La Révolution française est la déclaration du droit humain. C'est donc renier la Révolution et remonter le courant qui nous guide à de nouvelles destinées que de disputer à la femme son indépendance, quand il est reconnu qu'en la liberté seule résident toute force, toute moralité ; quand l'homme lui-même poursuit avec ardeur les droits qui lui sont ravis et qu'il ne doit qu'à l'esclavage de sa compagne de ne point posséder encore1. – André Léo, La femme et les mœurs
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle français, un antiféminisme tenace imprègne les milieux antiautoritaires qui composent la nébuleuse anarchiste. Expression de l'hostilité des sympathisants libertaires à l'égalité des sexes plutôt que mépris systématique des femmes2, cet antiféminisme se manifeste autant dans l'espace politique que dans le champ littéraire. En effet, l'écrasante majorité des révolutionnaires dénie aux femmes le droit de s'engager dans l'arène politique et d'intervenir dans la sphère littéraire pour les reléguer massivement à l'univers domestique. Pourtant, bon nombre d'écrivaines ont mis leur plume au service de l'idéologie anarchiste en composant des œuvres littéraires qui s'attachent à mettre en forme l'imaginaire politique qui la sous-tend. C'est le cas d'André Léo, qui transpose l'anarchisme en matériau littéraire en empruntant sa contestation radicale de la domination pour placer la question des femmes au cœur de sa réflexion sur la révolution de l'humanité. Dans le roman Marianne, paru dans le supplément littéraire du journal Le Siècle3, d’après le développement d’une pièce de théâtre éponyme écrite plus tôt mais restée sous forme manuscrite4, l'auteure élabore une critique libertaire du patriarcat qu'elle analyse au prisme du mariage d'intérêt bourgeois. À rebours des représentations dominantes du masculin et du féminin dans l'amour, André Léo met en scène une politique de l'égalité entre les sexes et une éthique de l'amitié qui transcendent les distinctions de classes sociales et qui rendent possible la libération de la femme bourgeoise à travers la transformation du couple hétérosexuel traditionnel.
Jeune héritière d'une haute fortune, Marianne quitte sa campagne natale au lendemain du décès de son père pour s'installer à Poitiers sous la tutelle familiale des Brou. Héritière d'une éducation familiale basée sur l'émancipation intellectuelle et l'action philanthropique, l'orpheline se distingue des bourgeoises de son âge, comme sa cousine Emmeline, en ce qu'elle semble moins intéressée par les tâches domestiques, qui visent à préparer les femmes à leur devoir d'épouse et de mère, que par les activités de l'esprit, qui contribuent à l'élévation des mentalités. Néanmoins, elle en vient à développer un sentiment amoureux authentique envers Albert, l'aîné de la famille, au grand bonheur de ses tuteurs qui convoitent avidement sa fortune. La promesse de mariage, d'abord fondée sur un amour réciproquement partagé, est toutefois rompue par Marianne lorsqu'elle apprend que son fiancé, qui séjourne à Paris en vue de terminer ses études de médecine, entretient une liaison secrète avec une jeune ouvrière. Au-delà de l'infidélité en soi, Marianne s'indigne contre la vision mensongère de l'amour qu'Albert cultive en profitant de la confiance sans bornes de sa future épouse pour exploiter une jeune fille issue de la classe laborieuse au profit de ses intérêts affectifs et sexuels. En effet, elle s'oppose à sa conception hiérarchique des rapports sociaux de genre, acquise à la lecture des travaux de Pierre-Joseph Proudhon et de Jules Michelet sur l'amour, qui légitime l'instrumentalisation des femmes sous couvert d'une loi naturelle basée sur la différenciation des sexes. Cette loi, transmise de père en fils, participe à l'essentialisation des rôles sociaux de sexe et à la naturalisation des comportements prétendument masculins ou féminins, en ce sens qu’elle identifie les hommes à des êtres d'intelligence prédisposés au savoir qui peuvent librement s'approprier le corps des femmes, tandis qu’elle associe les femmes à des créatures de sentiments vouées à la dévotion maternelle :
La vertu n'est pas la même pour l'un et pour l'autre. Je ne vais pas jusqu'à approuver l'opinion du monde, qui fait une gloire à l'homme de la multiplicité de ses conquêtes; cependant il lui est permis de demander sans honte ce que la femme ne peut accorder sans s'avilir. Car, pour elle, la pudeur et la modestie sont son apanage; sa tâche est de conserver la famille et de l'édifier. La femme est tout sentiment. L'homme, plus passionné, plus fougueux, et qui règne par l'intelligence, n'est point astreint aux mêmes lois. C'est à elle d'opposer à ses désirs la douce barrière de la raison et de la pudeur. Malheur à celle qui les enfreint : elle a perdu l'honneur de son sexe. La femme qui se respecte ne doit aimer qu'à l'abri des lois; c'est alors seulement qu'elle peut se livrer aux élans de son cœur, et se dévouer, s'il le faut, jusqu'au martyre, à son époux et à ses enfants (André Léo, 1877, 233).
