La poétique d’Yves Bonnefoy ou le parti pris du lieu

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Pour bien des auteurs aujourd’hui, l’espace est d’abord un parti pris, dans le double sens à la fois résigné et passionné du terme1.

Gérard Genette, Figures I

« Dichterisch wohnet der Mensch. » L’homme habite en poète. Ces mots d’Hölderlin (1967, 939) tels qu’ils ont été développés par l’exégèse heideggerienne sont devenus le cri de ralliement de nombreux·ses écrivain·e·s et intellectuel·le·s européen·ne·s d’après-guerre. Les poètes·étesses, cependant, se sont longtemps méfié·e·s des tentations de l’analyse critico-philosophique telle qu’elle fut formulée par Heidegger, et en premier lieu de sa tendance à faire revêtir au principe d’habitation hölderlinien une dimension ontologique, voire métaphysique. Refusant de se laisser emporter par les grandes sphères de l’intellect et des abstractions, nombreux sont les poètes·étesses modernes qui souscrivirent et souscrivent encore aujourd’hui à l’injonction rimbaldienne d’être « rendu[s] au sol », après avoir longtemps eu « l’instinct de ciel » mallarméen. De ce mouvement poétique, qui entreprit de se réapproprier l’espace et l’habitation, et dont on pourrait dérouler le fil rouge de René Char à Jacques Réda, Jean-Michel Maulpoix a subsumé les caractéristiques autour du concept de « lyrisme critique » (2009). Lyrisme parce que face au désastre de la guerre, face à l’extinction de l’humanisme traditionnel, face à l’innommable d’Auschwitz, mais aussi face au monopole de la technique et à l’émergence d’un monde automatisé, la poésie a encore quelque chose à offrir. Et cette offrande est une reconstruction : l’espace doit redevenir habitable à travers le langage. Mais ce lyrisme n’est plus naïf et délicat, il est critique. Il ne larmoie pas, il ne s’épanche pas; il questionne, il interroge le sens, il le creuse. L’espace poétique qu’il met en scène n’est donc pas seulement une catégorie analytique abstraite, ni même une représentation idyllique que poètes·étesses et lecteurs·trices tenteraient d’atteindre pour échapper ensemble au monde inhospitalier qui les entoure. L’espace poétique devient le lieu de l’examen, de l’enquête sur un langage et sur un être-au-monde qu’il faut désormais redéfinir.

L’homme habite en poète, parce que « c’est la poésie qui, en tout premier lieu, amène l’habitation de l’homme à son être. La poésie est le faire habiter originel » (Heidegger 1958, 242). La poésie se conçoit comme un « faire habiter » autant qu’un « habiter ». Il devient donc évident que l’espace ne doit plus seulement être érigé en tant que thème, mais en tant que structure. Le poème est un lieu dont il faut étudier les virtualités; il nous invite à le traverser, à pénétrer en son enceinte, à faire « bon ménage » avec lui.

C’est au moins ce que semble nous dire la poésie d’Yves Bonnefoy et ce, avec une force particulière. Bien qu’il refuse la « gnose » philosophique, bien qu’il s’oppose à la métaphysique que les penseurs·seuses post-heideggerien·e·s ont, en quelque sorte, « importée » en poésie, Bonnefoy reste un poète profondément critique. Et l’espace, structure essentielle de l’être-au-monde moderne, est sans doute l’une des notions que son œuvre travaille le plus. Les titres de ses recueils en témoignent : Le Cœur-espaceL’Arrière-paysDans le leurre du seuilDu mouvement et de l’immobilité de Douve… À cela on pourrait rajouter la recherche, insistante dès l’Anti-Platon (1947), du « vrai lieu », cet espace doté d’une épaisseur toute particulière. Tout dans la poésie de Bonnefoy fait signe vers la spatialité : ses thématiques, sa rhétorique et même ses retranchements. Revenir sur ces problématiques ne consistera donc pas seulement à étudier les images spatiales des Récits en rêve comme l’a déjà fait Patrick Née (1999) dans un très bel ouvrage ou bien celle du « théâtre » de Douve (1953). Poser la question de l’espace c’est d’abord explorer l’obsession de Bonnefoy pour la « présence » et, de là, établir un premier lien entre spatialité et métaphysique, entre le monde et l’idée, entre l’éclatement du réel et la stabilité de l’Un. Mais, rappelons-le, la métaphysique « spatiale » de Bonnefoy — comme celle de ses contemporain·e·s — résiste au « parasitage » de la pensée philosophique. Il s’agit d’une métaphysique du réel, de la phusis même, comme Jean Starobinski nous en avertissait déjà dans sa préface au recueil Poèmes : « [I]l y aura à nouveau un monde, un lieu habitable; et ce lieu n’est pas “ailleurs”, ni “là-bas”, il est “ici” — en le lieu même, retrouvé comme un nouveau rivage, sous une nouvelle lumière. » (Starobinski cité dans Bonnefoy 1982, 15) Il faudra donc revenir sur les décors de ce monde retrouvé : le seuil, le carrefour, l’orangerie… Autant de lieux dont Bonnefoy prendra le parti.

