Ducharme et Vian : phonographes du pornographe ?

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Que peuvent avoir en commun un auteur québécois sans visage qui continue de se cacher malgré la publication de ses œuvres chez Gallimard et celui que l’on a appelé, un temps, le Prince de Saint-Germain-des-Prés? Bien que le parallèle ne semble pas évident, nous souhaitons, à l’instar de Petr Vurm (2009) et d’Élisabeth Nardout-Lafarge (2001, p. 115-116), rapprocher les figures de ces deux auteurs Gallimard. Certaines dissemblances les éloignent d’entrée de jeu l’un de l’autre. L'absence de Ducharme de la scène publique est si singulière qu’elle en vient à créer une présence fascinante, alors que le visage de Vian, au contraire, s’impose fortement sur la scène artistique parisienne de son époque, jetant l'écrivain dans l'ombre de l'homme. Ducharme connait un succès immédiat, Vian un succès posthume. Leur parcours semble donc bien différent et sans contact possible. Mais ce serait oublier que Ducharme cite Vian dans plusieurs de ses romans. En effet, il évoque la chanson « Fais-moi mal » en exergue des Enfantômes (Ducharme, 1976, p. 8) en ajoutant que « c'est si beau », et fait entendre « Le déserteur » comme un air qui donne des « frissons » dans L'Hiver de force (Ducharme, 1973, p. 41). Ducharme fait allusion au chansonnier, mais Vian est aussi romancier et pas n'importe lequel. Il est ce pornographe qui écrit des romans noirs américains, mais il est surtout ce franc-tireur qui crée un « langage-univers » (Bens, 1963), selon l'expression de Jacques Bens, tout comme Ducharme.

Au-delà de ce qui les distancie, les deux créateurs se rejoignent sur plusieurs points. Si Ducharme s'amuse à donner de « drôles de titres » à ses romans, Vian, quant à lui, s'amuse à créer des canulars scandaleux en prenant entre autres le pseudonyme de Vernon Sullivan. À côté de ces écrits qui piquent la curiosité et attisent le mépris de la critique bien-pensante, ces deux créateurs composent des chansons et s'adonnent à l’écriture théâtrale et scénaristique. Ils touchent aussi aux arts visuels, Ducharme assemblant ses « Trophoux», Vian peignant quelques tableaux pour l’exposition « Si vous savez écrire, vous savez dessiner1… » et s’adonnant à la construction de modèles réduits et d’objets divers2 ; deux polygraphes donc, deux touche-à-tout. Ducharme s'est même « pris pour3 » un commis de bureau pendant un certain temps, alors que Vian a travaillé à l'AFNOR et à l'Office du papier en tant qu’ingénieur. Autre point commun, leur œuvre, souvent caractérisée par une fascination pour l'enfance et pour la jeunesse, sortes de paradis perdus, s’inscrit dans des contextes en mouvement, la Révolution tranquille au Québec et l'après-guerre en France.

Les postures de ces deux écrivains gagnent à être mises en parallèle et leur rapprochement permettra de les voir sous un angle particulier. Il ne s'agira pas de confondre les deux créateurs l'un l'autre, mais bien de voir en quoi ils partagent une certaine parenté pouvant éclairer le sens de leur œuvre. En soulignant cette familiarité que l’on peut ressentir à la lecture de leurs écrits, nous pourrons exemplifier le désir de marginalité qui est présent chez l’un et chez l’autre, pour ensuite nous attarder sur leur rapport aux écrivains et à la littérature. Nous verrons alors comment leur position de francs-tireurs se manifeste d’une manière étonnamment semblable dans deux de leurs romans, Le Nez qui voque (Ducharme, 1967) et L'Automne à Pékin (Vian, 2010 [1956], p. 513-726). Nous tenterons donc d’analyser ces deux œuvres qui présentent toutes deux une esthétique de la transgression, afin de cerner comment l’écriture de ces deux créateurs outrepasse d’une manière ludique et désinvolte les frontières présentes dans le langage.

