Imaginez que vous vivez dans l’océan. Vous passez vos journées dissimulées dans une tanière de pierres ou de coquillages que vous avez construite avec soin. La nuit, vous chassez crustacés et mollusques dont vous brisez la coquille grâce à votre bec de perroquet. Vous avez des branchies et vous vous propulsez dans l’eau à l’aide d’un siphon. Vous avez deux yeux, assez semblables à ceux d’un être humain, mais vous voyez en noir et blanc. Pourtant, votre peau peut imiter n’importe quelle couleur à la perfection. Vous avez le sang bleu, trois cœurs et neuf cerveaux. Il y a plus de neurones dans chacun de vos tentacules que dans votre tête. Vos bras sont couverts de dizaines de ventouses, qui « touchent-goûtent » leur environnement. Chacun de vos bras peut prendre des décisions simples et indépendantes du cerveau central. Vous êtes intrinsèquement multiples.
À partir de cette expérience de pensée, j’aimerais poser quelques questions. Que ressent la pieuvre, et de manière plus générale, l’animal autre-qu’humain? Comment perçoivent-ils le monde? Et surtout, comment la littérature est-elle en mesure de rendre compte de cette perception? Quelles sont les stratégies qu’un·e auteur·rice peut utiliser pour mieux la saisir? En tant qu’autrice féministe et chercheuse en création littéraire, ces interrogations m’apparaissent fondamentales pour réfléchir à une pratique d’écriture plus inclusive et désanthropocentrée, c’est-à-dire qui cherche à s’extraire de l’anthropocentrisme en ramenant l’être humain au même niveau que le reste du vivant et qui refuse le dictat selon lequel iel serait à part, supérieur. Pour ce faire, la pieuvre, aquatique, invertébrée, tentaculaire, si profondément alien est peut-être le modèle idéal. « If we want to understand other minds, the minds of cephalopods are the most other of all. » (Godfrey-Smith 2020, 22)
Mais, déjà, il y a un problème. Comment comprendre l’esprit (ou devrais-je dire les esprits, j’y reviendrai), d’un être aussi différent de l’être humain? Comment imaginer de manière réaliste ce à quoi peut ressembler la vie intérieure d’un poulpe, et encore plus l’écrire? Comme l’explique le philosophe Thomas Nagel, dans son essai What is it Like to be a Bat, il est impossible aux humains de se représenter ce que cela signifie d’être un animal — dans l’exemple suivant, une chauve-souris — car iels ne partagent pas le même appareil sensorial : « But bat sonar, though clearly a form of perception, is not similar in its operation to any sense that we possess, and there is no reason to suppose that it is subjectively like anything we can experience or imagine » (1974, 438). L’imagination humaine, loin d’être infinie, se verrait ainsi restreinte par un corps et une subjectivité limitée à la vision, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût. De ce que savait Nagel, aucun être humain ne maitriserait l’écholocalisation1. Et, selon le philosophe, quand bien même je me prêterais à l’exercice, je ne pourrais jamais qu’imaginer, ce que cela serait, pour un humain, de voler, maitriser l’écholocalisation et dormir la tête en bas :
It will not help to try to imagine that one has webbing on one's arms, which enables one to fly around at dusk and dawn catching insects in one's mouth; that one has very poor vision, and perceives the surrounding world by a system of reflected high-frequency sound signals; and that one spends the day hanging upside down by one's feet in an attic. In so far as I can imagine this (which is not very far), it tells me only what it would be like for me to behave as a bat behaves. But that is not the question. I want to know what it is like for a bat to be a bat. Yet if I try to imagine this, I am restricted to the resources of my own mind, and those resources are inadequate to the task. I cannot perform it either by imagining additions to my present experience, or by imagining segments gradually subtracted from it, or by imagining some combination of additions, subtractions, and modifications (439).
