Le mythe de la Genèse présente Ève telle une fautive, une pécheresse, car elle a osé manger du fruit interdit. Conséquemment, elle est chassée, avec Adam, du jardin d’Éden. Puisque la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance est interdite à l’être humain, ce dernier ne semble a priori pas pouvoir vivre en plein accord avec son environnement. Ce mythe instaure une distinction irrémédiable, car originelle, entre l’être humain et la nature (Kimmerer 2013, 15-23)1. Il est vrai que, dans la Genèse, l’être humain semble dominer la nature tel que Dieu lui dit de le faire : « Elohîm les bénit. Elohîm leur dit : "Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquérez-la. Assujettissez le poisson de la mer, le volatile des ciels, tout vivant qui rampe sur la terre!" » (Chouraqui 1989, Gn 1;28). Les verbes à l’impératif conquérir et assujettir semblent en effet marquer une rupture entre Adam et Ève et la nature — terre, poissons, mer, oiseaux, ciel et animaux terrestres. Le judaïsme apparaît donc éloigné d’un rapport harmonieux avec la nature. Pourtant, reposant sur la (re)lecture perpétuelle des textes2, le judaïsme invite à la multiplicité des interprétations3. C’est ce que souligne Rachi (Botschko 2007, 111), grand commentateur de la Torah, lorsqu’il précise que le verbe assujettir employé ici est en hébreu le verbe wéyirdou, verbe qui contient à la fois une signification de domination (ridouï), et une signification de déchéance (yerida). Autrement dit, le verset 28 de la Genèse met en lumière l’importance de la responsabilité de l’être humain par rapport à la nature et de sa place de gardien comme faisant partie d’un tout. Celui-ci se doit de la cultiver, d’en prendre soin (Chouraqui 1989, Gn 2; 8-15) afin de s’en rendre digne.
Une réflexion sur cette séparation entre nature et culture traverse Le Garçon qui voulait dormir, roman d’Aharon Appelfeld (2011) dans lequel le narrateur, Erwin, s’inspirant de l’imagerie agraire dont abonde la Bible hébraïque, raconte sa métamorphose d’enfant en jeune homme depuis son départ d’Europe jusqu’à son arrivée en Palestine dans les kibboutzim — les fermes collectives israéliennes. Ce changement géographique — véritable exil pour l’auteur-narrateur — s’accompagne d’un changement de langue et de vie puisque l’auteur-narrateur-protagoniste travaille la terre comme toutes les personnes des jeunesses sionistes. Survient alors dans ce roman l’idée d’une immersion de l’être humain dans la nature. Par la narration de l’expérience dans le kibboutz, le protagoniste abolit la hiérarchie entre l’être humain et la nature, car ce dernier, représenté par Erwin/Aharon, c’est-à-dire le personnage principal, apparaît à la fois comme un jardinier et un arbre en soi. Dans cet article, nous nous demanderons en quoi la description du kibboutz et de la métamorphose du protagoniste dans Le Garçon qui voulait dormir propose un regard renouvelé, car écologique, sur un modèle d’agriculture héritée de la Bible.
Nous nous pencherons donc d’abord sur le sionisme, ses principales caractéristiques et la manière dont le roman l’illustre. Ensuite, nous étudierons la place centrale de la langue dans la métamorphose de l’individu et la création du nouvel être humain juif consacré à la terre et non plus aux prières. Enfin, nous analyserons comment la Bible hébraïque inspire l’idéal sioniste du retour à la terre4 et en quoi cela introduit un nouveau rapport entre l’être humain et la nature, un rapport que le roman d’Aharon Appelfeld met en lumière et qui s’inscrit au-delà des oppositions entre nature et culture, et réinvente ainsi une conception nouvelle du champ comme jardin.
