Représentation de tropismes et recréation du signe linguistique dans Portrait d’un inconnu, de Nathalie Sarraute

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Chaque écrivain regroupé dans le Nouveau Roman, essentiellement situé entre les années 1950 et 1965, explore à sa manière les modalités du récit traditionnel afin de les dépasser, c’est-à-dire de les adapter à des réalités contemporaines. Le caractère subversif de cette catégorie de romans a amené plusieurs auteurs à produire des essais pour expliquer et justifier leurs démarches artistiques. Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon et Nathalie Sarraute s’inscrivent à la fois comme romanciers et théoriciens du Nouveau Roman. Ces auteurs s’entendent pour dire que la catégorisation Nouveau Roman est basée sur le renouvellement constant des modalités du récit plutôt que sur des règles strictes et définitives. Au cours de cet article, nous nous intéresserons à Portrait d’un inconnu (1948), de Nathalie Sarraute. En comparant brièvement la démarche de Sarraute à celles de Claude Simon, de Michel Butor et d’Alain Robbe-Grillet, la manière dont ce roman s’inscrit de façon particulière dans la catégorie du Nouveau Roman sera mise en lumière. Nous verrons comment l’instance narrative privilégiée par Sarraute prend la place de l’intrigue dans le roman à l’étude. Ensuite, le rôle du lecteur comme agent essentiel à la perpétuation des tropismes sera porté au jour. Puis nous expliquerons comment et en quoi l’écriture de Sarraute cherche à transcender le réel.

Les principales contributions du Nouveau Roman au renouvellement des modalités du récit : l’inscription particulière de Nathalie Sarraute au sein de ce groupe

Les essais Pour un nouveau roman (Robbe-Grillet, 1963), Essais sur le roman (Butor, 1992), Discours de Stockholm (Simon, 1986) et L’ère du soupçon (Sarraute, 1956a) permettent de tracer les contours du Nouveau Roman, c’est pourquoi nous nous attarderons sur certaines considérations théoriques tirées de ces ouvrages. Chacun des nouveaux romanciers diverge à sa manière de la notion de réalisme propre aux romans français du XIXe siècle, provoquant inévitablement des mutations au sein des différents rapports écrivain-récit-lecteur. L’absence de repères clairs, due à la subversion de conventions textuelles (chronologie, intrigue, personnages, spatialité, temporalité, narrativité, etc.), sollicite une attention particulière de la part du lecteur. Robbe-Grillet, Simon, Butor et Sarraute, fort probablement en réponse à une réception mitigée, justifient et expliquent leurs démarches. Robbe-Grillet souligne un élément fondamental du Nouveau Roman, soit le fait de placer l’écriture au premier plan. Par le fait même, il offre des pistes de lecture :

Les Gommes ou Le Voyeur comportent l’un et l’autre une trame, une action, des plus facilement discernables, riche par surcroît d’éléments considérés en général comme dramatiques. S’ils ont au début semblé désamorcés à certains lecteurs, n’est-ce pas simplement que le mouvement de l’écriture y est plus important que celui des passions et des crimes? (Robbe-Grillet, 1963, p. 32)

L’écrivain assume pleinement son refus de voiler l’acte d’énonciation. Il reproche implicitement aux lecteurs d’interpréter la nouveauté et la différence comme des maladresses ou faiblesses de style, occultant ainsi la motivation profonde qui justifie une démarche artistique donnée. Michel Butor sollicite encore plus directement les efforts du lecteur. Pour lui, « si le romancier publie son livre, […] c’est qu’il a besoin du lecteur pour le mener à bien, comme complice de sa constitution, comme aliment dans sa croissance et son maintien, comme personne, intelligence et regard » (1992, p. 17). Le Nouveau Roman s’oppose au principe même des genres littéraires puisque ses règles sont intrinsèques plutôt qu’extrinsèques. Le lecteur gagnerait à appréhender chaque œuvre avec un esprit vierge, dénué de toute référence à des conventions littéraires plus ou moins figées. Claude Simon semble vouloir transcender la fiction en éliminant les références extérieures, concédant au récit littéraire une logique exclusivement interne. Il préconise

une crédibilité, plus fiable que celle, toujours discutable, qu’on peut attribuer à une fiction, une crédibilité qui soit conférée au texte par la pertinence des rapports entre ses éléments, dont l’ordonnance, la succession et l’agencement ne relèveront plus d’une causalité extérieure au fait littéraire. (Simon, 1986, p. 22)

Ainsi, au lieu de refléter ou transposer le monde, l’œuvre devient un univers autonome puisqu’elle contient toutes les clés nécessaires à la compréhension du texte.