À en croire Nagel, l’exercice de pensée que j’ai proposé en introduction — imaginer être une pieuvre — serait donc condamné à l’inexactitude. D’autant plus que la pieuvre, au contraire de la chauve-souris, se trouve à l’autre extrémité de notre arbre évolutif. S’il m’est impossible de percer la subjectivité d’un chéiroptère, pourtant un mammifère avec qui je partage des caractéristiques communes, celle d’un mollusque doit bien être insoluble. Dans son exemple, Nagel pointe également un autre défi bien connu dans l’étude de la conscience animale : l’anthropomorphisme. Je n’ai pour ainsi dire pas le choix de partir de mon point de vue situé d’Homo sapiens pour appréhender l’autre-qu’humain, avec toutes les limites et les erreurs d’interprétations que cela entraine. Pour l’écrivain·e, cela signifie accepter de n’avoir que l’écriture, irrémédiablement humaine, comme outil pour percer la subjectivité animale. En adoptant un point de vue non humain dans son œuvre, iel ne donnera jamais à voir qu’une réalité partielle.
Je l’affirme sans détour : les auteur·rices de textes animaliers sont coupables d’anthropomorphisme. Et c’est tant mieux.
Au contraire des scientifiques, les artistes ne sont tenu·es ni à la rigueur ni à l’objectivité, ni même (surtout) à la vérité. Comme l’écrit David Lipset dans sa biographie de l’anthropologue Gregory Bateson : « S’il n’y avait pas eu de poètes, il n’y aurait pas eu de problèmes, parce qu’il est certain que l’homme de science illettré d’aujourd’hui ne les aurait jamais trouvés » (1980, 7). Les artistes sont là pour déconstruire les carcans imposés par l’esprit rationnel et illuminer ses angles morts. Par exemple, si un·e écrivain·e souhaite représenter le point de vue d’une pieuvre dans son œuvre, iel doit éviter, au contraire du·ou de la chercheur·se, de se soumettre au principe de parcimonie, selon lequel il faut faire le moins de présomptions possibles sur ce qui ne peut être prouvé scientifiquement (de Waal 1997). Selon ce dictat, il serait problématique de dire d’une pieuvre qu’elle a une conscience ou qu’elle peut faire preuve d’empathie, car les humains ne sont pas en mesure de produire une expérience qui puisse mesurer ces caractéristiques. Ce mur ne peut exister pour l’artiste, car il freine toute extrapolation, nie la question de la subjectivité animale avant même qu’elle ne puisse être posée. Pour approcher une perspective autre-qu’humaine, l’artiste doit y reconnaitre quelque chose d’iel-même, assumer des identités et des sensibilités chez des êtres aussi étranges et différents de l’humain que les mollusques.
À ce titre, il est donc tout aussi critiquable — pour les chercheur.es comme pour les créateur·rices — de rejeter en bloc l’anthropomorphisme que d’en abuser. Comme l’explique Frans de Wall, primatologue, dans son article « Are We in Anthropodenial », le contraire de l’anthropomorphisme, c’est l’« anthropodéni », c’est-à-dire nier la présence de qualités dites humaines chez l’animal et ainsi ériger un mur entre notre espèce et le reste du royaume animal :
The ancients apparently never gave much thought to this practice, the opposite of anthropomorphism, and so we lack a word for it. I will call it anthropodenial: a blindness to the humanlike characteristics of other animals, or the animal-like characteristics of ourselves. Those who are in anthropodenial try to build a brick wall to separate humans from the rest of the animal kingdom (1997).
Si l’anthropomorphisme est inévitable et même nécessaire à une narration autre-qu’humaine, existe-t-il des procédés qui permettent de réduire son impact (éviter les chiens parlants, par exemple) et de se rapprocher de la vie intérieure « véritable » des animaux? Les auteur·rices peuvent-iels outrepasser les limites de leur sens à travers l’écriture? La réponse à ces questions a peut-être été offerte dès 1909 par le biologiste allemand Jakob von Uexküll, grâce à son concept d’Umwelt.
En allemand, Umwelt peut se traduire simplement comme « environnement ». Mais, dans A Foray into the Worlds of Animals and Humans, Uexküll n’utilise pas simplement ce terme pour parler du milieu naturel d’un animal, mais bien pour désigner précisément la partie du monde qu’une créature est capable de distinguer, de sentir, en bref, son univers perceptif (Yong 2022, 4). L’Umwelt est donc intrinsèquement subjectif et mouvant; il change selon l’espèce, le corps et les organes sensoriels d’un individu donné, voire selon l’état physique et psychologique d’un même sujet. Uexküll invite à imaginer l’Umwelt comme une bulle qui contient toutes les informations accessibles à un animal :
We begin such a stroll on a sunny day before a flowering meadow in which insects buzz and butterflies flutter, and we make a bubble around each of the animals living in the meadow. The bubble represents each animal's environment and contains all the features accessible to the subject. As soon as we enter into one such bubble, the previous surroundings of the subject are completely reconfigured. Many qualities of the colorful meadow vanish completely, others lose their coherence with one another, and new connections are created. A new world arises in each bubble (2010 [1909], 43).
