Dans l’urgence d’écrire la trace : pour une lecture énonciative et discursive de Notre vie dans les forêts de Marie Darrieussecq

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Le présent vivant est toujours déjà une trace. Cette trace est impensable à partir de la simplicité d’un présent dont la vie serait intérieure à soi. Le soi du présent vivant est originairement une trace. La trace n’est pas un attribut dont on pourrait dire que le soi du présent vivant l’« est originairement ». Il faut penser l’être‑originaire depuis la trace et non l’inverse. Cette archi‑écriture est à l’œuvre à l’origine du sens1.

Jacques Derrida, La Voix et le phénomène.

Une femme s’écrit dans l’urgence de dire ce qu’elle a subi, ce qu’elle a vu, ce dont elle a été témoin. Des toutes premières phrases du récit émane l’injonction de raconter, de faire un tout cohérent du récit éparpillé qui la hante : « Du nerf. Il faut que je raconte cette histoire. Il faut que j’essaie de comprendre en mettant les choses bout à bout. En rameutant les morceaux » (Darrieussecq 2017, 11). L’écriture s’inscrit comme une nécessité, celle de léguer un témoignage, de laisser une trace, celle du monde dystopique dans lequel nous invite la narratrice de Notre vie dans les forêts, récit de Marie Darrieussecq publié chez P.O.L en 2017. Dans ce roman qui flirte avec la science‑fiction, la narratrice trace les contours d’un univers à la veille de l’apocalypse. Afin de susciter un sentiment d’urgence quant au chaos sociétal, elle s’adresse directement au lecteur, franchit le mur de la fiction comme pour l’avertir d’un danger imminent. Grâce à une analyse des dispositifs énonciatifs et pragmatiques employés dans la narration, j’entreprendrai une lecture des éléments structurants de l’univers référentiel du roman, lequel s’érige en contrepoint de différents discours issus de l’univers extratextuel, tels les discours sur l’urgence climatique, sur le progrès technologique, sur la psychologie contemporaine, etc.

Au sein de ce monde corrompu, les attentats terroristes sévissent si fréquemment qu’ils sont devenus choses courantes, les citoyen.nes, dès la naissance, sont connecté.es à un réseau informatisé surveillé par l’État, l’eau potable est si viciée qu’elle est source de multiples maladies, les robots sont partie intégrante du quotidien de tout un chacun et font tantôt office d’infirmier.ières, de médecins, voire d’animaux de compagnie. Mais ne nous arrêtons pas à ce triste tableau, puisque la science est là pour apaiser tous les maux, pour sauver chaque individu de son tragique destin de sujet mortel, et ce, grâce au clonage. Nulle crainte à avoir en cas de maladie, puisque chaque membre de la Génération, catégorie générationnelle à laquelle appartient la narratrice, croit posséder un clone ou une jarre contenant de précieux organes vitaux « cultivés et entretenus pour eux-mêmes, sans la confusion d’une similarité humanoïde » (Darrieussecq 2017, 79). Grâce aux moitiés, ces précieux doubles corporels, les souffreteux membres de la Génération croient, à tort, bénéficier d’une espérance de vie prolongée. Comme autant de corps entassés dans des HLM – enveloppes corporelles desquelles on a extirpé toute valeur et dont l’existence sombre rapidement dans la désuétude –, les moitiés sont entreposées dans des Centres où on leur administre un gaz soporifique qui les plonge dans un sommeil à durée indéterminée, cela afin que leur corps demeure intact pour les transplantations à venir. Ces êtres identiques dont le corps immobile repose endormi, certains représentants de la Génération dotés d’une plus grande sensibilité ressentent le besoin d’en faire la connaissance. C’est le cas de la narratrice qui, dès l’âge de quatorze ans, entreprend les démarches nécessaires pour visiter Marie, sa moitié. Bien que son clone soit endormi, la narratrice le veille, lui caresse les mains, lui parle de tout et de rien, comme on le ferait avec un proche assoupi sur son lit d’hôpital. Seulement, et cela ne nous est révélé que vers la fin du récit, Viviane, la narratrice, ainsi que les autres membres de la Génération ont eux‑mêmes été créés afin de pourvoir en organes vitaux les oligarques de la société. Ainsi, à la suite de chaque opération, Viviane croit‑elle bénéficier d’un organe sain de Marie, sa moitié, alors que dans les faits, on l’ampute du précieux membre afin qu’il soit greffé au corps d’un richissime privilégié dans le but de lui sauver la vie. Tout compte fait, les membres de la Génération s’imaginent à tort être les bénéficiaires d’un système qui use de leur naïveté. Les moitiés s’inscrivent cependant dans une perspective qui dépasse les frontières de l’intime. En effet, leur libération est le point de mire des rebelles – ces hommes et ces femmes dont fait d’ailleurs partie la narratrice, qui choisissent de fuir le régime en place pour aller vivre dans les forêts – qui s’extirpent de cette société à la 1984 où les citoyens ne sont plus que force de travail, voire marchandise, et au sein de laquelle chacun de leurs faits et gestes est susceptible de passer sous l’œil scrutateur du gouvernement.

