Sous l’impulsion de Mme de Rambouillet – qui ouvre sa célèbre Chambre bleue en 1620 –, les salons littéraires s’instaurent au XVIIe siècle en centres de rassemblement incontournables de l’aristocratie française. Lieux de convivialité où l’on s’adonne aux plaisirs des lettres, des arts et des sciences – avec plus ou moins de sérieux selon le ton donné par la maîtresse de maison –, ils ont une influence non négligeable sur la littérature. S’ils sont surtout connus en tant que lieux de création littéraire, dont La Guirlande de Julie1 sera le symbole, ils donnent également une large place aux débats sur les productions des novices comme des plus experts. Ils se hissent ainsi en passages obligés des auteurs qui veulent se faire une idée de la réception de leurs œuvres. Mme de Lafayette est donc aux premières loges pour assister au scandale de sa Princesse de Clèves.
Lecture de la tragédie de « l’Orphelin de la Chine » de Voltaire dans le salon de madame Geoffrin, Anicet Lemonnier.
Sur cette base, nous étudierons dans quelle mesure les salons littéraires de l’Ancien Régime constituent des espaces critiques atypiques. Par l’analyse des rituels constitutifs des salons littéraires, nous nous ferons témoins de la naissance d’une critique littéraire spécifiquement orale. L’ascendant conquis par ces centres de la critique littéraire permet, certes, le succès improbable des œuvres de Voiture2 ou de Madeleine de Scudéry3, mais il ne voue pas pour autant à l’oubli les lignes qui font naître des déceptions. La société des salons se complaît aussi à analyser les textes collectivement et à proposer des solutions pour les améliorer. De tribunaux littéraires à comités rédactionnels, il n’y a là qu’un pas pour les salons. Avec eux, la critique est dans tous ses états.
Au XVIIe siècle, dans le prolongement des cercles humanistes tenus par les grandes dames de la cour des Valois4, s’instaurent les salons littéraires. Avec le changement de dynastie, une évolution culturelle progressive – née de la scission entre noblesse de Cour et noblesse de Robe, et renforcée par les guerres de religion – s'entame. Les hommes s’orientent alors vers des carrières militaires ou politiques tandis que les femmes conquièrent le monde de la culture. Dans les nouveaux temples de la conversation mondaine, les hôtels particuliers, la poésie néo-pétrarquiste de tradition courtoise est désormais louée. Par ses aspirations à une pureté du langage, elle blâme les démonstrations d’érudition. Les femmes ne se voient donc plus entravées par leur manque d’instruction pour accéder à une autorité littéraire et culturelle; ainsi émerge et se répand la figure de la salonnière.
Portée par ses aspirations de gloire, Charlotte des Ursins, vicomtesse d’Auchy, ouvre, vers 1605, un premier salon littéraire réunissant de grands poètes – parmi lesquels Malherbe –, qui se consacrent à chanter sa louange. Après un mariage qui l’avait écartée de la société, elle crée un deuxième salon, vers 1628, auquel elle donne une touche de modernité par l’accueil du genre théâtral et des figures littéraires les plus en vue. S’inspirant de l’actualité, elle donne à ce salon une tournure académique où chacun est convié à lire son ouvrage. Au gré de la conversation, la société réunie est invitée à faire part de ses impressions, mais ce sont les femmes qui font fonction d’autorité dans le jugement des œuvres. Les auteurs les estiment dotées d’un goût délicat qui les rend plus aptes à évaluer la pureté recherchée par la littérature moderne de l’époque. La vicomtesse d’Auchy ouvre ainsi la voie à une critique littéraire orale, qui accorde une place importante aux femmes, et elle impose que cette tâche soit sérieuse et essentielle pour doter son académie d’un pouvoir souverain sur les lettres. Cependant, parce qu’elle revendique publiquement cette posture de juge des lettres, la vicomtesse s’attire les foudres d’une société pleine de réprobation à l’égard de la « pédanterie » féminine. Gédéon Tallemant des Réaux5 décrit ainsi l'académie de Charlotte des Ursins :
Dans cette académie femelle, les femmes n’y font que recevoir, et les hommes y donnent toujours. Elles y sont juges des matières et tiennent la place en ce lieu qu’elles tiennent dans les carouzels. Il y a foule de participants et tout est bon pour l’appétit de ces fées qui, la plupart, ont beaucoup d’aage et peu de sens. C’est une des nouveautés ridicules de ce temps. (Chapelain, 1638, 222)
Il est à remarquer le ton satirique employé ici par ce fidèle de la marquise de Rambouillet, visiblement plus adepte des salonnières modestes chez qui la critique littéraire revêt un aspect ludique. Au XVIIe siècle, à la suite de la vicomtesse d’Auchy, deux autres femmes ont également instauré des salons littéraires modernes alliant plaisirs intellectuels et divertissements récréatifs : il s’agit de Mme des Loges et de la marquise de Rambouillet.