Cependant, si chaque animal possède son propre monde personnel, il en est aussi prisonnier : il ne peut pénétrer dans l’Umwelt d’un autre sujet. Vous ne pourrez jamais apprendre à un chien ce qu’est la couleur rouge, car ses yeux ne possèdent pas les cônes et les bâtonnets nécessaires pour la voir. Comme l’explique Ed Yong dans An Immense World, il est impossible de percevoir la réalité dans son ensemble : « But every animal can only tap into a small fraction of reality’s fullness. Each is enclosed within its own unique sensory bubble, perceiving but a tiny sliver of an immense world. » (2022, 4) Si je n’ai accès qu’à des fragments de l’univers qui m’entoure, cela ne signifie cependant pas que ce que je ne perçois pas n’existe pas — ou que je ne peux pas l’imaginer. En écho au concept d’Umwelt, les théories de l’anthropologue Gregory Bateson révèlent ainsi que les vivants appartiennent tous à un même réseau de communication qui relie leurs expériences sensibles au monde qui les entoure :
Les membres de la creatura, quant à eux, en plus de leur capacité à réagir à la transmission d’énergie, sont aussi capables de traiter les différences, l’information. C’est là la particularité du monde des processus mentaux. Le monde des idées ne se limite donc pas à l’homme, mais bien à tous ces circuits composés d’éléments pouvant traiter l’information, que ce soit une forêt, un être humain ou une pieuvre (Wittezaele, 2006, 14).
À en croire Uexküll et Bateson, humain·es et autre-qu’humain·es partagent un monde d’informations et de relations en commun. Iels interagissent sans cesse les un·e·s avec les autres, iels sont le fruit de leurs interactions. Je crois qu’en tenant compte de ce vaste réseau qui lie notre espèce à tous les vivants, il est possible d’approcher toute forme d’altérité, car, en remontant les fils de la toile, je découvrirai également cette altérité à l’intérieur de moi.
Avant de m’avancer plus avant sur les utilités possibles de l’Umwelt dans la création littéraire et sur comment il peut permettre d’appréhender des points de vue autre-qu’humains, j’aimerais m’attarder brièvement sur son impact philosophique et scientifique. Pour Uexküll, l’Umwelt d’un sujet ne réfère pas seulement à ses perceptions, mais bien aussi à ses actions :
But then, one has discovered the gateway to the environements, for everything a subject perceives belongs to its perception world [Merkwelt], and everything it produces, to its effect world [Wirkwelt]. These two worlds, of perception and production of effects, form one closed unit, the environment » (2010 [1909], 42).
Le philosophe affirme ainsi que les animaux sont des sujets actifs dans leur environnement et non de simples objets dotés d’instincts préprogrammés (2010 [1909], 42), comme le voudrait la théorie descartienne de l’animal-machine qui façonne toujours notre société occidentale. L’animal n’est pas passif; il est doté d’intentions, de buts, il interagit avec le monde qui l’entoure : il a une agentivité. Cette pensée, révolutionnaire pour l’époque (et même aujourd’hui dans certains cercles conservateurs…), est peut-être plus que toute autre chose à l’origine du concept d’Umwelt. Dans sa préface, Uexküll ne cesse d’ailleurs pas de s’opposer à cette vision mécanique de la nature, affirmant que tout chercheur qui ne voit dans les vivants que de simples automates peut abandonner tout espoir de les comprendre, ou d’entrevoir leur monde intérieur (2010 [1909], 41). Le concept d’Umwelt sous-entend qu’il y a un esprit qui utilise les différents organes d’un corps et qui ressent à travers eux : « In so doing, one forgets that one has from the outset suppressed the principal factor, namely the subject who uses these aids, who affects and perceives with them. » (42) Il n’y a pas d’écart fondamental entre l’humain et l’animal dans la philosophie uexküllienne, seulement des Umwelten différents, qui méritent tous d’être découverts. Pour reprendre la pensée de Bateson, je peux affirmer que tous ces Umwelten appartiennent au monde abstrait des idées, et donc qu’ils sont accessibles à une tentative de résolution sémiotique. Si les mondes perceptifs sont radicalement différents, ils ne cessent pourtant jamais d’entrer en contact. Ce lien, aussi incomplet et mouvant soit-il, rend possible l’acte d’écrire.
