La poétesse états-unienne Jorie Graham, née en 1950 à New York, publie son premier recueil, Hybrids of Plants and of Ghosts, en 1980. Elle en a depuis écrit douze autres et obtient en 1996 le Prix Pulitzer pour l’une de ses deux anthologies, The Dream of the Unified Field. Si elle est considérée comme l’une des plus grandes poétesses de sa génération, son œuvre reste cependant méconnue du grand public, probablement du fait de sa densité formelle et philosophique. On y découvre une forte préoccupation pour le rapport entre les sens, le langage et le monde visible, par le désir de toucher, d’accéder à un réel qui ne cesse pourtant de lui résister. Le poète et professeur Calvin Bedient écrit ainsi à son propos : « she may write nearer the heart of ontological trauma (the shock of there being a world at all, the further shock of its passing) than any poet since Rilke » (2005, 40).
De ce fait, il est particulièrement intéressant que les dernières publications de la poétesse prennent en compte de façon de plus en plus insistante les diverses facettes de la catastrophe climatique, de l’extinction de masse et de l’accélération de la machine capitaliste. Notre article 1 cherchera ainsi à caractériser les représentations apocalyptiques présentes dans ses deux derniers recueils, fast (2017) et Runaway (2020). Ils ont été, à l’automne 2022, rassemblés dans une anthologie intitulée [To] The Last [Be] Human, laquelle comprendra également les deux recueils qui les ont précédés : Place (2008) et Sea Change (2012). Ces quatre ouvrages opèrent un tournant écologique dans le travail d’une poétesse déjà soucieuse de la tension entre le sujet et le monde, leurs interactions et leurs interdépendances : Robert Macfarlane, dans l’introduction de l’anthologie, les qualifie de « glittering, teeming Anthropocene 2 journal » (2022, XV), Si, dans Sea Change, le sujet poétique était confronté à l’anticipation menaçante de la catastrophe – « And how the future / takes shape / too quickly » (Graham 2008, 3) –, il est, dans ces deux derniers recueils, forcé de se référer à la fin du monde comme un état présent et non plus un horizon.
Dans sa négociation permanente des limites entre corps (humains et non-humains), des relations entre intérieur et extérieur du sujet, l’œuvre de Jorie Graham explore les métamorphoses d’une conscience poétique aux prises avec la disparition du monde. Nous tenterons alors de montrer en quoi cette poésie anthropocénique entretient un rapport spécifique au travail de la matière – celle à laquelle elle fait référence autant que celle dont elle est constituée, la masse typographique qu’elle habite. Notre hypothèse est en effet que la conscience de la crise climatique vient réévaluer le rapport de l’œil poétique au monde extérieur et accentuer un investissement spécifique du travail d’écriture, fondé notamment sur la densification, l’épaississement, le brouillage. Ce réel mis en crise, devenant l’objet d’un deuil matériel, émotionnel et épistémique – non seulement pour le sujet individuel, mais pour une espèce humaine en cours d’auto-destruction –, vient alors redéfinir les manifestations de la parole poétique.
