La sagesse triomphera.
La science veille.
La vérité est absolue1.
Peu de genres littéraires traversent le temps avec aussi peu de modifications que le proverbe. Étant donné sa structure aisément reconnaissable pour le·a locuteur·rice moyen·ne, le proverbe, par sa rigidité formelle, peut donner à l’écrivain·e une forme avec laquelle jouer allègrement. Si le proverbe est l’expression d’une sagesse collective, il peut aussi être un énoncé complètement neuf, qui ne se reconnaît comme proverbe qu’en vertu d’un autre proverbe. L’exemple le plus notable est sans doute les 152 proverbes mis au goût du jour de Paul Éluard et Benjamin Péret, paru en 1925. Les proverbes que l’on peut lire dans ce court texte sont « suffisamment transparent[s] pour mettre le lecteur sur la voie de quelques énoncés stables, suffisamment opaques pour le désorienter et l’obliger à imaginer d’autres réalités. » (Mingelgrün 1981, 584) Le cinquième proverbe au goût du jour, « Il faut rendre à la paille ce qui appartient à la poutre » (Éluard et Péret 1968, 152), est inspiré de deux proverbes, « Il faut rendre à César ce qui revient à César », ainsi que de la parabole biblique de la paille et de la poutre2. Par ailleurs, le choix même de 152 proverbes n’est pas innocent : le chiffre renvoie aux typographes du XIXe siècle, qui recourent alors à 152 caractères différents. Autrement dit, « les 152 caractères sont l’alphabet typographique, et ont le sens génératif des alphabets : à partir des 152 énoncés, à vous de composer une doxa! » (Meizoz 2003, 205) Si, dans ce cas, la mise à jour de proverbes relève d’un goût essentiellement ludique, il n’est pas aussi aisé de faire le même constat à propos du Carrousel encyclopédique des grandes vérités de la vie moderne de Marc-Antoine K. Phaneuf. Paru en 2020, ce recueil est un inventaire3 des vérités, comme le titre l’indique, qui circulent dans nos vies actuelles, énoncées de manière proverbiale. Le lectorat doit toutefois se méfier : derrière ce titre se cachent en réalité des observations banales, des demi-vérités et des mensonges éhontés.
Dans le cadre de cet article, je me propose donc d’analyser les modalités de la parole proverbiale dans le texte de Phaneuf. Il sera ainsi question de l’énoncé proverbial et de l’aspect nécessairement stéréotypique qui informe sa construction. Nous analyserons comment Phaneuf, dans le Carrousel, détourne cette forme pour en faire une pratique d’écriture cohérente et une critique de la forme même et des savoirs qu’il peut véhiculer.
Comme le rappelle Alain Montandon, « le proverbe se donne, dans sa formulation brève, elliptique et imagée, comme une vérité d’expérience, comme un conseil de sagesse pratique commun à tout un ensemble social. » (1992, 18) Le proverbe a une origine orale et collective, et cette origine est habituellement repoussée à un temps immémorial, comme une rumeur qui traverse le temps. La forme proverbiale a d’ailleurs tendance à privilégier un registre lexical prosaïque et l’élision de certains termes de la phrase, souvent les termes les moins utiles à l’économie de la brièveté. Ainsi dit-on plutôt « Pierre qui roule n’amasse pas mousse » que « Pierre qui roule n’amasse pas de mousse ». L’origine orale et collective a un corollaire important dans l’énonciation du proverbe : il est toujours impersonnel, au « on ». Cette énonciation impersonnelle et collective « se caractérise par la fixité de sa structure, un style propre, reconnaissable, qui lui assure immédiatement son statut de savoir catégorique et invariant. » (Montandon 1992, 18) Ainsi, s’il est possible de parler d’une sagesse proverbiale, c’est parce que le proverbe semble être une référence stable, immuable, qui va au-delà de la subjectivité de l’énonciation. Fonds commun de leçons triviales, les proverbes peuvent être appropriés et repris par n’importe quel·le locuteur·rice, qui peut le faire sien selon des circonstances qui vont en dicter la juste interprétation4. Puisqu’ils sont issus d’un fonds oral et populaire, ils