Alors que bon nombre de nouveaux romans sollicitent l’intelligence, le discernement et l’esprit critique du lecteur, Sarraute vise des interactions texte / lecteur à un niveau inconscient, là où agissent les tropismes. La terminologie du signe linguistique de Ferdinand de Saussure (signe = signifiant + signifié) servira d’appui à notre réflexion sur la nature des tropismes. Cette équation semble constituer le fondement de ce que Sarraute nomme tropismes, soit l’appropriation personnelle des mots. Par exemple, le signifié du mot père pour un individu donné peut dépendre de la nature de sa relation avec son propre père, ou encore de sa conception de son rôle parental s’il est lui-même père, et nous pourrions énumérer ainsi d’infinies possibilités de représentations personnelles (signifiés) et uniques de père (signifiant). Il s’agit ici de ce que Sarraute nomme la sous-conversation. Le signifié attribué à un signifiant dépend de l’appareil psychique, soit l’ensemble des particularités, intellectuelles et affectives, qui influencent la pensée de l’individu captant un signifiant donné. Saussure insiste sur le caractère indissociable des deux parties, signifiant et signifié, du signe linguistique. L’originalité de Sarraute est justement d’avoir transposé dans une voix narrative les opérations psychiques inconscientes (mouvements intérieurs subtils, tropismes) permettant au signifiant et au signifié de s’unir pour former un signe linguistique.

La voix narrative épousant le mouvement des tropismes comme élément central de l’intrigue dans Portrait d’un inconnu

L’intrigue du roman Portrait d’un inconnu semble a priori floue. Il semble vain de tenter d’établir un lien de causalité entre les différentes actions du récit, car la voix narrative de Portrait d’un inconnu met en scène des états psychologiques plutôt que des personnages. Sarraute veut ainsi mettre l’accent sur la narration plutôt que sur l’intrigue au sens traditionnel du terme.

Il faut donc empêcher le lecteur de courir deux lièvres à la fois, et puisque ce que les personnages gagnent en vitalité facile et en vraisemblance, les états psychologiques auxquels ils servent de support le perdent en vérité profonde, il faut éviter qu’il disperse son attention et la laisse accaparer par les personnages, et, pour cela, le priver le plus possible des indices dont, malgré lui, par un penchant naturel, il s’empare pour fabriquer des trompe-l’œil. (Sarraute, 1956a, p. 74)

La démarche de Sarraute vise en quelque sorte à déjouer la pensée rationnelle en représentant l’intériorité humaine dans son intimité profonde et inconsciente. L’auteure cherche à pointer le lieu, invisible et mouvant, où s’opère la transformation des mots, entre l’intériorité la plus secrète de l’être et la formation en un discours, et inversement, entre les mots reçus, perçus, entendus de l’extérieur, et l’effet qu’ils produisent à l’intérieur, au contact de certains affects. Les contenus affectifs se propagent sournoisement, à l’instar de bactéries, d’un individu à un autre, par le biais de la conversation et de la sous-conversation. Le pouvoir des mots tend à se concrétiser dans Portrait d’un inconnu. L’intrigue est détournée vers l’univers intérieur de la voix narrative, dont les tropismes sont décrits par l’analogie suivante : « Certains détails, en apparence insignifiants, de leur aspect, de leur accoutrement m’accrochent tout de suite, m’agrippent — un coup de harpon qui enfonce et tire. » (Sarraute, 1956b, p. 31) La subtilité des tropismes se déploie dans les mouvements d’attraction subis par la voix narrative, dont la subjectivité est ostensiblement impliquée. Les personnages de Sarraute semblent faire de la projection, pour emprunter ce terme à la psychologie désignant la propension naturelle de chacun à remarquer chez l’autre d’abord ce qu’il porte en lui-même. Certaines particularités de l’intériorité de la voix narrative sont ainsi mises au jour, sans toutefois être nommées par une expression commune, ou encore catégorisées. De cette façon, l’accent est mis sur le mouvement plutôt que sur le contenu. La voix narrative s’attarde aux effets des paroles, qui semblent suffisamment puissantes pour creuser une espèce de tunnel traversant la conscience, plutôt qu’aux paroles elles-mêmes : « Je sentais que certains mots qu’on prononçait ouvraient de vastes entonnoirs, d’immenses précipices. » (Ibid., p. 132) Les paroles qui enclenchent une sorte de réaction en chaîne, ouvrant l’accès à des contenus actifs, plus ou moins conscients, de la psyché humaine, varient d’un être à l’autre, selon la sensibilité et l’expérience de chacun. Ainsi descendent les paroles vers l’univers inconscient des individus :