Une poétique théâtrale : la mise en scène du lieu

Le point le plus évident de la poétique « spatialisante » de Bonnefoy réside dans une mise en scène qui construit le monde sous forme de théâtre. La constitution d’un décor, qui est toujours un « leurre », permet la manifestation de l’Être, aussi appelé Un. En effet, en tant qu’instrument d’évidement et de clôture, le décor permet de rassembler les ramifications de l’Être dans un seul lieu. Le décor piège l’Être par une illusion. Mais chez Bonnefoy, l’illusion s’affirme ouvertement comme telle. Jean-Pierre Richard dit à ce propos : « Au lieu de crever éperdument l’écran des choses, il s’agira [...] d’édifier en somme une sorte de piège naturel où viendrait, littéralement, se prendre l’être. Ce monde humainement truqué où le désir accepte de se faire attente, c’est celui du décor. » (1963, 281)

Le seuil est l’espace particulier de l’illusion, comme l’indiquait déjà le titre de l’un des recueils de Bonnefoy : Le leurre du seuil. Placé à l’entrée des maisons, mais sans toutefois donner accès à l’intérieur, le seuil symbolise l’ambiguïté de la présence et de l’Être qui repose sur l’opposition dedans/dehors, substance/existence. Il est également synonyme de mouvement : il est le lieu d’une entrée ou d’une sortie, en somme d’une traversée. En tant que décor, le seuil voit évoluer des acteurs qui se meuvent, qui produisent l’action et le drame. Ainsi Douve, figure énigmatique du recueil qui porte son nom, s’élance-t-elle depuis un seuil tandis que son saut tragique met fin à la pièce : « Le peu d’espace entre l’arbre et le seuil/Suffit pour que tu t’élances encore et que tu meures » (Bonnefoy 1968, 69).

C’est dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1968) que Bonnefoy écrit une section intitulée « Théâtre ». Bonnefoy y construit un espace architectural — une scène —, où se joue la représentation d’une cérémonie mystérieuse, dans un décor tout droit tiré de l’imaginaire du poète. Mais, face à un théâtre qui représenterait le monde du faux, le langage poétique choisit de mettre en scène un « vrai lieu » au milieu duquel se déplace le personnage mystérieux qu’est Douve. L’idée de mouvement est fondamentale : alors que la présence et l’Être semblent à première vue apparaître à travers des figures qui dénotent l’opacité et l’immobilité (la pierre, l’orangerie), Bonnefoy donne au mouvement une valeur fondatrice. Le seuil se déplace métaphoriquement jusqu’à symboliser le « passage », entre autres celui de la vie à la mort et vice-versa : « Il te faudra franchir la mort pour que tu vives,/La plus pure présence est un sang répandu » (Bonnefoy 1968, 74).

Ce franchissement participe alors de la mise en scène caractéristique de Douve. Il s’agit d’un cérémonial théâtral, d’un rituel quasi dantesque où le·a lecteur·trice doit opérer une longue descente vers les « sites infernaux » et les « étages inférieurs » d’un « espace funèbre » (60). Le théâtre de Douve se voit donc caractérisé triplement : géométriquement (il s’agit d’un espace vertical), symboliquement (il représente les Enfers) et dynamiquement (il s’agit d’un espace à traverser). De plus, l’espace « funèbre » se caractérise non pas comme antithèse (un autre monde, un au-delà) du monde des vivant·e·s, mais bien comme frontière, lisière, rivage ou limite. « Il fallait qu’ainsi tu parusses aux limites sourdes, et d’un site funèbre où ta lumière empire, que tu subisses l’épreuve » (62) dira le dix-septième épisode du « Théâtre de Douve ».