Égalitaire et adaptable, l’Umwelt m’apparait ainsi comme l’un des fondements idéaux d’une écriture désanthropocentrée. Mais, de manière précise, comment écrire l’Umwelt? Je crois qu’il faut d’abord prendre en considération que c’est une écriture périlleuse, qui demande une connaissance quasi exhaustive de l’animal que l’on souhaite représenter, c’est-à-dire de ses sens, de son système nerveux et du reste de son corps, de ses besoins et de son habitat, de son passé évolutif et de son écologie actuelle (Yong 2022, 242). Il faut ensuite accepter que cette pratique soit impossible sans anthropomorphisme. Un anthropomorphisme qui reconnait une similitude entre les expériences humaines et autre-qu’humaines sans pour autant chercher à les incorporer, à nier leur diversité. L’auteur·rice part de son point de vue situé2 d’Homo sapiens, incarné et partiel et se propose de pénétrer la bulle sensorielle d’une autre espèce par l’usage d’un médium fondamentalement humain (jusqu’à présent, personne n’a trouvé trace d’une écriture autre-qu’humaine, mais cela reste peut-être à découvrir). C’est essayer bien humblement de s’extraire de sa physionomie grâce à l’écriture et d’aller à la rencontre d’un autre corps, avec ses capacités, ses limites et ses buts propres. Accepter de se tromper, d’être guidé dans des culs-de-sac par ses propres intuitions. Entrevoir des mondes inconnus et invisibles et les aimer pour leur étrangeté.
Revenons à la pieuvre présentée en introduction. Invertébrée, mollusque, aquatique, ne vivant pas plus d’un an ou deux (cinq ans au maximum pour la pieuvre géante du Pacifique), il est difficile de trouver une créature plus éloignée de l’humain. En fait, si je traçais notre arbre évolutif à côté de celui des céphalopodes, il faudrait remonter à plus de six cents millions d’années pour retrouver notre dernier ancêtre commun — une espèce de ver aquatique (Godfrey-Smith 2016, 20). Et pourtant, la pieuvre partage aussi beaucoup de caractéristiques communes avec l’humain : elle ressent la douleur (Mikhalevich, et Russel 2020, Yong 2022), elle est capable d’apprendre à résoudre des problèmes complexes (dévisser le bouchon d’une bouteille, par exemple) en observant l’un de ses congénères ou encore d’utiliser des outils (Godfrey-Smith 2016, Montgomery 2015). Est-il possible de pénétrer sa subjectivité avec vraisemblance? Y a-t-il un bon usage de l’anthropomorphisme dans le cas du poulpe? Pour Ed Yong, le dilemme philosophique de Nagel et de la chauve-souris est risible s’il est comparé au défi de se mettre à la place d’une pieuvre :
Never mind what it’s like to be a bat, as Nagel pondered. How can we possibly know what it is like to be an octopus? Its unusual senses challenge our imagination, but so does the way it brings those senses together. Its component threads are unfamiliar, the weave is exotic, and the tapestry that results is utterly alien (2022, 239-240).
La pieuvre apparait sans doute si étrange, « alien », à cause de la façon dont son intelligence fonctionne. Cette intelligence est dite « distribuée », car elle n’est pas centralisée dans le cerveau, mais s’étend plutôt à l’ensemble du corps. La majorité des neurones d’une pieuvre ne se trouve pas dans sa tête, mais bien dans ses bras, comme si chaque tentacule était en quelque sorte son propre cerveau :
These nervous systems are more distributed, less centralized, than ours. […] Further, much of a cephalopod’s nervous system is not found within the brain at all, but spread throughout the body. In an octopus, the majority of neurons are in the arms themselves — nearly twice as many as in the central brain. The arms have their own sensors and controllers. They have not only the sense of touch, but also the capacity to sense chemicals — to smell, or taste. Each sucker on an octopus’s arm may have 10,000 neurons to handle taste and touch. Even an arm that has been surgically removed can perform various basic motions, like reaching and grasping (2016, 78-79).