Une énonciation en dialogue avec l’univers extratextuel

Bien que Notre vie dans les forêts soit considéré comme un roman au sein de l’institution littéraire, le document manuscrit que rédige dans l’urgence Viviane, la narratrice, s’apparente plutôt à un journal intime, à un carnet de bord. Celle-ci insiste d’ailleurs sur l’aspect authentique du matériel avec lequel elle écrit : « Il y a une logique à être sous les arbres avec nos cahiers old school et nos vieux bouquins gondolés d’humidité faits de la cellulose même qui nous abrite, et lisibles uniquement de jour ou sous la Lune. Pas électrifiés, connectés et illuminés de partout » (Darrieussecq 2017, 36). Outre le caractère pratique de tels cahiers de notes – contrairement aux écrits numériques, le pouvoir en place ne possède nul moyen qui permette d’y accéder –, le choix du carnet en papier convie, ici, à l’écriture diaristique. L’espace de la page devient non seulement le lieu de l’adresse, mais également l’espace d’apparition du spectre, de la promesse du lecteur à venir :

Laissez-moi d’abord vous décrire ma situation actuelle, maintenant tout de suite : parce que je sens qu’il faut que j’aille vite. J’ai peu de temps. Je le sens à mes os, à mes muscles. À l’œil qui me reste. Je suis mal en point. Je n’aurai pas le temps de relire. Ni de faire de plan. Ça va venir comme ça vient. Alors : […]. (12)

Cet espace devient aussi un abri, un lieu sûr où peut se déployer l’autoréflexivité de Viviane qui, à l’extérieur de ces pages, serait sans nul doute censurée. En contrepoint de l’adresse au lecteur prospectif, la narratrice émet à sa propre intention mille injonctions relatives à la pratique d’écriture; lors de ces passages, elle informe simultanément le lecteur et son moi écrivant de ses intentions scripturaires. Le discours narratif autoréflexif implique dès lors l’alternance entre l’adresse à l’Autre et l’adresse à soi : « Et nous parlions et parlions et nous nous embrassions, nous rattrapions le temps perdu. / J’en étais où. / Vite. / Le cliqueur m’aimait jusque dans mes cicatrices » (124). Se précisent alors deux volontés qui travaillent de concert : écrire pour remettre de l’ordre dans ses pensées, pour ordonner le chaos interne, et écrire pour laisser une trace des atrocités vécues, une trace de ceux qui eurent le courage de fuir pour vivre librement. Écrire puisqu’il n’y a d’autre moyen pour tenter de communiquer les incohérences de la mémoire, les distorsions du trauma, les subtilités du sentiment, et ce, même si une traduction parfaite des sensations est vouée à l’échec. Écrire, car comme le prétendent les linguistes qui prônent l’articulation de la pensée par le langage2, ce dernier forge notre pensée, il en constitue l’expression même. La pratique d’écriture s’impose alors comme moyen d’extirper les idées du capharnaüm de l’esprit pour mieux les observer, les sculpter, pour en permettre l’intelligibilité, voire, dans la littérature, d’atteindre un au‑delà de la communication : accéder à l’expérience esthétique (Dewey 2010).