Deux francs-tireurs marginaux

La marginalité de ces deux polygraphes gagne à être mise en parallèle, comme l’a bien vu Petr Vurm dans son texte « Ducharme et Vian : deux créativités aux confins des mots » (Vurm, 2009), qui les présente comme des « explorateurs de ces espaces limitrophes de la langue » (Vurm, 2009, p. 91). Un nouveau rapprochement peut aussi être fait à la lumière de la notion de liminarité définie par Michel Biron dans son essai L'Absence du maître (Biron, 2000). Si celui-ci se penche plus particulièrement sur la littérature québécoise et sur Réjean Ducharme, il n'en demeure pas moins que ses réflexions peuvent également éclairer la posture de Vian.

Dans son essai, Biron prend pour assise le concept de communitas qu'il emprunte à l'anthropologie. Il utilise ce concept pour définir l’espace littéraire québécois comme « une société dépourvue de structure hiérarchique forte » (Biron, 2000, p. 11). L'écrivain québécois, loin de faire face à une longue tradition qu'il peut transgresser, se retrouve devant l'absence d'une structure à laquelle il pourrait adhérer ou s'opposer. Il ne s'agit pas pour lui de s'élever en acquérant un prestige symbolique, mais bien d'étendre horizontalement une zone de proximité, et de s'inscrire dans une communitas où ne règne aucun maître ni aucune loi susceptible de dresser des interdits. Si l'écrivain québécois a un combat à livrer dans la sphère littéraire, selon Biron, c'est bien contre l'absence même d'une sphère bien définie.

Vian a grandi dans une société fortement hiérarchisée à l’opposé de la situation québécoise, mais l’écrivain parisien touche-à-tout ne semblait pas la prendre en compte ni se soucier de sa position au sein de celle-ci,  empruntant ce que bon lui semblait dans les mouvements artistiques de son époque sans revendiquer une quelconque appartenance. Vian s’est tenu en marge du surréalisme ou de l'existentialisme et a préféré les parodier4. Il a écrit à la fois des romans noirs, des romans à « l’écriture heureuse5. » et a publié des articles dans une cinquantaine de revues et de journaux tous fort différents idéologiquement. En fréquentant des endroits si éloignés du point de vue des hiérarchies culturelles, Vian a pris des libertés face à l’institution littéraire française et, d’une certaine façon, s’est moqué de ses règles et de ses cadres. Comme le souligne Marc Lapprand, il se place « en deçà de ce monde ''officiel'' de la littérature, dans ce qu'il a de plus sérieux et intellectuel. En désavouant délibérément l'esprit de sérieux, Vian s'assure une position de franc-tireur et s'expose à la marginalité » (Lapprand, 2010, p. XIV).

Cette position au sein de l'institution française semble lui avoir nui, alors qu'elle reste plus fréquente en Amérique. Biron souligne en effet que « l'écrivain américain est animé par l'esprit franc-tireur [qui] se bat seul, avec une connaissance relative et un respect limité des principes militaires, mais avec succès » (Biron, 2000, p. 45). Le franc-tireur doit alors improviser et il le fait avec ses connaissances, sans souci de dissocier ce qui doit se faire et ce qui ne doit pas se faire. Il fait, tout simplement, ce que bon lui semble, sans chercher à vouloir s'inscrire dans le monde officiel de la littérature.

Une recherche de convivialité

Si Ducharme et Vian se placent tous deux volontiers en marge des institutions, ils se rejoignent également dans leur désir de commencement, celui de créer une littérature en l’absence d’un maître qui les transformerait en disciple d’une quelconque idéologie ou d’une quelconque esthétique formelle dominante. Pour ce faire, les deux créateurs renouvellent constamment leur œuvre en refusant d’adopter les clichés et les modes qui caractérisent leur époque sans pour autant adhérer aux traditions littéraires plus anciennes.

Dans son « Journal à Rebrousse-poil », Vian exprime ce désir :

[…] j'ai essayé de raconter aux gens des histoires qu'ils n'avaient jamais lues. Connerie pure, double connerie : ils n'aiment que ce qu'ils connaissent déjà; mais moi j'y prends pas plaisir à ce que je connais, en littérature. Au fond, je me les racontais les histoires. J'aurais aimé les lire dans des livres d'autres (Arnaud, 1998, p. 194).