Les mots pénètrent en nous à notre insu, s’implantent en nous profondément, et puis, parfois longtemps après, ils se dressent en nous brusquement et nous forcent à nous arrêter tout à coup au milieu de la rue, ou nous font sursauter la nuit et nous asseoir, inquiets, sur notre lit. (Ibid., p. 86)

Sans raison apparente, le souvenir de certaines paroles entendues peut ressurgir brusquement dans la conscience. Il semble que ces mots aient leur vie propre, qu’ils continuent de cheminer dans l’esprit même lorsque l’attention n’y est pas du tout fixée. Nul n’échappe aux tropismes, car ils pénètrent et voyagent en chacun de nous, même à notre insu. Cependant, certains personnages de Portrait d’un inconnu préfèrent ne pas porter attention à ce qui se passe au plus profond d’eux-mêmes. Un questionnement quant à l’importance accordée à la vie intérieure émerge à la lecture du passage suivant :

Ce sont des choses auxquelles ils n’accordent jamais le droit de cité, des choses dont ils ne daignent jamais se préoccuper, ces petits remous en eux, ces vagues légères qui se succèdent en eux sans cesse : comment vivrait-on, s’il fallait s’arrêter à tout cela? (Ibid., p. 138)

Sarraute s’arrête justement à tout cela, pour construire son univers romanesque. Elle utilise l’analogie, figure de style idéale pour illustrer les tropismes. Dans l’extrait qui suit, les défenses de la voix narrative sont déjouées par un interlocuteur insistant et intrusif.

Tout de suite, je perds pied avec lui. […] Il sent vaguement, avec son flair subtil quelque chose en moi, une petite bête apeurée tout au fond de moi qui tremble et se blottit. Il cherche, comme on fouille avec le bout d’une tige de fer pour dénicher un crabe dans le creux d’un rocher. (Ibid., p. 37)

Cette analogie représente bien l’expression commune il me cherche. On peut chercher, par exemple, la colère de l’autre, ou encore sa compassion, mais le but est toujours de provoquer l’autre afin de lui soustraire quelque chose, ou encore de le contraindre à réagir et dévoiler une partie secrète de son être. Les tropismes sont donc, en quelque sorte, porteurs et déclencheurs d’une vérité pulsionnelle, émotionnelle ou sentimentale. Ils paraissent « constituer la source secrète de notre existence » (Sarraute, « Préface », 1956a, p. 8). La profondeur de l’être est atteinte, au-delà des valeurs sociales, culturelles, religieuses, morales ou autres. La voix narrative exprime finement les processus d’attraction en laissant indéterminée la nature de cette attirance : « Il y a sous tous les actes, même insignifiants en apparence et anodins, comme un envers, une autre face cachée, connue de nous seuls, et qui est tournée vers moi. C’est par là sans doute qu’il m’attire, qu’il me tient toujours si fort. » (Sarraute, 1956b, p. 87) Ainsi, la voix narrative remarque que l’attirance répond à des lois qui dépassent tout entendement. Ces mouvements incessants d’attraction et de répulsion forment, entre les êtres, un système aussi complexe que celui maintenant les innombrables planètes à des distances données les unes des autres. La distance qui sépare les individus est souvent déterminée par les phrases qu’ils échangent entre eux : « Les paroles possèdent les qualités nécessaires pour capter, protéger et porter au-dehors ces mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs. » (Sarraute, 1956a, p. 102) Bien que les paroles soient le transmetteur par excellence des tropismes, ces « mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs » sont difficilement traduisibles. D’abord, il est généralement beaucoup plus facile de parler et d’analyser les autres que de se comprendre soi-même. Dans cet ordre d’idées, il est intéressant de noter les détails sur lesquels la voix narrative insiste, car cela révèle ce qui l’attire et ce qu’elle évite. En fait, les descriptions sont souvent liées à l’émotivité plutôt qu’à une sphère purement matérielle. Les descriptions en apprennent donc tout autant sur l’objet décrit que sur la voix narrative. La description d’un lieu, par exemple, peut être constituée par une projection à l’extérieur d’un vécu personnel :