Marie de Bruneau, madame des Loges
Mme des Loges, dans les années 1620, réussit – par son esprit plus que par sa naissance – à attirer chez elle de grandes figures de la Cour en faisant de son salon (1620-1630) un centre d’opposition politique et religieuse, mais aussi, selon l’expression de Linda Timmermans, « un bastion du modernisme » (Timmermans, 1993, 78) littéraire. Ses cercles, au sein desquels la critique littéraire occupe une place importante sans y paraître, donnent lieu à des débats enflammés pour défendre de nouvelles tendances en matière d’éloquence, qui s’opposent à la tradition humaniste6. En 1625, Malherbe y prend par exemple la défense des Premières lettres (1624) de Guez de Balzac. Malgré le caractère profond des débats et les postures adverses de son salon, Mme des Loges récolte, par son humilité, toujours bien plus d’éloges que de blâmes. Elle est considérée comme une « autorité intellectuelle » par ses contemporains. Guez de Balzac l’admire pour son aptitude à « mettre de belles pensées en un beau langage » (Timmermans, 1993, 81) et la loue par ces vers adressés à ses pairs :
Pour vous, ô sacrés poètes, elle vous juge avec autorité,
Et fait équitablement votre part de récompense ;
Elle vous réserve les couronnes de laurier et l’amaranthe
Immortelle, et les justes louanges qui vous sont dues.
Á quoi sert de rechercher les suffrages du vulgaire ignorant,
Et de mettre tant de zèle à poursuivre les faveurs de la cour ?
Vos voyages vivront, si vous obtenez sa faveur,
Et la postérité honorera les écrits loués par elle.
(Idem.)
Cependant, c’est surtout la marquise de Rambouillet que l’Histoire a choisi d’honorer et de retenir. Son salon, la célèbre Chambre bleue – qui connaît sa période de pleine activité de 1618 à 1650 – mêle habilement culture intellectuelle et divertissement mondain, adoptant ainsi des allures de locus amoenus de la galanterie bien plus que d’académie du savoir. Cette aptitude à faire régner l’enjouement général malgré la pluralité des convives et la variété des discours vaut d’ailleurs à cette Arthénice d’être couronnée des lauriers de la gloire durant des générations par ses disciples salonnières. Cette atmosphère légère n’empêche pourtant pas la critique littéraire; son salon ne gagne pas l’appellation de « souverain tribunal des ouvrages de l’esprit » (Timmermans, 1993, 77) sans raison. Mais, chez la marquise, la critique doit rester ludique. La Chambre bleue de Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, se fait le rendez-vous de tous les grands auteurs : Corneille, Bussy-Rabutin, Mme de Sévigné, Mme de Lafayette, Vaugelas, Chapelain, Racan, Ménage, les Scudéry, Gombauld, Méré, Saint-Amant, Saint-Sorlin, Benserade, Malleville, Godeau, Voiture. Place est alors faite aux créations littéraires qui illuminent les réceptions, charment les oreilles et délient les langues. Là encore, Mme de Rambouillet est l’oracle de son cénacle, et son avis conquiert une telle aura que son salon devient progressivement le passage obligé pour quiconque souhaite une certaine reconnaissance dans le monde des lettres. Si son jugement et ses conseils ne suffisent pas, ses relations achèvent de couronner les auteurs. L’autorité acquise par la marquise est un tel gage de succès pour les écrivains qu’elle leur obtient le soutien des mécènes, leur ouvre les portes des imprimeries et leur annonce l’approbation des lecteurs.
Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet
Les différents salons que nous venons d’évoquer inspirent quantité de femmes au XVIIe et au XVIIIe siècle, qui, à leur tour, ouvrent les portes de leur chambre pour laisser place à cette alchimie socioculturelle. Selon le trône qu’elles convoitent, elles instaurent des royaumes du savoir, de la sociabilité ou du divertissement mondain, mais toutes s’efforcent essentiellement de faire régner plaisir et joie pour que se perpétue cette osmose entre mondains et gens de lettres. Cependant, s’il peut sembler compréhensible que cette atmosphère hédoniste satisfasse une noblesse toujours plus installée dans la passivité, il est en revanche moins évident de saisir ce qui attire en ces lieux les écrivains. C’est pourquoi nous analyserons désormais comment les salons ont réussi à obtenir un ascendant sur les hommes de lettres, une autorité en matière de critique littéraire.
Le principal attrait des salons est la compagnie qui les compose. Même quand la salonnière est pauvre et qu’elle est contrainte de recevoir dans le dénuement – citons pour exemple le cas de Julie de Lespinasse7 –, les lumières des esprits qui brillent chez elle attirent et retiennent toute une élite. Au contact de ces sociétés variées où le bon ton s’impose avec allégresse et légèreté, l’atmosphère est propice à la création. Des conversations émanent les sujets, jaillissent les bons mots et coulent à flot les bouts-rimés, que peuvent venir puiser les auteurs en quête d’inspiration. Marmontel, Florian ou encore Marivaux ont d'ailleurs fait des conversations de salon leur source d’écriture.
Ces oasis constituent aussi des lieux privilégiés de rencontre entre les auteurs, leur public et des aristocrates qui savent user de leur influence pour agir sur les carrières, faisant ainsi œuvre de mécénat; les auteurs ont donc compris l’enjeu d’être présents et de séduire pour récolter le fruit de leur travail.
Seulement, là n’est pas le seul agrément de ces réunions puisque c’est aussi la compagnie des dames qui y est recherchée. Marmontel indique ainsi :
Ce qui me ravissait en elles (les femmes avec qui je me plaisais le plus), c’étaient les grâces de leur esprit, la mobilité de leur imagination, le tour facile et naturel de leurs idées et de leur langage, et une certaine délicatesse de pensée et de sentiment qui, comme celle de leur physionomie, semble réservée à leur sexe. Leurs entretiens étaient une école pour moi non moins utile qu’agréable; et, autant qu’il m’était possible, je profitais de leurs leçons. Celui qui ne veut écrire qu’avec précision, énergie et vigueur, peut ne vivre qu’avec des hommes; mais celui qui veut dans son style, avoir de la souplesse, de l’aménité, du liant, et ce je ne sais quoi qu’on appelle du charme, fera très bien, je crois, de vivre avec des femmes. (Marmontel, 1819, 247)
Comme évoqué précédemment, le bon goût et la délicatesse, alors prisés en littérature, font des salons littéraires animés par des femmes le port d’attache de certains auteurs. Après avoir navigués vers de lointains horizons, nombreux sont ceux à revenir vers ces phares qui leur indiquent la bonne direction, la voie à suivre, et leur évitent les écueils. Notons toutefois que les esprits misogynes ne voient pas toujours d’un bon œil ce pouvoir des femmes sur la littérature. Selon Myriam Dufour-Maître, la satire des précieuses dénonce qu’elles font obstacle à une reconnaissance universelle des œuvres, en excluant le jugement des publics moins raffinés, et qu’elles ne décident des réputations des auteurs que par caprice. Par ailleurs, la dix-septièmiste Noémi Hepp rappelle les propos de leurs plus fervents détracteurs lorsqu’ils évoquent « l’illogisme, la bizarrerie, l’inconsistance des opinions littéraires féminines » (Hepp, 2001, 16) ou lorsqu’ils signalent « que le goût féminin a pris un empire qui limite pour un auteur la possibilité d’aller par ses écrits aussi haut et aussi loin qu’il voudrait aller » (16). Pourtant, Hepp le souligne, Pascal ou Racine réussiront à percer dans le monde littéraire puisque « parmi les écueils, le génie sait se frayer un chemin, et il y a des femmes pour le saluer » (16).