Si Albert se montre perméable aux arguments sexistes du professeur Z, qui se réfère à son « maître Proudhon » (221) pour exalter devant ses étudiants sa croyance en une « force mâle » (221), expression ne manquant pas de faire écho au concept « d’esprit mâle » développé par le penseur anarchiste dans le but de convaincre de la supériorité intellectuelle et morale des hommes5, Marianne, quant à elle, refuse de se soumettre à l'ordre patriarcal en renonçant à un mariage susceptible d'endosser le droit des hommes à se livrer sans scrupule à leurs passions et le devoir des femmes d'obéir passivement à leur mari. De par sa remise en cause du pouvoir omnipotent que les hommes exercent sur les femmes dans l'amour, à travers la marchandisation des épouses fortunées et des maîtresses entretenues, Marianne adopte une posture féministe par laquelle elle promeut une politique de l'égalité entre les sexes. Au nom de ses convictions profondes, qui l'incitent à voir dans le mariage hétérosexuel un lien de sincérité authentique où s'exprime une égalité irréductible entre l'homme et la femme, Marianne révoque l'autorité de son tuteur et la toute-puissance de son fiancé en s'affranchissant de sa promesse matrimoniale sans égard aux mœurs bourgeoises.
Mais Marianne ne cesse pas pour autant de croire au mariage et à l'amour véritable entre homme et femme. Car si elle dénonce le mariage de convention, à l'inverse de sa cousine Emmeline qui internalise les préjugés de la haute société en épousant un homme d’âge mûr promis à une brillante situation sociale, Marianne envisage néanmoins le contrat du mariage comme l'aboutissement logique d'un amour sincèrement partagé. Ainsi, André Léo recourt au sous-genre littéraire du roman de mœurs en en récupérant le thème central du mariage davantage pour mettre en œuvre un récit sentimental, qui représente autrement la place de la femme dans l'amour sous le Second Empire, que pour donner une image purement péjorative du rapport conjugal. À cet égard, l'adresse aux lectrices figurant en tête du récit est particulièrement éloquente en ce qu'elle révèle l'intention de l'auteure d'offrir un modèle didactique de l'amour idéal qui opère un renversement du portrait traditionnel du mariage :
Si je vous raconte cette histoire, ce n'est pas seulement parce qu'elle a fait un bruit énorme dans Landerneau – je veux dire dans le chef-lieu d'un de nos départements de l'Ouest, – mais parce qu'elle se recommande particulièrement à l'attention des lectrices, et surtout de ces lectrices de vingt ans, qui, en lisant un roman, rêvent de leur propre avenir, et auxquelles l'auteur ici dédie ses pensées les plus intimes, sûr qu'elles ne seront ni dédaignées ni incomprises (André Léo, 1877, 155).
À rebours de la figure de la bourgeoise « mal mariée » (Hamon et Viboud, 2008, 92) qui traverse les grands romans de mœurs, André Léo donne à voir un personnage féminin qui ne respecte le mariage que dans la mesure où il repose sur une politique de l'égalité entre les sexes rendant possible son émancipation sociale. Cette politique de l'égalité s'incarne dans la relation amoureuse entre Marianne et Pierre Démier, laquelle se fonde sur des valeurs communes de complicité intellectuelle et de réciprocité sentimentale s'exprimant notamment par le biais de l'échange épistolaire. Héritier des idéaux révolutionnaires de 1789, Pierre représente le mari exemplaire pour Marianne puisqu'il se distingue des démocrates de son temps qui dénoncent sans ambages les régimes politiques tyranniques en reconduisant paradoxalement leur despotisme pour le placer sous le signe de la domination masculine. Porteur des idéaux féministes d'André Léo, Pierre critique le double standard appliqué aux sexes dans l'amour en affirmant que la libération des femmes constitue le pivot de la question démocratique :
N'est pas démocrate qui se dit tel. Le parti, à côté de dévouements purs et sincères, est composé pour une part, – les événements le prouvent assez, – d'ambitieux hypocrites, qui changent avec la fortune, et de révoltés inconscients, qui imposent des chaînes à autrui avec la même fougue qu'ils ont mise à briser les leurs. La démocratie, dans ces premiers temps, est encore un instinct plutôt qu'une doctrine, une foule plutôt qu'un parti. Pour moi, dans cette confusion, la question de la femme est une pierre de touche, et, sans entrer dans la discussion théorique, où parfois les meilleures volontés se fourvoient, je n'estime démocrate que celui qui ne rêve point une monarchie au foyer (André Léo, 1877, 354).
