Présentation - D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s)

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Depuis l’hiver 2008, l’Association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires (AECSEL-UQAM) organise un colloque annuel autour d’une problématique donnée. C’est l’occasion pour les étudiantes et étudiants de partager avec leurs collègues le fruit de leurs recherches. Pour l’édition 2012, l’AECSEL a demandé aux jeunes chercheuses et jeunes chercheurs de se pencher sur le rapport aux classiques en littérature. Quels liens la littérature et les littéraires peuvent-ils entretenir avec les œuvres consacrées ? Comment lier les œuvres du présent (et du futur) avec celles du passé ? Comment penser la place d’écrivains et d’œuvres classiques dans les textes… d’écrivains eux-mêmes définis comme classiques ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un « classique » ? Quelles instances permettent véritablement de déterminer la postérité d’une œuvre ? N’avons-nous pas, en tant que lectrices et lecteurs, des classiques « personnels » que le champ littéraire ne reconnaît pas nécessairement comme œuvres dominantes ?

Autant de questions qui ont suscité des réponses riches et variées le 24 février 2012. Dans le cadre de son seizième numéro, Postures publie les actes d’un colloque ayant fait intervenir des approches et des corpus éclectiques : les œuvres ici analysées proviennent d’horizons divers et attribuent au terme « classique » de multiples acceptions. Un classique serait une œuvre dont la postérité est indéniable ; serait une œuvre légitimée par l’École et le champ littéraire ; serait un auteur qu’on imite… parfois avec un succès mitigé ; serait un auteur important dans nos vies et qui guide nos propres pratiques d’écriture ; serait une œuvre qui traverse les époques et qui trouve sa place, par différents procédés intertextuels, dans d’autres œuvres; serait un condensé de toutes ces définitions et tout autre chose à la fois. Entre filiation et remise en question, les cinq textes issus du colloque D’hier à demain : le rapport au(x) classique(s) permettent d’explorer de nombreuses pistes de réflexion sur ces liens que nous tissons avec nos « prédécesseurs » littéraires.

Isabelle Thisdale ouvre le bal et s’intéresse à nos « classiques personnels » en offrant une réflexion originale sur la place de Marguerite Duras dans sa propre démarche d’écriture : vouloir « écrire comme », n’est-ce pas un peu plagier, malgré soi ? Thisdale donne un tour d’écrou à cette première réflexion en affirmant que l’œuvre de Duras est elle-même une forme d’autoplagiat. Duras, d’un texte à l’autre, reprend les mêmes motifs, recrée les mêmes personnages : pour Thisdale, la répétition est peut-être ce qui rend cette œuvre « classique ». Son texte, à la fois une analyse de l’œuvre durasienne et un hommage, suggère de repenser notre rapport à nos modèles.

Jean-Michel Lapointe poursuit cette idée d’une filiation avec les classiques en se penchant sur deux figures centrales du transcendantalisme américain : Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau. Pour ces deux écrivains, l’expérience de lecture doit permettre de forger un rapport spirituel avec les œuvres classiques. Les lecteurs doivent trouver des classiques personnels qui puissent guider leur vie intérieure et leur spiritualité. Lapointe souligne du reste que c’est ce type de relation qui unit Thoreau à Emerson : Thoreau a écrit ses propres classiques après avoir été en contact avec la pensée d’Emerson. Il s’agit donc d’utiliser les œuvres des autres pour construire sa propre écriture : « les classiques ne tiennent pas leur autorité de la tradition ni des institutions littéraires, mais bien de cette expérience “d’éveil” qu’ils ont suscitée [chez les lecteurs] ».

Delphine Klein propose ensuite une réflexion en deux temps sur l’œuvre de l’auteure autrichienne et prix Nobel Elfriede Jelinek. Elle se penche sur la réception (notamment scolaire et universitaire) de l’œuvre et avance que la polémique qui l’entoure est ce qui permet sa consécration. Cette consécration, d’ailleurs, a peut-être à voir avec ce que Klein appelle cannibalisme littéraire : « après avoir démembré, ingurgité [un] texte original, l’artiste propose à ses lecteurs de se le “remembrer” (comme l’on disait en vieux français au sens de “se souvenir”) à travers son texte ». En faisant des classiques germanophones (pensons par exemple aux œuvres de Schiller ou de Goethe) le matériau de sa propre écriture et en créant des « drames secondaires », Jelinek propose une intéressante remise en question du canon littéraire.