Mais Vian, en se racontant des histoires, n'écrit pas seulement pour lui. Par exemple, son Conte de fées à l'usage des moyennes personnes (Vian, 2010 [1996], p. 3-39) est rédigé dans le but d’alléger la convalescence de sa femme Michèle Léglise. Le premier roman qu'il publie chez Gallimard, Vercoquin et le Plancton (Vian, 2010 [1946] p. 105-238), est d'abord destiné à « amuser une bande de copains ». Ce désir d'intimité dans l'écriture, de proximité avec le lecteur, s'apparente à celui de Mille Milles, le narrateur du Nez qui voque qui lui, affirme écrire comme on écrit à sa fiancée (Ducharme, 1967, p. 12).

En adoptant cette forme d’écriture, les deux écrivains instaurent un rapport particulier avec le lecteur et avec la littérature. Ils créent, dans les deux cas, une distanciation  par rapport au lecteur-éditeur et s’adressent directement au lecteur-frère qui, lui aussi, désire se faire raconter des histoires sans devoir passer par les formalités propres aux conventions littéraires de l’époque. Ducharme et Vian affichent ainsi une forme de marginalité semblable et entreprennent, comme le souligne Élisabeth Haghebaerth à propos du Québécois, une recherche de sympathie et de convivialité (Haghebaert, 2009, p. 223).

En faisant tous deux appel à la communitas, Ducharme et Vian se positionnent  en marge des institutions. L'épigraphe du Nez qui voque est révélatrice à cet égard. Ducharme écrit : « Je ne suis pas un homme de lettres. Je suis un homme » (Ducharme, 1967, p. 10). Dans le roman, Mille Milles revient sur cette idée en écrivant : « Je suis en train d'écrire un chef-d'œuvre de littérature française. Dans cent un ans, les enfants d'école en apprendront des pages par cœur. Mais, je ne veux pas de gloire » (Ducharme, 1967, p. 54). De son côté, Vian écrit dans un de ses poèmes : 

J'aimerais/Devenir un grand poète/Et les gens/Me mettraient/Plein de laurier sur la tête/ Mais voilà/Je n'ai pas/Assez de goût pour les livres/Et je songe trop à vivre/Et je pense trop aux gens/Pour être toujours content/De n'écrire que du vent (Vian, 1996, p. 41)

Les deux créateurs se présentent comme des écrivains qui ne visent pas un lectorat composé « d'amateurs et d'amatrices de fleurs de rhétorique » (Ducharme, 1967, p. 12), pour reprendre les mots de Ducharme, ni formé par des gens qui posent des lauriers sur les têtes en guise de considération. Plus qu'une distanciation vis-à-vis de ce type de lecteur, c'est un certain rapport à l'homme et à la littérature qui se crée dans ces propos.

Un bouc-émissaire commun : le pornographe

L'écrivain liminaire, en cherchant à faire partie de la communitas, se positionne également contre l'écrivain qui ne ferait qu'écrire, c'est-à-dire l'écrivain professionnel. En effet, le bouc-émissaire de Ducharme et Vian est l'écrivain commercial que Mille Milles qualifie de pornographe. Leur rapport au pornographe est toutefois ambivalent, car bien qu'ils souhaitent s'en dissocier, les deux créateurs déploient des univers où cette figure  s’impose. Présent dans le Nez qui voque, le pornographe est aussi mis en scène dans L'Avalée des avalés (Ducharme, 1966, p. 282-284), sous la figure de l'écrivain nommé Blasey Blasey qui écrit « comme d'autres vont à l'usine » (Ducharme, 1966, p. 284). Vian se joue aussi des figures blasées comme l'alcoolique de la chanson « Je bois », qui boit « sans y prendre plaisir ». C'est à ce détachement en particulier que fait référence la dérision chez Vian comme chez Ducharme, à ce manque d'appropriation sensible des choses, que ce soit une appropriation d'un état éthylique ou d'un discours culturel, les deux étant traités sur le même plan.

Ducharme met également en scène le pornographe dans La fille de Christophe Colomb (Ducharme, 1969), où il reprend le titre de la chanson de Brassens et écrit : « Quoi! Vous n'avez jamais vu ça, un pornographe?/ D'où sortez-vous? Arrivez en ville, sacrement!/ Vous ne connaissez même pas le pornographe du phonographe?/ Réveillez-vous! C'est la civilisation maintenant! » (Ducharme, 1969, p. 33-34). Cette civilisation, cette ville dans laquelle arrive aussi Mille Milles est faite, comme il le dit, de « littérature pornographique contemporaine » (Ducharme, 1967, p. 58). En attendant l'autobus, il n'a d'autre chose à faire que de « palp[er] les livres sexuels du petit kiosque à journaux » (Ducharme, 1967, p. 318), dans lequel pourrait se trouver aux côtés d'un roman d'Henry Miller, celui de Vian, J'irai cracher sur vos tombes (Vian, 2010 [1946], p. 239-341).