Avant toute chose, il nous apparaît important de rappeler en quoi consiste l’idéal sioniste. Le sionisme5 est un mouvement à la fois politique et religieux qui prône la création d’un État juif en terre de Palestine. L’idéal sioniste est fondé sur l’idée d’une religion du travail qui promet l’élévation physique et spirituelle de l’être humain par ce même travail, c’est-à-dire l’agriculture, seul métier que les juifs n’ont pas pu exercer depuis le Moyen Âge6. Cette idéologie est notamment portée par Aharon David Gordon (Bensoussan 2002), qui tente également de l’appliquer à sa propre vie, considérant que le travail de la terre est l’unique manière d’accéder à la délivrance spirituelle. Ces idées se retrouvent illustrées par les propos d’un travailleur avec lequel le narrateur discute dans Le Garçon qui voulait dormir :
Moi non plus je n’apprécie pas la valeur de la prière, je croyais que le travail de la terre guérirait les douleurs du corps et de l’esprit, et je chantais, comme tout le monde, Nous sommes venus bâtir le pays et pour être construit par lui, heureux de donner des noms hébreux aux outils agricoles, comme s’il s’agissait d’objets de culte : bêche, pioche, houe, râteau. (Appelfeld 2011, 201)
Dans ce passage, l’évocation d’un chant collectif (Nous sommes venus bâtir le pays et pour être construit par lui) donne d’emblée le ton et affiche la couleur sioniste. Celle-ci est également mise en exergue par le biais de deux éléments : d’une part, la dévalorisation des prières et la valorisation du travail de la terre; d’autre part, la perception des outils agricoles comme des objets de culte. Dès la première phrase de l’extrait, la prière et le travail de la terre s’opposent par le biais de la juxtaposition des deux segments dont ils sont issus. Ce face-à-face syntaxique opéré par l’utilisation de la virgule est accentué par la négation qui caractérise la prière (je n’apprécie pas la valeur de la prière) et par le verbe « croire » — connoté positivement — qui qualifie le travail agricole (je croyais que le travail de la terre guérirait les douleurs du corps et de l’esprit). Cette croyance en l’agriculture comme « rédemption » du corps et de l’âme nous mène au second élément : la vision de l’agriculture comme nouvelle religion. La prière fait référence — dans l’idéologie sioniste dont l’extrait est une illustration — à un mode de vie ancien dans lequel la religion n’était faite que de croyances abstraites, de livres, alors que le travail agricole, lui, est concret. Cette nécessité d’une « religion du concret » est mise en lumière par la dénomination des outils agricoles qui, de par leur utilité terrestre, semblent symboliser la concrétude absolue.
Le sionisme prône alors la métamorphose de la condition juive par le retour à la terre. Il ne s’agit pas seulement de se réapproprier militairement la terre, mais aussi de se la réapproprier physiquement et concrètement, c’est-à-dire en la travaillant. De plus, ledit retour à la nature se fait par et grâce à la profession paysanne, ce que mentionnent à plusieurs reprises différents personnages tout au long du roman : « Ils avaient été de jeunes pionniers tournés vers l’avenir » (185). Dans cette citation, le terme pionniers est central. Il associe la dimension de l’agriculture à celle de l’entreprise nouvelle et ainsi met en exergue le fait que, pour ces jeunes, l’avenir n’est autre que le travail de cette terre encore non cultivée. Autrement dit, l’avenir est dans l’agriculture, non pas dans les livres. Nous allons à présent nous intéresser aux deux principales caractéristiques du sionisme présentes dans le roman, à savoir la primauté de l’agriculture et le lien entre cette dernière et la Bible dans les kibboutzim.
Le retour à la terre plutôt que l’enfermement dans de vaines prières est, en effet, la composante principale du sionisme (Bensoussan 2002). Ce retour à la terre est exprimé souvent dans le roman : « Nous avons été des pionniers de longues années, nous avons travaillé dans les champs et les vergers, nous avons vieilli, et notre vie se déroule entre les hôpitaux et les maisons de repos » (Appelfeld 2011, 164). L’emploi du pronom nous rappelle la teneur politique et idéologiste du sionisme. En outre, ce récit d’un autre travailleur sioniste montre une fois de plus l’abandon de l’être humain à sa tâche qu’est le travail de la terre, travail qui l’arrache, le déracine de sa vie d’avant pour l’enraciner ensuite dans les champs et les vergers qu’il a construits, comme l’illustre l’emploi du verbe vieilli qui connote le passage du temps. De plus, le partage du temps entre les hôpitaux et les maisons de repos souligne un certain épuisement dû au travail du sol. Un autre passage, un peu plus loin dans le roman, soutient cette thèse : « J’ai quitté les Carpates pour rejoindre la formation agricole des jeunes sionistes, persuadé que c’était bien plus important que la prière » (202). Le déplacement géographique est ici mentionné par le verbe rejoindre qui lie l’avant — les Carpates — à l’après, soit la Judée représentée par la formation agricole des jeunes sionistes. Un autre élément important que nous avons déjà mentionné, mais qui mérite d’être encore étudié, est la prière. Celle-ci est en effet vaine par rapport au travail de la terre davantage réel et tangible. En effet, l’agriculture permet d’obtenir des récoltes alors que le fruit de la prière n’est que le silence qu’elle précède. Cependant, cette fermeture à la prière dans les kibboutzim ne signifie pas pour autant la proscription de la Bible hébraïque, bien qu’elle soit drastiquement refusée par certains sionistes7.