comme on fait souvent dans les villes inconnues, appliquer les choses et maintenir en avant des images puisées dans les réminiscences, littéraires ou autres, des souvenirs de tableaux ou même de cartes postales dans le genre de celles où l’on peut voir au verso : Paris. Bords de la Seine. Un square. (Sarraute, 1956b, p. 29)

Les lieux communs sont forcément perçus différemment par chaque individu. La voix narrative de Portrait d’un inconnu possède sa propre façon de percevoir. Sarraute assume et met en lumière l’impossibilité d’un regard similaire pour tous. Même si des gens partagent une même lecture, elle sera personnelle à chacun; tous auront une expérience différente de cette lecture. Non uniquement réservée aux personnages comme dans le récit dit traditionnel du XIXe siècle, l’intrigue est déplacée sur les terrains de la narration et des lecteurs.

La réception : le lecteur comme instance déterminante de l’intrigue

La voix narrative de Portrait d’un inconnu contribue à installer un climat d’honnêteté avec le lecteur, car, selon Sarraute, « dès que le romancier essaie de […] décrire sans révéler sa présence, il lui semble entendre le lecteur, pareil à cet enfant à qui sa mère lisait pour la première fois une histoire : « “Qui dit ça?” » (1956a, p. 71) Dans Portrait d’un inconnu, l’histoire de la voix narrative, s’articulant principalement autour de son rapport avec les personnages, tient une importance équivalente à l’histoire des protagonistes, soit le père et la fille. Ils sont, en quelque sorte, sur le même terrain. Aussi, l’écriture de Sarraute tend à amener le lecteur sur ce même terrain :

[L]e lecteur, privé de tous ses jalons habituels et de ses points de repère, soustrait à toute autorité, mis brusquement en présence d’une matière inconnue, désemparé et méfiant, au lieu de s’abandonner les yeux fermés comme il aime tant faire, [est] obligé de confronter à tout moment ce qu’on lui montr[e] avec ce qu’il vo[it]. (Ibid., p. 97)

Le roman n’atteint pas son but par lui-même; l’acte de lecture est essentiel à la mise en branle de l’intrigue. Le titre même du roman, Portrait d’un inconnu, est en ce sens très significatif, car il expose le caractère chimérique de ce qui est entrepris. Comment peut-on, à l’aide de mots, faire le portrait d’un inconnu? Le miroir, au sens figuré bien sûr, est probablement la solution la plus évidente à cette impasse. L’analogie du miroir semble amener une compréhension de l’effet du récit de Sarraute sur le lecteur. Sarraute cherche

une technique qui donnerait l’illusion au lecteur de refaire lui-même [d]es actions avec une conscience plus lucide, avec plus d’ordre, de netteté et de force qu’il ne peut le faire dans la vie, sans qu’elles perdent cette part d’indétermination, cette opacité et ce mystère qu’ont toujours ses actions pour celui qui les vit. (Ibid., p. 117)