L’exercice scripturaire de Viviane ne vise cependant pas que le simple avènement de l’écriture. Contrairement à plusieurs diaristes, la narratrice n’écrit pas pour le seul désir de se raconter ou pour les bienfaits thérapeutiques du geste, mais d’abord pour être lue. La volonté d’une rencontre entre le texte en gestation et son futur lecteur s’inscrit entre autres par l’usage répété du vous de l’adresse; le déictique pronominal est alors plus qu’un appel à l’Autre, fruit de l’imagination, lecteur prospectif, puisqu’il est doté par la narratrice d’un surplus d’agentivité. En de nombreuses occurrences, elle confère même des jugements et des pensées au sujet interpellé, voire des objections à son propre discours : « Peut‑être que mon patient n’était pas assez traumatisé, vous me direz. » (Darrieussecq 2017, 32. Nous soulignons) En anticipant les objections du destinataire, la narratrice lui confère, malgré son absence dans le présent de l’énonciation, une incarnation spectrale; grâce à l’usage subjectivant de la deuxième personne du pluriel, le sujet de l’adresse prend à la fois forme et corps. L’emploi du vous, tant il est marqué par la subjectivation de l’interlocuteur, rappelle l’adresse du conte, genre qui garde la trace de la tradition orale, puisqu’il continue de s’adresser au traditionnel public venu écouter les mots du conteur (Rey‑Hulman, 1982). Puisque nous avons établi que le vous ne réfère non pas à une entité neutre, mais à un lecteur prospectif, il est improbable qu’il corresponde au « très cher journal » chéri par nombre de diaristes. Certes inconnu, l’interlocuteur s’incarne davantage au fil des interventions de la narratrice. Cette dernière l’inscrit d’ailleurs dans l’univers référentiel du roman, et ce, dès les premières pages : « Il y a même une époque, vous vous en souvenez peut‑être […] » (Darrieussecq 2017, 22); « Je ne vais pas vous apprendre tout ce qui s’est passé après, comme on s’est tous fait avoir, vous le savez aussi bien que moi » (30-31). Alors, le vous se précise et se brouille. Il prend d’abord corps grâce à son appartenance à l’univers de la narratrice ainsi qu’à l’a priori qui le caractérise comme humain – elle suppose sa capacité à décoder le langage, à partager une forme d’empathie. Or, le lecteur, en tant que récepteur du texte, se sent également – à tort ou à raison, et malgré ses nombreux efforts pour établir une distance entre l’univers référentiel du roman et l’horizon de réel auquel il appartient – interpellé par ce vous qui semble le pointer du doigt. N’en déplaise à certains formalistes, le jeu des distances entre l’univers du roman et le nôtre se tisse en filigrane jusque dans les effets énonciatifs du texte où le destinataire fictif de l’adresse se confond avec le lecteur réel. Bien qu’il ne nous confère pas le rôle de héros comme c’est le cas dans le Nouveau Roman3 (Butor 1957), l’emploi du vous flirte avec la référence au monde extratextuel pour créer un sentiment d’étrange familiarité (Freud 1985, 13‑28).