L’insistance sur la question de la limite et de la rive (d’ailleurs contenue dans le nom même de Douve qui, dans l’imaginaire collectif, renvoie au canal qui protégeait le château fort des attaques extérieures) trouve son origine dans des mythes que Bonnefoy réactualise. Dans Douve, c’est évidemment celui de la catabase, dans les Planches courbes ce sera celui de Saint Christophe, les deux œuvres évoquant le fleuve, le passeur, la barque, l’obole. Et selon Jean-Pierre Richard, cette mise en scène rituelle, ce cérémonial funèbre, est l’une des clés de la mise en scène poétique de Bonnefoy : « Cette qualité “sacrificielle”, c’est elle en tout cas que Bonnefoy essaie de conférer à chacune de ses mises en scène favorites : offertoires, calmement proposés aux condescendances de l’espace, que sont tables dressées, vitres, âtres, terrasses. » (1963, 283)

Mais la terrasse de Douve, les pierres des Planches courbes, le lierre de Dans le leurre du seuil ne sont pas les seuls éléments de décor de cette pièce de théâtre où l’Être semble apparaître sur l’autel du sacrifice. Un rapide regard porté sur les Récits en rêve nous permet d’envisager de nouvelles mises en scène autour de lieux privilégiés. Encore une fois, les notions de traversée et de mouvement se révèlent fondamentales. Prenons pour exemple la « Rue Traversière ». Son étymologie même, trans-vertere (tourner vers), indique qu’elle participe de la « tra-versée » : « Ce nom troué de feux m’assurait qu’elle était bien le passage » (Bonnefoy 1987, 131). En tant que chemin de traverse, elle coupe le monde dans son épaisseur et non plus dans sa longueur comme le ferait un boulevard. Elle remet en question la spatialité traditionnelle, la géométrie en deux dimensions telle qu’on la conçoit notamment dans la représentation cartographique des villes. La « rue traversière » fait signe vers une nouvelle dimension que la géométrie urbaine plane exclut d’office : « Où est donc cette rue, que je sais de tout mon être, qui est, et comment se nomme-t-elle? Quelle est sa place réelle dans ce réseau de lieux tout aussi réels, qui semblent pourtant l’exclure? » (136).

La « rue traversière » n’est pas un espace réel au sens physique du terme, mais son authenticité prend racine dans le sujet et dans son expérience propre. La topologie de la ville de Tours dans laquelle elle se trouve n’a que peu d’importance. Ce qui compte pour le poète, c’est l’expérience poétique à laquelle la rue renvoie : une sorte d’expérience mémorielle proustienne qui manifeste, qui rend présente, qui donne lieu (au sens propre) au souvenir. On retrouve ce même processus d’actualisation d’un espace fictif dans le poème « Sept feux » paru dans le deuxième numéro de L’Éphémère (Bonnefoy 1967, 69-77). La gare qui y est décrite devient également le lieu d’un passage; celui qui se fait entre le centre et la périphérie, entre le réel et le rêve, entre la concentration de la masse des voyageurs·euses et l’éclatement de leurs parcours, entre un caractère inaugural (départs) et final (arrivées). La gare est un lieu symbolique à la fois pour sa valeur émotionnelle et mémorielle, et pour sa valeur poétique : la gare met en scène le mouvement et l’immobilité que l’on retrouvera chez Douve. Elle est rythmée par le va-et-vient des voyageurs·euses au même titre que le poème est rythmé par la prosodie, elle possède une enceinte close et délimitée tout comme le texte; enfin, elle travaille l’espace en condensant et en déplaçant tout comme le fait le langage2.