Sarraute veut situer le lecteur comme actant plutôt que spectateur. Pour ce faire, la voix narrative se doit d’épouser les mouvements de la psyché humaine, dont l’essence est toujours partiellement voilée. La perception de chacun des instants de la vie est déterminée par les sens et la conscience. Il y donc une limite indéniable à ce qu’il est possible de percevoir. Une interprétation quasi exhaustive d’un caractère — par exemple comme l’a fait Stendhal, dans un récit à la troisième personne, pour le protagoniste Julien dans Le rouge et le noir (1830), ou encore Proust, à la première personne, pour Marcel dans À la recherche du temps perdu (1913-1927) — prive le personnage du halo de mystère entourant chaque instant de la vie humaine. Comment expliquer ou même représenter la complexité des réactions humaines dont la nature même est essentiellement inconsciente? Sarraute veut éviter de décortiquer un univers psychologique sans tenir compte de sa détermination inconsciente. Afin d’être fidèle à la réalité psychologique, la voix narrative de Portrait d’un inconnu possède un univers inconscient. Comme Sarraute, Proust s’est intéressé aux rouages de la psychologie humaine, mais le résultat atteint par ce dernier ne rejoint guère les préoccupations esthétiques de Sarraute puisque la voix narrative utilisée par ce dernier ne respecte pas les limites des perceptions humaines.

Il [Proust] a essayé de décrire leurs positions respectives comme s’ils étaient des astres dans un ciel immobile. Il les a considérés comme un enchaînement d’effets et de causes qu’il s’est efforcé d’expliquer. Il a rarement — pour ne pas dire jamais — essayé de les revivre et de les faire revivre au lecteur dans le présent. (Sarraute, 1956a, p. 98)

Les mouvements intérieurs sont essentiels pour Sarraute, et le grand défi est de ne pas les figer par l’écriture. André Gide croit, comme Sarraute, que Proust « a amassé la matière première d’une œuvre plutôt qu’il a réalisé l’œuvre elle-même » (Ibid., p. 99). Sarraute veut dépasser l’analyse à distance, c’est-à-dire d’un point de vue extérieur, pour pénétrer et épouser les mouvements intérieurs habitant ses personnages et la voix narrative. Elle veut éviter de faire comme Proust qui a

incité le lecteur à faire fonctionner son intelligence au lieu de lui avoir donné la sensation de revivre une expérience, d’accomplir lui-même, sans savoir trop ce qu’il fait ni où il va, des actions — ce qui a toujours été et ce qui est encore propre à toute œuvre romanesque. (Ibid., p. 99)

La voix narrative chez Sarraute, au lieu d’exposer l’intrigue, est construite de manière à entraîner le lecteur dans les mouvements intérieurs subtils qui constituent l’intrigue. Le lecteur devient ainsi un actant essentiel de l’action principale du récit :

[C]es mouvements intérieurs [tropismes], l’auteur — et avec lui le lecteur — devrait les faire en même temps que le personnage, depuis le moment où ils se forment jusqu’au moment où, leur intensité croissante les fait surgir à la surface, ils s’enrobent, pour toucher l’interlocuteur et se protéger contre les dangers du dehors, de la capsule protectrice des paroles. (Ibid., p. 104)

Les mots contiennent des sens cachés, des sous-sens, c’est-à-dire que pour un seul signifiant correspond une multitude de possibilités de signifiés. Dans cette optique, le lecteur joue un rôle essentiel. Le but de l’auteure ne serait pas atteint si les mots n’étaient pas reçus pour générer de nouveaux tropismes. D’ailleurs, les forces régissant les tropismes sont décrites alors que la nature des émotions et des sentiments est souvent occultée. Par exemple, les mouvements contraires qui régissent l’émission des tropismes sont énoncés : « [E]n même temps qu’afin de toucher ce partenaire [récepteur / lecteur], ils montent de nos recoins obscurs vers la lumière du jour, une crainte les refoule vers l’ombre. » (Ibid., p. 101) Ces mouvements contradictoires, rendus plus ou moins ostensibles chez un personnage donné, pourront permettre au lecteur d’être touché, mais sans toutefois s’identifier en comparant des contenus jaillissants ou refoulés avec sa propre intériorité. Le mouvement prime sur le contenu puisque les effets sont décrits alors que les causes demeurent occultées. Sarraute fait revivre au lecteur ces mouvements d’impulsion et de retenue, tout en évitant un regard extérieur à ces mouvements qui servirait à les analyser, car cette analyse, en sollicitant son esprit logique, déplace l’attention du lecteur. Si l’on considère l’intrigue comme étant le pilier central du romanesque, le lecteur tient un rôle de personnage, tout comme la voix narrative de Portrait d’un inconnu. Comme il y a rarement des indices clairs dans ce roman pour nommer les contenus psychiques refoulés (jalousie, honte, angoisse, tristesse, désir, etc.), le lecteur a tout l’espace pour projeter, plus ou moins consciemment, l’espace de sa propre intimité. Un réseau de projections est ainsi favorisé, de la voix narrative vers les personnages, puis du lecteur vers les personnages, incluant la voix narrative.