En effet, Vian, ce pornographe qui écrit des romans noirs américains a compris, comme Mille Milles, que les « livres sexuels » (Ducharme, 1967, p. 19) sont surtout écrits par les Américains6. Il reste que Vian établit une distinction nette entre l'écrivain Vernon Sullivan et l'écrivain Vian, ne serait-ce que par l'utilisation du pseudonyme. Cette distinction s'établit davantage devant les critiques et les censeurs auxquels il précise : « Encore une fois, J’irai cracher sur vos tombes (je l’ai dit et redit publiquement) ne relève pas de la littérature, mais du divertissement. Les Américains ont généralement le sens de l'humour qui manque à bien des Français » (Arnaud, 1998, p. 155). Ce divertissement lui permettra de vivre un temps de son écriture, mais les livres auxquels il tient le plus, comme il le souligne au critique Stuart Gilbert, sont L'Écume des jours (Vian, 2010 [1947], p. 343-511) et L'Automne à Pékin.

En hiérarchisant son œuvre du point de vue de la valeur littéraire, Vian distingue clairement les livres auxquels il accorde plus d’importance  de ceux qui se vendent le plus et démontre son désir de repousser le pornographe plus commercial pour mettre à l'avant-plan l'écrivain artiste, le créateur. Ducharme, quant à lui, refuse de publier ses pièces de théâtre parodiques et ses textes de chansons, créant lui aussi une sorte de hiérarchie à l'intérieur de sa propre production. Paradoxalement, leur œuvre littéraire, elle, plaide pour l’abolition d’une certaine hiérarchie des discours. Leurs textes de prédilection semblent alors s'adresser à un lectorat bien particulier qui est appelé à « décoder » leur œuvre sur « le mode du ''comprenne qui pourra''» (Haghebaert, 2009, p. 136).

En recherchant un rapport plus intime, plus complice avec la communitas, Ducharme et Vian semblent établir une réflexion sur la gratuité de la littérature. Ils se positionnent en faveur de l'écrivain non pas professionnel, mais bien l'écrivain-frère, qui parle au lecteur comme à un ami. Ce désir de marginalité et de fraternité s’exprime de façon encore plus sensible dans leurs œuvres, notamment dans Le Nez qui voque et L'Automne à Pékin. Pour bien démontrer ce désir de s'inscrire dans un tel rapport à la littérature et afin de lutter contre les étiquettes, les deux romanciers se réfugient dans la langue et s'arment ingénieusement. Leur attaque prend pour cible les conventions littéraires et langagières.

Le ludisme des épigraphes comme premier affront

Le Nez qui voque et L’Automne à Pékin présentent dans leur titre une forme de tromperie qui déstabilise. Les citations en exergue poursuivent ce jeu sur le langage et ne font que porter en dérision l'utilisation de ces références Ces offensives aux conventions littéraires, sans éclairer les canevas des romans, apportent du sens au discours que le lecteur s’apprête à lire. Le Nez qui voque s'ouvre sur une subversion manifeste de la dédicace qui s’apparente à une mutinerie, pour reprendre l’expression de Marie-Andrée Beaudet (Beaudet, 2001, p. 103-112). Nous pouvons lire dès la première page que les citations des différents personnages présentes dans cette dédicace ont été « glané[es] au hasard de leurs œuvres pour l'édification des races », avec entre parenthèses le calembour « au hasard de leurs œuvres pour l'érection d'Érasme » (Ducharme, 1967, p. 9), sorte de paillardise que l'ont pourrait d'ailleurs aisément mettre en lien avec les calembours des Cent sonnets (Vian, 1984) de Vian.