empruntent habituellement un lexique bref, usuel et très concret : pas de mots savants, pas de mots rares, pas de vocabulaire spécialisé. Le proverbe a aussi une construction binaire – deux parties de l’énoncé aisément identifiables – dont la force réside dans les effets de rimes intérieures, d’assonances ou d’allitérations. Le proverbe a aussi tendance à être métaphorique5. Ainsi, dans le proverbe « Qui va à la chasse perd sa place » le vocabulaire employé est à la portée de n’importe quelle personne parlant français : les substantifs renvoient à des réalités aisément identifiables. La construction binaire est ici renforcée par une rime intérieure avec la sifflante [s], qui marque à la fois la fin du premier segment du proverbe et la clôture de l’énoncé. La métaphore de la chasse signifie que lorsqu’on possède un avantage, il ne faut pas le délaisser sous peine de se le voir prendre; explication qui montre bien, par sa longueur, l’efficacité de la métaphore. On pourrait objecter que le mot « place » est un substantif ambigu : bien sûr, il peut s’agir d’un lieu, mais il peut aussi être compris plus conceptuellement. Dans l’Ancien Testament, l’expression « Qui va à la chasse perd sa place » vient du récit d’Esaü, qui se fait trahir par son frère et sa mère, perdant ainsi sa place dans le cœur de son père (Gn 27 : 1-40). Mais c’est déjà là une lecture qui intellectualise le proverbe. On peut à bon droit citer l’intertexte biblique : il demeure que le proverbe s’est autonomisé et n’est plus compris dans ce contexte religieux. Bref, le degré de proverbialisation d’un énoncé « se mesure à la plus ou moins grande conformité [à ces exigences] : notoriété, perte de la référence, métaphoricité, forme prototypique. » (Shapira 2000, 89)
Le proverbe établit donc son propre régime de véracité en se faisant passer pour l’expression collective d’un axiome qui a pratiquement un caractère de vérité révélée. C’est par cette voie que le proverbe apparaît comme un énoncé stéréotypique. D’un point de vue pragmatique, l’énoncé proverbial est stéréotypique parce qu’il peut être réitéré ad vitam aeternam par les locuteurs·rices d’une langue. La forme est peu modulable; on haussera le sourcil si l’on entend un proverbe formulé avec trop de fantaisie, ce que montre un perronisme comme « Il ne faut pas remettre à plus tard ce qui appartient à César. » L’aspect itératif du proverbe n’est toutefois pas unique au genre puisque le savoir qui est véhiculé par chaque énoncé proverbial est invariable. Autrement dit, dans une situation de communication normale, si le·a locuteur·rice veut transmettre le savoir d’un énoncé proverbial, iel n’emploiera pas de voies détournées pour faire part de ce savoir : iel utilisera le proverbe. Cette forme semble donc véhiculer un savoir stéréotypique par sa nature itérative et c’est à partir de ce mode de constitution de la vérité que l’on peut penser le texte de Phaneuf.
D’entrée de jeu, ce cadre formel est repris et déformé par Phaneuf. Le titre du premier chapitre – « Propagande » – met déjà en alerte le lectorat; il doit se méfier, car la propagande est nécessairement motivée par des a priori idéologiques. Or, aucune idéologie particulière ne semble se dégager du texte, ce qui est appuyé par des observations banales : « Les feuilles des arbres tombent à l’automne » (C, 11), « Pointer quelqu’un du doigt est impoli » (C, 15) ou encore « L’univers est gigantesque » (C, 16). Ces observations, malgré leur fadeur, construisent une image de l’énonciateur qui rapporte des vérités, fussent-elles anodines. Ce faisant, le lectorat peut supposer que certaines affirmations sont vraies dans le texte. Malgré la banalité de ces remarques, elles sont essentielles dans l’économie du premier chapitre. Si l’on peut affirmer qu’une idéologie se dégage du texte, ce serait une idéologie profondément appuyée sur des stéréotypes issus de la doxa. Ce florilège ferait alors office de catalogue d’énoncés que tout le monde partage, justifiant le titre de l’œuvre.
