previous more placid decade » (Showalter, 2005, 34). Jusqu’à tout récemment, les problématiques d’ordre sexuel ne représentaient qu’un des nombreux tropes du campus novel. Ceux-ci incluent, selon R. F. Scott,
the absurdity and despair of university life; the colorful, often neurotic personalities who inhabit academia; and the ideological rivalries which thrive in campus communities. Many academic novels also place great emphasis on sexual adventures of all types, though most show the results of such escapades to be harmful, if not disastrous. (2004, 82)
En raison de ce nombre limité de tropes, le sous-genre fait l’objet d’une dévalorisation critique, comme le souligne Rob Morris : « As an object of critical attention, the academic novel is seen as a diversion; it lies outside the province of serious literature » (Morris, 2017). On reproche aux romans universitaires leur aspect convenu, répétitif, comme en témoigne ce jugement sans appel du sociologue Ian Carter : « I would pick up a novel newly discovered in a library stack or decayed secondhand bookshop. […] After a couple of pages, I would discover the awful truth. I had read it before. After a couple of years, I had read them all before » (1990, 15). Ian Carter n’est pas le seul à déplorer l’interchangeabilité des histoires. Dans une étude intitulée Un tout petit monde : le roman universitaire anglais – 1954-1994, Christian Gutleben convient que « le genre parvient difficilement à éviter deux écueils : d’abord un narcissisme tant thématique que structurel ou intertextuel, ensuite une tendance à la simplification, liée au dessein comique, des personnages, des idées, des intrigues » (1996, 8).
On devrait donc se réjouir d’apprendre que The Red Word a remporté le Prix littéraire du Gouverneur général. On s’en égayera d’autant plus que l’autrice a remporté le prix précisément en raison de l’« éviscération des clichés » qu’elle opère, selon les propos du jury, rapportés par la CBC (2018). Si l’on s’en tient à ce jugement, le roman de Henstra marque un réel pas de côté par rapport au sous-genre romanesque sans profondeur auquel il se rapporte : la problématisation des VACS sur le mode dramatique plutôt que comique suffirait-elle à renouveler une production particulièrement convenue? Pourtant, cela n’empêche pas que les stéréotypes, en particulier ceux qui ont trait au système de sexe/genre/désir, tapissent The Red Word. C’est même plutôt de leur saturation que s’échappe un sous-texte dissonant : le vernis bon marché du campus novel s’écaille et laisse entrevoir un potentiel subversif.
L’objectif du présent article consiste ainsi à déterminer comment le roman The Red Word (2018) de Sarah Henstra se positionne par rapport à la tradition du campus novel. L’étude de cas comporte trois mouvements. Après une brève présentation du roman, je me propose d’abord de dresser un portrait des groupes qui s’opposent dans The Red Word — la fraternité GBC, représentante de la « pensée straight » (Wittig, 2001 [1992]), et Raghurst, le clan des femmes en colère, de sorte à établir la binarité qui structure cette fiction universitaire. Je me penche ensuite sur une potentialité subversive de l’œuvre inscrite à même sa structure populaire, c’est-à-dire le « travail épique » (Goyet, 2014). Je postule que la stéréotypie, le parallélisme et la binarité — autant de défauts reprochés aux « mauvais genres » littéraires — forment le socle à partir duquel s’exprime une pensée progressiste dans ce roman. Cela voudrait donc dire que, de la guerre entre les deux clans stéréotypés, émerge bel et bien une nouveauté politique ou, de manière plus modeste, un nouveau discours critique sur la culture universitaire.
Le roman retrace la deuxième année universitaire de Karen, une Ontarienne étudiant la littérature sur un campus américain. Karen, dont le double mythologique est Hélène de Troie, est désignée comme casus belli d’une guerre estudiantine opposant la fraternité Gamma Beta Chi (GBC, qui renvoie à « Gang Bang Central », nous dit-on [RW, 14]) à une colocation queer nommée Raghurst. Karen-Helen est ballottée entre de nouvelles idées qui lui proviennent de ses colocataires féministes et un attachement préexistant envers la culture du privilège et de la fête qui prévaut dans la fraternité, dont elle croit être l’une des « bros ». Elle fait office de personnage-abyme dans lequel les lecteur·trice·s sont appelé·e·s à se projeter pour réfléchir à leur propre positionnement critique. Les femmes de Raghurst introduisent un cheval de Troie dans une fête organisée par la fraternité Gamma Beta Chi. Elles droguent les hommes de la fraternité pour les filmer pendant qu’ils s’adonnent à l’une de leurs pratiques « festives », un gang bang auquel se prête volontairement la sacrificielle Charla, membre de Raghurst. Le clan de l’offensive féministe relâche cette vidéo dans les médias afin d’exposer les violences qui ont cours dans les fêtes universitaires. Le projet ne réussit pas, entre autres, parce qu’il est difficile d’identifier les hommes sur la vidéo et que les médias ne savent pas comment parler de ce qu’ils observent sur le film. Au final, Dyann, la cheffe de l’expédition, est expulsée de l’université pour avoir drogué les étudiants au Rohypnol, et ceux-ci sortent à peu près indemnes de la mésaventure. À cette intrigue principale se greffent plusieurs épisodes de VACS.