Comme nous l’avons brièvement évoqué plus tôt, la Bible hébraïque et d’autres textes fondamentaux du judaïsme ont inspiré l’idéal sioniste de Gordon :
Nous sommes venus ici pour travailler la terre, en faire sortir le pain, et non nous barder d’illusions. On peut étudier la Bible dans ses aspects botanique, géographique, historique, mais il ne faut pas plonger dans des croyances vaines comme nous l’avons fait pendant des générations. (186)
La Bible dicte en effet un certain comportement à l’être humain vis-à-vis de l’agriculture, notamment en ce qui concerne le rythme : non seulement l’agriculteur·rice doit-il·elle laisser la terre au repos pendant le shabbat de même qu’il·elle doit lui·elle aussi se reposer, mais en plus, tous les sept ans, l’agriculteur.rice doit accorder à la terre une année sabbatique. La Bible devrait alors être lue comme un guide du·de la bon·ne agriculteurr·ice et non comme un livre de prières. Cette importance de la Bible est également évoquée dans le roman à travers un autre élément, soit l’étude : « L’après-midi nous étudiions la Bible et les Maximes de nos Pères. Notre professeur, Slovotzki, nous assura qu’avec un peu d’effort nous pourrions bientôt lire des passages de la littérature hébraïque moderne » (62). Nous voyons, grâce à ce court extrait, que la vie dans les kibboutzim se passe entre agriculture et étude de la Bible. Pourquoi l’étude de la Bible, s’il s’agit de rompre avec un ancien mode de vie? N’est-ce pas là l’une des principales activités des Juifs d’Europe? Effectivement, il semble que l’étude de la Bible et l’agriculture s’opposent de la même manière que l’agriculture et les prières. Pourtant, la Bible est ici étudiée pour apprendre l’hébreu, cette langue de la terre8, de l’agriculture. L’enjeu ici est de se lier à la langue par la Bible comme à la terre par le travail, ce qui nous mène à notre deuxième partie : la création d’un nouvel être humain juif par la langue.
De la même manière que l’idéal sioniste promeut l’hébreu comme langue commune pour former une nation, la métamorphose du narrateur dans le roman s’opère par le changement de langue et le rapport des langues à la nature. Nous étudierons donc la création du nouvel être humain juif et son rapport à la terre en trois temps : d’abord à travers l’analyse de la langue comme lien entre les individus et point central de l’idéal sioniste; ensuite, nous étudierons la langue dans son lien aux plantes et à l’agriculture et, enfin, nous verrons en quoi la langue est géographique dans le roman.
Le premier critère linguistique relié à l’idéal sioniste est l’unité de la langue. Cette unité est illustrée dans le texte par l’obligation de parler l’hébreu à la ferme :
Je demandai à l’infirmière de vérifier si le livre était dans la bibliothèque de son implantation. Elle me promit de le faire et m’annonça au bout de quelques jours qu’il n’y avait pas de livres en langue étrangère dans la bibliothèque. Les membres de sa coopérative avaient fait le serment en immigrant qu’ils ne parleraient et ne liraient d’autre langue que l’hébreu. (163)
Ainsi, le kibboutz prône également le retour à une langue commune, soit l’hébreu. Ce choix linguistique, idéologique et nationaliste implique dès lors une censure collectivement convenue comme l’indique le terme serment et la négation restrictive ne liraient d’autre langue que l’hébreu. Cela fait partie du processus de métamorphose ou de renouveau de l’humain juif puisqu’il coupe littéralement les migrants de leur monde d’avant par l’apprentissage d’une nouvelle langue, d’une nouvelle culture : « À la ferme, la contrainte de parler hébreu était implicite et je n’en avais presque pas conscience tandis qu’ici, parmi les malades et les lits blancs, les hommes se réfugiaient chez eux, et pas seulement lorsqu’ils dormaient » (130). Cet autre extrait illustre également le lien qui existe entre la ferme et la langue hébraïque par la mise en lumière d’une double dichotomie entre lieux et langues. En effet, du point de vue syntaxique, la ferme est liée à l’hébreu par juxtaposition et l’hébreu s’impose sur un long segment de phrase qui relie la langue au narrateur par la conjonction de coordination et. Les langues européennes apparaissent à nouveau, mais chez les malades et les blessés. Ainsi, ces mêmes langues du vieux continent et de la vieille histoire refont surface dans un mouvement de repli sur soi observé chez les malades et blessés, repli que l’on observe dans la phrase par le rythme saccadé que crée l’utilisation répétée des virgules. Ces vagues qu’imprime la phrase sont annoncées par la locution conjonctive tandis que suivie d’une virgule, une coupure syntaxique visible. Cette structure marque l’opposition entre les langues (l’hébreu et les langues européennes désignées par chez eux) et entre les lieux (la ferme et ici, c’est-à-dire l’hôpital). Cette association de la langue au renouveau de l’humain juif sioniste et à la ferme nous mène à l’analyse du lien que le roman tisse entre la langue et le végétal.