L’usage du vous qui, nous l’avons établi, vise à ériger des ponts entre l’univers du roman et le nôtre, donne également lieu à un flou d’ordre temporel. En effet, si le sujet de l’adresse est un représentant d’une génération postérieure à celle de la narratrice, s’il se situe dans le futur par rapport au moment de l’énonciation – Viviane s’attend à ce que celui ou celle qui découvrira son carnet le fasse longtemps après sa mort (Darrieussecq 2017, 149‑150) –, il paraît contradictoire que le monde qu’ont fui la narratrice, son mystérieux patient, le cliqueur, et les autres évadés s’apparente tant à l’état du monde réel. Si, au sein de la diégèse, l’état de déshumanisation dans lequel se trouve la société s’avère digne des récits apocalyptiques contemporains, récits qui, dans le réel, s’inscrivent dans un futur, il nous paraît étrange que le présent du lecteur soit également entrevu comme un futur, celui de la narratrice. Le présent de l’adresse serait donc à la fois celui du lecteur réel qui habite le monde contemporain et celui d’une époque postérieure à celle à laquelle appartient la narratrice, espace‑temps qui ne peut coïncider avec le nôtre, puisque le présent de la narratrice nous est déjà présenté comme destin. Cette constatation nous invite à proposer que l’univers du roman oscille entre les représentations de deux temporalités dont les récits, qui préexistent au roman, sont loin d’être étrangers au lecteur : l’un appartenant au réel, le présent de l’extrême contemporain, de la crise climatique, des politiciens qui nient les faits de la science, de l’insertion pernicieuse des produits de l’intelligence artificielle dans nos vies quotidiennes, de l’hégémonie socio-économique exponentielle du un pour cent des plus riches; l’autre, à un futur proche qui ressemble étrangement aux discours fatalistes (et pourtant de plus en plus réalistes) sur le destin de l’humanité qui tend vers la déshumanisation. S’entrelacent alors des discours empruntés au flux contemporain, comme ceux qui appartiennent à la psychologie, à la psychanalyse, à la crise climatique, au terrorisme ainsi qu’à la production fictive apocalyptique; songeons aux discours sur le clonage, à l’insertion de la technologie à même le cerveau, au pouvoir invisible et pourtant totalitaire.

Ainsi, la création du zeitgeist dans lequel évoluent la narratrice et les autres personnages de Notre vie dans les forêts emprunte‑t‑elle à la fois des éléments à notre présent et aux discours apocalyptiques qui, eux, se présentent comme des esquisses d’un futur toujours plus proche. Les récits de ces deux temps de l’humanité créent un jeu de références nécessaire à notre compréhension du récit. D’abord, le temps de la réception de l’adresse, qui coïncide avec la découverte du cahier de la narratrice, appartient à la fois au présent de notre lecture, qui a lieu dans l’ici‑maintenant – nous serions donc au lendemain du monde qu’elle décrit –, mais également à un destin post‑apocalyptique si l’on considère – ayant en tête toutes les catastrophes climatiques, humanitaires, diplomatiques qui nous sont contemporaines – le présent de la narratrice comme le futur qui nous attend. À même la chair de papier, Viviane inscrit ce qui, une fois entre les mains du lecteur fictif – celui qui trouverait le document après la mort de son auteure –, ou alors entre les nôtres – dans l’éventualité où nous accepterions de jouer le jeu de la fiction –, sera considéré comme trace. Dès lors qu’il répond au vous de l’adresse, qu’il soit réel, idéal ou implicite, le lecteur expérimente la trace lévinassienne, telle que présentée par Secret et Wilhelmi :

Dans mon présent vivant, je fais l’expérience d’une trace (quelques mots sur un bout de papier, par exemple) laissée là par quelqu’un, à un moment du passé que je constitue et contrôle temporellement (par exemple, mercredi dernier), mais cette trace pointe en soi vers le déploiement d’une temporalité radicalement étrangère à la mienne, un passé qui n’a jamais été et ne pourra jamais être un présent pour moi – le temps incontrôlable de l’Autre. (2012, 79)

En dénichant le cahier, le lecteur découvre la trace d’un temps étranger à celui qu’il habite au moment de la lecture. Pour tenter de le reconstituer, il ne possède que les marques signifiantes tracées sur le papier, ces sillons de signifiant et de signifié certainement brouillés par le glissement de sens qui s’introduit dans le discours au fil du temps. Puisque le texte s’adresse à lui, il tente toutefois coûte que coûte d’accéder, ne serait‑ce qu’en partie, au « temps incontrôlable de l’Autre ».