Dans leurs explorations de réalités spécifiques à l’époque contemporaine – la surveillance des données, la réalité virtuelle, le chalutage en eaux profondes, l’extinction des espèces, l’artificialisation de l’environnement naturel, l’immatérialité des conversations avec les chatbots et la solitude corporelle qui en découle –, les recueils fast et Runaway semblent répondre à l’affirmation de Heather Davis et Etienne Turpin selon laquelle « the Anthropocene is primarily a sensorial phenomenon: the experience of living in an increasingly diminished and toxic world » (2015, 3). L’existence matérielle du poème serait une manière de rendre compte de cette perturbation sensorielle, de cette disparition progressive, puisque la voix de la poétesse affirme clairement : « We are in systemicide » (Graham 2017, 10, ci-après FA). De fait, Kylan Rice relie explicitement les recueils récents de la poétesse à une pensée anthropocénique :
Graham situates her work squarely within anthropocenic discourse. How deep does human action penetrate. How far below the crust of the earth. How much of the crust is us. Ironically and massively implicated, the multiplayer anthropocenic subject exists in a state of uncertainty: Am I the world? or is the world me? where does the world begin, where do I end? (Rice 2018. L’auteur souligne)
Le sujet, ainsi, est envisagé principalement dans son rapport avec la matière qui l’entoure, tant à l’échelle individuelle – celle d’un être qui cherche l’autre sans relâche : « find the nearest flesh to my flesh 3 » (FA, 5) – qu’à celle de la responsabilité politique et philosophique des humain×e×s envers la terre, envisagée dans les termes physiques de la trace et de la tache dans le poème « Shroud » :
we leave a lot of stain→we are wrapped and wrapped in gossamer days→at the [end what is left is
a trail→of bodyfluid→of all this fear→
[…] and a crowd comes and looks at the long worm of our
bodytrace→in this light they will see the stainage of our having lived and think it [has a
shape→it is dirt→it is ooze’s high requiem→becoming→soaked with ancestors→ (10)
Ce poème fait ainsi coïncider la pensée anthropocénique d’une transformation profonde de l’environnement par l’humain avec la persistance d’un imaginaire biblique, celui de la trace physique du péché, mais aussi celui du « suaire » évoqué par le titre. L’existence individuelle ou collective, envisagée comme un « suintement », est réduite au résidu physique qu’elle laisse sur terre. Cette marque humaine porte une charge paradoxale, dans la mesure où elle est à la fois le seul témoignage du temps vécu et la condensation d’une action destructrice. On peut ainsi lire, dans le poème « Prayer Found under Floorbard » : « pray for us we are destroyers » (Graham 2020, 25, ci-après RU). S’opère donc un renversement par rapport à la pensée d’un anthropocentrisme triomphant, qui force l’espèce humaine, celle qui dit « nous », à considérer son interdépendance avec (et sa profonde intégration dans) le monde non-humain du fait même des ravages qu’elle cause. Cette prise de conscience, cependant, est chez la poétesse conditionnée à une position spécifique, qui vient en partie nuancer l’attribution de la culpabilité : « I am an American » (RU, 11). Cette parole, en tout cas, est celle d’un sujet qui interroge sa séparation d’avec le reste de la matière, la conscience de sa place dans le monde se trouvant profondément troublée : « I am haunted but by what? / Human supremacy? The work of humiliation. The pungency of the pesticide. » (FA, 7)
Les titres des deux recueils, fast et Runaway, évoquent explicitement un rapport serré des poèmes au passage du temps et plus précisément l’entrecroisement de multiples temporalités, qui embrassent autant l’écoulement des minutes lors de l’agonie du père de la poétesse, dans le poème « Reading to My Father » (« It has been just a minute now—I don’t want the time to go in this direction—it does. / Now it has been two » [FA, 2]), que l’accélération qui place désormais l’espèce humaine dans une course effrénée vers sa propre fin. Cette coexistence de temporalités relève d’un jeu d’échelles qui vient, dans le même poème, relier le moment de la mort du père et l’extinction des espèces animales :
Day has arrived and crosses out the candlelight. Here it is now the
silent summer—extinction—migration—the blue-jewel-
butterfly you loved, goodbye, the red kite, the dunnock
[…] oh your century, there in you, how it goes out (25)
La mention du « silent summer », référence à Silent Spring (1962), ouvrage de la biologiste Rachel Carson dont le propos sur l’action dévastatrice des pesticides a fait date, vient étendre à l’échelle planétaire le silence de la mort du père. Ainsi, dans ce qui se présente comme un poème d’adieu (au père et du père), l’on ne sait clairement s’il s’agit de dire « au revoir » à sa place, à ce qu’il connaissait et aimait, ou bien à ce qui disparaît ailleurs, au cours des mêmes minutes décomptées une à une. Déjà, dans une note du recueil Never, la poétesse affirmait que son processus d’écriture était traversé par le rythme de disparition des espèces animales et végétales, passé d’une espèce tous les cinq ans au moment où Darwin écrivait On The Origin of Species (1859) à une toutes les neuf minutes au début de notre siècle : « Throughout the writing of this book, I was haunted by the sensation of that nine-minute span […] My sense of that time frame inhabits, as well as structures, the book. It is written up against the sensation of what is now called "Ecocide"» (Graham 2002, 111). Ici, la liste des espèces, qui accélère encore le rythme de leur extinction, ne semble pouvoir occuper qu’une fonction ténue de mémorialisation, leur conservation n’étant plus possible.