Dialogisme et transcendance

L’écriture de Sarraute propose au lecteur un rythme qui s’apparente plutôt à celui de l’influx sensoriel qu’au raisonnement intellectuel :

Car rien n’égale la vitesse avec laquelle elles [les paroles] touchent l’interlocuteur au moment où il est le moins sur ses gardes, ne lui donnant souvent qu’une sensation de chatouillement désagréable ou de légère brûlure, la précision avec laquelle elles vont tout droit en lui aux points les plus secrets et les plus vulnérables, se logent dans les replis les plus profonds, sans qu’il ait le désir ni le moyen ni le temps de riposter. Mais, déposées en lui, elles enflent, elles explosent, elles provoquent autour d’elles des ondes et des remous qui, à leur tour, montent, affleurent et se déploient au-dehors en paroles. (Ibid., p. 103-104)

Pour que l’influx sensoriel soit traduit par la voix narrative, l’écriture doit transcender le réel. L’acte de parole est accompagné de signaux permettant de préciser le sens du message, comme la tonalité, le débit, la force de la voix, mais aussi d’une foule d’autres éléments perçus de façon intuitive, donc ni nommés ni analysés de manière consciente. Dans ses dialogues, Sarraute transpose non seulement des mots échangés, mais aussi les sensations et intuitions inhérentes à l’acte de communication orale. L’auteure ne se contente pas d’imiter le dialogue quotidien, car une telle entreprise ramènerait le lecteur sur un terrain connu, l’incitant à demeurer dans un confort où la lecture ne l’ébranlerait pas. Selon Sarraute, Ivy Compton-Burnett a porté le dialogue près de ce but, soit celui de mobiliser suffisamment l’attention du lecteur afin de l’amener à vivre ou subir des mouvements intérieurs, similaires à ceux véhiculés par les personnages. Les dialogues de Compton-Burnett n’imitent pas le réel : « Ces longues phrases guindées, à la fois rigides et sinueuses, ne rappellent aucune conversation entendue. Et pourtant, si elles paraissent étranges, elles ne donnent jamais une impression de fausseté ou de gratuité. » (Ibid., p. 119) Les dialogues peuvent être tout à fait vraisemblables, sans toutefois imiter le réel. Ceux de Compton-Burnett se situent entre la conversation et la sous-conversation : « Les mouvements intérieurs, dont le dialogue n’est que l’aboutissement et pour ainsi dire l’extrême pointe, d’ordinaire prudemment mouchetée pour affleurer au-dehors, cherchent ici à se déployer dans le dialogue même. » (Ibid., p. 120) La complexité de la vie psychologique tend à émerger dans le dialogue, changeant inéluctablement la forme de ce dialogue. Selon Sarraute, « ce dialogue qui tend de plus en plus à prendre dans le roman moderne la place que l’action [intrigue] abandonne s’accommode mal des formes que lui impose le roman traditionnel » (Ibid., p. 104). Les indicateurs (tirets, guillemets, etc.) révèlent trop ostensiblement la présence d’un auteur. Sarraute est bel et bien présente, elle partage en quelque sorte une expérience avec le lecteur, mais sa présence est plutôt fondue dans tout le texte. Tout écrivain, devant une œuvre en construction, est lui-même habité par des mouvements intérieurs semblables à ceux que tente de dépeindre Sarraute. Une distance sépare Sarraute des personnages, des lecteurs et de la voix narrative, similaire à celle qui sépare les individus entre eux dans la réalité. La voix narrative ne sait pas tout des personnages. L’auteure veut éviter que le lecteur ne porte des jugements de valeur. Ainsi, par des verbes ou adverbes marquant l’incertitude, ou le soupçon, pour reprendre un terme de Sarraute, la narration dévoile les failles de sa subjectivité, qui ne peut percevoir avec certitude la vérité absolue des objets : « il me semble, […] probablement, […] on devinait » (Sarraute, 1956b, p. 23). Aussi, la raison profonde de la violente dispute éclatant entre les personnages du père et de la fille échappe en grande partie au personnage qu’incarne la voix narrative. La fille provoque volontairement son père « [p]our l’atteindre peut-être aussi, à son tour, quelque part au fond de lui, en un point sensible qu’elle connaît bien. Un point secret connu d’eux seuls » (Ibid., p. 181). Les éléments communs aux personnages les lient, mais aussi les éloignent l’un de l’autre. Les mouvements d’impulsion et de refoulement qui se passent à l’intérieur des personnages semblent se produire aussi entre les personnages qui s’attirent et se rejettent sans cesse. Sarraute, en occultant l’histoire des personnages et leurs caractéristiques, évite les références à la réalité. L’auteure est consciente que d’autres ont entrepris de démystifier la complexité de l’intériorité humaine et des rapports interpersonnels, mais elle considère que personne n’a réussi à dépeindre le vécu émotif de personnages en évitant le piège des catégorisations sociales :