Henstra place le lectorat dans une position inconfortable en lui présentant un scénario Rape and Revenge5. La vengeance, dans ces fictions, peut être opérée par la victime du viol ou par un autre agent; elle n’a alors pas la même signification. De même, la puissance du scénario dépend de l’intensité de la dynamique des violences sexuelles. Ici, l’intensité va croissant : les violences sexuelles entraînent la colère, l’impuissance, l’exaspération des femmes et conduisent le groupe Raghurst à infiltrer la fraternité pour en exposer les crimes, avec les moyens que l’on sait. On peut voir là un premier épisode de Rape and Revenge, auquel s’ajoute un deuxième scénario du même type. Karen est violée par un « frat brother » et secourue par Bruce Comfort, membre le plus populaire de GBC, peu avant la mort de celui-ci. Bruce est tué plus ou moins accidentellement par les féministes (j’y reviendrai). S’il est entendu pour l’autrice que les personnages féminins vont « way too far », elle souhaite néanmoins susciter une réflexion critique sur les limites de ce « way too far », dans un contexte où la féminité et l’agentivité au féminin sont encore si étroitement circonscrites (Henstra interviewée par Proulx, 2018).
Non seulement les auteurs de crimes sexuels « cherchent » à être exonérés, ils s’ignorent souvent en tant que coupables, comme l’exprime avec ironie Virginie Despentes : « Car les hommes condamnent le viol. Ce qu’ils pratiquent, c’est toujours autre chose » (Despentes, 2006, 36). Cela est d’autant plus vrai dans la culture des fraternités, boys clubs dans lesquels il est historiquement entendu que « boys will be boys6 ». Les fraternités et les sororités américaines sont des organisations non-mixtes qui permettent aux étudiant·e·s de premier cycle universitaire de vivre ensemble, de s’entraider et de socialiser. Ces confréries, aussi appelées Greek Letters Organizations (GLOs), s’articulent autour de nombreux rituels qui servent à renforcer le sentiment d’appartenance des membres. La cohésion intragroupe s’effectue en partie au prix de l’exclusion ou de l’instrumentalisation des non-membres, de l’Autre. Les comportements déviants des « brothers » à l’égard des femmes sont particulièrement bien documentés7.
The Red Word exploite la facette la plus sombre de la culture du privilège au soubassement du système des fraternités. Son portrait de Gamma Beta Chi trouve des échos dans les enquêtes sociologiques portant sur cette culture. Dans une revue de la littérature intitulée « The Greek System : How Gender Inequality and Class Privilege Perpetuate Rape Culture », Kristen N. Jozkowski et Jacquelyn D. Wiersma-Mosley décrivent l’esprit machiste des organisations à lettres grecques8 :
Boswell and Spade (1996) concluded that fraternity men consider themselves brothers and women as outsiders, and DeSantis (2007) found that equal treatment of women is highly discouraged. […] Schwartz and DeKeseredy (1997) argued that peer-group members in homogeneous groups, such as fraternities, learn to degrade and objectify women by viewing them as sexual conquests and by attempting to coerce women into sex in order to bolster their own reputation. (Jozkowski et Wiersma-Mosley 2017, 95)
On ne s’étonnera pas du fait que les campus universitaires s’inscrivent dans l’imaginaire social comme des « terrains de chasse » au sein desquels, schématise Martine Delvaux, les « campus rape […] ne sont pas l’exception mais la norme, une sorte de sport où les femmes sont des proies (on valorise le sexe non consensuel) et dont il faut rapporter un trophée » (2019, 144)9. C’est ce qui fera dire à un membre de la fraternité du roman, au sujet des rumeurs concernant une pratique sexuelle nommée « The GBC Express » (sorte de gang bang impliquant une femme et plusieurs hommes) que « we have a reputation to maintain. It’s mythology. You know » (RW, 26). La « mythologie » recréée par Henstra met en scène des « dieux10 » aveugles à leur culture éminemment straight. La pensée straight, théorisée par Monique Wittig, doit être envisagée comme une interprétation totalisante de l’histoire et des réalités sociales basée sur un principe primitif, soit la prétendue inéluctabilité de la relation entre « l’homme » et « la femme » (Wittig, 2001 [1992], 71). Selon Wittig, ce principe donné comme évident structure la société hétéropatriarcale selon une « nécessité de l’autre-différent à tous les niveaux » (2001, [1992], 72) permettant aux dominant·e·s de contrôler les dominé·e·s.