Corneille (1606-1684) Le Cid
De surcroît, l’attrait des salons repose sur leur autorité acquise en matière de critique littéraire. Si l’Académie française – tout juste constituée sous l’égide de Richelieu en 16358 – avait pu tenir ce lieu de tribunal souverain des lettres, son trop grand attachement à la grammaire et au dictionnaire la rend inapte à juger du génie littéraire fn]Myriam Dufour-Maître dit à ce propos : « Car l’arbitrage critique d’une femme ne s’appuie pas sur la seule force des raisons et c’est ce qui fait sa supériorité sur l’arbitrage des doctes qui ne voient pas plus loin que les règles. » (Dufour-Maître, 2008, 283-282) . Les hôtels particuliers, tout préoccupés qu’ils sont à s’entretenir sur le beau et la délicatesse d’expression, acquièrent alors ce pouvoir avec un intérêt particulier pour le langage durant la préciosité. Des auteurs y sont invités afin d'y présenter leurs récents ouvrages ou leurs pièces. Parfois, cette initiative est prise à leur insu, puis chaque hôte exprime son opinion et se fait juge de la littérature. De la conclusion des échanges entre ces mondains dépend le succès des œuvres en devenir. Les précieuses – Sommaize l’explique dans son Dictionnaire – prétendent que « ce sont elles qui donnent le prix aux choses et qui mettent les ouvrages en réputation » (Sommaize, 1661, 240) et qui vont « mettre au monde quelque autheur » (Sommaize, 1661, 48). Voiture connaît ainsi la gloire grâce à ce soutien. Chapelain, Corneille, Boileau et Racine reconnaissent l’intérêt d’y présenter leurs œuvres. Guez de Balzac doit à Mme des Loges la faveur de ses hôtes au sujet de ses Premières lettres, et Pascal est tout autant redevable à Mme du Plessis-Guénégaud pour les Provinciales.
Guez de Blazac (1597-1654) Lettres
Les débats prennent aussi parfois la tournure de querelles éclatantes qui marquent l’Histoire : Job et Uranie, la querelle des Anciens et des Modernes, Phèdre, L’École des femmes, sont autant de noms célèbres, notamment pour les conflits qu’ils ont générés. Revenons toutefois sur certaines d’entre elles pour mieux en comprendre les ressorts.
Voiture (1597-1648) Lettres et poésies
L’une des plus célèbres est celle du Cid de Corneille en 1637. L’auteur s’attire l’hostilité de ses contemporains en faisant circuler, à la suite de la représentation de sa tragi-comédie, l’Excuse à Ariste, une pièce qui passe pour manifeste de sa présomption. Dès lors, il est reproché au Cid son manque d’inventivité : ce ne serait qu’un plagiat de Mocedades del Cid, de Guillén de Castro. Sa composition est également critiquée : la pièce ne respecte pas les règles de versification ni la langue, et encore moins la règle des trois unités. Enfin, l’intrigue est attaquée et le comportement de Chimène, condamné. Chaque hôte prend parti, chaque salon veut s’octroyer le rôle d’arbitre de ce conflit qui signe le point d’orgue de l’affrontement entre réguliers et irréguliers du théâtre : tandis que Georges de Scudéry prend position contre l’œuvre de Corneille, Guez de Balzac la défend, et l’Académie française elle-même intervient dans ce conflit pour statuer9.
Puis, surgit, selon la propre appellation de Guez de Balzac, « le procès de l’Arioste » (Losada Goya, 2005, 19) en 1639. Au commencement, ce ne sont que des démêlés entre puritains des règles de la poétique et défenseurs de la primauté de l’intrigue selon lesquels intérêt, beauté et divertissement doivent être les maîtres-mots. Mais les esprits s’échauffent lorsque Chapelain envoie I suppositi à Voiture. À la suite de la lecture de cette œuvre de l’Arioste (1474-1533) par Jean Chapelain à l’Hôtel de Rambouillet, Voiture prend parti pour la comédie espagnole, contre Guez de Balzac qui défend Chapelain et la comédie italienne. Cela déclenche un débat enflammé autour de la prééminence de la comédie italienne sur la comédie espagnole. Cette querelle pourrait n’être perçue que comme une simple conquête de prestige entre les trois auteurs, pourtant les enjeux en sont plus importants puisque la Réponse de Balzac théorise et fonde la comédie classique à la française10.