La conscience de ce temps pressant s’infiltre en outre dans les processus d’écriture du texte, donnant aux poèmes longs et denses de Jorie Graham un rythme effréné qui se trouve matérialisé par la saccade des tirets et le martèlement des répétitions de mots ou de sons :
[…] talk—talk—who is not
terrified is busy begging for water—the rise is fast—the drought
comes fast—mediate—immediate—invent, inspire, infil-
trate, instill—here’s the heart of the day, the flower of time—talk—talk
(FA, 17)
L’on pourrait considérer ce martèlement comme une manière de graver le texte dans l’esprit, rappelant la notion rhétorique de memoria en dessinant un lien entre l’énonciation poétique et la tentative de saisie urgente d’une réalité en cours de destruction 4.
Par ailleurs, dans fast, l’apparition des flèches (→), qui ne seront cependant pas conservées dans Runaway, donne au poème le caractère linéaire d’une poussée irrésistible vers l’avant. Celle-ci accentue autant l’accumulation des catastrophes que la fébrilité du sujet poétique qui s’y trouve confronté, comme dans le poème « Honeycomb » où le jes’adresse à un bot : « →please track / disorientation→count death→each death→very small→see it from there→count it / and store→ » (5). L’accélération(nisme) contamine donc le champ verbal en redoublant le sentiment d’urgence de la lecture, le constat d’une destruction généralisée venant faire dérailler la capacité de produire du sens. Philip Jones écrit ainsi à son propos : « she does confront the possibility that the ability to properly mourn the losses of the natural world, to mourn our capacities to interface and engage with material life, are themselves under pressure from the speed and velocity of climate change » (2021, n. p.).
Il est cependant indispensable de noter que, malgré la linéarité imposée par les flèches, la « fin du monde » qui hante ces recueils ne correspond pas strictement à un événement délimité et anticipé par la temporalité pressante d’une Doomsday Clock 5 mais, en tant que modalité d’existence, envahit bien plutôt tous les aspects de la vie. Le texte poétique, qui s’auto-désigne comme des « these notes from // apocalypse » (FA, 51), met alors en scène une catastrophe toujours en train d’advenir – ou déjà advenue : « I was very lucky. The end of the world had already occurred. How long ago / was that. I don’t know. » (7) Sans parler pour autant d’une voix d’outre-tombe, l’on constate avec le poème « Carnation/Re-in » que la parole poétique vient de sous les décombres du monde :
The house went under the mud. It was an avalanche it went under but not
into the earth. […]
Now I am in. The earth. I
wade out through it. The earth. My neighbor is under went in a flash (26-27).
Dans le poème « Tree », la perte d’une certaine relation avec le réel se donne comme un supplice de Tantale, lorsque l’accès à un monde évident, donné d’avance, matérialisé par un fruit prêt à être cueilli (« the fig that seemed to me the / perfect one, the ready one, it is permitted, it is possible, it is / actual »), se voit frustré :
Must I put down
here that this is long ago. That the sky has been invisible for years now. That the [ash
of our fires has covered the sun. That the fruit is stunted yellow mold when it [appears
at all and we have no produce to speak of (RU, 6).