Dans The Red Word, l’ensemble de schèmes binaires qui sous-tend la pensée straight est poussé jusqu’à la caricature. On l’aura compris, l’autrice brosse à gros traits un portrait manichéen d’une fraternité archétypale. Le roman relaie le langage, les codes, les mœurs et les rites « sacrés » qui ont pour fonction de contrôler l’autre-différent, en assujettissant les corps « féminins » aux corps « masculins ». À titre d’exemple, les chambres de certains « frères » célibataires sont configurées comme un panoptique, dispositif de contrôle par excellence. On apprend qu’il y a une ouverture au plafond de certaines d’entre elles, de sorte que les uns peuvent épier les ébats sexuels des autres à partir d’une balustrade (RW, 74). Bruce Comfort est placé au centre de ce panoptique : « If the frat house was a Panopticon — and really, the analogy didn’t work in the first place; the reference to Foucault had been a shameless bid to sound smart — then Bruce Comfort was the closest thing to its control tower, its true center » (RW, 17-18). Cet exemple représentatif montre les fraternités telles des structures qui contribuent au maintien d’une université patriarcale, machiste. Dans cette sous-culture exaltant la pensée straight —mais de plus en plus diversifiée grâce à la multiplication de fraternités progressistes, mixtes de genres, fondées sur une marginalité revendiquée, etc.11—, le viol serait une des armes pour maintenir la domination masculine. Pensée en termes de sexopolitique12, la fraternité GBC peut ainsi être appréhendée comme un dispositif de contrôle13 assurant une domination sur les non-initié·e·s, en particulier sur les femmes que les confrères identifient comme « violables », car « willing » (« rapeable » [RW, 136]), et qualifiées de « little sisters ». Lorsqu’elles se présentent dans les fêtes, celles-ci sont étiquetées à l’aide d’un code de couleur, ce qui méduse les interlocutrices de Karen :
« They have this rating system at the frat. […] They put colored stickers on the girls’ clothes when they arrive at the party. White for virgin, green for cold fish, red for red meat, black for skank, pink for little sisters—» I could see they didn’t recognize the term. « The girls who’ve been “trained” in the Black Bag, or who’ve blown every brother in the house, or danced topless or some other kind of initiation. » (RW, 262)
Le dispositif de la fraternité produit paradoxalement des subjectivités mâles qui se définissent par leur dissolution au profit d’une identité anonyme et plurielle, en vertu du « bonding » entre les frères, le « brotherhood » érigé comme valeur suprême (Sanday, 2007). Dans la fiction de Henstra, la fraternité GBC est le dispositif qui se dresse parallèlement au contre-dispositif queer, incarné par la maison Raghurst.
Les personnages féministes, tout aussi caricaturaux que leurs homologues straights, sont associés à la colère des dieux, ou plus précisément des déesses. L’incipit reprend assez fidèlement l’« invocatio » (RW, 3) (ou appel de la muse) présente dans L’Iliade d’Homère, hypotexte principal. Le parallélisme permet de mettre en relief les différences entre les deux textes, notamment le fait que la colère d’Achille est remplacée par celle de Dyann Brooks-Morris, une femme. Cette colère dépasse la fatuité personnelle :
i. invocatio
(calling on the muse)
Sing, O Goddess, of the fury of Dyann Brooks-Morriss, teller of unbearable truths. O sing of the rage that kindled one young woman’s heart and the next until it drove us together from our homes, battlethirsty, into the secret places of the enemy. Sing how the young men scattered and fled as before the thunderbolt that lashes the sky. The storm is not appeased until the green leaves are torn from the trees, until even the great pines are uprooted from the mountainsides and lie down for the shipwright’s axe. It does not stop until bodies are rent and scattered as easymeat for curs and crows. (RW, 3)14
Plutôt que de mettre en scène une colère « détestable » (Homerus, 1955, 93), qui entraîne des morts injustifiées, Henstra présente d’abord la haine de Dyann comme une source de cohésion sociale pour les allié·e·s des victimes de viol sur le campus (« the rage that kindled one young woman’s heart and the next until it drove us together from our homes, battlethirsty »). La soif de vengeance traduit un refus de la passivité, un désir de changement politique, mais le lectorat est rapidement amené à douter du bien-fondé de la colère de Dyann, par l’entremise de la narration qui alterne entre l’omniscience des passages au style homérique et la narration homodiégétique focalisée sur la protagoniste, Karen. L’animosité entre les deux personnages est appuyée : Karen se déleste trop lentement des schèmes hétéropatriarcaux intériorisés selon Dyann. À l’inverse, Karen voit en Dyann une cheffe guerrière aveuglée par un désir de vengeance démesuré.