Dans ce premier chapitre, les schèmes du proverbe sont repris dans certains fragments, établissant un pacte de lecture clair avec le lectorat. En quelque sorte, c’est un pacte de neutralité doxique, en ce sens que l’énonciateur retranscrit le discours courant sans le condamner ou l’appuyer explicitement. Toutefois, ce pacte de lecture est teinté par la présence de l’énonciateur dans l’énoncé, ce qui tend à diminuer la force de l’énoncé, en plus de briser le mode de constitution du proverbe. Effectivement, et même si le « je » n’apparaît jamais explicitement dans le Carrousel, les jugements de valeur, les nombreuses pointes et autres jeux de mots nous indiquent la présence de l’énonciateur6 dans le texte, malgré l’apparente neutralité de l’énoncé : « Les mineurs mineurs n’aiment pas les mises en abyme. » (C, 18) On reconnaît ici la structure du proverbe : une phrase construite de façon binaire, renforcée par un jeu sur les phonèmes [m] et [n] avec une énonciation impersonnelle. Toutefois, la parole à l’œuvre ici, par le jeu de mots, donne dans l’humour, ce qui est un phénomène absolument marginal dans la poétique du proverbe. Ce genre de remarques ne respecte pas la poétique du proverbe dans la mesure où ils ne révèlent pas une leçon de sagesse pratique; cette remarque est, pour ainsi dire, vide, et n’informe pas le lectorat de quoi que ce soit, sinon la propension de l’énonciateur à être drolatique, marquant l’éthos de l’énonciateur et donc sa présence dans le texte. Effectivement, l’emploi de l’humour est un subjectivème7 qui nous indique que ce n’est pas une sagesse collective qui s’exprime dans les pages du Carrousel, mais bien un énonciateur. Cette modulation, dans le chapitre liminaire, est renforcée par d’autres fragments qui partagent ce caractère humoristique, montrant la compétence culturelle de l’énonciateur. Phaneuf mobilise le jeu de mots de façon abondante (« N’est pas grotesque uniquement ce qui provient d’une grotte » (C, 18)) et use d’une forme que l’on retrouve plus volontiers dans l’écriture humoristique : le one-liner8. En ce cas, l’humour réside dans le punch de l’observation, dont la chute est systématiquement placée sur les derniers mots : « Il faut se méfier des produits dont la date de péremption est le premier avril » (C, 12) « Voler une jaquette est un faux pas vestimentaire » (C, 23), « Peu de bordels sont répertoriés dans le guide Michelin » (C, 25) ou encore « Les hédonistes cherchent le sens de la vie dans les livres de cuisine. » (C, 25) Dans chacun de ces exemples, il y a un référent culturel – et cela même si le référent n’est pas si clair – nécessaire à saisir afin de comprendre le propos, ce qui freine la portée potentiellement universelle que le proverbe porte pourtant.
Il nous semble en effet que l’humour dans le texte de Phaneuf passe aussi par la récupération d’énoncés stéréotypiques. En effet, Phaneuf transpose des adages populaires pour les juxtaposer à d’autres énoncés qui peuvent être vrais : « Les hommes qui conduisent une Corvette ont un petit pénis. » (C, 12) On reconnaît ici l’expression populaire « Grosse corvette, petite quéquette », mais Phaneuf déconstruit la forme proverbiale : il n’y a pas de rime intérieure, il allonge l’expression et en amoindrit la construction binaire, il utilise un lexique qui n’est pas soutenu, mais qui est plus acceptable que la formulation initiale. Derrière cette formulation, il y a un choix de la part de l’énonciateur. La transposition de certains lieux communs devient encore plus frappante. Par exemple, il écrit « Tim Hortons vend le meilleur café du monde » (C, 16) : la présence de cet énoncé dans le texte est aussi un choix. L’énonciateur du texte rapporte certains lieux communs qui marquent un certain manque de recul critique par rapport à la doxa : « Tout ce qui explose est baroque » (C, 11), « Plus un livre coûte cher, plus ce qu’il raconte est vrai » (C, 15), « Les bons auteurs n’ont pas besoin de fenêtre pour écrire, une pièce sombre suffit. » (C, 17) Il y a donc, d’une part, un énonciateur conscient de ces choix, des mots qu’il emploie et des informations qu’il véhicule, car il reproduit des énoncés qui circulent dans le discours courant mais produit aussi quelques observations originales, telles que « Peu de bordels sont répertoriés dans le guide Michelin. » (C, 25) Mais, d’autre part, un fragment en particulier vient troubler ce jeu entre énoncés stéréotypiques, remarques humoristiques et observations banales, fragment qui est véritablement un truisme intellectuel : « Le langage a pour rôle de représenter le monde. » (C, 27) Cette remarque, placée en fin de chapitre, frappe par son ambiguïté. Si le langage a effectivement pour rôle de représenter le monde, le Carrousel, en tant que représentation, n’est pas un monde fondé sur la vérité, la recherche, l’objectivité, comme le prétend au contraire l’entreprise de l’inventaire. En prenant cette dernière remarque au pied de la lettre, force est de constater que le monde décrit par l’énonciateur est superficiel. Ce « monde réel », décrit par le stéréotype et la banalité, est en quelque sorte une espèce de topographie doxique, une carte des stéréotypes, lieux communs et idées reçues circulant dans le langage commun, étayée par un énonciateur qui semble neutre mais qui est en réalité assez présent dans les énoncés. S’agit-il d’une remarque littérale, sans recul, qui marquerait en quelque sorte la naïveté, le manque de recul de l’énonciateur? On pourrait aussi rétorquer que cette remarque brise en quelque sorte le pacte de lecture par l’ambiguïté : s’agit-il d’une remarque ironique sur le texte lui-même? Il est difficile de trancher.