Un important champ lexical du végétal et de l’enracinement s’applique à la langue dans le roman, ce qui tisse un lien entre l’apprentissage de la nouvelle langue, l’hébreu, et la terre que l’être humain travaille : « [J]e voulus lui dire que je n’avais plus de langue, que j’avais perdu ma langue maternelle, même si je la parlais toujours, et que je doutais que ma nouvelle langue prît racine en moi » (140). Ici, le narrateur se trouve dans une situation pour le moins inconfortable : d’un côté, il a l’impression d’avoir perdu sa langue maternelle; de l’autre côté, il craint que la nouvelle langue qu’il tente d’implanter en lui ne prenne jamais racine. Il y a ici un rapprochement entre les langues et les plantes. En effet, le narrateur a perdu sa langue maternelle au sens où celle-ci est déracinée du terreau européen d’où elle vient. Dès lors, le narrateur n’a plus l’impression de pouvoir la parler bien qu’il continue à prononcer les mêmes mots — ceux-ci sont comme séparés de leur sens, n’étant plus ancrés dans le contexte européen. Pour ce qui est de l’hébreu — la langue des kibboutzim —, celle-ci est bien enracinée dans les terres palestiniennes, mais non dans le terreau individuel du narrateur. Ainsi, nous comprenons que la langue est associée à une plante par le narrateur, voire qu’elle est une plante. La langue s’enracine alors que la terre est travaillée par le narrateur. Celui-ci exprime cette métamorphose, ce véritable renouveau qui s’opère en lui autant par le langage que par l’activité physique : « Chaque journée d’entraînement, de travail dans la plantation, ou même d’étude de l’hébreu, les éloigne de moi. Changement. Renouveau » (94). L’évolution est marquée dans le passage par l’adverbe de temporalité chaque journée qui traduit une gradation et une continuité. Le résultat de cette gradation et de cette continuité est le changement, le renouveau. Il y a bel et bien une métamorphose du narrateur qui s’effectue par l’apprentissage de l’hébreu, l’entraînement physique et le travail dans la plantation. Le service militaire est présent dans le roman et fait aussi partie du rapport nouveau qui s’instaure entre le personnage et la terre de Judée. Il y a une lutte pour la terre. La langue est, comme nous l’avons souligné précédemment, un champ de bataille culturel et linguistique pour gagner une terre; un champ dans lequel la lutte consiste à créer un lien entre soi et cette terre, une identification et un attachement. Cette identification de la langue à une plante est une conception végétale de la langue qui lie également la langue à un endroit géographique.
La langue est en effet largement mise en rapport avec le paysage végétal dans lequel elle s’inscrit. Dès lors, deux langues et deux paysages s’opposent dans le roman : la langue maternelle et les Carpates d’une part et l’hébreu et les montagnes de Judée de l’autre.
Je n’y suis pour rien, papa, si je peux me permettre d’exprimer une opinion sur moi-même.
— Mais que va-t-il advenir de nos âmes? Ta mère et moi avons fondé de grands espoirs en toi. Je n’ai plus de forces. Pendant toutes ces années j’ai essayé sans succès de trouver de nouvelles formes en espérant que tu poursuivrais le même chemin. Si tu ne le peux pas, quel est le sens de nos vies?