Dyann est une lesbienne stéréotypée, qui charrie l’imaginaire de la féministe enragée. Dans un article traduit sous le titre « Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) », Sara Ahmed explique le pouvoir paradoxal de la féministe rabat-joie, qui menace par sa simple présence de réassigner les places à la « table du bonheur » : « Laisser planer la menace qu’elles pourraient perdre cette place rabat la joie des personnes assises. […] Si assimiler les féministes à des rabat-joie constitue une forme de rejet, ledit rejet vient ironiquement révéler une capacité d’agir (agency) » (2012, 81).Pour reprendre cette métaphore de la « table du bonheur », Dyann finit par en être exclue par les autres féministes du Women’s Center : elles l’expulsent et condamnent officiellement ses actions dans un communiqué (RW, 340)15. L’issue du roman la montre pourtant réconciliée avec Karen, et de manière plus significative, avec sa colère. C’est le seul personnage devenu mère dans l’épilogue. L’autarcie féministe symbolisée par le labrys des Amazones, présent dans l’incipit, se concrétise : Dyann choisit d’élever seule son fils et, comble de la maternité autosuffisante, elle pratique la profession de sage-femme. Les paroles se font chair.
La plupart des personnages sont réduits à des types sociaux. Les simplifications s’expliquent par la narration homodiégétique, puisque Karen se déleste lentement de ses idées préconçues au cours du roman, comme cela a été signalé. Par exemple, Marie-Jeanne, la Québécoise, est présentée par Karen comme une joueuse de hockey à l’accent prononcé. En effet, les fautes de prononciation sont systématiquement relevées par la narration. Exemple plus éloquent, Susannah est perçue par Karen comme appartenant au type de la victime passive, naïve. La description physique soutient cette vision simplificatrice16. Le seul personnage qui échappe réellement à la stéréotypie est à mon sens une figure nouvelle du roman universitaire. Charla, personnage queer, échappe non seulement aux scripts dominants de la sexualité, mais aussi aux tentatives de définition. Cela s’observe dans une longue description d’elle, pensée par Karen, et dont un extrait est reproduit ici. L’hétérogénéité et l’éclectisme de son portrait contrastent avec les autres passages descriptifs du roman, plus sobres :
Charla was soft focus, gin fizz, Etta James on cassette, flavored rubbers, smoke rings, Rozencreme, catnap, fountain pen, dressing gown, hundred-dollar bill, chocolate pudding, Kathy Acker, No, just one sip of yours, dog-eared, incense, silkscreen, Is it already afternoon?, smoked trout, […] Egyptian kohl, cowboy boots, kiss on each cheek. /I will never finish my list of Charla. […] Charla put “freedom” and “terror” into the same sentence. Without ever aiming to, she said things and did things that made my brain stop in its tracks, overheat, and seize. She ground my mind to a halt. (RW, 63. L’autrice souligne.)
Charla est indéfinissable, fascinante, et son souvenir est polysensoriel. Elle représente une expérience de la multitude, encodée dans le corps de la narratrice, et qui garde la pensée de celle-ci en éveil. Considérant que Karen sert de personnage-abyme, la fin de la citation incite à une pause (« a halt »), à une réflexion critique. L’identification à l’héroïne induit une suspension temporaire de la crédulité du lectorat quant aux stéréotypes qui structurent la culture du privilège et tapissent l’imaginaire universitaire. L’ambiguïté du personnage de Charla et l’ambivalence de ses actions sont structurantes pour la diégèse et pour l’implosion de la pensée binaire (ou pensée straight).
Atypique (ou non typée), Charla se « sacrifie » dans l’épisode du cheval de Troie. On pourrait voir en ce personnage une figure de femme sacrificielle, au sens où l’entend Anne Dufourmantelle :
La femme sacrificielle est irrémédiablement double : sacrifiée, sacrifiante, selon. Elle est ce qui se soumet, et son corps avec elle, à un acte qui en l’annulant ou en la mutilant lui obtient une autre place, une autre gloire. C’est Antigone, Iphigénie, Hélène, Iseut ou Jeanne d’Arc […]. Mais c’est aussi la femme sacrifiante, celle qui détruit pour que s’effondre un monde dont elle se sait par avance exclue. C’est Médée, […] c’est encore celle qui se venge pour que justice soit rendue et que la mémoire collective en reste à jamais saisie. Pour qu’il y ait de l’impardonnable, même si aucune stèle n’inscrira ce nom-là sur le registre des morts. (2007, 33)
Le viol17 auquel Charla se destine peut être compris à la fois comme un acte subi et une riposte, entre passivité (bâillon et mains liées) et agentivité, entre individualité et solidarité. Quand Karen croit comprendre que Charla veut parfaire son « curriculum sexuel », cette dernière la corrige avec désinvolture : « Charla snorted. “Well, that’s just it. There is no sexual curriculum. All we have is a bunch of rules. Pretty much all of them set by men” » (RW, 211). Elle répond à ses propres désirs en même temps qu’elle se « sacrifie » pour toutes celles qui n’ont pas le choix : « Steph said, “Charla was willing, Karen. We did this for all the women who aren’t willing” » (RW, 139. L’autrice souligne). Le personnage de Charla déroge aux étiquettes de la vierge et de la putain18 (ou aux « colored stickers » [RW, 262] dont il a été question plus haut) forgées par la culture du viol et relayées par les confréries. Sa complexité marque également un point de rupture dans la tradition du campus novel, caractérisée par une tendance à la simplification. En dehors de ce personnage d’exception, c’est surtout de la structure populaire du texte que se dégage la portée politique du roman.