On peut ainsi repérer les traces de certains discours stéréotypés, comme celui de la masculinité, marqué par l’anaphore « Les vrais hommes » : « Les vrais hommes ne voyagent pas en transport en commun » (C, 13), « Les vrais hommes ne mangent pas de craquelins » (C, 17), « Les vrais hommes ne portent pas de tuque. » (C, 19) De même, certaines remarques sur la technologie semblent être prises directement du discours courant : « La télévision lessive les idées » (C, 20) ou « Les jeux vidéo rendent agressif. » (C, 20) L’un des modes de la présence de l’énonciateur nous semble être aussi, par le biais d’une parole proverbiale qui se donne pour vraie, un certain esprit conspirationniste, disséminé tout au long du chapitre. L’énonciateur invite ainsi au doute par une autre anaphore qui traverse le chapitre : « Il faut se méfier des hommes qui sont plus petits que leur femme. » (C, 14), « Il faut se méfier des gens qui utilisent quatre points de suspension. » (C, 16) Les éléments de discours conspirationniste sont présents, dans le Carrousel, dès la première page, « Les francs-maçons sont partout » (C, 11) et juste un peu plus loin, « Les satellites surveillent tout » (C, 13), mais surtout, ce discours est présent sous le mode de la négation de réalités attestées et incontestables : « Steve Jobs n’est pas mort » (C, 14), « La guerre du Viêt Nam n’a pas eu lieu » (C, 22), « Mark Zuckerberg n’existe pas. » (C, 26) Bref, l’énoncé n’a que l’apparence de l’objectivité.
Le chapitre liminaire met donc en place un énonciateur dont la voix donne un effet de vérité, par la reprise de la structure du proverbe. Cette voix9 proverbiale défait toutefois la poétique du proverbe, en respectant généralement la structure phrastique mais en s’y insérant, ce qui en retire l’aspect impersonnel. Porteur d’un discours conforme à la doxa, comme le proverbe, l’énonciateur fait toute de même appel à d’autres phénomènes qui sont étrangers au proverbe : la déformation d’adages populaires, les jeux de mots, les punchs humoristiques. On se trouve donc devant une parole qui se donne pour vraie même si, comme nous l’avons vu, il n’en est rien. Le titre de chapitre, « Propagande », semble alors très bien choisi, à la fois pour mettre en alerte le lectorat, mais aussi pour le surprendre malgré lui en désamorçant les énoncés qui serait véritablement de nature propagandiste.
Si le chapitre liminaire fait appel à quelques stéréotypes, c’est le quatrième chapitre, « La guerre du feu », qui fait le plus son profit d’énoncés stéréotypiques. Le thème du chapitre, les nations et les ethnies, s’y prête extraordinairement bien. Dans ce quatrième chapitre, la tension entre vérité et mensonge est accentuée par la juxtaposition de « vrais » énoncés stéréotypiques qui circulent dans le discours commun et de stéréotypes inventés par l’énonciateur. Si, au premier chapitre, nous pouvons à juste titre parler d’une parole proverbiale, cette parole s’altère légèrement ici en posant de nombreux jugements de valeur dont la plupart reposent sur une préconception souvent raciste d’un groupe ethnique ou d’une nation donnée. S’il y a continuation de cette voix proverbiale, ce n’est que dans la mesure où l’énoncé semble demeurer impersonnel, l’énonciateur ne prenant pas une place explicite dans ses propos. Le détournement de la forme désamorce la portée potentiellement polémique du discours par la grossièreté des stéréotypes inventés par l’énonciateur.
