T.W. Meurtre, viol, suicide
Dans l’imaginaire collectif, les banlieues nord-américaines incarnent un idéal de confort et de sécurité : les rues sont propres et tranquilles, les enfants jouent dans les cours délimitées par des clôtures de piquets blancs. Pourtant, depuis la fin des années 1980, une trame narrative se dégage de plus en plus de récits prenant pour décor romanesque la suburbia, au point de forger un nouveau cliché narratif : l’environnement suburbain est trop tranquille pour ne pas cacher autre chose. C’est le cas du roman L'Île de la merci d’Élise Turcotte qui se déroule à l’été 1994 dans une banlieue terne de Montréal, secouée par une série d’assassinats d’adolescentes. La sécurité du quartier ne paraît être qu’une fausse impression, tout comme le bonheur de la famille d’Hélène, la protagoniste du roman, n’est qu’une comédie : les parents ne s’aiment plus, le père est distant, la mère, tyrannique. Hélène, la plus âgée des trois enfants, est en pleine crise d’adolescence alors que sa sœur Lisa, treize ans, devient de plus en plus secrète. Leur coquette maison blanche au creux d’une rue paisible en cul-de-sac abrite en réalité une famille sur le bord de l’éclatement. À l’été 1994, Hélène se passionne pour les meurtres en série commis dans son quartier, particulièrement pour le dernier en date, celui de Marie-Pierre Sauvé, dont le corps a été retrouvé sur l’île qui donne son nom au roman, à un jet de pierres de la maison de la protagoniste. Apparemment, le tueur en série rôde toujours dans le quartier, si bien que Viviane, la mère d’Hélène, interdit à ses filles de sortir de la maison. Malgré les mises en garde constantes, Hélène n’en peut plus d’être couvée par sa mère surprotectrice. Ainsi, elle s’évade de cette demeure familiale étouffante et, dans les rues tranquilles de sa banlieue, décide de mener elle-même l’enquête pour trouver le meurtrier de Marie-Pierre Sauvé. Or, dans un renversement dramatique, c’est au cœur même de son foyer que la mort la surprendra : sa petite sœur Lisa, personnage secondaire et effacé, enfermée dans la maison familiale, s’enlève la vie dans la dernière partie du roman.
Dans cet article, je commencerai par exposer les codes d’un cliché narratif qui émerge après les années 1970 et que j’appelle la « trame narrative de l’insécurité banlieusarde ». Cette structure narrative prend pour appui sur la représentation traditionnelle de paix sociale des banlieues de l’après-guerre pour ensuite renverser du tout au tout le lieu commun. Les « villages Potemkine » sont des trompe-l’œil qui masquent en réalité une société sordide et violente. Je montrerai, par la suite, comment Élise Turcotte réinterprète cette trame en y injectant une réflexion féministe : si la violence grouille sous la surface uniforme de la banlieue, c’est une violence qui provient d’un monde hostile aux femmes. Je terminerai en présentant le cas limite de l’« anti-polar métaféministe » : avec cette étiquette, je lie d’une part la typologie du récit criminel de Tzvetan Todorov (1971) et d’autre part le concept de métaféministe de Lori Saint-Martin (1992). L’articulation inédite entre théorie féministe et récit de banlieue permet d’actualiser la critique de la construction sociale du genre et ainsi de reconceptualiser les codes des sphères privée et publique.
« Le choix de la banlieue se veut un choix pour et autour des enfants » (2014, 117), constate la sociologue Sandrine Jean dans une étude portant sur le choix résidentiel des ménages installés en banlieue de Montréal. Encore aujourd’hui, on choisit la banlieue afin d’offrir un environnement sain et sécuritaire à sa famille, en opposition à un milieu de vie urbain réputé plus dangereux. Cette réalité sociologique est représentée de façon caricaturale dans la fiction depuis l’apparition massive de la banlieue pavillonnaire sur le territoire nord-américain. En effet, dans SuburbiaNation : Reading Suburban Landscape in Twentieth-Century American Fiction and Film (2004), Robert Beuka s’avise de la représentation simpliste que l’on offre des banlieues dans la culture états-unienne, qui penche soit vers l’idéalisme, soit vers la satire. Du côté de l’utopie, on la représente comme la terre promise des familles de classe moyenne telle que vue dans les ˂em˃sitcoms</em> états-uniens de l’après-guerre : Father Knows Best (James 1954-1960), Leave it to Beaver (Connelly et Mosher 1957-1963) ou encore The Donna Reed Show (Roberts 1958-1966). Du côté dystopique, les artistes imaginent un environnement déshumanisant où priment la vacuité et le conformisme sur des relations authentiques. Cette position défavorable est assurément la plus populaire. Beuka recense et étudie plus d’une dizaine d’œuvres dans cette perspective. Dès 1922, Sinclair Lewis critique la vacuité et le conformisme des banlieues dans son roman Babbitt alors que le film The Graduate (Nichols 1967) met en scène le sentiment de vide existentiel et l’effet infantilisant de la banlieue sur un jeune homme oisif. Ann Beattie montre quant à elle dans le roman Falling in Place (1980) comment la banlieue peut être symboliquement et réellement dangereuse pour les femmes (isolement social et professionnel, sentiment d’emprisonnement dans les rôles genrés, contraintes automutilatrices de la beauté). Des Stepford Wives (1975) à American Beauty (Mendes 1999) en passant par le Truman Show (Weir 1998), la suburbia est le plus souvent dépeinte comme un lieu artificiel, aliénant et étouffant.