— Je suis là, papa. Au cœur des montagnes nues de Judée qui ne supportent pas d’autre langue que la leur. […] Le silence, encore et toujours. C’est dans le silence que nous construisons des terrasses, plantons des arbres et acquérons chaque jour une poignée de mots hébreux. Le livre de Samuel est un livre extraordinaire, mais avare de mots. C’est, je crois, la langue de ces montagnes : le moins de mots possible […]. (104-105)
Dans cette longue citation, le narrateur dialogue en rêve avec son père — mort dans les camps — à propos de sa nouvelle vie. Il est alors question non seulement du rapport entre la langue et le paysage auquel elle se rattache, mais aussi de l’opposition entre deux styles de vie représentés par le père et le fils. Selon le père du narrateur, l’oubli de la langue maternelle par son fils les condamne lui et sa femme à l’oubli, car sans cette langue le narrateur ne peut plus suivre le chemin qu’elle lui traçait, celui que son père suivait « en espérant qu[’il] poursuivrai[t] le même chemin ». C’est alors que la langue dans son rapport géographique au paysage apparaît. Le narrateur exprime son impossibilité de parler une autre langue que celle des montagnes nues de Judée; il y a l’hébreu, le silence. Ce silence qu’est l’hébreu est donc tout autant la langue du paysage que celle du travail de la terre. La terre façonne la langue, la langue et la terre façonnent l’être humain, l’être humain façonne la terre et s’approprie la langue. Cela n’est pas sans rappeler la figure du semeur qu’étudie Emmanuele Coccia lorsqu’il analyse Le Semeur de Van Gogh :
Il s’agit de tout transformer en paysage : l’être humain ne doit aucunement l’emporter sur le reste des acteurs non-humains, et l’histoire doit devenir configuration géographique, état de la Terre tout entière. La peinture doit métamorphoser le monde en paysage; les visages eux-mêmes doivent devenir de la consistance des montagnes et des champs. (Coccia 2020, 8)
C’est dans ce triangle relationnel terre-langue-humain que s’inscrit désormais le narrateur. Lorsqu’il se trouvait dans les Carpates, il parlait leur langue, l’allemand — celle que parlaient aussi ses parents et ses grands-parents. Le déplacement géographique induit un changement de langue, car il y a un changement de milieu naturel. La langue étant géographique, dans son lien au paysage, le protagoniste parle la langue du paysage dans lequel il évolue. Autrement dit, ce n’est pas la nature qui parle la langue de l’être humain. Au contraire, il semblerait que ce soit l’être humain qui parle la langue du paysage : l’allemand serait l’imitation humaine du langage des Carpates et l’hébreu celle du langage des montagnes de Judée.
Cette importance de la langue dans la métamorphose du personnage et l’association faite, tout au long du roman, entre la langue et la plante ainsi que le lien que la langue tisse entre le protagoniste et la terre, permettent de penser que l’idéal sioniste propose un nouveau9 type de rapport entre l’être humain et la nature. Ce lien nouveau entre la nature et l’être humain est inspiré de l’Ancien Testament et fondé sur une idée de responsabilité et d’union envers et avec la nature. Nous verrons donc dans cette partie en quoi la Bible hébraïque incite l’être humain à être respectueux et à se considérer comme son égal et non son supérieur. Pour ce faire, nous étudierons d’abord la manière dont le roman présente l’être humain comme uni à la nature sans principe de hiérarchie. Nous analyserons ensuite comment cette union dans le roman et dans la Bible hébraïque tente de faire se correspondre humain et végétal. Enfin, nous tâcherons de voir en quoi l’être humain est présenté comme un jardinier et gardien de la terre plutôt que comme un simple agriculteur.
Dans le roman, le narrateur parle souvent de son lien à la nature comme d’un rapport de complémentarité : « Les arbres, les rochers et les collines m’expliqueront ce que je ne comprendrai pas […] » (Appelfeld 2011, 296). La conception de la nature selon le narrateur-protagoniste est celle d’un être vivant à même de comprendre et d’expliquer le monde à l’être humain. Il y a donc une certaine complémentarité entre l’être humain et la nature que cette phrase met en lumière par l’enchevêtrement de la nature et de l’être humain dans la dernière partie de la phrase : « [ils] m’expliqueront ce que je ne comprendrai pas ». Le pronom possessif moi s’attache au verbe expliquer dont la nature est le sujet. Ce partage des savoirs entre l’être humain et la nature n’est pas le seul partage qui soit dans le roman. Nous trouvons également un partage des émotions entre Erwin et la nature : « L’été, les nuits dans les Carpates étaient longues, blanches, hors du temps. Nous nous asseyions sur la terrasse devant la maison et mon père s’abandonnait aux émotions que pouvait procurer ce lieu, il découpait une pastèque et partageait notre joie » (142). Dans cette courte citation, le fruit (la pastèque) et les émotions (la joie) sont lié·es par l’action de partager. Ainsi la joie et la pastèque étant partagées, l’être humain et la nature s’unissent une fois de plus.