Cet entrecroisement d’images traditionnelles de la fin des temps – dans l’Apocalypse selon Saint Jean, au moment de l’ouverture du septième sceau, « le soleil devint noir comme un sac de crin » (Apocalypse 6, 12) – et d’une réalité environnementale, celle des incendies et des fumées industrielles, vient amalgamer représentations et temporalités (« this is long ago »). Malgré la présence ponctuelle d’accents bibliques, ces recueils témoignent avant tout du passage, décrit par Ernesto de Martino dans La fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles, de l’imaginaire archaïque puis chrétien de l’apocalypse comme révélation et recommencement, à une apocalypse « sans eschaton » (1977), c’est-à-dire sans fin et sans au-delà. Celle-ci n’est désormais plus un futur mais un aspect de l’expérience du présent pour une espèce humaine habitant sa propre disparition, « heavied with endgame » (RU, 8). Ainsi, les aspects du présent vécu sur lesquels se concentrent fast et Runaway ne sont pas les symptômes ou les signes avant-coureurs d’une apocalypse imaginée comme événement unique et défini, mais plutôt les diverses façons dont s’organise la vie dans une fin du monde toujours déjà advenue. Il s’agit, malgré tout, de s’inscrire dans une continuité :
It is in a special sense
that the world ends. You have to keep living. You have to make it not become
waiting. Nothing is disturbingly visible. Only the outside continues but it
continues. So you have to find the way to make the inside
continue (FA, 7).
Comme nous le développerons par la suite, la poétesse vient ainsi interroger la possibilité fragile de persister en habitant des lieux et des subjectivités humbles, minimes, dans ce que Philip Jones appelle « a poetics and politics of salvage and remains » (2021, n. p.).
Comme nous l’avons évoqué, l’ubiquité et la permanence de cette fin, ainsi que la conscience d’une impossibilité de renverser le passage du temps et d’effacer les traces destructrices du capitalisme tardif, forcent une redéfinition des « structures of mourning » (Cohen, Colebrook 2016, 11) par lesquelles on se réfère à la perte d’un certain monde matériel. Celui-ci, à mesure qu’il s’échappe, perd jusqu’à son statut d’objet : « there is no real to which you can refer—and yet the / bodies are all in it » (FA, 15). En effet, ce qui caractérise dans ces recueils le deuil tant personnel que planétaire, c’est une mort devenue pure dématérialisation, qui prive les corps de leur substance : « Now there is not blood on the earth / anymore. We disappear. We pixilate » (RU, 33). Ces vers construisent un monde où l’invasion des technologies numériques dans tous les aspects de la vie irait jusqu’à brouiller la réalité tangible des corps, pouvant rappeler l’analyse au vitriol que Joanna Zylinska, dans The End of Man. A Feminist Counterapocalypse, fait des imaginaires ultra-contemporains de l’apocalypse. En effet, selon certain×e×s entrepreneur×e×s et auteur×rice×s 6– l’autrice cite en particulier Yuval Noah Harari et son ouvrage prophétique Homo Deus (2015) –, la réponse aux dangers auxquels fait face l’humanité serait d’évacuer la mort elle-même, d’en faire un simple « technical glitch » (Harari, 19), qu’il serait possible de réparer (« solving death »). Joanna Zylinska conclut de la sorte : « The fantasy of immaculate conception will thus be realized […] by installing Silicon Valley venture capitalists as fathers of immortality, (re)generating life one cell at a time. » (2018, 25) La présence de la mort comme « technical glitch » désincarné tend parfois, chez Jorie Graham, vers un imaginaire science-fictionnel, comme dans le poème « Carnation/Re-in » :
I try to feel my skin but my head is fixed to my
food and my hands where are my hands. What skin am I I ask. You have no skin
they say. You are wrapped don’t worry you won’t fall out. It’s a new material. Am I
alive. Of course you are. You are always going to be alive (FA, 26).