L’épopée a souvent été targuée de simplicité. Or, la simplification inhérente au genre épique ne devrait pas masquer son corollaire, c’est-à-dire l’efficacité. À eux seuls, les mythes grecs et les correspondances homériques dans The Red Word mériteraient un minutieux travail de recherche et d’analyse. À défaut d’en offrir une présentation complète, je retiens quelques éléments permettant de révéler la présence de ce que Florence Goyet nomme le « travail épique », soit cette potentialité de l’épopée qui permet d’inventer « à même le texte une solution politique nouvelle, que le raisonnement conceptuel n’avait pas trouvée » (2014, 2).
La structure répétitive des péripéties remplit cette fonction narrative. The Red Word contient plusieurs épisodes de VACS. Au départ, Karen n’est pas en état de consentir à une relation sexuelle initiée par celui qui deviendra son petit-ami, ce qui suscite l’indignation de ses nouvelles colocataires. Puis, une étudiante nommée Susannah révèle qu’elle est enceinte par la faute de Bruce, qui a refusé de porter un condom. Lors des fêtes organisées par Gamma Beta Chi, Karen observe plusieurs comportements déviants. Les membres du Women’s Center ont d’ailleurs compilé tout un dossier contenant des plaintes à cet égard. Charla participe à un gang rape, comme on le sait. Le même soir, Sheri Asselin est violée par plusieurs brothers. À la fin de cette longue série de VACS, Karen est tenue responsable de l’opprobre qui pèse sur Gamma Beta Chi, et un membre de cette fraternité viole Karen. « La multiplication des histoires, qui finit par constituer ce “monde de récits” dont on a souvent parlé à propos des épopées, tient en tant que telle un discours second. C’est le discours de la structure, qui émerge par la mise en relation de l’ensemble du matériau narratif », affirme Goyet (2014, 5). Les différents événements créent ainsi un effet mosaïque : le tissu narratif est saturé de violences reliées entre elles par une culture universitaire problématique. Mais l’assemblage d’événements nombreux et disparates contribue à « découdre » les mythes du viol. Le site internet du Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS) recense ces mythes : les « pulsions » sexuelles « incontrôlables », le viol perpétré par des inconnus, la « provocation » du viol par la victime, les fausses accusations, la restriction des VACS à la seule pénétration et la question des victimes non crédibles. La mise en texte de plusieurs VACS et d’autant de types de victimes dans The Red Word permet de remettre en question certains clichés.
À ce premier discours de la structure s’annexe un métadiscours sur les fondements hétéropatriarcaux de la culture, relayé par la thématique universitaire. Les protagonistes suivent un cours féministe intitulé Women and Myth : « The first module of the course focused on sexual difference as the basis of early myth systems » (RW, 53). La professeure commence son cours en n’inscrivant qu’un seul mot grec au tableau noir, mot qui signifie « originary myth » (RW, 52). La dimension pédagogique est évidente. Le cours fictif étant centré sur le « mythe originel » de la « féminité » et du contrôle exercé sur elle, on devine les prolégomènes du roman : considérant que les rapports sociaux de sexe sont des constructions culturelles, il invite à déconstruire ces acquis. Les mésaventures des personnages servent à actualiser ces mythes, à consolider les apprentissages amorcés en classe. Les fraternités grecques personnifient l’héritage culturel aliénant que les protagonistes sont appelées à observer dans leurs cours. Dans l’épopée, l’homologie « permet le plus souvent de désigner les enjeux profonds — politiques — d’épisodes qui sembleraient à première vue anecdotiques » (Goyet, 2014, 6). Dans ce contexte, les nombreux passages dans lesquels sont relatés les enseignements du cours Women and Myth servent de caisse de résonnance pour les actions des personnages.
Certaines sections du roman se détachent même du fil narratif pour présenter ce qui ressemble à des conseils tenus par les déesses. Les membres de Raghurst y débattent des concepts théoriques, comme dans le passage suivant :
The women of Raghurst hold forth amongst themselves on the subject of myth’s purpose:
Steph: The Greek myths — all myths, really — strive to answer the question, “What was it all for?” The myths ask, “Where are the gods amid all this carnage?” And the myths answer, “Here they are, down from Olympus, taking sides.”
Karen: Whose side are they on?
Dyann: The men’s side, of course. Greek mythology is one long excuse for the rape and murder of women. Just like all history.
Steph: Homer laments the bloodlust, though. “What greater monster is there than man?”