L’épigraphe se poursuit sur une citation du poète Émile Nelligan faite « de mémoire », ce qui la libère de l’usage traditionnel qui veut que, dans une épigraphe, l’on démontre son savoir et que l’on soit fidèle au texte d’origine qui, quant à lui, doit avoir reçu une certaine reconnaissance. Ce détournement se fait au profit d'une appropriation plus sensible de la citation que Ducharme préfère se rappeler librement, prétendant ne pas avoir pris la peine de vérifier sa source. Il ne s'agit donc pas ici de déployer son érudition. La suite nous le démontre bien. Les citations subséquentes ne contiennent, pour la plupart, qu'un seul mot sans signification particulière. Elles proviennent de figures bien différentes entre elles telles que Colette, Kierkegaard, Platon, Mauriac, Hitler, Iberville, le patriote Léandre Ducharme ainsi que d'un auteur imaginaire :

« Ah ! » (Colette.) / « Je me... » (Barrès.) / « Oh ! » (Kierkegaard.) / « Ah ! » (Platon.) / « Sur la... » (Mauriac.) / « Ich... » (Hitler.) / « Ils... ne... la... votre... votre... leur... » (Musset.) / « Ah ! » (George Sand.) / « Il fait... » (Gide.) / « Les Messieurs de vos a semblez... » (Iberville.) (Ducharme, 1967, p. 9)

Si Vian ne construit pas une épigraphe aussi élaborée, il n'en demeure pas moins qu'il pose des citations en exergue des chapitres, ici et là, sans logique apparente, un peu comme les mots « glanés » par Ducharme. La provenance de ces citations est aussi déroutante que celle du Québécois. Vian ouvre son récit sur une citation de Lord Raglan prise dans une étude anthropologique intitulée Le Tabou de l'inceste : « Les personnes qui n'ont pas étudié la question sont sujettes à se laisser induire en erreur... » (Vian, 2010 [1956], p. 515). Cette formule est qualifiée par Gérard Durozoi de lapalissade (Durozoi, 1977, p. 246), c'est-à-dire d’affirmation dont l'évidence prête à rire. Ducharme, quant à lui, fait appel à « l'indulgence » du lecteur « pour la qualité de cette production » (Ducharme, 1967, p. 9) en modifiant légèrement un extrait du journal d’exil du patriote québécois Léandre Ducharme.

Le texte s'amorce donc sur la possibilité d'une incompréhension. Le lecteur s'apprête à lire un récit qui pourrait le tromper. D’ailleurs, cette tromperie était déjà inscrite dans les titres. En effet, L’Automne à Pékin ne se déroule aucunement en Chine ni durant l’automne et l’intitulé du Nez qui voque n’est qu’un prétexte à l’usage d’un calembour. Cette déstabilisation se poursuivra au fil des récits qui présenteront, phrase après phrase, mot après mot, des liens absurdes bafouant la logique du discours. Cela se traduit, par exemple, par des passages tels que : « Je renie tout ce que je viens de dire. Ça n’a aucun sens. » (Ducharme, 1967, p. 221) et par les nombreuses situations grotesques et absurdes de L’Automne à Pékin. Grâce aux épigraphes, les deux écrivains démontrent d'entrée de jeu qu'ils déploieront des univers déconcertants qu'ils s'approprieront à l’aide d’un langage libre et ludique, sans se soucier des usages conventionnels propres à leur époque.

Des phonographes en liberté

Si, comme le souligne Marie-Andrée Beaudet, Ducharme « plaide en faveur d'un usage désacralisé du texte littéraire » en utilisant des « lambeaux d'énoncés volontairement privés de toute signification » (Beaudet, 2001, p. 108). Vian, quant à lui, désacralise l’usage littéraire de la citation en prenant pour références des ouvrages qui ne font pas partie de la littérature. Il vide lui aussi l'exergue de sa fonction traditionnelle, c'est-à-dire celle de démontrer l'érudition de l'auteur, son univers de référence et sa position dans le monde littéraire.