L’ensemble de l’œuvre de Bonnefoy se constitue donc comme un théâtre où nous, spectateurs·trices, pouvons assister à la grande pièce de l’Être. Nous l’avons rappelé, le théâtre, tel qu’il est conçu par Bonnefoy, est un leurre : il nous est impossible de nous échapper du cadre du livre. Résonnent alors les mots de Jacques Dupin : « Tu ne m’échapperas pas, dit le livre. Tu m’ouvres et tu me refermes, et tu te crois dehors, mais tu es incapable de sortir car il n’y a pas de dedans. Tu es d’autant moins libre de t’échapper que le piège est ouvert. Est l’ouverture même. » (1969, 140)

La mise en forme du lieu : un langage spatial

Le texte poétique s’ouvre à nous comme un lieu. Il possède son propre cadre puisque les marges de blanc délimitent l’espace du poème. D’où cette annonce du poème inaugural de la section intitulée « Vrai lieu » :

Qu’une place soit faite à celui qui approche,
Personnage ayant froid et privé de maison.
Personnage tenté par le bruit d’une lampe,
Par le seuil éclairé d’une seule maison […]
Que faut-il à ce cœur qui n’était que silence,
Sinon des mots qui soient le signe et l’oraison. (Bonnefoy 1978, 107)

Le vrai lieu est celui du poème où le·a lecteur·trice apatride vient se réfugier à l’invitation du poète. Ces mots, le·a lecteur·trice (devenu personnage par son insertion au sein du texte) en a besoin comme d’une maison. Rappelons-nous ce qu’affirme Heidegger à propos d’une poésie donnée comme retour à l’habitation véritable et observons à quel point Bonnefoy y souscrit lorsqu’il affirme : « C’est à la parole que nous venons comme à un lieu préservé. » (1992, 107) La parole poétique, telle qu’elle est définie par Bonnefoy, s’exprime librement à l’intérieur de limites prédéfinies (le cadre du poème) et se concentre dans un lieu qui lui donne sa véritable place (le poème), un lieu qui préserve son essence véritable contre les excursions du dehors et de ce que Mallarmé pouvait appeler le langage de « l’universel reportage ». D’autant plus que, chez Bonnefoy, cette dimension philosophico-métaphysique repose sur une forme de mise en abyme, de spécularité où les propos thématiques (la limite, le rivage, le seuil) sont transposés dans des éléments formels (le cadre du poème, l’espace du langage sur la page).

Le langage poétique est spatialisant. Le grand écart qu’il vient créer entre le signifié et le signifiant en est le symptôme primordial. Et

c’est précisément cet espace, et rien d’autre, que l’on appelle, d’un mot dont l’ambiguïté même est heureuse, une figure : la figure, c’est à la fois la forme que prend l’espace et celle que se donne le langage, et c’est le symbole même de la spatialité du langage littéraire dans son rapport au sens (Genette 1969, 47. L’auteur souligne).

La poésie, en tant que recours constant à la figure, manifeste cette dimension spatiale par la forme même de son discours. La métaphore est l’une de ces figures spatialisantes. Elle représente un transfert de sens, un transport à travers le langage. Et si l’on compare l’étymologie du terme « métaphore » (meta-phorein : trans-port) à ses propriétés — par exemple qu’elle fait « paraître » (Aristote, Rhétorique, III, 1) ou bien qu’elle « met sous les yeux » (10) —, on remarque que le langage poétique (et donc métaphorique) est lui même une mise en scène d’un espace. La métaphore se veut « vive », suivant l’expression de Paul Ricœur, elle rend le langage vivant par son mouvement. Et la métaphore est l’un des traits caractéristiques de la poésie, celle de Bonnefoy n’y faisant pas exception. En permettant de mettre en contact deux éléments différents, elle obtient le même pouvoir que la mémoire involontaire proustienne : elle est la « différence intériorisée » (Deleuze 1974, 74). Elle est l’outil de la révélation du Temps et de la présence. Elle est l’outil qui, linguistiquement, nous met en face de la spatialité du langage. Mais, parce qu’elle est différence, la métaphore ne donne pas lieu à une véritable conjonction spatiale des éléments : les mots mis en présence sont toujours séparés par un espace symbolique. La métaphore constitue une mise en contact, un point de rencontre (et non de fusion) des contraires. Elle symbolise ce « lieu du combat » que mettra en scène Bonnefoy dans Douve.