Les différents visages du on

Contrairement à l’usage univoque du vous, les emplois du on ainsi que ses effets alternent au cours du récit; en outre, « au‑delà d’une question de référence, c’est tout le problème du point de vue qui est en jeu et que on contribue à rendre complexe. » (Landragin et Tanguy 2014, 104) Leur premier fonctionnement, contrairement au vous qui, comme nous l’avons suggéré, crée un pont entre l’univers du texte et le nôtre, exclut d’emblée toute référence au réel puisqu’ils ne font signe qu’à des entités appartenant à la diégèse. Ces pronoms deviennent porteurs de la voix d’un groupe, d’un « collectif clairement identifiable » (99), celui auquel appartiennent les hommes, femmes et moitiés qui ont eu le courage de se déconnecter, de fuir la ville pour aller vivre dans les forêts :

On faisait de l’orthophonie et de l’orthopédie ni plus ni moins, dans la forêt, on creusait leur cambrure d’humain, on leur faisait découvrir leur voix. Ma formation était utile. On n’a pas grand‑chose à faire dans la forêt, il faut dire. Nos actions en ce moment sont très limitées.  (Darrieussecq 2017, 14)

Ici, le pronom indéfini est équivalent au nous inclusif qui, en fin de citation, se substitue au on. Dans le cas présent, les deux pronoms réfèrent à la même entité – le groupe des évadés qui vivent dans les forêts –; ils sont donc coréférentiels. Le second usage du pronom personnel indéfini permet à la narratrice d’accorder, et ce, grâce au discours indirect libre, la parole au personnage du cliqueur :

On prévoit que ce sera fini d’ici une cinquantaine d’années. Mais d’ici là, le job consiste à rester assis devant son bloc connecté et à associer d’un clic des mots et des images, ou des mots et des sons, ou des sons et des images, ou des couleurs et des émotions, ce genre de choses. On peut même le faire à l’intérieur de sa tête si on a accepté de se faire implanter son bloc. On peut le faire en marchant, ou sous sa douche, sauf que – m’expliquait le cliqueur – ça demande une mobilisation totale de l’attention. Ça a l’air mécanique, mais ça exige concentration et vitesse. On fait à l’infini ce que sait faire l’esprit humain mais devant quoi patauge un robot. (17)

Bien que le on émane du discours de la narratrice, il l’exclut complètement de la référence. Ici, la chaîne coréférentielle des on désigne le personnage du cliqueur ainsi que ses collègues et équivaut à la troisième personne du pluriel. Cet usage, grâce à l’effacement momentané de la subjectivité de la narratrice, permet l’inscription de multiples voix et discours à même le récit. Le dernier emploi sur lequel nous nous attarderons s’inscrit en contrepied de ceux dont on vient d’effectuer l’analyse. Contrairement à ceux‑ci, il réfère non plus à un groupe d’individus identifiable, ni à un je qui prend également la parole pour le groupe auquel il appartient, mais plutôt à un ensemble d’individus indéfini : « On ne m’enlèvera pas de la tête que c’est un peu bête de survivre à une telle expérience et de demander à se faire terminer ensuite. » (35) Dans ce passage, le on, qui équivaut au vocable « les gens », présente un emploi générique puisque le pronom ne réfère à nul personnage en particulier, mais à une masse indifférenciée de personnes susceptibles d’avoir une influence sur la psyché de la narratrice. En outre, l’action « d’enlever quelque chose de la tête » de la narratrice fait étrangement écho à la mystérieuse amnésie qui la frappe lorsqu’elle tente de se remémorer son enfance. L’expression évoque également les dispositifs informatiques implantés au sein de la société fictive dans laquelle évolue Marie – ces fameux blocs sur lesquels sont connectés les esprits des citoyens –, mis en place par le gouvernement dans le but de surveiller les pensées de ses citoyens. Bien que ce système de contrôle ne soit pas infaillible, que les pensées de tout un chacun ne puissent en tout temps être sous le regard sans pitié de Big Brother, le mythe de son existence engendre à lui seul la censure de la psyché, puisque existe, omnipotente, la possibilité d’être observé : c’est l’incarnation du panoptique virtuel.