Dyann: “Man,” you see? It’s always men. The myths don’t have a clue what to do with women. They have nothing to say about us whatsoever. We need to build our own fucking mythology. (RW, 40. L’autrice souligne)
Ces caucus entre les « déesses » qui ponctuent le récit contribuent à la mise à plat de « possibles politiques ». Ils simulent (et stimulent) les réflexions susceptibles d’habiter le lectorat à différents moments-clefs de l’histoire (« Who’s side are they on? »). Ils facilitent la distanciation nécessaire à l’analyse de la situation narrative. En plus de mettre l’accent sur certaines idées, suivant le principe de parallèle-homologie/parallèle-différence, le fait de rejouer un épisode chez les dieux permet de présenter « la même situation, mais sur le mode “actuel” et non plus “virtuel” » (Goyet, 2014, 6) et d’ainsi exposer « le problème essentiel de l’heure » en posant « immédiatement les enjeux des choix politiques possibles » (Ibid.). Goyet a recours à l’exemple de la querelle entre Agamemnon et Achille, rejouée ensuite chez les dieux, ce qui n’est pas sans rappeler le caucus décrit ci-dessus. Pour que le travail épique opère réellement, il faut toutefois que les possibles politiques soient présentés sans que l’un soit disqualifié au profit d’un autre, de sorte qu’émerge, par le récit, une nouvelle option politique. La stéréotypie, appuyée chez Henstra, permet justement de présenter les positionnements sur le même plan, en les « disqualifiant » tous ostentatoirement. Aucun personnage n’apparaît « vrai », puisque le stéréotype « éclipse le vrai au profit du vraisemblable » (Castillo Durante, 1994, 13). Les figures sont réduites à des types sociaux —voire à des stéréotypes— et la caricature est accrue par l’homologie avec les doubles mythologiques : Dyann l’amazone en colère, Karen l’indécise Hélène de Troie, Bruce le dieu grec, même Charla, la Méduse séductrice, etc. Les personnages sont dessinés à gros traits selon le principe de simplification. Comme l’explique encore Florence Goyet,
[t]out ce que la critique a toujours dit de l’épopée comme genre de la simplicité et même de la simplification est évidemment juste, et même aveuglant. Mais la force du genre est justement de s’y arracher, en laissant réapparaître dans le cœur du texte le chaos qu’elle a d’abord cru pouvoir arbitrairement simplifier. […] C’est le « retour de la confusion », qui voit s’accumuler les contradictions et les ambiguïtés. (2014, 7-8)
Dans « l’épopée » de Henstra, le « retour de la confusion » survient notamment lors des épisodes de riposte de la part des femmes. Dans une conception traditionnelle qui nourrit la culture du viol, la violence comme mode de revanche est un « impensé pour les femmes elles-mêmes » (Marcus dans Dussault-Frenette, 2018, 36). En regard de ce schème culturel, la mort de Bruce revêt une fonction archétypale. Il est significatif qu’il se fasse tuer par des femmes en colère pendant Vagina Day : « V-Day was Valentine’s day changed by the Women’s Center to Vagina Day. The idea was to subvert the commercially driven, hetero-normative mandate by making the holiday into a celebration of women’s bodies and women’s relationship with one another » (RW, 324-325). La subversion de la tradition passe ainsi du mode virtuel (subversion narrative de l’épopée homérique) au mode actuel (subversion d’une fête populaire). Quoi qu’il en soit, les étudiantes ne s’attendent pas à voir Bruce débarquer à Raghurst lors de Vagina Day. Les furies se ruent sur lui :
It happened so fast. The women pushed in on Bruce and some reached out and clawed at his hoodie and his belt and his hair. He tried to back away but they pressed in around him as one naked writhing mass of limbs and hands clutching and tearing and shoving each other and shoving Bruce until he stumbled, or flung himself, or was thrown, violently forward. (RW, 341)
Bruce est défenestré. Il meurt avec des morceaux de verre dans les yeux19 et à travers la gorge. La mort est particulièrement violente, mais comme en témoignent les hésitations dans la dernière phrase (« or », « or »), il s’agit peut-être d’un accident.
La symbolique du scénario n’a pourtant rien d’accidentel. Les responsables sont la foule anonyme et indifférenciée de corps queer réunis pendant une fête visant à célébrer les femmes, pensées en dehors des cadres hétéropatriarcaux20. La fête d’éros se range du côté de thanatos. Le chaos a été réintroduit, mais la violence s’inscrit dans une parenthèse dionysiaque qui prend des allures de scène carnavalesque au sens bakhtinien, en ceci que sont renversées temporairement les hiérarchies et les valeurs (Bakhtine, 1982). L’épisode de la mort (accidentelle) de Bruce se limite-t-elle donc à une fonction cathartique?