Quant à Proust, il a beau s’acharner à séparer en parcelles infimes la matière impalpable qu’il a ramenée des tréfonds de ses personnages, dans l’espoir d’en extraire je ne sais quelle substance anonyme dont serait composée l’humanité tout entière, à peine le lecteur referme-t-il son livre […] qu’[il] reconnaît aussitôt un riche homme du monde amoureux d’une femme entretenue, un médecin arrivé, gobeur et balourd, […] qui vont rejoindre dans son musée imaginaire toute une vaste collection de personnages romanesques. (Sarraute, 1956a, p. 85-86)

Catégoriser les individus implique une certaine emprise sur ceux-ci. Dans la réalité, aucune emprise réelle sur le monde extérieur n’est possible; l’être humain est beaucoup trop complexe pour être enfermé dans des catégories ou types. « [La] pensée emprisonnée court toujours dans le même sillon. » (Sarraute, 1956b, p. 122) Sarraute veut forcer son lecteur à sortir de ce sillon, cette prison. Par la fusion qui se crée d’emblée dans leurs moments de crise, les personnages perdent en partie leur identité propre, sortant, en quelque sorte, d’eux-mêmes. Le père cherche sa fille, en la provoquant « [a]vec le flair aigu du chien qui gratte et fouille la terre pour faire sortir au-dehors la bête blottie au fond de son terrier » (Ibid., p. 167). Le désir d’atteindre une vérité intime enfouie dans l’autre prime sur le respect accordé à cet autre. Les limites de chacun ne sont plus considérées; « leurs contours se défont, s’étirent dans tous les sens, les carapaces, les armures craquent de toutes parts, ils sont nus, sans protection, ils glissent, enlacés l’un à l’autre, ils descendent comme au fond d’un puits » (Ibid., p. 167). Ces images de chute suggèrent une descente sous la conscience. En cet endroit, la raison est en quelque sorte engloutie par des affects de toutes sortes. La fusion qui s’opère entre le père et sa fille est semblable à celle qui existe par moments entre la voix narrative et les personnages, lorsque la limite qui les sépare devient floue, qu’ils sont inexplicablement aimantés entre eux. La provocation n’aboutit pas systématiquement à une dispute. Il se peut que le poisson ne morde pas à l’hameçon de la provocation :

Il n’y a plus rien en moi maintenant qui l’excite, qui l’incite à me provoquer. J’ai beau tendre l’oreille, je ne perçois plus dans les paroles que nous échangeons ces résonances qu’elles avaient autrefois, ces prolongements qui s’enfonçaient en nous si loin. (Ibid., p. 209)

Les éléments refoulés, par exemple, risquent de surgir s’il y a provocation. L’individu confronté se voit obligé de considérer ses faiblesses, ses failles intérieures. Ainsi, certaines gens peuvent être tentés de s’effacer afin d’éviter la complexité des remous intérieurs :