Vian cite en exergue deux études anthropologiques, des ouvrages d'ingénierie, l’ouvrage populaire qu’est le Catalogue Philips, un Précis de prestidigitation et une étude sur « Les subventions à l'enseignement confessionnel ». Baudelaire est le seul écrivain consacré qu'il cite, mais d’une façon  provocatrice. En effet, Baudelaire écrit « aimer une femme intelligente est un plaisir de pédéraste » (Vian, 2010 [1956], p. 709). Jean-Pierre Vidal souligne la déviance de l'épigraphe chez Vian et affirme que « [l]'humour nait [...] de l'inadéquation non seulement de l'épigraphe au texte, mais de l'épigraphe au tout dont il est extrait » (Vidal, 1977, p. 271), ce qui semble s'appliquer aussi à la pratique paratextuelle de Ducharme. Vian se cite aussi lui-même et démontre explicitement l'artifice de ses citations. En effet, il met en exergue d'un chapitre ses propres pensées inédites : « Je ne mettrai plus de petits machins comme ça que de place en place, parce que cela devient emmerdant » (Vian, 2010 [1956], p. 577). Il détourne donc lui aussi l'usage savant des épigraphes en les traitant de « petits machins » qui l'emmerdent.

Le discours direct qu'est la citation est, selon Dominique Maingueneau, une « sorte de magnétophone idéal » (Maingueneau, 2003, p. 117). Ducharme et Vian se transforment d'entrée de jeu en phonographes qui utilisent différents discours, comme bon leur semble. Ils se présenteraient alors comme des phonographes révoltés par l'hégémonie du bien-parler, du bien-écrire, des règles qui les régissent, des phonographes qui, « surconscients » des phénomènes linguistiques, pour reprendre l'expression de Lise Gauvin (Gauvin, 2000), seraient envahis par le trop-plein des discours environnants, par les livres qui se multiplient, par les variétés de langues qui s'entrechoquent, ce qui les pousserait à se retourner vers leur appareillage et à utiliser les sons, les mots, les tonalités, les registres, les citations, en vue de s'installer dans une marginalité qui refuse toute étiquette.

Deuxième affront : les registres de langues

En utilisant des références provenant de domaines hors du champ littéraire, les phonographes que sont Ducharme et Vian démontrent leur désir de se positionner en dehors de la hiérarchie propre aux discours consacrés, dans « une sorte d’espace hors-jeu exempt de tout désir de compétition, de toute volonté de supériorité, de toute forme de domination » (Beaudet, 2001, p. 106). Il en est de même pour les registres de langue. Ducharme et Vian créent des contrastes entre le langage littéraire et le langage populaire, voire vulgaire. Le Nez qui voque et L'Automne à Pékin mettent en scène des blasphémateurs érudits, Mille Milles et l'abbé Petitjean7.

Si Marie-Hélène Larochelle (Larochelle, 2009) affirme que Mille Milles est le plus grand blasphémateur de l'œuvre ducharmienne par son utilisation récurrente de l'expression « hostie de comique ». Vian, quant à lui, subvertit la figure traditionnelle de l'abbé en lui faisant  tenir un discours des plus blasphématoires, ce qui le situe sur le plan du grotesque et de l'inversion carnavalesque. Aux messes austères et ritualisées, l'abbé Petitjean substitue des « messes qui pètent le feu » (Vian, 2010 [1956], p. 611), et aux prières sacrées, des comptines pour enfants qui au lieu de se terminer par un amen se terminent par « Quatre, cinq, six, cueillir des saucisses » (AP, 607). Le latin biblique fait place à un latin dépourvu de sens sacré comme dans l'expression « tanquam adeo fluctuat nec mergitur » (Vian, 2010 [1956], p. 609), devise de la ville de Paris.

Il en est de même pour Mille Milles qui dit « écrire un chef-d'œuvre de littérature », se proclamant ainsi Grand Auteur, mais répétant constamment qu'il est « un hostie de comique ». Cette inadéquation entre le Grand Auteur et l'hostie de comique semble aussi placer ces figures sur un plan horizontal, au même titre que l'abbé et l'homme vulgaire. Si l'abbé utilise le latin ou « l'argot de sacristie » (Vian, 2010 [1956], p. 660) à quelques reprises, Mille Milles utilise quant à lui l'espagnol qu'il est en train d'apprendre, parce que, comme le dit Brel, « la mort est espagnole » (Ducharme, 1967, p. 77) et qu'il veut être prêt à la comprendre :

C’est une phrase d’une des chansons de Jacques Brel. Nous apprenons l’espagnol pour mourir comme il faut. […] La mort est espagnole : j’apprends l’espagnol pour être en mesure de lui donner la réplique quand je la rencontrerai (Ducharme, 1967, p. 77).