Chez les humains, la grande majorité de nos neurones sont situés dans notre cerveau. Si certaines de ces réactions sont automatiques — à l’instar de la respiration ou du sommeil —, il faut généralement un contrôle conscient pour se mettre en action. Une main ne devrait pas décider par elle-même d’attraper un couteau. Pour la pieuvre, au contraire, si le cerveau central a un certain contrôle sur les bras, l’un d’eux peut également prendre des décisions par lui-même (saisir un crabe, par exemple). Cela va même plus loin; chacune des trois cents ventouses de la pieuvre serait indépendante : « And it can make that decision on its own, since each sucker is served by its own mini-brain — a dedicated cluster of neurons called the sucker ganglion. » (Yong 2022, 239) Évidemment, une telle organisation cérébrale affecte aussi la manière dont fonctionnent les sens de la pieuvre. Si je m’attarde simplement à ces fameuses ventouses, doté de récepteurs chimiques, je peux imaginer que, pour la pieuvre, les sens du toucher, du goût et de l’odorat ne sont pas séparés, mais bien combinés (242). Pour compliquer encore davantage les choses, Yong affirme qu’il ne faudrait peut-être pas parler de l’Umwelt de la pieuvre, mais plutôt des Umwelten :
The octopus, then, arguably has two distinct Umwelten. The arms live in a world of taste and touch. The head is dominated by vision. There’s undoubtedly some cross-talk between these sides, but Grasso suspects that the information exchanged between the head and the arms is simplified. To extend Uexküll’s metaphor of animal bodies as houses with sensory windows, the octopus’s body consists of two semidetached houses with utterly different architectural styles and a small connecting door between them (240).
Deux subjectivités séparées, l’une dominée par l’image et l’autre, par le contact, les odeurs et les saveurs. Des auteur·rices ont-iels réellement relevé le défi de les raconter?
J’ai lu tout ce que je pouvais de romans ayant comme protagoniste des pieuvres, et, à ma connaissance, à la notable exception de Vilém Flusser dans Vampyroteuthis Infernalis (j’y reviendrai), personne n’a encore tenté d’écrire la pieuvre en tenant compte de son organisation cérébrale particulière. Pourtant, la pieuvre connait actuellement un véritable boom dans la culture populaire : je pense au documentaire La Sagesse de la pieuvre sur Netflix, qui a gagné un Oscar, ou encore à sa présence récurrente dans la saison trois de The Boys sur Prime, série qui domine actuellement les cotes d’écoute. Dans ces deux cas, le poulpe est présenté comme un être sensible et intelligent, doté d’intentions (voire de désirs sexuels dans le cas The Boys, mais je ne m’aventurerais pas dans ce sujet problématique ici). La pieuvre n’est plus ce monstre terrible décrit dans Les Travailleurs de la mer ou Vingt mille lieues sous les mers, ce kraken capable d’engloutir un navire. Elle est passée de « chef-d’œuvre de l’épouvante » (Hugo, 673) à animal familier, digne d’empathie. En littérature, en 2022, je mentionnerai deux œuvres américaines qui mettent la pieuvre à l’avant-plan : Remarkably Bright Creatures de Shelby Van Pelt et The Octopus Has Three Hearts de Rachel Rose. Ces deux livres ont le mérite de questionner nos rapports avec les autres-qu’humains, toujours contradictoires. Van Pelt donne même la parole à Marcellus, une pieuvre géante du Pacifique désespérée de devoir passer sa vie en captivité sans jamais revoir l’océan. Mais, même dans ce cas précis, où le poulpe devient narrateur, le roman ne parvient pas à une écriture désanthropocentrée. Marcellus ressemble aux animaux parlants des contes de fées : il sait lire et s’adresse au ou à la lecteur·rice, il collectionne les objets perdus des visiteur·es de l’aquarium et se préoccupe des sentiments de la concierge de l’aquarium, Tova. Pour paraphraser Nagel, une telle narration ne pose pas la question « Qu’est-ce que cela signifie d’être une pieuvre pour une pieuvre? », mais seulement « Qu’est-ce que cela signifierait être une pieuvre pour un humain? ».
