Le rapport au(x) classique(s)

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Dans Pourquoi lire les classiques, Italo Calvino propose une définition en quatorze points de ce qu’est, pour lui, un « classique ». Quatorze façons d’approcher la question, qui disent tant la richesse du sujet que la difficulté d’en délimiter précisément les paramètres. Quatorze aspects, rien de moins, d’une réalité esquissée intuitivement, comme une silhouette étonnante, aperçue de loin, dont on pressent l’importance, sans qu’on sache trop pourquoi. De fait, Calvino n’apporte pas réellement de réponse à l’intitulé de son essai; il se contente d’offrir l’enthousiasmant commentaire des quatorze vertus définitoires qu’il identifie aux « classiques » de la littérature, puis, concédant qu’« il ne nous reste plus qu’à nous inventer chacun la bibliothèque idéale de nos classiques », il conclut modestement : « La seule chose qu’on puisse affirmer, c’est que lire les classiques vaut mieux que de ne pas les lire1. » Certes. Mais il en va de même de toute littérature.

Quelque chose pourtant distingue les classiques des autres livres. Ce sont des œuvres d’un autre temps, parfois très ancien, qui néanmoins demeurent et demeureront toujours d’actualité, dit-on. Si nombre d’entre elles empruntent décidément aux règles, à la mesure et à l’unité qui ont défini le classicisme, chacun sait qu’en faire autant ne suffit pas à produire un classique. « Croire qu’en imitant certaines qualités de pureté, de sobriété, de correction et d’élégance, indépendamment du caractère même et de la flamme, on deviendra classique, c’est croire qu’après Racine père il y a eu Racine fils2 », tranchait déjà en 1850 un critique littéraire illustre : Sainte-Beuve, désormais classique lui-même. L’irréductible diversité (tant de forme que de contenu) des chefs-d’œuvre qu’on estime classiques invite à associer leur spécificité moins à des qualités propres qu’au rapport que nous entretenons avec eux. Question de réception (Jauss, Iser) donc : le lectorat serait au centre du processus qui aboutit à la consécration d’une œuvre en tant que classique de la littérature. Cette consécration opère par paliers de sélection; elle concerne des œuvres qui ont d’abord été reçues par le public contemporain, puis relues par plusieurs générations successives. Elle exige des pratiques d’interprétation, de commentaires et d’analyses littéraires qui assurent la pérennisation des œuvres. À l’inverse, la perspective bourdieusienne repose sur l’hypothèse que la postérité de l’auteur et de l’œuvre dépend essentiellement de leur aptitude à se positionner au sein du champ littéraire, afin de satisfaire ce lectorat. Célèbre théorie des champs qu’on peut résumer en empruntant à la réflexion de Sainte-Beuve deux courtes phrases : « il n’est pas bon de paraître trop vite et d’emblée classique à ses contemporains; on a grande chance alors de ne pas rester tel pour la postérité3. » Ces considérations de la critique posent une épineuse question : la qualité classique d’une œuvre est-elle intrinsèque ou non? Calvino, quant à lui, semble pencher des deux côtés. Un classique ne serait créé que lorsque les deux visages du problème sourient de concert.

S’impose une nuance terminologique. La notion de classique est proche, mais distincte, de celle de chef-d’œuvre. Les deux soulèvent la question de la postérité d’une œuvre, mais ont des connotations différentes. Le terme de chef-d’œuvre met l'accent sur le degré d’achèvement d'une œuvre en elle-même ou par rapport aux autres œuvres d’un artiste, et sous-tend l’idée de la maîtrise de l'artiste, ou bien, dans une perspective romantique, son inspiration, voire son génie. La notion du classique, en revanche, se réfère de manière plus large à la réception de l’œuvre, à la reconnaissance durable qu'elle obtient au sein de la société qui la reçoit, et à l'importance qu'elle prend dans la culture dont elle fait partie. Les œuvres reconnues comme classiques constituent ainsi une « culture classique » ou « scolaire », que l'on peut distinguer de la culture populaire, de la contre-culture, de la sous-culture, de l'underground, etc. Lire les classiques permet d’être cultivé, comme le confirme par ailleurs ironiquement Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues : « Classiques (Les). On est censé les connaître4 ».

Quelques anecdotes célèbres illustrent de façon exemplaire le rapport tendu que nous entretenons avec les classiques. Retenons-en une, qui a les mérites d’être récente et d’avoir beaucoup fait réagir. On sait que Nicolas Sarkozy a été critiqué à deux reprises pour avoir osé s’en prendre à La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette. La première fois, le 23 février 2006, à Lyon, en déclarant devant des fonctionnaires :

Lautre jour, je m’amusais, on s'amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d'attaché d'administration. Un sadique ou un imbécile avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de La Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle ! 