Si cette évocation concerne des cauchemars de modifications forcées du corps, a fortiori par une instance non identifiable, et non le rapport à un monde naturel, l’on peut cependant affirmer que ces deux aspects sont intimement liés par la question de l’organique et du vivant – concepts qui se trouvent ici bouleversés. Il n’est, par ailleurs, pas surprenant que les peurs de déshumanisation ou de désindividualisation qui traversent le poème se concentrent dans les images de la peau et du toucher, premiers et derniers lieux de la subjectivité, venant selon nous concentrer les divers aspects, manifestations et échelles de cette fin du monde connu en un « sensory phenomenon » (Davis, Turpin 2015, 3). Le critique David Lau écrit ainsi : « This complexly staged lyric voice inhabits technological development itself, in its warlike revolt against a more human past » (2017). Cependant, cette forte conscience du caractère destructeur de l’action humaine sur le monde n’engage pas pour autant la seule nostalgie d’un passé idéalisé. Il ne s’agit pas non plus, chez Jorie Graham, de rétablir l’anthropocentrisme défensif qu’adoptent certains imaginaires apocalyptiques dans lesquels l’idée d’une fin de l’humain – ou plutôt de l’homme – ne sert en fait qu’à le grandir, en tant que sujet et en tant qu’espèce. Au contraire, dans cet univers poétique où les limites corporelles se désagrègent, c’est à un brouillage du sujet et de l’espèce que l’on assiste : « Crosshatchings of me and emptiness. […] Define anthropos. Define human. Where do you find yourself » (FA, 9).
Par ailleurs, cette représentation d’une mort autant que d’une vie privées de leur caractère organique répond directement à la menace d’artificialisation de l’environnement, comme dans le poème « Reading to My Father » :
I feel my fingers grip this
page, where are the men who are supposed to come for you,
most of the ecosystem’s services, it says,
will easily become replaced—the soil, the roots, the webs—the organizations
of—the 3D grasses, minnows, mudflats—the virtual carapace—the simulated
forest, wetland, of all the living noise that keeps us [action of
company (FA, 25).
Il est intéressant de noter que ce poème, comme « Carnation/Re-in », recourt à l’évocation de la sensation (« I try to feel » ; « I feel ») au moment même où, au contraire, l’expérience du monde se dématérialise – ici continue de se dessiner un fil rouge, celui du rapport tactile au monde, que nous continuerons de tirer par la suite. La spécificité du deuil écologique repose donc sur la virtualisation de son objet, sur son remplacement par des simulacres : la perte devient « a / bodiless sorrow, the bodies are all gone from it » (15) – que ces corps soient humains ou non. Ce qui se présente comme une fin du monde, alors, perd ses possibilités de signification ; le travail de deuil tel que le décrit Jacques Derrida se trouve empêché, puisqu’il n’est plus possible d’« ontologiser les restes, [de] les rendre présents, en premier lieu [d’]identifier les dépouilles et [de] localiser les morts » (1993, 30. L’auteur souligne). L’on se rappelle alors la requête faite au bot dans le poème « Honeycomb » (« count death→each death→ ») : pour les humain×e×s vivant à la fois avant, dans et après la catastrophe, l’ampleur de la crise climatique est à la fois omniprésente et inaccessible, écrasante et impensable. Comme l’écrit Sarah Hymas, « the disaster has already happened, and we are living in an age of trauma, with the consequence of our actions » (2019, 475).
Dès lors, la tentative de l’écriture poétique de fixer un état de la terre en cours de destruction semble être vaine, tout autant que la solidité d’un poème-monument : la dématérialisation du monde, traduite dans le poème par des processus d’accélération et de fragmentation, viennent annuler sa capacité à être un objet cohérent, fermé et fini, à même de conserver un savoir de l’environnement. C’est alors peut-être la non-finitude et le mouvement débordant du poème qui viennent esquisser un geste fragile de compensation de la perte, comme en témoignent les deux derniers vers du poème « We » : « I say to myself keep on→it will not be the end→not yet→my / children sleep→not yet→a friend who’s dead said this to me→it is not dead→ » (FA, 16). La flèche vient ici ouvrir vers le vide de la page, mimant la poussée minimale, même négative (« it is not dead ») de la continuité vitale : comme l’écrit la professeure Helen Vendler, « the linear ongoingness necessitated by the continuation of desire means that the absence of shape, far from meaning dissolution and mortality, now stands for life itself » (2005, 48). C’est cette relation, reconfigurée par le sentiment omniprésent d’une certaine fin des temps, entre la persistance de la vie et le rapport sensible au monde déployé par le travail du poème, que nous chercherons à examiner dans un dernier temps.