Julien Perrier-Chartrand étudie quant à lui l’œuvre d’un dramaturge aujourd’hui oublié : Prosper Jolyot de Crébillon. Crébillon retient l’attention en ce qu’il tente, dans des œuvres comme Atrée et Thyeste et Le Triumvirat, d’imiter les vers et le modèle héroïque présents dans l’œuvre de Corneille (auteur classique s’il en est). L’entreprise échoue à bien mettre en scène le tragique, et l’œuvre de Crébillon est souvent considérée comme un « pâle avatar de l’original cornélien ». Elle n’en est pas moins intéressante : comme le montre Perrier-Chartrand, elle annonce le passage de la tragédie classique au drame bourgeois et incarne « le combat de deux époques, le point de jonction entre l’extinction du monde ancien et la naissance du monde nouveau ».

Pour clore ce dossier, Joëlle Comte s’intéresse à Zone de Marcel Dubé et à la réception critique de trois mises en scène produites à des époques différentes. Comment une pièce de théâtre traverse-t-elle le temps ? Comment la langue normative de Dubé et les thèmes principaux (l’adolescence, le passage à l’âge adulte, la liberté, etc.) de ce texte charnière ont-ils été reçus en 1953, en 1977 et en 2003 ? L’analyse de Comte donne l’occasion d’observer l’évolution des questionnements qui ont marqué le théâtre québécois des soixante dernières années. Elle permet également de s’interroger : Zone est-elle un classique de notre théâtre ou plutôt une œuvre scolaire ?

Deux articles hors dossier concluent ce seizième numéro et s’inscrivent à leur façon dans la problématique des classiques. D’abord, Yao Lambert Konan s’intéresse à la construction sociale du monstre dans les contes africains. À travers une typologie de cette figure essentielle (et classique !) de nos imaginaires, Konan avance que le monstre africain diffère du monstre des mythologies occidentales : il a une fonction éducative dans la mesure où il assagit les enfants à qui sont destinés les contes. Ces contes de « pédagogie par la peur » présentent en effet de jeunes héros dissipés à qui on reproche une « monstruosité morale ». Le personnage du monstre, nous dit Konan, est le prolongement de l’autorité parentale : il permet de corriger de tels travers. La peur suscitée par les contes devient du coup une émotion positive. Pour nous permettre de découvrir le corpus qu’il analyse, Konan termine son étude avec la transcription de trois contes ivoiriens.

Enfin, Jacinthe Dubé s’intéresse à deux auteurs eux aussi classiques et mythiques : Réjean Ducharme et Boris Vian. Elle cherche à révéler les liens qui unissent leurs œuvres, lesquelles paraissent aux premiers abords très différentes. Elle éclaire d’un jour neuf la posture de ces deux auteurs marginaux qui refusent les modes et les hiérarchies. Ducharme et Vian, nous dit-elle, luttent contre les étiquettes, notamment en faisant usage d’un « langage libre et ludique » et en faisant intervenir une multitude de discours dans leurs œuvres. Au final, et c’est la raison pour laquelle il apparaît pertinent de les rapprocher, ils mettent tous deux au point une singulière esthétique de la transgression.

Fidèle à ses habitudes, l’équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction qui travaillent bénévolement à créer un espace de diffusion riche et stimulant. Merci également aux partenaires financiers qui permettent depuis plusieurs années la publication d’une revue étudiante de qualité : Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, l’Association facultaire des étudiantes et étudiants en arts (AFEA-UQAM), l’Association étudiante du module d’études littéraires (AEMEL-UQAM) et l’Association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires (AECSEL- UQAM) donnent aux étudiantes et étudiants l’occasion de partager leurs travaux avec un lectorat informé. Merci, enfin, à Lucie Desjardins et à Sébastien Roldan, respectivement professeure au Département d’études littéraires et étudiant au doctorat en études littéraires à l’UQAM, qui signent l’avant-propos du présent numéro.

Bonne lecture !

 

Pour citer cet article: 

Gibeau, Ariane. 2012. « Présentation », Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/presentation-16> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, p. 9-12.