Autrement dit, Pierre pose un regard critique sur les démocrates de son époque qui, à l'image de leurs opposants conservateurs, participent à la perpétuation de la domination en prêchant la servitude des femmes au lieu de reconnaître l'égalité fondamentale entre les sexes et ainsi participer à une véritable révolution sociale de l'humanité. Or le fait qu'André Léo injecte ses revendications féministes dans le personnage de Pierre semble moins relever d'une volonté de créer un archétype du révolutionnaire que d'une stratégie rhétorique visant à mettre en lumière la réappropriation du discours féministe par les hommes. En effet, on peut interpréter cette construction discursive comme une expression consciente de l'« imaginaire générique6 » qui sous-tend le roman de mœurs à travers la mise en œuvre d'une voix masculine autorisée, ayant pour effet de montrer avec force que les hommes ont un accès différencié au savoir et au langage qui leur permet de prendre systématiquement la parole au nom des femmes et de se faire les représentants automandatés de la cause féministe. À la manière de Léon Richer7, allié important des femmes qui luttent collectivement pour l'amélioration de leur condition sociale sous le Second Empire et la Troisième République, Pierre s'arroge le droit de se placer à l'avant-scène du combat féministe sans remettre en question ses privilèges masculins et ses propres comportements patriarcaux. Car Pierre se complaît à servir son argumentaire féministe à Marianne par l'entremise de longs discours redondants sans jamais s'interroger sur les limites de sa critique du patriarcat, qui ne tient pas compte de l'expérience concrète que les femmes font de la domination masculine. Contrairement à Marianne, qui se garde d'absorber la question féministe dans un « nous femmes » en distinguant « la femme en général » (André Léo, 1877, 343) de « toutes les femmes » (343), Pierre ne parvient pas à accéder à une conscience de genre par laquelle il pourrait participer authentiquement à la déconstruction du paradigme de la différence entre les sexes et à l'abolition des inégalités entre hommes et femmes.
Dans Marianne, l'amitié entre femmes constitue un lieu commun qui vient s'opposer au scénario traditionnel de la rivalité féminine au sein du régime patriarcal et du système capitaliste. Dans un premier temps, Marianne développe un sentiment d'affection profond envers Henriette, jeune couturière engagée pour son travail domestique qu'elle côtoie régulièrement dans la maison familiale. Par-delà leurs distinctions de classes sociales, lesquelles leur interdisent de développer une relation d'intimité, Marianne et Henriette en viennent à nourrir un profond lien d'amitié qui entre en résistance avec l'autorité du père. En témoigne la scène où Marianne quitte secrètement la maison familiale pour aller visiter Henriette, recueillie par les Démier à la suite de sa rupture douloureuse avec un amant bourgeois. Marianne transgresse simultanément plusieurs règles du code moral bourgeois en se promenant sans accompagnateur et sans l'accord préalable de son tuteur pour secourir une ouvrière déshonorée qui demeure dans une maison abritant une famille issue de la classe laborieuse. Si Henriette représente la première figure féminine du récit par laquelle Marianne expérimente l'amitié entre femmes et prend conscience des inégalités de classes sociales, elle joue également un rôle de catalyseur en instaurant un lien d'attachement entre la protagoniste et Pierre, qui allient leurs forces pour lui prodiguer des soins. Au lendemain du décès d'Henriette, Marianne décide de prendre en amitié Fauvette, la maîtresse d'Albert, envers laquelle elle éprouve un sentiment fort de sympathie et de solidarité. Cette solidarité tire son origine de leur expérience commune de la déception amoureuse qui est intrinsèquement liée aux comportements machistes d'Albert. La tendance des femmes, au sein du régime patriarcal, à entrer en compétition pour conquérir les hommes se trouve renversée chez André Léo, qui montre que la jalousie des femmes est un effet de la domination masculine qui se neutralise à travers la mise en œuvre d'une éthique féministe de la sororité. Plutôt que de rivaliser pour l'amour d'Albert, Marianne et Fauvette se détournent de leur commun oppresseur en privilégiant l'amitié entre femmes afin de se réapproprier leur indépendance individuelle et de créer une force collective : « Il me semble qu'entre cette femme et moi, il y a une solidarité profonde. C'est à elle que je dois ma liberté, c'est à moi qu'on l'a sacrifiée, et moi, je veux la sauver. » (André Léo, 1877, 345) Ainsi, l'épouse et l'amante trompées deviennent pour l'une et l'autre des moteurs de liberté qui servent d'antidote au modèle d'amour véhiculé dans la société bourgeoise patriarcale où la marchandisation des femmes passe par l'instrumentalisation économique des bourgeoises et l'objectification sexuelle des ouvrières. Incarnant les « deux faces de l’oppression patriarcale » (Granier, 2015, 261), la bourgeoise et l'ouvrière se liguent non pas malgré leurs différences de classes sociales, mais bien grâce à leur statut social distinct qui fait qu'elles représentent deux formes d'expression interdépendantes de l'hégémonie masculine. Tandis que la première est épousée pour les avantages de son patrimoine, l'autre est exploitée pour sa disponibilité sexuelle et affective. Ce n'est donc qu'en se solidarisant que Marianne et Fauvette parviennent à mettre en place une relation d'amitié qui vient ébranler les stéréotypes de genre et de classe. Cette solidarité correspond donc à une expérience de la sororité au sens où l'entendent Cathy Bernheim et Geneviève Brissac, c'est-à-dire à « une mise en commun [des] malheurs » engendrés par une construction identitaire de genre qui rend les femmes « sœurs dans l'oppression » (Berheim et Brissac, 1981, 5) patriarcale.