Le soliloque dialogique de la pratique d’écriture

Puisqu’elle a renoncé à sa connexion au bloc, la narratrice a enfin la possibilité d’écrire le flux de ses pensées en toute liberté, sans la crainte d’être épiée, sur les pages de son cahier old school. La présence de ce nouvel espace offert laisse ses traces à même l’écriture diaristique où se répètent moult « Vite » (124, 130, 134), « Du nerf » (93), « Où j’en étais » (30, 64, 81, 143), « Je m’égare » (115), « Reprenons » (17, 115), « Par quoi je commence » (15), « Où en étais-je » (31), « J’ai froid » (42, 87, 101, 134, 143); interjection, phrases injonctives, interrogatives, verbes à valeur exercitive (formulation d’un ordre) (Roulet, 1980) qui, rabâchés à la manière de mantras, non seulement ponctuent le texte, mais engendrent son devenir. Bien qu’elles formulent parfois des doutes, ces locutions répétitives génèrent le mouvement de l’écriture, agissent à la manière d’actes de langage perlocutoires – « quand dire, c’est faire » (Austin 1970) – puisqu’elles produisent, à même le texte, des conséquences au moyen d’actes de langage illocutoires : « est‑ce que je parle trop? Est‑ce que j’écris trop? » (Darrieussecq 2017, 128). Lorsque la narratrice écrit ces phrases interrogatives, elle s’adresse une injonction autoréalisante puisque le simple tracé du syntagme entame la suite de l’écriture. En faisant usage de ces expressions, la narratrice s’adresse à elle‑même au moment où elle écrit, elle entretient avec son moi écrivant un dialogue qui est en fait un soliloque qui s’énonce en marge de l’écriture. Toujours isolées entre deux paragraphes, ces injonctions productrices de discours sont disposées dans l’espace de manière à indiquer leur retranchement du reste du texte. Qu’elles se présentent comme tremplins vers l’écriture ou comme pauses réflexives, ces phrases engendrent un découpage dans le flux du discours, un ralentissement du rythme de la lecture, moment au cours duquel le lecteur s’extirpe de l’histoire racontée pour se rendre attentif au récit de l’écriture, écriture naissante qui affleure en synchronie avec l’énonciation.

La prolifération de déictiques spatiaux et temporels tels que « maintenant », « aujourd’hui », « ici », « là », etc., contribue, elle aussi, à ce va‑et‑vient entre l’espace‑temps de l’histoire et celui du récit. Les déictiques ou shifters (Benveniste 2006) sont de courts mots qui attirent l’attention de l’auditeur ou du lecteur sur l’ici‑maintenant de la situation d’énonciation. Ainsi réfèrent‑ils au présent du discours et coïncident‑ils avec un retour à une énonciation au présent de l’indicatif : « Aujourd’hui j’ai besoin de l’écrire. Je ne sais pas si ça me fait du bien, de l’écrire, mais je vois. Je vois ce qu’on nous a fait. Je sens. Avec ce qui me reste de corps. » (Darrieussecq 2017, 114) Qu’ils soient de nature spatiale ou temporelle, les déictiques permettent de signaler la rupture entre l’histoire – racontée à l’imparfait ainsi qu’au passé composé – et le récit. Leurs occurrences ponctuelles rappellent que le roman ne se résume pas à l’histoire d’un monde dystopique, mais qu’il est avant tout l’épopée d’une écriture, celle de la trace :

Je voudrais être sûre, si un jour quelqu’un trouve ce cahier dans la forêt, enterré dans le bidon, peut‑être avec mes ossements, je voudrais être sûre qu’avant de le détruire, ou, je ne sais pas, de dire que j’ai tout inventé, ou de le tourner en dérision, bref, je voudrais être sûre qu’il soit lu jusqu’au bout. C’est tout. (147‑148)

Les déictiques témoignent également de l’évolution psychologique de Viviane qui, grâce à la valeur autoréflexive de la pratique d’écriture, observe l’écart entre son moi du temps où elle exerçait, en citoyenne modèle, le métier de psychologue et celui du temps de l’écriture dans les forêts : « Maintenant dans les forêts je me demande qui j’étais quand je pensais tout ça » (42). Grâce à ceux‑ci, la narratrice s’extrait du temps de l’histoire pour réintroduire le temps du récit, de l’ici‑maintenant de l’énonciation. Le chevauchement temporel entre le jadis et le présent lui permet de prendre la pleine mesure des transformations psychologiques considérables qui se sont inscrites au lendemain de la révélation de sa raison d’être : celle de n’être qu’un donneur d’organes, un corps exploité par le capital, l’incarnation d’une subjectivité sans importance.