La seconde, en juillet 2008, en expliquant que le mérite et le bénévolat devaient être reconnus par les concours administratifs : « Car ça vaut autant que de savoir par cœur La Princesse de Clèves. J’ai rien contre, mais... bon, parce qu’enfin, j’avais beaucoup souffert sur elle », plaidait-il. La vidéo est toujours disponible sur Internet5.

Des voix s’élevèrent tant de la droite, où on perçut les propos du Président comme une atteinte au patrimoine culturel de la France, que de la gauche6, qui estimait qu’en s’attaquant ainsi à un classique, on s’en prenait à l’université. Devant le Panthéon et ses grands hommes, 10 000 personnes lurent en continu le roman; dans les rues, des manifestants arborèrent des badges clamant « Je lis La Princesse de Clèves »; en librairie, les ventes du roman connurent une forte augmentation. La Princesse de Clèves revivait.

À l’évidence, un seul et même texte peut en même temps servir de repoussoir, représenter un patrimoine prestigieux et faire l’objet de douteuses tentatives de récupération. La violence faite aux canons entraîne nécessairement une levée de boucliers, dont la vertu consiste à faire revivre l’œuvre qu’on a voulu abattre. Au moment où quelqu'un menace de le faire disparaître, le classique ressurgit avec véhémence.

Le traitement « présidentiel » qu’a reçu La Princesse de Clèves nous invite à interroger non seulement ce qu’on entend par classique, mais aussi les enjeux théoriques d’une telle question. Rappelons que ce serait Aulu-Gelle qui, dans les Nuits attiques, aurait été le premier à utiliser le terme pour qualifier de « bons classiques » les bons auteurs de la période précédente (à savoir Horace, Virgile, Ovide, mais aussi Cicéron et Sénèque, ou encore Lucrèce, ou bien même Tite-Live). L’expression « auctores classici » est alors traduite en français par « écrivains de premier ordre ». Au XVIIe siècle, classique ne s’emploie que sous sa forme adjectivale : « il ne se dit guère que des auteurs qu’on lit dans les classes, ou qui y ont une grande autorité », constate Furetière dans son Dictionnaire universel en 1690. À la suite d’Aulu-Gelle, il cite, parmi les bons auteurs classiques, Cicéron, César, Salluste, Virgile, Horace, « qui ont vécu du temps de la République et sur la fin d'Auguste, où régnait la bonne latinité, qui a commencé à se corrompre du temps des Antonins7 ». Cette définition suggère d’emblée un triple lien entre l’idée de classique et l’autorité des Anciens, la pureté de la langue ou du style, et la pédagogie. Le classique serait donc une œuvre antérieure qui subsiste aux ravages du temps, qui possède des qualités esthétiques certaines et qui doit s’enseigner dans les classes. Dès le XVIIIe siècle, le mot est étendu aux « bons auteurs français » qui deviennent de véritables modèles : « vous me faites grand plaisir, écrit Voltaire, en m’apprenant que l’Académie va rendre à la France et à l'Europe le service de publier un recueil de nos auteurs classiques, avec des notes qui fixeront la langue et le goût8 ». S’ajoutent alors, aux caractéristiques de ce qui sera classique, l’autorité, ici représentée par l'Académie, le souci de fixer un bon état de la langue, la question nationale et l’imitation de bons modèles.

À mesure que les littératures nationales entrent dans les programmes d’enseignement supérieur, se multiplient les listes d’ouvrages dans les manuels d’histoire littéraire et les collections réservées aux classiques, depuis les « Petits classiques français » fondés en 1825 jusqu’aux « Classiques Garnier », « Classiques Larousse »,  « Folio classique ».  Même les collections numériques ont maintenant leurs classiques : « Gallica classique ». La tension entre la fossilisation des listes d’œuvres classiques et l’intronisation de nouveaux corpus reste toutefois sensible. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’idée même d’une liste d’ouvrages classiques, stable et universelle, est remise en question. Ce mouvement, lancé par le New Criticism, est nommé « ouverture du canon » (opening up the canon) et se répand d’abord dans les pays anglo-saxons, avant de trouver un écho dans la Nouvelle-Critique française, avec notamment la formule désormais fameuse de Roland Barthes : « La littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout9. » L’établissement de listes d’œuvres classiques serait tout au plus un instrument de formation pédagogique tenant sa légitimité du fait qu’il est avalisé par l’École. Or, un tel établissement suppose des opérations de sélection et repose sur la conviction qu’il existe des valeurs esthétiques communes. La question se complique du fait que ces valeurs peuvent être envisagées soit à l’échelle nationale, soit à une échelle plus large.