Il semble que, chez Jorie Graham, l’inscription du poème dans un temps apocalyptique génère non pas le vide et l’ennui, mais plutôt la tentative répétée de se référer au monde d’une autre façon, d’établir un contact avec un réel fuyant, une relation à l’autre que soi née de la précarité et de la perte. Le travail poétique, plutôt que de s’arrêter dans la dramatisation de la catastrophe, met alors en mouvement un engagement tangible dans la responsabilité pour la terre. On constate en effet que cette fin des temps consiste principalement en une perte du contact entre sujets et entre le sujet et le monde, en une disparition de l’expérience corporelle de l’environnement. C’est pour cette raison que l’imaginaire hautement sensoriel de la poétesse laisse une place notable au toucher, geste envisagé comme un moyen, peut-être, de réparer une relation brisée : « The earth with its fingers in our mouth nose ears. […] Cry fingering the earth every crevice » (RU, 25). Une telle interpénétration ramène le « nous » au niveau du sol, à une continuité matérielle entre toutes les substances du monde, remettant ainsi en question (au moins en partie) la centralité et l’exceptionnalité du sujet humain. Ce que dessinent les poèmes, c’est alors la fragilité d’un rapport réciproque avec le monde, fondée sur le désir pour le sujet de se fondre dans ce qui l’entoure : « on the way home I saw mushrooms pushing up through roots→I wish to belong to the / earth as they do » (FA, 11). Cette image reste cependant ambivalente, notamment dans « Carnation/Re-in » où la transformation en entité végétale (« I am down to my food. I root and divide » [RU, 26]) relève de la même vision cauchemardesque que la perte de l’enveloppe de peau individuante – et surtout semble être due à une catastrophe environnementale : « The house went under the mud. It was an avalanche it went under but not / into the earth. » (26-27). La réévaluation de la place matérielle du sujet et de son corps dans le monde, ainsi, est loin d’être unilatérale et sereine, les poèmes semblant chercher à saisir les multiples facettes de la crise sans pour autant réussir à lui assigner une signification fixe. Il semble en tout cas que ces recueils viennent au moins partiellement envisager la possibilité d’un décentrement du sujet (poétique et humain), peut-être pour admettre de faire place au reste du vivant (« I remember the earth. Loam sits / quietly, beneath me, waiting to make of us what it can » [FA, 3]). Pour le sujet d’un anthropocentrisme en voie de désagrégation, l’évocation d’une assimilation physique dans la terre ou le « limon » peut se donner comme une tentative de laisser une trace moins destructrice, de se faire à son tour fonte des glaces pour révéler le reste du monde :
that after that we would become glacial
melt—moraine revealing wheatgrass, knotgrass, a prehistoric frozen mother’s
caress—or a finger
about to touch
a quiet skin, to run along its dust, a fingernail worrying the edge of
air, trawling its antic perpetually imagined
end—leaping—landing at touch. A hand. On whom. […]
Now listen for the pines, the bloom, its glittering, the wild hacking of
sea, bend in each stream, eddy of bend—listen—hear all skins raveling,
unending—hear one skin clamp down upon what now is no longer
missing (FA, 3).