Enfin, il convient de citer les déchaînements d’opinions que suscite La Princesse de Clèves en 1678, et qui déconcertèrent probablement un témoin privilégié : son auteure anonyme Mme de Lafayette. Cette fois-ci, c’est davantage la construction du récit qui divise le lectorat : le manque de vraisemblance est déploré ou la singularité, admirée. Les salons, une fois de plus dans ce cas, jouent parfaitement leur rôle de théâtre de la critique. Saisissant la portée et les enjeux de cette œuvre littéraire, ils se font l’écho immédiat de la révolution11 opérée par ce roman moderne.
Dufour-Maître n’y voit pas seulement le témoignage d’enjeux esthétiques, mais aussi celui d’enjeux supérieurs, ayant trait à la constitution en cours du champ littéraire, par l’indépendance que prend l’activité critique de la sphère politico-mondaine. Les précieuses se retrouvent ainsi au cœur de ces tensions et de ces querelles12.
Godeau fait une lecture au salon bleu, François Hippolythe Debon (1863)
Viennent d’être évoquées les multiples querelles qui survinrent au sein des salons de l’Ancien Régime en raison du vif intérêt des convives pour les questions littéraires. Cependant, il est nécessaire de préciser que ces conflits étaient toujours régis par les règles de la bienséance. Les salonnières pouvaient, certes, se faire la guerre entre elles13, mais, au sein de leurs académies, elles se faisaient gardiennes de la concorde entre leurs hôtes. Par conséquent, la critique revêt un caractère particulier : au nom de la bienséance, elle se veut bienveillante. Le comte Louis-Philippe de Ségur14 (1753-1830) décrit les salons qu’il fréquentait dans sa jeunesse15 :
On recherchait avec empressement toutes les productions nouvelles des génies transcendans et des brillans esprits qui faisaient alors l’ornement de la France. Les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre, d’Helvétius, de Rousseau, de Duclos, de Voltaire, de Diderot, de Marmontel, donnaient un aliment perpétuel à ces conversations, où presque tous les jugements semblaient dictés à la fois par la raison et par le bon goût. On y discutait avec douceur, on y disputait presque jamais; et, comme un tact fin y rendait savant dans l’art de plaire, on y évitait l’ennuie en ne s’appesantissant sur rien. (De Ségur, 1824-1826, 63)
Dans ce climat cordial, les auteurs n’éprouvent aucune réticence à venir tester la réception de leurs œuvres. Les chambres des hôtesses se transforment alors en scènes d’expérimentation de créations. Selon les réactions de ce premier public, les écrivains poursuivent ou rectifient leur travail. Dans son ouvrage L’Esprit de société, Jacqueline Hellgouarc’h présente l’analyse suivante :
Au stade décisif ou final de l’écriture, la compagnie cultivée des cercles peut encore intervenir : on peut mettre à l’épreuve ses œuvres et éventuellement les rectifier selon le résultat. Un savant comme Buffon y expose l’objet de ses travaux les plus brillants "comme pour essayer d’avance l’opinion". Marmontel raconte qu’il lisait ses Contes moraux aux petits soupers de Mme Geoffrin, chez Mme de Brionne, ou dans les maisons de campagne "avant la promenade"; il notait les passages où, au silence de ses belles et nobles auditrices, il reconnaissait qu’il avait manqué "le ton de la nature, la juste nuance du vrai", et il les "corrigeait à loisir". Les représentations de pièces sur des scènes privées pouvaient assurer la même fonction. (Hellgouarc'h, 2000, 19)
La critique collective orale – si particulière aux salons – permet, par son caractère instantané, la création. En tant que public bienveillant, les invités se complaisent à prodiguer des conseils aux écrivains. Or, ces remarques ont un impact sur les œuvres : il y a une pratique de création collective. Les novices peuvent ainsi bénéficier de l’expérience des plus experts et reconnus. Le comte de Ségur détaille tout ce qu’il a pu apprendre en fréquentant ces sociétés :
En soumettant mes premiers ouvrages à d’aussi bons juges, j’apprenais par eux combien l’art d’écrire est difficile. Les entretiens des hommes qui ont obtenu une célébrité méritée, [sic.] nous éclairent encore mieux que les livres. Ils nous font connaître mille règles de tact et de goût, et une foule d’observations, de nuances, qu’il serait presque impossible d’expliquer par écrit. Aucun livre n’aurait pu m’apprendre ce que me faisaient connaître, en peu de conversation, Marmontel et La Harpe sur les formes du style, sur les moyens secrets de l’éloquence, Boufflers sur l’art d’amener naturellement un trait piquant et heureux, M. de Beauvau et Suard sur la correction du style, le Duc de Nivernais sur la finesse du tact, sur les nuances de la grâce, sur la délicatesse du goût, et l’abbé Delille sur les moyens de saisir dans notre imagination cette baquette magique qui sait tout animer. (De Ségur, 1824-1826, 65)
Le caractère hétéroclite de ces cercles composés de gens du monde, de gens de lettres et d’artistes forme une critique riche et complémentaire constituant un atout pour les auteurs. Chacun, en fonction de sa sensibilité et de sa propre culture, apporte son regard et oriente ainsi les compositions littéraires qui répondent alors aux goûts d’une époque dans ses multiples facettes.