On remarquera néanmoins que Bonnefoy, contrairement à certain·e·s de ses contemporain·e·s, se révèle assez réticent vis-à-vis de l’usage de la métaphore. Très largement inspiré par la philosophie plotinienne qui fait de l’Être une unité insécable et traversée pendant toute sa vie par l’obsession d’une « présence », le poète tend à choisir la métonymie. En effet, cette dernière se fonde avant tout sur le principe de ressemblance et non de différence — comme la métaphore. En outre, elle ne se complait pas dans l’illusion métaphorique, qui réside dans le rapprochement d’éléments n’ayant a priori rien en commun si ce n’est l’imaginaire du poète. « Bouche tu auras bu/À la saveur obscure » (1978, 200) dira Bonnefoy dans Pierre écrite. Dans ce distique, la synesthésie de la vue et du goût se voit dotée d’une épaisseur supplémentaire avec une métonymie qui associe le concret du goût à l’abstrait de l’obscurité. Dans Hier régnant désert on assiste à une autre écriture métonymique : « Tu n’aimes pas le fleuve aux simples aux terrestres/Et son chemin de lune où se calme le vent » (120). Le complément « de lune » vient jouer sur le rapport producteur-produit puisque ce sont les reflets de l’astre sur le fleuve, et non l’astre lui-même, qui dessinent les lumières sur la surface de l’eau. Ce n’est là qu’une poignée d’exemples parmi une multitude.

L’ellipse participe aussi de cette manifestation rhétorique de la spatialité. Mais Bonnefoy la déplace en lui faisant perdre sa dimension proprement linguistique pour lui faire prendre une acception purement mathématique. En cherchant à déplacer constamment le centre dans une forme poétique de décentrement, en cherchant à combiner le cercle et la droite, Bonnefoy se concentre sur la forme profondément baroque de l’ellipse. Au point de faire des planches courbes. Il s’agit de faire voir « un parcours dont la trajectoire courbe, mais non pas circulaire, évoquerait assez l’ellipse — figure à double foyer et qui implique toujours un manque, qui se constitue comme telle en sa forme achevée et non parfaite » (Munier 1974, 515). Pour éviter cette circularité, il convient donc au poème de se structurer entre les deux pôles que propose L’Arrière-Pays : l’ici et le là-bas.

Le problème de l'habiter : quel vrai lieu?

La figure de l’ellipse apparait comme une sorte de solution à la recherche de décentrement entreprise par Bonnefoy; recherche d’une spatialité organisée « autour d’un point qui n’est plus là-bas, dans la perspective des choses ou l’harmonie des formes, mais ici, et même en deçà » (Bonnefoy 1989, 20). Cette ambivalence entre ici et là-bas est récurrente chez Bonnefoy. Les routes et les chemins de Douve témoignent de cette ambiguïté propre à l’espace : il s’agit du lieu que l’on quitte, mais aussi du lieu que l’on gagne; c’est le lieu du passage. Mais ces chemins rayonneront-ils dans un Ici qui serait le foyer de l’Être ou dans un Ailleurs qui permettrait l’évasion poétique? Le choix de Bonnefoy n’est pas tranché parce qu’il est dialectique : il s’agit d’affirmer un ailleurs, un au-delà, mais dans l’espace même du monde, de l’ici. Le hic et nunc (ici et maintenant) est une manifestation de l’illic et olim (là-bas et autrefois) :

Et je suis prêt quant à moi, dans le devenir poétique, dans la parole [...] à affirmer follement cet ici et ce maintenant qui sont déjà, c’est vrai, un là-bas et un autrefois, qui ne sont plus, qu’on nous a volés, mais qui, éternellement dans leur finitude temporelle, universellement dans leur infirmité spatiale, sont le seul bien concevable, le seul lieu qui mérite le nom de lieu (Bonnefoy 1992, 112)

affirmera-t-il dans « L’acte et le lieu de la poésie ». « Hic est locus patriae » (« Ici est le lieu de la patrie ») dira le titre du second poème de « L’orangerie » (Bonnefoy 1978, 94).