L’écriture ou la trace

Grâce à la force de l’écriture, la narratrice produit la trace d’un passé qui n’a jamais été présent au lecteur; création, incarnation même de ce que Levinas définit comme trace (Secret et Whilelmi 2012). Bien qu’il ne nous soit jamais contemporain puisqu’il appartient au monde de la fiction, cet univers s’inscrit dans un rapport de différance (Derrida 1967) avec le réel : la différance comme écart temporel, création différée d’une époque, comme rapport de différence et de similitudes – puisque dès lors qu’un être diffère d’un autre, cela implique d’emblée une part de ressemblance. En effet, latents sont les échos discursifs qui, à même le tissu palimpseste des récits de notre époque, font signe au monde de Notre vie dans les forêts. Ceux‑ci nous sont révélés grâce à une lecture fine des dispositifs énonciatifs qui constituent la fondation des phénomènes de référence au sein du roman. Comme nous l’avons relevé au début de l’article, c’est d’abord l’usage du vous, sa double référence au lecteur implicite puis au lecteur réel, qui insère un jeu de brouillage entre l’univers référentiel et le monde réel. Tantôt le vous pointe en temps réel celui de la lecture, tantôt il semble davantage faire référence au lecteur implicite, celui qui, bien après le trépas de la narratrice, trouvera, enfoui dans les profondeurs des forêts, le carnet. Ce jeu, ce va‑et‑vient entre les références, crée un effet de brouillage qui entraîne le lecteur dans un glissement constant entre sa posture de lecteur réel et une identification au lecteur implicite, moment où il prend part à la fiction. Dans un cas comme dans l’autre, le geste scripturaire témoigne d’un désir de transcendance, de communion avec l’autre, celui qui nous survivra. Les différents emplois du on, quant à eux, introduisent une myriade de discours sociaux à même le texte littéraire. Puisque, d’une part, l’une des propriétés du pronom impersonnel consiste à porter la voix d’un groupe et que, d’autre part, il est à même de transmettre le discours d’une (ou de plusieurs) voix qui n’est pas celle de la narration (il exclut alors le je), le on contribue grandement à la polyphonie du roman. Les ponts, énonciatifs comme discursifs, érigés entre l’univers référentiel du récit et l’ère contemporaine, loin d’être anodins, affirment la portée politique du geste scripturaire qui, grâce à la traversée d’une expérience esthétique, informe le lecteur sur l’état du monde auquel il appartient, le met en garde contre ce à quoi il participe à son insu.

 

Bibliographie

Austin, John Langshaw. 1991. Quand dire, c’est faire. Paris : Seuil, coll. « Points ».

Benveniste, Émile. 2006. Problèmes de linguistique générale 1. Paris : Gallimard, coll. « Tel ».

Butor, Michel. 1957. La Modification. Paris : Éditions de Minuit.

Darrieussecq, Marie. 2017. Notre vie dans les forêts. Paris : P.O.L.

Derrida, Jacques. 1967a. L’écriture et la différence. Paris : Seuil, coll. « Tel Quel ».

______, 1967b. La voix et le phénomène. Paris : PUF.

Dewey, John, et al. 2016. L’art comme expérience. Paris : Gallimard, coll. « Folio ».

Freud, Sigmund1985. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Paris : Gallimard, coll. « Folio ».

Landragin, Frédéric, et Noalig Tanguy. 2014. « Référence et coréférence du pronom indéfini on ». Langages 195, no 3 : 99.

Rey‑Hulman, Diana. 1982. « Procès d’énonciation des contes ». Littérature 45, no 1 : 35‑44.

Roulet, Eddy. 1980. « Modalité et illocution ». Communications 32, no 1 : 216‑239.

Secret, Timothy, et Anne Wilhelmi. 2012. « Il n’y a pas la trace ». Les Temps Modernes, n° 671 : 64‑82.

Pour citer cet article: 

Lamoureux, Frédérique. 2020. « Dans l’urgence d’écrire la trace : pour une lecture énonciative et discursive de Notre vie dans les forêts de Marie Darrieussecq », Postures, Dossier « Écrire le lieu : modalités de la représentation spatiale », n°31, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lamoureux-31(Consulté le xx / xx / xxxx).