L’Italie a connu son Trecento, l’Espagne son Siglo de Oro… Mais la France, quel a été son âge de gloire? La Causerie que Sainte-Beuve a consacrée à la question « Qu’est-ce qu’un classique? » propose quelques lignes aptes à répondre pour nous :

L’idée de classique implique en soi quelque chose qui a suite et consistance, qui fait ensemble et tradition, qui se compose, se transmet et qui dure. Ce ne fut qu’après les belles années de Louis XIV que la nation sentit avec tressaillement et orgueil qu’un tel bonheur venait de lui arriver10.

L’entière modernité française s’est, semble-t-il, ensuite érigée par opposition au classicisme d’auteurs qui durant le Grand Siècle embrassèrent le canon antique : les professions de foi littéraires, les proclamations véhémentes, les manifestes d’école, les théorisations vindicatives et les œuvres elles-mêmes, dans toute leur polyphonie, regorgent d’allusions opiniâtres et de déclarations vives à cet effet. La modernité n’en a pas moins produit elle-même des classiques que personne aujourd’hui n’hésite à ranger avec les monuments littéraires qu’elle prétendait abattre. Comme ceux d’hier, les classiques de demain viendront s’ajouter au lot et multiplieront sans doute à leur tour les renvois intertextuels aux grandes œuvres qui ont jalonné l’histoire – mais peut-être est-ce là la recette du succès? S’approprier un brin d’éternité à même le passé pour se doter d’une postérité, n’est-ce pas replier le temps sur lui-même au point de l’annuler? Façon d’inscrire sur soi le devenir classique qu’on ambitionne.

C’est en tout cas la stratégie préconisée par les éditeurs anglo-saxons, quand, en petites majuscules embossées sur couverture cartonnée, ils écrivent « An instant classic! » sur le dos du prochain best-seller. Personne n’est dupe, toutefois : popularité ne rime que phonétiquement avec postérité. Par ailleurs, la formule instant classic recèle un paradoxe dont les libraires savent tirer le parti maximum : un classique, par définition, échappe au temps, il est éternel. Dire qu’il est instantané, c’est déjà lui donner une histoire que son statut postulé de classique récuse. Par-delà tout stratagème publicitaire, identifier un manuscrit fraîchement édité comme futur classique revient à déclarer qu’on y a reconnu un certain nombre d’éléments typiquement aptes à produire un classique. Il y aurait donc des invariants, des constantes à tout classique, et ces iotas de « classicité » (même en cette ère moderne libérée des prescriptions de proportion noble et classicisante) seraient discernables à la seule lecture du texte, comme une essence agréable qu’on flaire auprès d’un mets appétissant. À l’encontre des notions de réception et de champ, la théorie essentialiste du classique assigne la réussite (et l’intemporalité) du volume à une immanence qui se passe de toute conjoncture propice pour s’imposer au monde de par sa seule force d’adhésion.

Classique un jour, classique toujours, donc? Pourtant non. Le passage du temps efface certains classiques et en promulgue de nouveaux aussi sûrement qu’il destitue le gros vendeur de l’an dernier pour faire place à la saveur du jour. Qui se souvient encore de Crébillon père ou d’André Chénier, qui furent pourtant de notoires classiques? Si ce travail d’oubli s’effectue sur de plus longues périodes, il n’en est pas moins inéluctable (bien que réversible, à l’occasion). S’échelonnant sur une ou des décennies, d’une génération à l’autre, il est tout de même assez rapide, règle générale, pour qu’une bibliothèque de classiques demande à être renouvelée une ou deux fois au cours d’une vie.