À mon sens, trois œuvres s’intéressant aux poulpes se rapprochent d’une écriture désanthropocentrée : Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipations de Vinciane Despret, L’octopus et moi d’Erin Hortle et Vampyroteuthis Infernalis de Vilém Flusser. Dans Autobiographie d’un poulpe ou la communauté des Ulysses, Despret met en scène Sarah Bueno, « thérolinguiste3 » qui cherche à interpréter le premier manuscrit découvert écrit par un poulpe. Ce manuscrit se révèle un message d’alerte et de désespoir. Dans ce futur indéterminé, les poulpes ont presque disparu à cause de la pollution et de la surpêche. Les quelques pieuvres qui restent, au contraire de leurs ancêtres, n’arrivent plus à se réincarner. La thérolinguistique, cette « [b]ranche de la linguistique qui s’est attachée à étudier et à traduire les productions écrites par des animaux (et ultérieurement par des plantes), que ce soit sous la forme littéraire du roman, celle de la poésie, de l’épopée, du pamphlet ou encore de l’archive… » (Despret 2021, 11), m’apparait comme un exemple d’une discipline désanthropocentrée, car elle situe les cultures humaines et animales sur un pied d’égalité. De même, les thérolinguistes tiennent dans une certaine mesure compte des Umwelten de la pieuvre, car iels la décrivent comme un être multiple, dans lequel les tentacules peuvent prendre des décisions indépendantes ou encore, avoir des divergences d’opinions :
Mais dans la mesure où cette « autobiographie » est l’œuvre d’êtres multiples rassemblés dans un même corps, et où elle met en scène plusieurs vies (la présente et la future), on devrait plutôt, propose Ulysse, parler de « symbiographie ». Par ailleurs, nous pensons, d’après les différences de calligraphies, qu’elle aurait été exécutée par trois tentacules. Et, comme Ulysse l’avait anticipé, ceux-ci, sans être totalement en désaccord, semblent diverger sur certains points (110).
Si Despret utilise la science-fiction pour approcher le poulpe, Hortle, propose plutôt un récit intimiste, le récit d’une rencontre. En Tasmanie, une pieuvre tente de traverser une route pour atteindre l’océan et y pondre ses œufs, et une femme la sauve en l’empêchant d’être écrasée par une voiture. Le premier chapitre du roman raconte cet incident du point de vue de la pieuvre et offre plusieurs pistes intéressantes de ce à quoi pourrait ressembler sa subjectivité :
Je sens le rugissement plein de promesses qui palpite qui ronronne qui gronde. Je quitte mon terrier le corps plein à ras bord et j’ondule je spirale je capture un crabe trébuchant que je croque dans mon bec puis je me propulse en arrière en avant.
Je sens la surface qui approche et avec ma peau je sens-vois le clair de lune pris dans les tourbillons qui tournoient qui bouillonnent tout autour de mes tentacules enroulés déroulés et le clair de lune m’enveloppe il caresse mes tentacules qui effleurent le fond de varech le rivage de varech (Hortle 2021, 11-12).
Au contraire de Despret, qui utilise une écriture essayistique, voire scientifique, Hortle pénètre directement l’intériorité de la pieuvre en utilisant le « je ». Ses phrases, longues et sans ponctuation, rappellent les mouvements de l’océan dans lequel la pieuvre évolue. De même, l’usage de verbes comme « sens-vois » permet de rendre compte de son univers perceptuel, qui mêle des sens que la plupart des êtres humains vivent comme séparés, comme la vue et le toucher4. Fait important, tous les éléments qui apparaissent dans cette description peuvent vraisemblablement appartenir aux Umwelten de la pieuvre : le terrier qu’elle quitte, le crabe qu’elle mange, le varech, le clair de lune. Hortle ne s’efforce pas ici de faire une description qui retienne l’attention de son ou sa lecteur·rice, mais bien un récit réaliste de ce qui intéresse la pieuvre dans son environnement, de ce qui est important pour elle. Là est sans doute le nœud de l’écriture désanthropocentrée : aller vers l’autre-qu’humain avec désintéressement, pénétrer son univers sans présumer qu’il ressemble au notre, toucher la différence sans la déformer, la détruire.