Cette union de l’être humain à la nature est encore plus claire lorsque le protagoniste s’identifie, implicitement ou explicitement, à un champ, un jardin ou un arbre tout au long de son évolution. Dès la première phrase du roman, le narrateur se décrit comme profondément endormi : « Depuis la fin de la guerre, j’étais plongé dans un sommeil continu » (7). Cet état de sommeil qui le caractérisera auprès des autres personnages jusqu’à la fin du roman10 pourrait être comparé à l’état de dormance de la graine qui précède le changement, la métamorphose du protagoniste. La dormance est une période du cycle de vie de la graine durant laquelle cette dernière arrête sa croissance afin de conserver son énergie. Erwin semble suivre ce cycle tout au long du roman découpé en trois temps. Le premier est celui pendant lequel il dort et réduit son activité physique puisqu’il est exempté de beaucoup d’entraînements d’Efraïm11. Il réduit ainsi son activité physique, conserve son énergie et sommeille. Le deuxième temps est l’étape de réveil : arrivé en Palestine avec d’autres jeunes, il se met à travailler la terre et sort de l’état de dormance pour s’enraciner. Cependant, ce n’est que lors du troisième stade que sa métamorphose prend forme : il écrit en hébreu. Erwin sort alors complètement de l’état de dormance et commence à créer dans sa nouvelle langue, c’est-à-dire à germer en hébreu. En outre, le roman est parsemé de termes se rapportant au lexique du végétal pour décrire les états d’Erwin, ses ressentis et sa métamorphose, comme le montre l’emploi du verbe semer : « "Je veux être écrivain. — Qui a semé en toi cette envie? s’enquit-il [Robert] prudemment. — Il faut croire que c’était en moi" ». (173) Dans ce court dialogue, Robert, un bon ami d’Erwin, emploie le verbe semer afin de demander au narrateur comment lui est venue l’idée d’écrire. Le verbe semer introduit dès lors un lien de comparaison, voire d’assimilation, entre l’être humain et le champ cultivé. De plus, le fait que les germes étaient à l’intérieur du narrateur renforce cette idée d’association avec la terre. De même lorsque le narrateur écrit pour la première fois :
Après une nuit d’insomnie j’avalai deux calmants et, profitant de l’accalmie, pu écrire à la lumière du jour levant les lignes suivantes : Les changements viendront, imperceptiblement. La pousse est lente, presque invisible. Parfois, à une station d’autobus, sur des aires de stationnement temporaires, sur un balcon, il tournera vers elle la tête, des rides barrant son visage, et l’on pourra, comme sur un tronc d’arbre, compter les années. (234)
L’être humain est ici comparé à un arbre12, comme l’illustre d’une part le temps lent que l’écriture met en exergue par l’occurrence de l’adverbe imperceptiblement et de l’adjectif lente, et d’autre part le champ lexical de l’arbre (la pousse, tronc d’arbre) qui introduit concrètement la comparaison entre le visage de l’homme décrit et le tronc d’arbre. Cette union, cette assimilation de l’être humain au végétal n’est pas sans rappeler la figure d’Adam, le premier être humain, dont le nom rappelle son origine : la terre13. En effet, comme le souligne le rabbin Yeshaya Dalsace (2006) en s’appuyant sur le texte de la Genèse (2;7), Adam est fait à partir de la terre du jardin d’Eden et en est donc son égal, mais non son supérieur. Ainsi, l’être humain est présenté dans la Bible hébraïque et dans le roman d’Aharon Appelfeld comme le frère de la terre.