L’incontournable d’hier mord la poussière sous l’empilement des grandes lectures à faire pour demain. Voilà de quoi réjouir nos chers libraires. Ceux-ci d’ailleurs n’éprouvent pas de pudeur, règle générale, quand vient le moment de déterminer quels titres siégeront sur l’insigne rayon de leur section « classiques ». La seule existence de tels rayons en librairie se fait l’écho de la distinction irrécusable entre best-seller et classique de la littérature. Quelques noms parmi ceux étalés sur quatre tablettes superposées, dans une librairie montréalaise prise au hasard, automne 2011 : trois Austen, beaucoup de Balzac, un Barbey d’Aurevilly, Tristan et Iseult de Bédier, un Boccace, un Charlotte Brontë et un Emily, un Carroll, un Cervantès (devinez lequel), La Chanson de Roland, un Defoe, deux Dickens, deux Dostoïevski, du Dante, un Diderot, tous les Dumas, un Érasme, tout Flaubert, Mademoiselle Maupin de Gautier, un Goethe, un Gogol, un Grimm, L’Odyssée d’Homère, Hugo, Joyce, Kafka, un Laclos, un Mme de Lafayette, un La Fontaine, un gros Lamartine, un D.H. Lawrence, beaucoup de Maupassant, Moby-Dick de Melville, les Mille et une nuits, un Montaigne, un Montesquieu, un Margueritte de Navarre, un Ovide, quelques Poe, un abbé Prévost, du Proust, trois Rabelais, un Radiguet, un Renard, un Rousseau, tout Stendhal, des Sand, un Sade, un Sénèque, un Swift, un Tchékhov, un Thackeray, deux Tolstoï, un Virgile, du Voltaire, presque tout Zola. (Visiblement, cette liste n’est ni exhaustive ni rigoureuse; nous la prétendons néanmoins représentative, et alphabétique.) Absents notables : Quevedo, Ibsen, Shakespeare, Baudelaire, etc.

Nul besoin de souligner les limites implicites d’un tel recensement ni d’entrer précisément dans les réalités matérielles et mercantiles, ou éditoriales, voire idéologiques, qui président à l’élaboration de ce genre de présentoirs en librairie, pour savoir que l’accès au statut de classique dépend d’une multitude de phénomènes. Tout de même y a-t-il un certain nombre d’informations qu’on peut déduire d’une telle liste, malgré les réserves qu’elle nous inspire et malgré tout l’arbitraire qui la caractérise. Que remarquons-nous? Surtout de la prose! De tous siècles depuis Gutenberg, hormis quelques rares exceptions. Quoi d’autre? Domination notable du XIXe siècle et de l’Hexagone. Des œuvres du monde « entier », mais un monde tronqué, en exclusivité occidental : vaste majorité de Français, quelques péninsulaires italiens et ibériques, quelques insulaires britanniques, des Russes, de rares Germaniques, peu d’Américains. Aucun Québécois, aucun Canadien : des rayons spéciaux – ceux de la littérature locale – sont ménagés pour eux, où même les œuvres reconnues classiques par les institutions éditoriale et universitaire11 côtoieront pêle-mêle toutes sortes d’œuvres récentes et anciennes, grand public ou non, etc. Et qu’en est-il de l’Orient, de l’Afrique, de l’Amérique du Sud, de l’Océanie, de la Scandinavie? Par comparaison, on remarquera que le Panthéon proposé il y a plus de cent cinquante ans par Sainte-Beuve ménageait quand même de la place pour « les poëtes [sic] Valmiki et Vyasa des Indous, et le Firdousi des Persans12 ». Question plus épineuse encore, et assurément plus importante, comment se fait-il qu’en parlant de classiques, on parle forcément d’enjeux nationaux, patrimoniaux, à l’heure où la mondialisation et l’informatisation oblitèrent les frontières et démocratisent l’archive?

Dans un contexte d’accessibilité accrue de la culture, la notion de nation, à l’échelle littéraire, ne devient-elle pas éculée? Il semble que non. Si, aujourd’hui, les classiques préservent leur statut de symboles de l’universel intemporel, ils sont de plus en plus enrôlés dans la discipline mémorielle de la commémoration patrimoniale, comme le montre l’essai décapant de Stéphane Zékian, qui constate à quel point notre « mémoire a besoin de béquilles pour faire ses devoirs » et que les « classiques sont des aventures de la tradition13 ». Enjeu identitaire donc, que les récentes crises et controverses sur l’identité nationale auront exacerbé. De ce point de vue, et comme le souligne Alain Viala, les classiques sont bien plus « une invitation à réfléchir sur l’histoire que [les] illustrations d’une esthétique transcendantale14 ».

Tout comme les collectivités, l’individu échafaude son identité en partie par l’établissement d’un canon personnel de classiques. D’ailleurs, de nos jours, on dit « mes classiques » beaucoup plus volontiers que « les classiques »; ceux-ci semblent si lointains qu’on leur réserve une section à part en librairie. Le second syntagme désigne-t-il des réalités qui nous sont forcément étrangères? « J’ai mes classiques », « à chacun ses classiques », dit-on, comme on le dit des goûts qui ne se discutent supposément pas. C’est à tout le moins envisager deux catégories de classiques : les siens et ceux des autres. Des recoupements entre ces groupes peuvent-ils intervenir? Sans doute. Néanmoins, le classique est désormais une notion et une catégorie éminemment soumises à la fragmentation de plus en plus générale et de plus en plus poussée des notions en sous-notions et des catégories en sous-catégories.