De surcroît, la critique féminine, en permettant aux femmes de faire leurs premiers pas en littérature, les encourage à s’épanouir dans le monde de la création par l’écriture. Dufour-Maître pense que l’empire qu’elles avaient acquis grâce au bon goût les aurait inspirées : « C’est certainement à la faveur du développement de la critique mondaine fondée sur le goût qu’est venu à des femmes de plus en plus nombreuses le désir d’écrire elles-mêmes, voire de faire quelque figure sur le Parnasse. » (Dufour-Maître, 2008, 300).
Dans son article intitulé « Féminité, culture de l’esprit et vie mondaine au XVIIe siècle », Noémi Hepp explique ce processus de la façon suivante :
Elle a favorisé la culture de l’esprit féminin, donné à des femmes très douées l’idée qu’elles pouvaient non seulement apprécier des ouvrages qui leur étaient présentés, non seulement les imiter à l’occasion, mais même exprimer elles-mêmes sous de nouvelles formes leur regard sur la vie, soit leur regard sur un individu particulier — c’est le but du portrait — soit leur regard sur des lois du comportement, ce qui est l’objet de la maxime. (Hepp, 2001, 16)
La critique atypique pratiquée dans les salons conditionne tellement la création littéraire qu’elle engendre des genres nouveaux, auxquels les femmes donnent naissance en s’inspirant de leur expérience salonnière en matière de critique littéraire. Par exemple, Mlle de Scudéry et la Grande Mademoiselle se trouvent à l’origine de la mode des portraits16 tandis que Mme de Sablé avec François de La Rochefoucauld fondent celle des maximes fn]Mme de Sablé publie Maximes de Mme de Sablé en 1678 et de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales en 1664. .
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Au XVIIe siècle, trois salons littéraires modernes laissent place à la critique dans des proportions différentes. Chez la vicomtesse d’Auchy, celle-ci est sérieuse et essentielle pour doter son académie d’un pouvoir souverain sur les lettres, alors que chez Mme des Loges, elle est importante sans y paraître. Chez Mme de Rambouillet, la critique y revêt un aspect ludique. En fonction de ces différents degrés d’implication, les hôtesses se voient plus ou moins condamnées par leurs contemporains. Le jugement des femmes, si prisé dans la littérature moderne de l'époque, doit obéir à leur intuition et à leurs goûts, mais il ne doit surtout pas paraître docte. Une femme qui voudrait passer pour savante serait plutôt pédante (Timmermans, 71-84). Cette critique atypique est donc une affaire de tactique : au cœur des salons raffinés, la critique se veut affinée.
Centres d’attention du public parisien qui répandent leur aura à travers la province, les salons littéraires favorisent la carrière des uns et enrayent celle des autres. Bien sûr, après les satires de La Bruyère17 et de Molière18, nombreux sont les ouvrages loués au temps des salons à avoir été remis en question par la postérité. Voiture, Ménage, Benserade ou les précieuses comme Mme de Scudéry ont eu, en effet, leur lot de détracteurs. Toutefois, en matière de critique, l’ascendant acquis par les salons sur leurs contemporains ne peut être démenti.
Les salons littéraires, en tant que royaumes des mondains, sont soumis aux règles de la société polie. Afin de se distraire tout en cultivant son esprit, on s’adonne à la critique, mais l’implication dont on peut faire preuve pour cette activité ne doit pas mettre à mal la bienséance régnante. Cette atmosphère bienveillante se révèle bienfaisante; les plus jeunes bénéficient des conseils des plus expérimentés et tous reconnaissent la valeur de cette critique bigarrée. Elle conditionne la création et trouve son plus bel aboutissement dans les portraits et maximes, des genres issus de la critique de la création qui ne sont que créations critiques.