Comme c’est le cas dans le premier chapitre, on retrouve dans « La guerre du feu » des affirmations banales, qui continuent le cadre faussement neutre dans lequel s’exprime l’énonciateur. On peut alors évoquer des stéréotypes inoffensifs que personne n’ose vraiment remettre en question étant donné leur banalité comme « Les Anglais préfèrent le thé au café » (C, 117) ou encore « Les Suisses ont inventé l’heure. » (C, 123) On peut encore y lire des stéréotypes qui sont profondément ancrés dans la culture populaire comme « Les Français les plus typiques portent un chandail rayé bleu et blanc » (C, 120) et même un rappel sur notre propre position, qui rappelle au lectorat québécois que sa nation est aussi affectée par des stéréotypes, car « Les Québécois qui prennent l’avion applaudissent à l’atterrissage. » (C, 118) Ces énoncés, bien que questionnables, sont suffisamment inoffensifs pour que le lectorat les laisse passer, comme s’il s’agissait davantage d’un rafraîchissement de la mémoire doxique qu’une véritable observation. Ce sont là de réels stéréotypes qui circulent dans le langage commun. La transposition de ces énoncés stéréotypiques marque encore un certain manque de recul de la part de l’énonciateur qui, au nom de la vérité, les met dans son texte.
Malgré la faiblesse de ces propos, ils ont toutefois pour effet de renforcer l’aspect sinon de neutralité, du moins d’apparence de neutralité de l’énonciateur. On retrouve dans le chapitre nombre de faux stéréotypes, particulièrement à propos des nations qui sont moins spontanément présentes dans l’imaginaire québécois, ou plus largement, occidental; « Les Moldaves ont les dents mauves. » (C, 120), « Les Lituaniens déjeunent toute la journée. » (C, 128), « Les Botswanais ne font pas de surf. » (C, 131) Ces faux stéréotypes, fruit de l’invention de l’énonciateur, obéissent au même schéma que les réels stéréotypes que nous avons relevés. La première partie de la phrase est consacrée à la nomination d’un groupe qui sera défini par la deuxième partie de la phrase, où repose l’idée reçue, qu’elle circule effectivement dans la culture ou non. Tout au long du recueil, c’est comme si Phaneuf proposait un renouvellement et une multiplication des énoncés stéréotypiques en empruntant la logique même du stéréotype, toujours sous le couvert d’une neutralité proverbiale.
Toutefois, il y a à même le texte quelques éléments qui désamorcent la portée du stéréotype, en montrant sa grossièreté. Comme dans le premier chapitre, c’est l’humour qui tend à affaiblir l’universalité du propos de l’énonciateur. Dans certains cas, cet humour passe par un jeu phonétique qui évoque la matérialité du proverbe, comme si la rime interne rendait l’énoncé plus véridique : « Les Yougoslaves se lavent dans le yogourt. » (C, 121) Certains énoncés sont d’ailleurs à un ou deux phonèmes d’être vrais : « Budapest est la capitale de la Roumanie » (C, 136), « Les Islandais fêtent la Saint-Patrice. » (C, 136) Mais l’humour, dans ce chapitre, est plus généralement ancré dans un jeu sur des références culturelles que le lectorat doit saisir pour apprécier. Certaines références sont d’emblée plus accessibles et le jeu de mots y est aisément repérable, comme dans « Les Égyptiens font des concours de pyramides humaines » (C, 137) ou « Aucun groupe militant d’extrême droite africain ne porte le nom de Burkina Facho. » (C, 141) D’autres énoncés, à la suite de ce dernier, peuvent prendre des allures de commentaires géopolitiques. En ce cas, non seulement les connaissances du lectorat peuvent/doivent être mobilisées pour apprécier l’énoncé, mais même si ce dernier se considère comme spécialiste d’un sujet ou d’un autre, des affirmations comme « Les Hongkongais en ont assez des ombres chinoises » (C, 116) ou « Le Hezbollah est un club social libanais » (C, 126) frappent et jurent dans le chapitre. Effectivement, le lectorat ne lit pas un lieu commun ou une idée reçue, mais se trouve devant un commentaire politique qui indique un certain positionnement par rapport à ces enjeux, affectant gravement l’apparence de neutralité de l’énonciateur. Il est toutefois difficile de prendre au sérieux ces affirmations – plus profondes que les autres, concédons-le – puisqu’elles sont juxtaposées, accumulées avec les autres, et tendent à défaire la portée polémique de ces énoncés. En ce sens, ce sont parmi les tensions entre une structure discursive – autant d’un point de vue formel qu’épistémologique – reconnaissable et les entorses lisibles à la poétique du proverbe que le lectorat doit se tenir. Chose malaisée, puisque la position du lectorat intelligent face à ce texte en est forcément une de doute et de soupçon. En partageant à la fois des éléments culturels implicites de l’ordre de l’impensé et en « ramassant ce qui traîne dans la langue » (Barthes 1978, 15), l’énonciateur du Carrousel encyclopédique des grandes vérités de la vie moderne offre à la fois ce qui fonde la doxa, par l’écriture de stéréotypes préexistants au texte, et son approfondissement, en suivant la logique qui dicte la conception des stéréotypes, c’est-à-dire sur un mode impersonnel qui tend, par sa neutralité apparente, à justifier son propre régime de vérité. Phaneuf fait bien voir l’ambivalente réalité du stéréotype. D’un côté, par l’humour, il y a un désamorçage, un rejet du stéréotype, perçu, « en raison de ses contenus figés [comme] naïf et stupide », qui pourrait éventuellement « exercer une influence néfaste sur les esprits faibles » (de Chalonge 2002, 733). D’un autre côté, il y a une nette appréciation de la force du stéréotype, particulièrement avec une voix proverbiale; le stéréotype fait alors figure d’opération classificatoire, réaménageant la doxa en se fondant sur la crédulité potentielle du lectorat. De nombreux énoncés, en ce sens, n’interviennent pas « dans le domaine du vrai (et du vérifiable), mais [construisent] ce sens partagé, exempt ni d’erreurs ni d’approximations, mais fécond, puisque socialement instituant, et toujours prêt à infiltrer ou à polariser les discours » (Barthes 1978, 15).