Et s’il était possible d’accéder à l’autre-qu’humain précisément à travers le lien qui rattache notre espèce au reste du monde vivant? Dans son étonnant Vampyroteuthis Infernalis, véritable traité scientifique fictionnel, Vilém Flusser imagine ce à quoi pourrait ressembler l’organisation sociale, politique et artistique d’une espèce d’octopode, le vampire des abysses. Il y révèle que les humains sont précisément capables de rendre intelligibles des morceaux du monde perceptif des céphalopodes, car iels partagent la même planète, le même écosystème :
Despite the barrier that separates us, Vampyroteuthis is not unknowable. He is not strange to us. He is not like the extraterrestrial beings imagined by science fiction and sought by astrobiology. We are both variations of the same game played with the calculi of genetic information that programmes all terrestrial life. The same fundamental structure informs both our bodies. His metabolism is our own. He occupies one of the ends of the same phylogenetic tree on which we occupy another end (Flusser 2011 [1987], 5-6).
Il y aurait donc quelque chose du vampire des abysses chez l’être humain et quelque chose de l’être humain chez le vampire des abysses. Dans la lignée de la pensée de Bateson, je peux, unie au vaste réseau de l’histoire évolutive terrestre, grâce à l’écriture, faire un pas de côté et tenter de capter en quoi le monde de la pieuvre ressemble et diverge du mien. Je crois qu’une écriture désanthropocentrée se situe précisément dans cet espace de différenciations et d’interactions avec l’univers que j’habite et dont je suis partie intégrante. Tout le projet de Flusser s’inscrit dans cette posture ambiguë : d’un côté, reconnaitre la parenté de l’humain avec le vampire des abysses, de l’autre, bâtir un portrait vraisemblable de cette société céphalopode en tenant compte de son environnement et de sa physionomie particulière. En bref, de ses Umwelten. Dans une véritable poétique de l’inversion, Flusser s’efforce de présenter les abysses non pas comme un humain les percevrait, c’est-à-dire tel un lieu sombre, inhospitalier et sans vie, mais bien comme Vampyroteuthis Infernalis les verrait, soit donc comme un milieu idéal où vivre :
It is eternal night, illuminated by the living rays emanated by living creatures and reflected by the soil and by other living creatures. An eternal “son et lumière”, a show of infinitely variable luminosity and sonority. The ground is covered with red, white and purple minerals. […] And a garden that is there for the delight of Vampyroteuthis: so that he may enjoy its fruits as he sees fit. This is the abyss: Paradise (Flusser 2012 [1987], 67).
Pour Flusser, la vision du vampire des abysses est le parfait contraire de celle de l’humain, son angle mort. Si les abysses sont pour les mammifères un trou sombre et froid, un enfer, pour Vampyroteuthis, c’est plutôt la terre ferme, sur laquelle il serait incapable de se déplacer et de respirer qui la représente (2011 [1987], 68). Ce renversement, cette collision entre nos deux mondes serait précisément ce qui pourrait permettre d’établir un dialogue (2011 [1987], 68), car il révèle deux manières d’être-au-monde diamétralement opposées, mais qui sont toutes deux vraies et peuvent donc entrer en contact. Si la perception de Vampirotheutis est indissociable de son milieu, sa culture quant à elle ne peut être détachée de son organisation cérébrale décentralisée. La description qu’en fait Flusser n’est pas sans évoquer les théories de Godfrey-Smith et de Yong :
Our brain consists of two hemispheres, and the left one is more developed than the right one. His brain is a sphere divided into two halves. Our dialectic is a line that joins the two halves of our brain; his dialectic is a circle that runs through both halves of the brain. His dialectic is circular and not oscillatory like ours is. Our dialectic is linear, and his is coiled. We think “straight”, he thinks “in a circle”. We think “syllogistically”, he thinks “involuntarily”. That is because our world is a plane and his a volume (2011 [1987], 76).
Si Flusser ne mentionne pas ici que les céphalopodes ont un Umwelt visuel et un Umwelt tactile, il révèle cependant un point essentiel : le corps est à l’origine de la forme que prendra une pensée, une culture. Avec un cerveau divisé en deux parties distinctes formant une sphère, habitant l’océan, les céphalopodes auraient nécessairement une société fluide et souple, beaucoup plus libre que celle linéaire et binaire des êtres humains. Une culture de la métamorphose et de l’inconscient.