Dans King Kong théorie, Virginie Despentes observe que certains des films les plus sanglants du type Rape and Revenge lancent aux femmes un message paradoxal :
Quand des hommes mettent en scène des personnages de femmes, c’est rarement dans le but d’essayer de comprendre ce qu’elles vivent et ressentent en tant que femmes. C’est plutôt une façon de mettre en scène leur sensibilité d’hommes, dans un corps de femme. […] [O]n voit donc comment les hommes réagiraient, à la place des femmes, face au viol. Bain de sang, d’une impitoyable violence. Le message qu’il nous font passer est clair : comment ça se fait que vous ne vous défendez pas plus brutalement ? Ce qui est étonnant, effectivement, c’est qu’on ne réagisse pas comme ça. Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre. Comme d’habitude, double contrainte : nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave, et en même temps, qu’on ne doit ni se défendre, ni se venger. Souffrir, et ne rien pouvoir faire d’autre. C’est Damoclès entre les cuisses. (Despentes, 2006, 45-46)
L’issue violente de la réunion peut paraître surprenante, du fait que la vengeance des femmes contre les violeurs est un angle mort des scripts de la sexualité, un impensé culturel. Le scénario Rape-Revenge de Henstra ne glorifie pas le pouvoir de riposte des femmes, pas plus qu’il ne le discrédite. Comme cela a été cursivement signalé, l’autrice affirme en entrevue que l’offensive féministe « cross a line and go way too far in their campaign to expose the sexual misbehaviour of the fraternity » (entrevue avec Proulx, 2018). Mais il ne s’agit là que d’un élément de paratexte, car le roman lui-même ne tranche jamais, comme le nuance justement l’autrice : « But the novel asks to consider what it means to go “way too far” » (entrevue avec Proulx, 2018). L’œuvre ne se contente pas de présenter les différentes options possibles et de les jauger, elle les présente sur un pied d’égalité. C’est cette mise à plat qui confère au texte sa polyphonie, au sens le plus plein que lui donne Bakhtine : « non pas seulement coexistence de “voix” différentes, mais bien égalité de statut entre elles, refus d’en disqualifier une au nom d’une vérité surplombante » (Bakhtine, 1970; dans Goyet, 2014, 7). De là surgirait un polylogue.
* * *
On ne peut pas nier l’héritage machiste de l’université en tant qu’institution qui a longtemps exclu les femmes, legs symbolique qui percole dans le roman universitaire. Comme le pointe Ian Carter au sujet de la production anglaise, « the real task is to assert how irreductively different men are from women, and to defend the difference » (2007, 114). La stéréotypie dans le roman de Henstra s’articule précisément autour de cet acquis, c’est-à-dire la pensée straight, pour l’éviscérer à l’aide des procédés narratifs les plus simples, associés aux mauvais genres tels que le genre épique et le campus novel.
The Red Word correspond à un scénario Rape-Revenge sanglant, mené par des hommes et des femmes aveuglés par la colère, et ne fait triompher aucun clan (les victimes sont agresseur·euse·s et vice-versa). On pourrait s’étonner de l’absence de prise de position de la part de la narration quant à l’issue de la guerre d’accusation entre les victimes et les représentant·e·s de la culture du viol. Le statu quo narratif est pourtant nécessaire au travail épique. Ce dernier se définit comme étant l’émergence d’un nouveau possible par le travail du texte. Les épisodes de violences à caractère sexuel sont nombreux, tout autant que les clichés de sexe/genre/désir. Il en découle un effet mosaïque : l’ensemble hétéroclite se trouve « agencé » d’une manière que l’on pourrait qualifier de superficielle. L’un des clichés qui compose cette mosaïque est celui de la féministe lesbienne et enragée et qui se transpose dans l’Amazone Dyann. Les féministes rabat-joie hantent depuis longtemps les pages du roman universitaire. Elaine Showalter observait au sujet de l’academic novel des années 1990 que « the idea that feminists and others set up entrapment schemes for male professors has become standard » (2005, 147). La féministe « de service », autrefois unique, se décline pourtant en types multiples chez Henstra — cinq personnages queer — et elle fait l’objet d’un recentrement — de la périphérie au centre du récit. Les figures queer ne sont plus les « Autres » du roman universitaire. Ici, elles intègrent l’intrigue principale et sont dotées d’une capacité d’agir, plutôt sanglante.
Il est entendu que le grossissement des traits des « bros » et des « femmes en colère » a pour effet d’accroître artificiellement l’abîme entre les positions politiques. Résultat : les positions sont si exagérées que le lectorat ne peut raisonnablement s’y identifier et y adhérer. À la simplification des personnages et des intrigues s’annexe une structure textuelle éminemment didactique : le cours Women and Myth encadre les actions des protagonistes par la théorie. Les caucus entre les « déesses » servent de banc d’essai pour les concepts abordés en classe. Quant aux renvois constants à l’hypotexte homérique, ils rappellent au lectorat qu’il est en présence d’une construction narrative. Le texte sape la suspension d’incrédulité. Plutôt que de convaincre, la fiction favorise une certaine distance critique par rapport à la pensée straight, qui a longtemps nourri nos perceptions de la culture du viol. Ce déplacement des schèmes de pensée est d’autant plus facile à mesurer que l’histoire se déroule durant la décennie 1990, avant l’avènement des mouvements tels #MeToo.