Le vrai lieu, cet au-delà dans l’ici, prend forme avec la maison. Dans l’ouverture de la section « Vrai lieu » de Douve, l’hypothèse d’une habitation poétique durable et positive est mise en évidence. Le substantif « maison » y apparaît à trois reprises et entre en relation d’équivalence phonique et sémantique avec « guérison » et « oraison » (107). Il ne s’agit pas de la haute maison platonicienne que la poésie aurait très vite fuie « en jetant des cris de douleur », mais de la simple maison ordonnée par un centre, un foyer, qui puisse relier l’épars, qui puisse apporter la « guérison à un monde divisé ». Et cette maison de l’Être, c’est ce que Bonnefoy aime appeler l’« orangerie ». Si le poète l’élit comme représentation du vrai lieu, c’est qu’elle combine clôture et ouverture, protection et lumière. Elle est très proche du « Jardin botanique » de son enfance, mais aussi de la « grande maison de vitres encore ruisselantes » qu’évoque Rimbaud dans « Après le déluge » (1984, 155). Cette grande maison ouverte à la lumière par sa véranda vient s’opposer à la figure de Veneranda (le ne latin opérant linguistiquement le contraste) qui « vaque aux travaux du temps et de la mort » (Bonnefoy 1978, 140). Seule la parole poétique peut transformer la « salle basse très peu claire » en grande maison rimbaldienne : « [I]l suffit qu’une voix basse tremble/Pour que l’aube ruisselle aux vitres reparues » (140).

Au seuil de la maison, sur la terrasse ou dans le jardin, mais aussi à l’intérieur de l’orangerie on retrouve le vase. Le vase est ce qui signale le pays de l’absolu puisque « le lieu a quelque chose du vase en sa forme ou [...] en cet au-delà des formes qui met celles-ci en rapport ou non avec l’Un, avec le simple » (Bonnefoy 1989, 59). Le vase de l’Un sert de rassemblement; il permet l’ouverture à l’Être, il est un vrai lieu au même titre que la Chapelle Brancacci, le Lieu de la salamandre ou du cerf. Il est une clairière qui ne va pas sans rappeler la Lichtung heideggerienne : « Je vois au-delà une clairière [...] je ne veux pas aller plus avant dans ce lieu qui me semble le sacré même » (153-155). Le vase représente le lieu de la « complication », terme qu’utilisaient les néo-platoniciens pour désigner l’état originaire du logos qui précèderait tout développement, tout déploiement, toute « explication » et que Deleuze décrit en ces termes : « Le Verbe, omnia complicans, et contenant toutes les essences, était défini comme la complication suprême, la complication des contraires, l’instable opposition. » (1964, 58) À ce titre, le vase, manifestation physique du Verbe originaire chez Bonnefoy, matérialise cet espace où l’Un enveloppe le multiple et où le multiple affirme son unicité. Il est en quelque sorte l’espace synthétique de la réunion des contraires, là où le seuil restait encore un espace dialectique. Peut alors naître du vase rien de moins grand que la vie. Au point que le poète, décrivant une nature « morte », dira : « [M]ais dessinez-vous la fleur dans le vase […] et c’est aussitôt une présence […] autour de vous, tout un monde » (Bonnefoy 1989, 134. Nous soulignons).

Mais le problème de la spatialité n’est pas pour autant résolu. Alors que l’essence de l’habiter est de « ménager le Quadriparti » (le Geviert heideggerien), Bonnefoy reste perturbé par le « sentiment d’inquiétude » (1987, 9) provoqué par les carrefours. Le « quadriparti » spatial latin (autour des questions de lieu ubiquoqua et unde — à savoir « où »« où », mais avec une idée de mouvement, « par où » et « d’où »), la croix des axes Nord-Sud et Est-Ouest proposée par les routes de Tours, la rencontre de l’axe horizontal des tombes du cimetière et de la verticalité de l’arbre etc., tous ces carrefours sont déstabilisants par l’ensemble de choix qu’ils présentent. Il en va de même pour le carrefour à trois embranchements, que l’on pourrait représenter par un Y. L’« Y » est d’ailleurs, selon Michèle Finck (1989), une lettre chère à Bonnefoy, non seulement parce qu’elle représente une spatialité spécifique mais aussi parce qu’elle possède une importance onomastique considérable (il s’agit de la première et dernière lettre, du « début » et de la « fin » d’Yves Bonnfoy). Mais pourquoi donc ce Y revêt-il un poids si crucial dans la topographie du poète?