Le monde perceptif des pieuvres est-il réellement une inversion du nôtre? Si ce parti pris de Vampyroteuthis Infernalis est critiquable, car il ne présente finalement qu’une vision réfractée de l’humanité et non la vraie étrangeté des céphalopodes (Jue 2020, 86), l’œuvre de Flusser met cependant de l’avant l’un des principes fondamentaux de l’écriture désanthropocentrée : le point de vue humain est loin d’être le seul regard valide sur le monde, et tenter d’emprunter les yeux d’une autre espèce met en lumière nos propres biais et limitations. En allant à la rencontre de la pieuvre en moi, je me retrouve dans un face-à-face avec ma propre altérité.
En tenant compte de l’Umwelt ou des Umwelten de la pieuvre, Vinciane Despret, Erin Hortle et Vilém Flusser offrent peut-être les premières balises pour penser une écriture désanthropocentrée. Leurs œuvres mettent de l’avant un anthropomorphisme qui tient compte des liens entre l’humain et le reste du monde vivant sans pour autant chercher à réduire les différences qui existent entre les espèces et les individus. Despret comme Flusser choisissent dans leurs œuvres de se rapprocher du traité scientifique. C’est sans doute pour susciter, par la forme même du texte, une réflexion sur la construction du savoir scientifique, qui, s’il se prétend objectif, est cependant autant sujet aux erreurs et aux mauvaises interprétations que l’œuvre d’art. Comme l’écrit Melody Jue dans son essai Wild Blue Media, la biologie elle-même, quelle que soit son utilité pour comprendre le monde, est par essence biaisée par son origine humaine : « That is, the study of biology (physiology, morphology, marine science) provides the means of intuiting an animal’s Umwelt, but biology itself is created from (and according to) what humans think to measure (and make sensible to themselves). » (2020, 86) Considérant comment les sciences ont dévalorisé l’autre-qu’humain — je rappellerai simplement la théorie de l’animal-machine, le principe de parcimonie ou encore l’anthropodéni — ce jeu sur la forme que pratiquent Despret et Flusser devient un véritable pied de nez à la sainte rationalité qui domine nos sociétés occidentales. En ce sens, une écriture désanthropocentrée se bâtirait comme une ode à la subjectivité, aux savoirs relatifs et aux perpétuelles remises en question.
Avec L’octopus et moi, Hortle invite, quant à elle, à réfléchir aux manières dont la narration et les mots eux-mêmes peuvent rapprocher les humains des autres-qu’humains. Utiliser le « je » est un choix stylistique qui affirme explicitement que la pieuvre a une subjectivité, qu’elle est « quelqu’un », au même titre que n’importe quel·le narrateur·rice humain·e. De même, quand sa narratrice-pieuvre « se propulse en arrière en avant » ou « sens-voit » le clair de lune, elle permet, grâce au travail de la métaphore, au ou à la lecteur·rice de se questionner sur son propre rapport à l’espace et aux sens. Durant sa lecture, iel prend soudain la place d’un poulpe qui avance dans l’océan en se propulsant à reculons grâce à son siphon et pour qui la vue et le toucher ne sont peut-être pas des sens séparés. Bien qu’elle ne donne pas un portrait exact de l’intériorité de la pieuvre, Hortle fait le pari que l’écriture peut être un pont entre l’humain et une autre espèce, un médium à travers lequel capter un fragment du flux qui relie les vivants les uns aux autres. À l’image de la thérolinguistique, c’est un exercice de traduction autre-qu’humaine condamné à rester partiel et incomplet, mais qui se révèle pourtant le premier pas vers une rencontre.
Et si, finalement, une écriture désanthropocentrée était un espace de création à travers lequel inventer une nouvelle politique de la rencontre? Quels seraient les échanges possibles entre l’humain et l’autre-qu’humains si nous déconstruisions les anciens rapports de forces et de domination? En cette époque déchirée par les crises climatiques et l’extinction des espèces, nous devons imaginer de nouvelles façons de raconter l’histoire du monde, écouter enfin la version de l’arbre, de la chauve-souris, de l’araignée pour sortir de notre torpeur. Nous devons écrire un futur aux couleurs impossibles de la pieuvre.
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