Évidemment, il ne suffit pas de mettre en scène des personnages LGBTQ+ ou un cours intitulé Women and Myth pour faire éclater le cadre hétéropatriarcal du roman universitaire. L’inadéquation entre la profondeur thématique et le traitement narratif « superficiel » rejoue d’une certaine manière le périlleux passage de la théorie à la pratique, que souhaitait explorer l’autrice :
Feminist education can feel like a whole lot of talk that doesn’t make any difference in the real world. So I wanted to explore a plan of action taken through to its logical consequences by a group of women who got sick of that schism between what they were learning from their professors and what they were seeing around them. (Henstra interviewée par Rogers, 2018)
Ce discours sur l’inanité des études n’est pas nouveau, c’est même le mouvement essentiel du genre universitaire : « The academic novel’s most familiar narrative trope is that of high expectations brought low » (Morris, 2017). Le roman universitaire ne donne pas de réponse — ni celui-ci ni, en général, les autres campus novel — quant à la crise qu’il expose : « It offers a critique, not a remedy » (Morris, 2017).
Au-delà de la part d’aliénation que comporte la reconduction des clichés, on peut voir saillir de leur organisation narrative marquée par la binarité, la mise à plat ainsi que le parallélisme certaines aspérités propres aux fictions universitaires à l’ère du mouvement #MeToo. Les tabous sexuels et les identités marginales ne sauraient être traités avec la légèreté des décennies précédentes. En 2018, Francine Prose publiait un billet pour défendre son roman Blue Angel (2000), adapté au cinéma par Richard Levine sous le titre Submission (2017). L’histoire gravite autour d’une relation érotique entre un professeur et une étudiante deux fois plus jeune que lui. L’autrice n’a jamais considéré que son héroïne puisse être la victime dans cette histoire, mais de plus en plus de lectures contraires la forcent à admettre : « Obviously, it was not my intention to write a misogynist tract. […] I hope that the film’s appearance will add some small degree of nuance and complexity to the cultural conversation. But I fear that nuance and complexity are no longer operative concepts. » (Prose, 2018)
On pourrait citer plusieurs exemples de campus novel canadiens, américains ou anglais qui minent la pensée straight aux plans thématique ou textuel. Au Québec, on peut penser au roman Lapin (2021) de Mona Awad. Lapin met en scène une étudiante inscrite à la maîtrise en littérature dans une université américaine. Cette singulière histoire gravite autour d’une clique fusionnelle de quatre filles privilégiées, superficielles jusqu’à la caricature, qui se surnomment entre elles les lapins. L’intrigue prend vite une tournure sinistre quand la protagoniste est invitée à prendre part à des ateliers d’écriture dans lesquels l’expression « kill your darlings » a un sens littéral. Les hommes deviennent les brouillons – à détruire – les lapines-écrivaines sadiques. On pourrait y lire un renversement extrême des scripts habituels de prédation sexuelle dans le campus novel. L’ouvrage a été encensé dans sa version originale anglaise et l’autrice s’est méritée le Ladies of Horror Fiction Award en 2019. Les droits d’adaptation au petit écran ont déjà été signés. Dans un tout autre registre, le succès populaire d’une télésérie comme Sex Education (2019- ) porte à croire que les nouvelles fictions universitaires récupèrent les stéréotypes sexuels pour mieux les subvertir. Dans cette série, les étudiant·e·s revendiquent, avec de plus en plus d’aplomb au fil des saisons, l’expression libre de leur identité sexuelle dans toute sa complexité. À noter : les personnages « straight » s’y révèlent nettement plus stéréotypés que les personnages queer.
En définitive, même si les figures LGBTQ+ sont clichées dans The Red Word, il est peu banal de dénoncer cette culture du viol et du privilège dans un roman destiné à un lectorat grand public. Il me semble que cette représentation est déjà une façon de la dénoncer. Il n’est pas non plus inintéressant qu’un roman universitaire remporte le Prix littéraire du Gouverneur général (Boyagoda, 2019), ce qui veut dire qu’il a été et sera beaucoup lu (après quelques éditions et formats, dont le braille, à quand sa traduction pour le Québec?). La stéréotypie revêt à cet égard une fonction cruciale d’intelligibilité : elle assure un dialogue entre « l’espace des idées reçues par opposition aux hauts lieux de la connaissance » (Amossy, 1989, 114). L’auteur de romans universitaires Randy Boyagoda serait sans doute du même avis, lui qui affirme ceci : « I think the best of campus fiction manages to both reassure readers with the familiarities of academic life and to provoke with unexpected incursions and excursions » (Bayagoda, 2019). La simplification est une façon de relier le « tout petit monde » (Lodge, 1984) universitaire à des débats de société qui débordent largement les limites du campus.
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