Il doit aussi confronter le grec, la langue de son patron et s'insurge : « Si je suis né ici, c'est parce que je pensais qu'ici tout le monde parlait d'une façon intelligible. » (Ducharme, 1967, p. 269). L'auteur de ce récit est, comme il le souligne, « un vulgaire mystificateur » (Ducharme, 1967, p. 271) qui s'amuse à créer un environnement polyphonique tout comme Vian, qui met également en scène d’autres langues et langages, que ce soit l’italien, le latin, l’anglais ou des argots inventés.

Troisième affront : la sémantique

Faisant se côtoyer le joual, l'argot, le blasphème, les anglicismes, l'espagnol, le latin, les néologismes et autres trouvailles, Ducharme et Vian  créent tous deux une « cacophonie langagière » (Haghebaert, 2009, p. 113). Malgré cette polyphonie propre au monde infernal, les mots désignent tous le même monde tangible et, comme le souligne l'abbé Petitjean : « À quoi bon connaître le nom si l'on sait ce que c'est que la chose ? [...] Il suffirait de donner un autre nom à la chose. » (Vian, 2010 [1956], p. 661). Ducharme et Vian s'adonnent à ce jeu de resémantisation lexicale. Mille Milles affirme : « l'écrevisse est la femelle de l'écrivain » (Ducharme, 1967, p. 178) et le capitaine du bateau dans L'Automne à Pékin dressera la liste des oiseaux ordinaires, laquelle comprendra le franfremouche, la mouture, l'amillequin, la bêtarde, le marche-à-l'oeil (Vian, 2010 [1956], p. 583) et d'autres mots à la provenance mystérieuse. Ducharme et Vian créent tous deux de nouveaux langages-univers. Ils ajoutent des sens inédits aux mots, allant jusqu’à en inventer afin de poétiser l’absurdité de leur récit qui est teinté à la fois d’un comique grotesque et d’un tragique sournois.

Deux figures qui ne sont pas de ce monde

Bouffons, tragédiens, paroliers, poètes, Ducharme et Vian s’opposent aux prosateurs, aux pornographes et refusent le drame tout autant que le récit réaliste et bien-pensant. Ces deux francs-tireurs affichent une forme de marginalité propre aux figures de bouffon, de fou et de sot, figures qui peuvent « participer à la vie sans y prendre part » (Bakhtine, 1978, p. 307). Les deux créateurs se donnent alors le droit d’œuvrer en mettant à nu les conventions et se plaisent à réunir les contradictions. Ce rapport à la littérature n’est pas sans déployer une critique de l’art et des institutions, ni sans établir un rapport fraternel avec la communitas. Ce lien qui se crée avec le lecteur met alors en place une réflexion sur la dimension philosophique de la vie, une réflexion poétique propre aux humanistes.

 

Bibliographie

Arnaud, Noël. 1998. Les Vies parallèles de Boris Vian. Paris : Christian Bourgois,  508 p.

Beaudet, Marie-Andrée. 2001. « Entre mutinerie et désertion. Lecture des épigraphes de L’hiver de force et du Nez qui voque comme prises de position exemplaires de l’écrivain périphérique » in Voix et Images, vol. XXVII, n° 1 (79), automne, p. 103-112.

Bens, Jacques. 1963. « Un langage-univers », in L’Écume des jours. Paris : Jean-Jacques Pauvert, p. 177-187.

Biron, Michel. 2000. L’Absence du maître. Montréal : Presses de l’Université de Montréal (Socius), 320 p.

Ducharme, Réjean. 1966. L’Avalée des avalés. Paris : Gallimard, 378 p.

Ducharme, Réjean. 1967. Le Nez qui voque. Paris : Gallimard, 333 p.

Ducharme, Réjean. 1969. La Fille de Christophe Colomb. Paris : Gallimard, 232 p.

Ducharme, Réjean. 1973. L’Hiver de force. Paris : Gallimard, 273 p.

Ducharme, Réjean. 1976. Les Enfantômes. Paris : Gallimard (NRF), 283 p.

Durozoi, Gérard. 1977. « Narration finie et fiction interminable dans L’Automne à Pékin » in Colloque de Cerisy. Paris : U.G.E. (10/18), t. 1, p. 245-255.

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Pour citer cet article: 

Dubé, Jacinthe. 2012. « Ducharme et Vian : phonographes du pornographe ? », Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/dube-16> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, p. 115-127.