Or cette éthique de l'amitié mise en œuvre par André Léo atteint son point d'orgue dans la relation triadique qui implique Marianne, Fauvette et Pierre. En effet, l'auteure ébranle l'image traditionnelle du couple hétérosexuel basé sur l'exclusivité en donnant à voir une représentation alternative de l’amour qui repose sur la mise en scène de la vie commune à trois. En invitant Fauvette à partager son quotidien avec elle et Pierre, Marianne disloque ainsi la logique binaire qui sous-tend le schéma narratif de l’histoire d’amour conventionnelle. D'une part, cette triade transforme les rapports sociaux de sexe au sens où elle se structure autour d'une relation de réciprocité qui unit chacun des personnages à un autre. Échappant au cliché du ménage à trois basé sur une sexualité trouble entre épouse, mari et amante, elle se fonde plutôt sur un rapport d'égalité entre les sexes instauré par deux femmes d’origines distinctes qui, partageant une même vision du sentiment amoureux, en viennent à se lier d’amitié. D'autre part, la mise en œuvre de celle-ci passe par le brouillage des frontières entre classes sociales. Non seulement Marianne se positionne en décalage avec la norme bourgeoise en prenant pour époux un fils de charpentier devenu médecin, mais elle réduit modérément sa propre fortune en transférant une partie de son héritage à Fauvette pour l'aider à se sortir de sa condition d'ouvrière. Ainsi, André Léo met en forme un imaginaire politique de l’anarchisme dans son œuvre romanesque en représentant l’amour à travers une critique conjuguée du patriarcat et du capitalisme qui, sous-tendue par une politique de l'égalité entre les sexes et d'une éthique de l'amitié, annonce l'avènement d'une société idéale qui mettrait fin aux hiérarchies sociales de genre et de classe.
Dans Marianne, l'amour véritable se présente comme l'envers du mariage d'intérêt bourgeois. Le mariage d'arrangement, pilier de la société bourgeoise, participe à la reconduction de la domination masculine en imposant des rôles et des comportements genrés aux femmes, alors que l'amour véritable constitue une forme d'expression de l'égalité et de la justice entre les individus. Si André Léo s'attaque à l'institution du mariage pour proposer une vision alternative de l'amour, elle le fait en laissant entendre que les mœurs sont un miroir qui reflète les idéaux politiques d'une époque. Le thème du mariage permet à André Léo de révéler au grand jour l'inconséquence des grands démocrates de son temps qui militent pour l'affranchissement du peuple en cherchant parallèlement à maintenir la servitude des femmes au foyer. Pour André Léo, l'émancipation de l'humanité ne peut passer que par la libération conjointe du peuple et des femmes, sans quoi le principe démocratique s'englue dans un régime autoritaire reconduisant le despotisme. Cette proposition, qui se retrouve autant dans ses écrits politiques, comme La femme et les mœurs, que dans ses œuvres romanesques, apparait dans les discours que tient Pierre à propos de l'héritage révolutionnaire de la gauche républicaine :
Je crois la femme égale de l'homme et moitié de l'humanité, en valeur aussi bien qu'en nombre. Je crois que le progrès et les forces humaines seront doublés par les forces de la femme, et son action bien plus que doublée, grâce à l'accomplissement de la justice, dont cette révolution fermera le cycle, celui du moins qu'il nous est actuellement donné de concevoir. C'est dans la famille, commencement des sociétés, que s'inaugure par la tyrannie cette lutte entre l'égoïsme et la justice, qui est l'histoire même de l'humanité; c'est dans la famille que cette lutte se terminera (355).