Les salons littéraires, qui ont pris forme au XVIIe siècle dans les hôtels particuliers, fondent leur identité sur des rituels institués par les femmes de lettres pour se démarquer des sociétés d’hommes, tels les cabinets ou académies. Temples de la conversation polie, leur charme repose essentiellement sur une atmosphère dont seules les salonnières ont le secret.
La critique littéraire fait ainsi son entrée dans les salons et gagne en autorité alors qu'elle semble pratiquée avec désinvolture. Elle conquiert un ascendant extraordinaire sur le monde des lettres, décidant du sort des auteurs qui accourent y présenter leurs œuvres, et marquant l’Histoire de ses querelles. D’une bienveillance bienfaisante, elle prodigue conseils et orientations, conditionnant la création autour des goûts originaux de cette société bigarrée. Ce climat littéraire favorise alors l’émergence de genres nouveaux qui, par leur caractère critique, rendent hommage à cette critique atypique.
Aujourd’hui encore, les écrivains ont pour habitude de guetter les premières critiques de leurs ouvrages, afin d’évaluer le sort qui leur sera réservé : auront-elles un effet marketing positif ou négatif? La critique est donc envisagée comme un verdict de poids; on la redoute en raison de l’importance des enjeux. D’elle dépendent en effet le travail de plusieurs mois ou plusieurs années, la notoriété de l’auteur et ses revenus. Il convient donc de se demander si la professionnalisation des auteurs, qui se développe à la suite des salons au XIXe siècle, n’aurait pas entraîné une perte de conscience de la portée constructive de la critique. La compétitivité qu’elle a engendrée entre les écrivains n’aurait-elle pas porté atteinte à l’esprit de bienveillance constructif qui régnait jadis dans les salons? L’opportunité qui leur était autrefois offerte de façonner leurs œuvres aux attentes du public semble aujourd’hui avoir disparu.
Corpus primaire
CHAPELAIN, Jean. 1638. Lettres, Tome I. Imprimerie Nationale : Édition Philippe Tamizey de Larroque, 746 p.
DE LA BRUYÈRE, Jean. 1688. Les Caractères. Paris : Édition Estienne Michallet, 679 p.
DE LA ROCHEFOUCAULD, François. 1664. Réflexions ou sentences et maximes morales. Paris : Édition P. R. Auguis, 235 p.
DE SCUDÉRY, Madeleine. 1649-1653. Le Grand Cyrus. Paris : Édition Augustin Courbé, 1287 p.
DE SÉGUR, Louis-Philippe. 1824-1826. Mémoires ou Souvenirs et anecdotes, Tome I. Paris : Édition A. Eymery, 526 p.
DE SOUVRÉ, Madeleine. 1678. Maximes de Mme de Sablé. Paris : Édition D. Jouaust, 67 p.
D’ORLÉANS, Anne Marie Louise. 1659. Divers portraits : Par Mademoiselle de Montpensier et diverses personnes de sa cour. Caen : Édition Daniel Huet, 342 p.
MARMONTEL, Jean-François. 1819. Œuvres complètes, Tome 1. Paris : Édition A. Belin, 784 p.
MOLIÈRE. 1895 [1659]. Les précieuses ridicules. Paris : Librairie de la Bibliothèque nationale, 189 p.
MOLIÈRE. 1672. Les femmes savantes. Paris : P. Promé, 92 p.
SOMMAIZE, Antoine Baudeau (de). 1661. Le Grand Dictionnaire des Prétieuses, Historique, Poétique, Géographique, Cosmographique, Cronologique, & Armoirique : où l’on verra leur Antiquité, Coustumes, Devises, Eloges, Etudes, Guerres, Hérésies, Jeux, Loix, Langage, Mœurs, Mariages, Morale, Noblesse; avec leur politique, prédictions, questions, richesses, réduits & victoires; Comme aussi les Noms de ceux& de celles qui ont jusques icy inventé des mots Prétieux. Paris : Édition Jean Ribou, 320 p.
Corpus théorique
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