Le rapport entre vérité et stéréotype, dans le texte de Phaneuf, apparaît donc plus complexe qu’il semble au premier abord. La prétention d’offrir l’« encyclopédie des grandes vérités de la vie moderne » est sapée par l’énonciation qui joue volontairement avec les notions impliquées par le titre. À ce titre, le statut de la vérité, nous semble-t-il, dans ce « carrousel », est proprement grotesque. Victor Hugo, dans la préface de Cromwell, écrit que « dans la pensée des Modernes, le grotesque à un rôle immense. Il y est partout; d’une part, il crée le difforme et l’horrible; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion milles superstitions originales, autour de la poésie milles imaginations pittoresques. » (Hugo 1968, 71) Le grotesque peut être le lieu de la variation, de la bigarrure, de l’accumulation. Il peut joindre, comme l’écrit Victor Hugo, le difforme et le comique. Il s’agit là de deux épithètes parfaitement applicables pour penser la vérité dans le Carrousel. La question de la vérité est arrimée à l’écriture même du texte puisque Phaneuf propose un mode d’écriture qui joue sur le difforme et le comique, en défaisant d’une part la poétique du proverbe et en s’attachant d’autre part à des énoncés dont le propos est ou faux, ou absurde. Or, le grotesque est à prendre au sérieux. Il ne faut pas lire dans le texte de Phaneuf une volonté subversive de renversement de la doxa par ses propres moyens, mais bien un portrait doxique dont la difformité va de pair avec l’énonciation qui se fait et se défait au fil du texte. C’est moins dans le ridicule de l’énoncé stéréotypique que dans l’accumulation des énoncés, autant vrais que faux, autant présents dans le discours ordinaire qu’inventés, que se construit un portrait difforme du discours courant. La présence insidieuse de l’énonciateur dans le texte, en ce sens, est une transgression du cadre énonciatif du proverbe autant que de sa fonction supposée, de transmettre une sagesse collective. Ici, point de sagesse : seulement une parole qui se libère par une modalité proverbiale qui déborde de son cadre, montrant la vacuité de la très grande majorité des énoncés. Dans le dernier chapitre, il y a encore quelques commentaires sur le cadre énonciatif du texte qui ajoute à la portée de l’œuvre. Comme le note l’énonciateur, « Tout ce qui est écrit est vrai. » (C, 341) Cette remarque, dans le Carrousel, est bien sûr ironique; cela pointe assez frontalement vers la construction mensongère du texte.
Le Carrousel encyclopédique des grandes vérités de la vie moderne, comme nous avons pu le constater, reprend donc les modalités énonciatives du proverbe. Toutefois, le Carrousel est un large détournement de cette forme. Ce détournement est autant le mode de présentation du texte que la critique qui le fonde : le Carrousel, en faisant l’accumulation du singulier dans des énoncés à la vérité douteuse, produit un discours stéréotypique et universel, en ce sens que le texte est un portrait d’un certain mode de circulation de la vérité dans le contexte qui est le nôtre. Mais, cet universel est difforme, frôlant parfois la conspiration, mensonger, ambigu. Pour qui voudra lire ce texte, l’auteur lui-même nous mets en garde, quoique bien tardivement dans le texte : « Il faut se méfier des Marc-Antoine. » (C, 220)
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