Ce qu’elle cherche, c’est à éviter surtout ce qui pourrait étonner ou paraître anormal, déplacé, les prétentions, les bizarreries; elle se contente modestement d’articles bien éprouvés, solides et peu coûteux. […] Il faut qu’on la conseille, qu’on la rassure, elle a si peur de se tromper, elle n’ose se fier à elle-même. (Ibid., p. 55-56)

La peur des tropismes peut empêcher l’être de vivre spontanément et d’adopter une attitude créative face à la vie. La tendance au refoulement est généralement inutile puisque les éléments refoulés continuent d’exister même s’ils ne sont plus perceptibles à la conscience : « Ils [les mouvements intérieurs subtils] débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent. » (Sarraute, 1956a, « Préface », p. 9) Ce sont ces mêmes mécanismes, utilisés pour cacher certains remous intérieurs, qui risquent de dévoiler les secrets les plus intimes de l’être. Par exemple, le corps trahit le climat psychique, ou l’état psychologique. La voix narrative n’est pas dupe des mécanismes de protection des personnages : « elle a retrouvé sa coquille bien vite, sa carapace où elle se tient à l’abri » (Sarraute, 1956b, p. 38). Les personnages de commères montrent que le mouvement même du refoulement n’arrive pas à arrêter le reflux incessant des tropismes. La voix narrative remarque

[c]et air qu’elles ont de ne pas vouloir attirer l’attention, établir un contact, offrir la moindre prise, comme si elles craignaient qu’un regard trop appuyé ne fit sourdre au-dehors quelque chose qui se tient tapi derrière leurs murs, quelque chose qu’elles sécrètent malgré elles et contiennent. (Ibid., p. 95-96)

L’attitude inauthentique des commères attise la curiosité de la voix narrative, qui cherche à dépasser les apparences et, par le fait même, incite le lecteur à faire de même.

Pour une vision du monde ouverte et authentique

À la suite de la découverte des camps nazis ainsi que des premières utilisations de l’arme nucléaire à Hiroshima et à Nagasaki en août 1945, l’humanité, ayant montré qu’elle pouvait s’anéantir, entre dans ce que Nathalie Sarraute nomme l’ère du soupçon. Dès lors, les écrivains sont davantage préoccupés par la position de l’homme dans l’univers. L’ère du soupçon, rétive à toutes formes de certitudes, voit se développer une littérature ne s’appuyant plus sur une réalité immuable. Grâce aux pouvoirs du langage, les écrivains du Nouveau Roman étudient l’homme de manière indirecte. Nathalie Sarraute traite de l’homme par l’intermédiaire de jeux sur le langage, en posant le lecteur comme instance déterminante de l’intrigue et en utilisant ses personnages comme support pour des tropismes. L’humanité, consciente de son pouvoir d’autodestruction, se replie sur elle-même. Les atrocités de la Seconde Guerre mondiale contribuent à l’effondrement des croyances religieuses. Comme l’humanité, le Nouveau Roman ne se réfère plus qu’à lui-même, se créant un univers autonome.

 

Bibliographie

BUTOR, Michel. 1992. Essais sur le roman. Paris : Gallimard, 196 p.

ROBBE-GRILLET, Alain. 1963. Pour un nouveau roman. Paris : Éditions de Minuit, 152 p.

SARRAUTE, Nathalie. 1956a. L’ère du soupçon. Paris : Gallimard, 152 p.

________ . 1956b [1948]. Portrait d’un inconnu. Paris : Gallimard, 212 p.

SAUSSURE, Ferdinand de. 1972. « Nature du signe linguistique ». Cours de linguistique générale, Paris : Payot, p. 93-103.

SIMON, Claude. 1986. Discours de Stockholm. Paris : Éditions de Minuit, 32 p.

 

Pour citer cet article: 

Fortin, Mylène. 2006. «Représentation de tropismes et recréation du signe linguistique dans Portrait d’un inconnu, de Nathalie Sarraute», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/fortin-8> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Fortin, Mylène. 2006. «Représentation de tropismes et recréation du signe linguistique dans Portrait d’un inconnu, de Nathalie Sarraute», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, p. 129-142.