Preuve que cette tendance n’a rien de très neuf, longtemps avant Calvino, Sainte-Beuve concluait, lui aussi, en définitive, à la personnalisation de la notion15. Mais alors, la puissance de frappe de ces « canons » reste-t-elle la même? Philippe Sollers, préfacier de l’édition française de Pourquoi lire les classiques, veut nous éclairer sur ce point. Il formule une réponse à la question implicite du titre de Calvino – implicite parce que dépourvue de point d’interrogation, l’essai se veut davantage réponse ouverte que question précise. N’importe, il est toujours permis de transformer une injonction en interrogation, ne serait-ce que par souci polémique, pour générer un débat, comme le prouve Sollers :

Pourquoi lire les classiques? Parce que ce sont eux qui nous lisent. Notre prétendue originalité ou authenticité n’est rien d’autre qu’une exagération narcissique. C’est là l’erreur par excellence, vers laquelle, désormais, tout nous pousse. La société humaine est devenue une immense entreprise de subjectivité hallucinée. Un classique m’oblige à reconnaître que je ne suis pas moi, que ce que j’imagine m’être le plus personnel n’est qu’une redite plus ou moins informe. Calvino savait cela, puisque seul un vrai moderne (et pas un moderniste et, pas non plus, un érudit académique) peut être classique. Les classiques sont modernes, à jamais? C’est ce qu’il fallait démontrer16.

Et si les érudits académiques avaient leur mot à dire, et s’ils n’avaient pas dit leur dernier mot dans cette histoire?

C’est ce que s’est demandé le Comité exécutif de l'Association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires (AECSEL) de l'Université du Québec à Montréal (UQAM). Dédaignant l’inquiétude de Sollers devant le subjectivisme triomphant des temps modernes, l’AECSEL a cru bon réunir des jeunes chercheurs pour une journée d’étude sur les diverses formes du rapport au classique et aux classiques que la littérature a pu entretenir et entretiendra. Tenu le vendredi 24 février 2012 au Département d’études littéraires de l’UQAM, le colloque auquel fait suite le présent numéro de Postures a été l’occasion d’envisager de nombreuses dimensions du problème : histoire littéraire, littérature comparée, esthétique du classicisme, intertextualité, théories de la réception, roman populaire, théâtre classique, dramaturgie contemporaine, traductologie… À la lumière des réflexions y ayant été menées, l’idée du classique s’impose comme d’emblée fragmentée : classique de l’écriture féministe, classique de l’écriture migrante, classique de la tragédie, et ainsi de suite. Il faut dire qu’entre ses parenthèses, l’intitulé que le Comité organisateur avait voulu pluriel et rassembleur ouvrait en fait au morcellement du problème auquel nous comptions réfléchir : il invitait, dans sa formulation exacte, les contributeurs à se pencher sur Le rapport au(x) classique(s).

Dans Le Monde du 29 mai 2012, Pierre Assouline se demande si les classiques peuvent faire encore rêver. Les articles regroupés ici montrent non seulement combien les classiques font toujours rêver, mais à quel point il faut les lire par amour. Cet amour bien entendu pourra se manifester secrètement dans les replis les plus intimes du texte ou entre guillemets et avec renvoi bibliographique complet, il pourra se donner à lire dans la probité et le respect des œuvres passées ou dans l’irrévérence outrancière, pour ne nommer que quelques pôles opposés sur l’étendue infinie des variantes possibles. Mais, toute bienveillante ou malveillante soit-elle, l’activité des érudits académiques auprès des classiques demeure, sinon suspecte, du moins éminemment questionnable, comme le souligne Zékian : « Que vont-ils chercher dans leurs œuvres? que sont-ils décidés à y trouver? que sont-ils disposés à y mettre? En un mot : que leur font-ils dire17? » Il ne suffit pas en effet de nous demander ce que nous célébrons à travers les classiques, encore faut-il nous interroger sur ce que nous leur faisons dire, car, pour reprendre une dernière fois les propos de Calvino : « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire18 ».

Pour citer cet article: 

Desjardins, Lucie et Sébastien Roldan. 2012. « Le rapport au(x) classique(s) », Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, En ligne <http://revuepostures.comfr/articles/le-rapport-aux-classiques> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, p. 15-24.