Car les branches de ce Y [...] défont les symétries signifiantes : si bien qu’à la limite, dans l’infini là encore, je ne sais plus si ce que je vois est quelque graphe nouveau [...] ou simplement la marque dans la matière des forces indifférentes — cristallisations, érosions, éclatements, heurts aveugles — qui ont fait et défont ce que je nomme lieu (Bonnefoy 1987, 182-183).

Manifestation de la présence et trouée des éléments

Cet Y que nous évoquions à propos de l’angoisse du carrefour, Bonnefoy le convoque à nouveau pour symboliser la forme de l’arbre de L’Arrière-Pays. L’Y devient désormais ce qui rassemble, ce qui indique la voie à prendre, ce qui fait signe3. L’arbre est la « première borne qui divisa le visible » (53), « l’arbre se dresse dans le mot arbre, en poésie, comme il le fait à la croisée de deux routes, silencieux dans la brume, et d’évidence averti de la voie que nous devons prendre » (Bonnefoy 1993, 47-48). L’arbre s’oppose au labyrinthe d’après la dialectique énoncée par Umberto Eco dans Dall’albero al labirinto (2007) parce qu’il permet le rapport à l’unité malgré ses différents embranchements. Il fait un avec le vase du seuil. Il est l’arbre que Plotin décrit dans sa troisième Ennéade (livre VIII) et que Michèle Finck décrit ainsi :

Qu’on s’imagine la vie qui circule dans un grand arbre, sans que son principe sorte de la racine, où il a son siège, pour aller se diviser entre les rameaux : en répandant partout une vie multiple, le principe demeure cependant lui-même exempt de toute multiplicité et il en est seulement l’origine (1989, 241).

Le dernier vers (« Dans la médiation de votre austérité ») du poème « Aux Arbres » (Bonnefoy 1978, 65) met de l’avant l’importance de cet élément végétal. Il est doté d’une charge symbolique conséquente, celle de la médiation, entre Douve et le je, entre les deux rivages mis en scène par le poème. L’arbre est un élément spatial du décor : dynamisme ascensionnel, mais aussi enfoncement dans la terre, il réalise l’union des contraires. Comme ce vrai lieu que recherche sans cesse Bonnefoy, l’arbre permet le rayonnement par sa matérialité, il vient réaliser l’unité face à l’éparpillement du monde.

Dans le même registre, c’est la pierre qui va devenir un des éléments fondamentaux du décor poétique proposé par Bonnefoy (son emploi répété comme titre dans l’ensemble du recueil Les planches courbes n’étant qu’un des exemples de son omniprésence). Avec son opacité, avec sa profondeur qui échappe à la connaissance, la pierre est le symbole même de la matérialité. « La pierre en sa présence de simple pierre, fait descendre l’esprit dans l’Un, qu’il s’agrippe ou non à son rêve […] Elle manifeste la finitude, demande ainsi de lire autrement les prétentions de la forme, réconcilie avec la terre mortelle. » (Bonnefoy 2010, 34) La pierre est le symbole de la réunion de l’Être dans un lieu précis, fermé, simple. Elle est l’un de ces éléments du décor qui arrivent à piéger la présence par leur compacité. Elle représente une maison, et lorsqu’elle est ouverte, lorsqu’elle est brisée, elle devient un « logis dévasté » : « Cette pierre ouverte est-ce toi, ce logis dévasté,/Comment peut-on mourir?/J’ai apporté de la lumière, j’ai cherché/Partout régnait le sang./Et je criais et je pleurais de tout mon corps. » (Bonnefoy 1978, 76)

L’arbre et la pierre sont sans doute deux des motifs privilégiés de Bonnefoy parce qu’ils sont les acteurs de « trouées », des « signes consumés par la présence ». Ils sont des « contreforts du vrai lieu » (Bonnefoy 1992, 131). Ils permettent cette ouverture tentée dans l’épaisseur de l’opaque, cette traversée de l’Être qui est aussi une traversée de la mort.