Cette nécessité qu’a l’être humain de prendre soin de la nature se retrouve dans la figure du jardinier qu’endosse également le protagoniste et les autres travailleurs sionistes : « L’homme donne ici son âme à la terre […] » (Appelfeld 2011, 165). Il s’agit ici de se donner au sens de s’y consacrer. L’être humain se consacre à la nature par le travail dans les plantations :
Nous travaillions dans la plantation à côté de laquelle une nouvelle terrasse était aménagée. À nous de transformer la terre rocailleuse en une terre fertile. Une fois les rochers dynamités, nous devions planter de gros cailloux pour créer une butée bordant la terrasse, puis remplir les trous d’une terre brune et tendre que nous avions remontée au préalable des profondeurs du wadi, dans des seaux en caoutchouc.
Les pioches étaient lourdes, les pierres se fendaient avec difficulté. Efraïm ne s’émouvait pas des égratignures et des blessures, ses poches étaient pleines de bandages, et il nous certifiait que dans un mois ou deux, nos mains sauraient s’y prendre d’elles-mêmes. (61)
Ce passage met en lumière le modelage de la terre, la transformation presque alchimique de la pierre en terre fertile qui rappelle la transformation de la boue en or. Cette transformation nécessitant l’acte de l’être humain, la responsabilité de celui-ci est celle d’être le gardien et jardinier — tel Adam placé dans le jardin d’Eden — de cette même nature : « Elohîm prend le glébeux et le pose au jardin d’Eden,/pour le servir et le garder » (Chouraqui 1989, Gn 2;15). Adam — ou le glébeux, pour reprendre l’expression d’André Chouraqui — est ici posé dans le jardin d’Eden non pas en tant que rabbin, étudiant et priant jour et nuit, mais comme jardinier et gardien; jardinier lui-même jardiné par la nature, gardien lui-même gardé par la terre dont il est issu. En effet, il n’est pas question d’assujettir la terre mais, au contraire, de la servir. Ainsi, l’être humain se doit de la façonner — c’est-à-dire la travailler, l’ensemencer — pour donner la vie (les récoltes et les floraisons).
L’évolution du narrateur-protagoniste dans Le Garçon qui voulait dormir d’Aharon Appelfeld nous a permis de voir en quoi l’agriculture qui y est décrite est en fait l’élaboration d’un nouveau rapport de l’être humain à la terre. Il s’agit également d’une redéfinition du rapport de l’humain à l’agriculture puisque le champ est souvent assimilé à un jardin, inspiré directement des textes bibliques, notamment ceux de la Genèse. Ainsi, la Bible hébraïque reste présente dans l’idéal sioniste et y prend même une place importante, puisque c’est non seulement par elle que le protagoniste apprend l’hébreu, mais aussi d’elle que découle le rapport humain/nature. Ce lien entre l’être humain et le végétal est doublement neuf : tout d’abord il est la métamorphose du protagoniste dans le roman qui passe d’une nature — les Carpates — à une autre — les montagnes nues de Judée — et tâche d’en apprendre la langue; ensuite il s’agit d’une conception nouvelle par rapport à celle, occidentale, qui ne semble voir qu’une opposition fatale entre nature et culture. Dans son roman, Aharon Appelfeld trace donc un lien entre l’être humain et la nature — un lien qui les met à égalité l’un·e de l’autre — et gomme ainsi l’apparente scission présente dans le judaïsme entre terre et être humain.
Corpus primaire
Appelfeld, Aharon. 2010. Ha-Ish She-Lo Passak Lishon. Israël, Kinneret, Zmora-Bitan, DvirPublishing House et traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti sous le titre Le Garçon qui voulait dormir. Paris : Éditions de l’Olivier. 2011.
Textes bibliques
La Bible. 1989. Traduite et présentée par André Chouraqui. Paris : Desclée de Brouwer.
Ouvrages théoriques sur le rapport entre l’être humain et la nature
Abécassis, Armand. 2013. L'Univers hébraïque : Du monde païen à l'humanisme biblique, Paris : Albin Michel.
Bensoussan, Georges. 2002. Une histoire intellectuelle et politique du sionisme 1860-1940, Paris : Fayard.
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Dalsace, Yeshaya. L’Homme, jardinier de Dieu. Responsabilité envers la nature, conférence donnée à Akadem (Paris), le 3 novembre 2006. https://akadem.org/sommaire/themes/limoud/individu-et-pouvoir/individu-et-societe/responsabilite-envers-la-nature-28-11-2006-6795_227.php
Descola, Philippe. 2005. Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard.
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