Autrement dit, la justice universelle ne pourra advenir que par l'entremise d'une révolution qui cherchera à abolir les inégalités sociales en luttant contre l'oppression et l'exploitation de la femme dans la famille patriarcale, notamment en procédant à la déconstruction des préjugés qui entourent le mariage. Intitulé d'après le prénom de l'héroïne qu'il met en scène, le roman fait écho à la Marianne coiffée d'un bonnet phrygien qui incarne les valeurs démocratiques dans l'imagerie révolutionnaire depuis 1789. Au-delà d'une référence idéologique, ce symbole sert de point d'ancrage à André Léo, laquelle réactualise le passé pour en résoudre les contradictions en mettant en fiction une figure féminine qui s'émancipe de l'ordre patriarcal afin de mettre un terme à cette « exploitation infâme qui se fait de la femme et de l'amour » (352).
Enfin, le roman comporte une dimension métaréflexive au sens où l'auteure formule une critique de la littérature qui vient mettre en lumière son propre idéal romanesque. La réflexion d'André Léo autour de la littérature s'exprime à travers le personnage de Pierre, qui fait le procès du théâtre de mœurs en vogue pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Aux yeux de Pierre, le théâtre de mœurs constitue un lieu de production et de reproduction des inégalités de sexes puisqu'il n'offre que des représentations stéréotypées des femmes. Ainsi, il associe le théâtre à un outil réactionnaire, vecteur de la corruption des masses, qui véhicule un discours misogyne en réduisant les femmes aux figures problématiques de la courtisane et de l'épouse frivole. En opposition aux œuvres socialistes qui donnent une représentation libertaire des femmes en les montrant égales à l'homme et libres dans l'amour, ce genre littéraire participerait à la reconduction des préjugés de genre ayant cours dans la société et conséquemment, à la consolidation de l'idéologie patriarcale :
Non seulement l'héritier de 93 entend être roi dans sa maison, mais il lui faut aussi des joies de sultan. C'est donc bien, ainsi que je le disais, la réaction du vieux despotisme et du préjugé sur la recherche de la justice, réaction analogue en morale à celle que nous subissons en politique, et cela est si vrai que les coryphées du théâtre actuel, ceux qui le dominent de leurs succès, sont en général d'outrés réactionnaires (293).
À cette représentation négative des femmes dans la littérature vient s'ajouter celle qui concerne la place des femmes en littérature. En effet, Pierre trace un lien de continuité entre les attributs identitaires qui justifient la subordination des femmes dans l'univers domestique et les présupposés qui entourent l'activité créatrice des femmes de lettres évoluant au sein d'un milieu littéraire structuré par la hiérarchisation des sexes. Pour Pierre, la marginalisation des femmes en littérature ne relève pas de leur soi-disant inaptitude naturelle à écrire des œuvres intelligentes, mais d'un système qui cherche à les reléguer au foyer en tentant vainement de prouver leur infériorité intellectuelle. À travers l'exemple de l’œuvre de George Sand, Pierre fait la lumière sur les contradictions qui pèsent sur la littérature en interrogeant le traitement différencié des hommes et des femmes par la critique littéraire :
Elle a pour but la recherche de l'amour vrai; tandis que les productions de tant d'autres romanciers, dont beaucoup lui jettent la pierre, n'étaient que l'amour des sens et posent en principe le droit de l’homme à la débauche. On ne trouve dans George Sand aucune des dépravations accumulées dans beaucoup d'ouvrages de ses contemporains, qui jouissent à cet égard d'une étrange impunité : Balzac, Mérimée, Théophile Gautier, etc. (293)
S'inscrivant en faux contre cette vision de la littérature qui repose sur des stéréotypes de genre contribuant à la légitimation de la domination masculine, le roman Marianne se présente comme une œuvre édifiante à laquelle André Léo assigne un rôle didactique et un pouvoir de transformation sociale. Source d'émancipation, le roman détient le potentiel d'ébranler les structures de la société qui inscrivent les rapports entre hommes et femmes dans une logique de domination en donnant à voir une représentation alternative des femmes dans le mariage susceptible de participer à l’affranchissement des mentalités. En écho à son modèle de littérature idéale, André Léo met en forme une œuvre d'éducation morale où l'amour, la politique et la littérature se rejoignent en se présentant comme des formes d'expression distinctes d'une même idéologie à combattre.
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