Ériger une œuvre-temple, le dernier parti pris

Lorsqu’il énumère l’ensemble des lieux auxquels il dédie son recueil Dévotion (1978, 178-181), Bonnefoy fait beaucoup référence au sacré. La « Madone du soir », la « chapelle Brancacci », les « chapelles des îles », la « cathédrale de Valladolid », « Sainte-Marthe d’Agliè » et « Saint-Yves de la Sagesse » deviennent ainsi des lieux particuliers où vient s’exercer la dévotion. La prière ne s’accomplit pas via une communication immatérielle avec le divin, elle prend forme dans et par le lieu lui-même. L’espace ainsi rendu sacré vient ouvrir un monde au-delà du réel, mais il l’établit sur la terre, dans le palpable. Cette sacralité n’est pas spirituelle au sens propre. Elle se manifeste par sa matérialité, par la « grande table de pierre », par « les murs étroits », par la « porte murée de briques ». Seule l’épaisseur du réel permet « le maintien des dieux parmi nous » (181).

Dans cette série énumérative de Dévotion, les deux dédicaces les plus intéressantes sont les suivantes : « Aux “mathématiques sévères” » et « À Delphes où l’on peut mourir ». Par leur référence à la perfection du nombre et au dévoilement mystique du temple grec, ces deux aphorismes font écho aux mots de Bonnefoy dans « L’acte et le lieu de la poésie » :

[Les œuvres] sont semblables, entre tous les édifices, entre tous les châteaux d’une éternité affirmée, plus profondément à un temple, à la demeure d’un dieu. Le temple aussi, par les proportions et par le nombre, par la réduction essentielle des formes, veut établir dans la région dangereuse la sécurité d’une loi. (1992, 112)

Bonnefoy — comme Heidegger — fait du temple le lieu artistique privilégié de l’expérience de la présence. De ce fait, l’ensemble de l’œuvre de Bonnefoy essaie de se constituer à l’image de ce temple, de se constituer comme une théologie positive. Une théologie qui a l’habitude de la finitude, mais qui se projette dans l’avenir, et qui assume la responsabilité d’un langage qui ménagerait la présence. « À la théologie négative, qui déjà dégage de nos encombres ce fait absolu, mystérieux, fondateur, qu’il y a de la lumière, ne renonçons pas à adjoindre la théologie positive, où se dessinerait un séjour » (1990, 47), dira Bonnefoy.

Mais malgré cette pensée originale, la poétique — ou poéthique comme la définit J.-C. Pinson (1995) — de Bonnefoy reste en somme traditionnelle : elle poursuit la réflexion heideggerienne sur l’habiter (tout en la délivrant de sa rhétorique abstraite), elle continue de penser le lieu comme une donnée positive que le monde de l’homme n’aurait pas encore remis en question. Elle ne fait qu’annoncer en sourdine la profonde rupture quant à l’acception traditionnelle de l’habiter que réaliseront les poètes·étesses des décennies suivantes. Elle pointe du doigt la possibilité d’un chemin de crête, d’un point de non-retour, d’une démolition de l’habitation comme structure de notre rapport au monde. L’ambiguïté entre le mouvement de Douve et l’immobilité de la présence, entre la négativité en tant que pratique théorique et la positivité du langage poétique… voilà autant de points de rupture déjà amorcés par la poésie de Bonnefoy. Mais elle nous met surtout en garde contre l’apparition du « non-lieu » tel que le définira Marc Augé (1992). Bonnefoy est avant tout un penseur de l’Un, il est un constructeur. Sa poésie est l’une des dernières résistances au structuralisme et à la déconstruction qui démantèleront le langage pour en dévoiler le squelette; son œuvre est l’un des derniers refuges pour celui ou celle qui cherche à se réconcilier avec le monde. Bonnefoy est l’un des écrivains qui a su remettre l’espace au centre de la parole poétique, donnant l’impulsion à toute une mouvance de poètes·étesses et de critiques qui, au début du XXIe siècle, prendront en main l’essor de ce mouvement ayant désormais pignon sur rue et que l’on a nommé « géocritique ».

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Meshkinfam, Gabriel. 2020. « La poétique d’Yves Bonnefoy ou le parti pris du lieu », Postures, Dossier « Écrire le lieu : modalités de la représentation spatiale », n°31, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/meshkinfam-31> (Consulté le xx / xx / xxxx).