Dans ce poème, où la chute des vers brefs vient perturber l’étirement du texte et évoquer l’irrégularité d’une exploration tactile, le toucher devient à la fois geste premier et recours ultime d’une espèce en voie de disparition, mais aussi image englobante, capable de saisir toutes les formes de vie. La mise en avant de la sensation tactile viendrait alors témoigner d’une acceptation de la relation d’interdépendance entre êtres, d’une recherche incessante de la connexion organique. Il serait cependant nécessaire d’examiner plus avant la réelle portée politique de cette possibilité de communauté épidermique, de « partage des corps » (Nancy 1992, 73) – si l’on étend, bien sûr, l’acception de « corps » au-delà du règne animal.
La référence au reste du vivant, chez Jorie Graham, ne vient pas, selon nous, établir un rapport d’équivalence entre le monde extérieur et la conscience poétique, mais au contraire questionner les tensions à l’œuvre dans ce rapport entre les catégories désormais fuyantes de sujet et d’objet. La crise environnementale vient, de fait, intensifier la conscience d’une interdépendance entre les humain.es et leur environnement – interdépendance qui se traduit épistémiquement et poétiquement dans les recueils étudiés, dans la mesure où le sujet ne se trouve pas face à un monde fixe et évident, mais plutôt emmêlé dans une relation complexe à un milieu bouleversé par la fonte, l’avalanche, l’extinction du vivant 7. La perspective de la mort, en ce sens, ainsi que les images qui s’en font le corollaire (l’ensevelissement sous la terre, la décomposition parmi les champignons), sont l’occasion d’une fusion avec le monde : « death yes but as a gathering, energy done—not a lost / war—just a merging with what comes—with what has come before » (FA, 14). C’est peut-être une telle fusion, une telle intégration, que vient figurer l’accumulation de matière à l’œuvre dans les poèmes.
Ce glissement, dans une poésie qui ne cesse de tâtonner autour des limites qui séparent les corps, hors d’une relation de stricte séparation entre sujet et objet, vient remettre en question la possibilité pour le je de se saisir de façon univoque et directe du monde et donc perturbe la capacité de représentation du poème. On pourrait alors penser que la reconfiguration du rapport entre le moi et le monde, entre l’intérieur et l’extérieur d’un sujet aux limites vacillantes, concerne également la position du je lyrique, qui se trouve pris dans le mouvement d’éclatement des poèmes. Le je affirme ses propres limites quant à l’appropriation du monde sensible, jusqu’à faire de cette frustration une clef de l’expérience poétique :
Dear friend, you cannot cross here,
this is the visible world, I have seen it in this my life, by accident, just now,
I have recognized it, I do not know that I will glimpse it again in this life, I assume it’s my
one life, my mind roves over it all tapping, trying words, again words. The poem
is built for this. To come to this limit & see in & fail. It is built for this particular
failure. (RU, 46-47)
La parole, ainsi, vient se loger dans le négatif, dans l’espace de la crise, du manque, de l’inaccessible, et se fait tentative vaine, mais incessante de relier ce qui est séparé.
Hantés par une conscience de la fin, inquiets de leur désagrégation et de la perte du réel, le corps et sa parole semblent s’animer, chez Jorie Graham, du désir d’établir un contact avec le monde au moment même où tout semble se désincarner. En quelque sorte, c’est l’état de crise, le désagrègement du rapport au monde, intensifié dans l’expérience du deuil, qui vient accentuer une conscience de l’interconnexion entre êtres, montrant que tout repose sur l’interdépendance, même lorsque celle-ci est conflictuelle ou source de destruction. Dans ces « notes from // apocalypse », il ne s’agit donc pas tant de compenser la catastrophe, de faire revivre par le poème ce qui est détruit ou en voie de disparition, que d’approcher ce que Rosi Braidotti appelle « the thinkability of disaster » (2002, 312), c’est-à-dire de considérer comment l’espèce humaine se saisit elle-même dans un moment de perte désormais continuelle, envahissante, encerclante. La poésie viendrait rendre compte, sans être contrainte par des discours scientifiques ou moraux, de la complexité de cette expérience avant tout sensorielle, de ce tâtonnement dans un monde en ruines : « nothing was left to us but touch→no stories but those of touch » (FA, 39).
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