Émerge à partir des années 1980 une trame narrative qui combine les deux images : derrière l’utopique et paisible mode de vie suburbain se cache en réalité un univers parallèle, angoissant. Puisque la banlieue est trop parfaite, trop tranquille, elle cache nécessairement quelque chose d’inquiétant. Ce que j’appelle la « trame narrative de l’insécurité banlieusarde » procède donc par une déconstruction de l’image première pour ensuite brosser un portrait à l’exact opposé. Ce renversement opère de façon probante dans la scène inaugurale du film Blue Velvet (Lynch 1986). Le film s’ouvre sur l’image d’un ciel bleu éclatant, sans nuages. À mesure que la caméra, au ralenti, se déplace vers le bas, apparaissent une clôture de piquets blancs et une platebande de roses d’un rouge éclatant. Les couleurs, les mêmes que celles du drapeau des États-Unis, sont saturées et artificielles, presque irréelles. Une version doo-wop nostalgique de la chanson Blue Velvet, interprétée par Bobby Vinton (1963), accompagne l’image. La séquence se poursuit avec un fondu enchaîné qui laisse place, toujours au ralenti, à l’image d’un camion de pompier rétro, rouge vif et tout en rondeurs, patrouillant dans une rue tranquille de banlieue. Des scènes de sécurité et de paix sociale alternent avec des plans fixes de clôtures blanches : un pompier, avec son dalmatien, salue la caméra, des enfants en rang traversent la rue, guidés par une brigadière, un homme arrose une pelouse bien fournie, une femme, assise dans le salon d’une grande maison, regarde la télévision. Un premier élément discordant s’immisce alors dans la séquence : sur l’écran de télévision que regarde la femme, au cœur du film dans le film, une arme à feu se profile, éveillant aussitôt le soupçon. Le crime est-il possible dans cet après-midi banlieusard? Et si tout cela était trop beau pour être vrai? La suspicion se confirme alors que l’homme qui entretenait son jardin s’effondre sur la pelouse, terrassé par une crise, dans la plus complète indifférence de son entourage. Malgré la présence des pompiers, des brigadières et des voisin·e·s, la mort rôde dans les rues calmes de la suburbia. La caméra plonge soudainement dans l’herbe verdoyante, et un vrombissement assourdissant éclipse la chanson sentimentale qui accompagnait toujours la scène. Au plus creux de la pelouse, des insectes noirs et voraces sont montrés en très gros plan, envahissant le film en entier par leur image et leur bourdonnement. Cette séquence inaugurale, qui présente et détourne le paysage idyllique de l'American dream et ses clotûres blanches, annonce que la sécurité, la prospérité et la paix des banlieus ne sont que des illusions : quelque chose de sale et de répugnant grouille sous la surface de l'apparence lisse. La suite du film de Lynch, qui suit l'incursion d'un jeune homme dans un milieu criminel, montrera que les petites villes de banlieue ne sont que des façades qui dissimulent un monde violent. Au coeur de la banlieue, le danger est partout, refoulé et imminent.
À l’instar de Blue Velvet (Lynch 1986), plusieurs fictions de banlieue empruntent au récit criminel une tension narrative de suspense : après qu’un crime soit commis, un·e détective (amateur ou professionnel·le) dévoile le subterfuge de la banlieue et met au jour le mensonge, le crime et le vice. Dans un panorama de plus de 250 films québécois, Andrée Fortin remarque qu’« [e]n banlieue, des problèmes peuvent parfois surgir par la faute de certaines personnes inquiétantes, violentes. […] Ces personnages inquiétants sont des hommes, alors que la conformité et l’ennui, problèmes intrinsèquement liés à la banlieue, sont surtout ressentis par les femmes ou des adolescents. » (2015, 143) Elle donne l’exemple du film Secret de banlieue (Choquette 2002), construit comme un thriller, où une adolescente, dans un quartier tout ce qu’il y a de plus ordinaire, enquête sur un voisin. Ayant l’apparence d’un père modèle, il se révèle plutôt être un assassin obsédé par sa propre fille, et l’héroïne parvient à le démasquer. La situation initiale est similaire dans le roman de Turcotte : dans un quartier paisible, une adolescente rebelle enquête sur un meurtrier. Ce « personnage inquiétant, violent », pour le dire comme Fortin, vient renverser l’apparente sécurité de l’environnement suburbain et ses victimes sont des adolescentes avec des « problèmes intrinsèquement liés à la banlieue ». Territoire familial par excellence, la banlieue se voit transformée en un milieu de vie dangereux à cause de l’action des personnages masculins. Voilà la peur viscérale des mères, confie Élise Turcotte dans un entretien avec Denise Brassard : « Hélène a quinze ans, l’âge de la fille qui se fait violer. C’est obsédant de mettre au monde des filles lorsqu’on vit dans un milieu où ça peut arriver. » (2006, 25)
Le roman d’Élise Turcotte nous plonge dans un univers où les adolescentes courent le risque constant d’être assassinées, même dans les paisibles quartiers résidentiels. En cela, le livre reprend les principes fondamentaux du féminisme, dénonçant les violences faites aux femmes, et critiquant une société qui remet systématiquement la faute sur les victimes, comme dans cet extrait du roman :
À la fin de la journée, Hélène marche vers la maison en se retournant sans cesse sur ses pas.
Un corps mutilé, puis égaré dans le quartier.
Sa mère dit : « Regarde toujours derrière toi. »
Le policier dit : « Ne marche pas seule le soir, n’allume pas d’incendie. »
Le journal dit : « La vie est monstrueuse derrière, devant et autour de toi. » (Turcotte 1997, 621)
Se succèdent et s’enchevêtrent ici des sources de discours multiples, qui scandent toutes le même message : le monde est dangereux pour les femmes et c’est à elles de prévenir le pire. L’agresseur est complètement évacué des injonctions adressées à l’adolescente. Dans cet extrait apparaît seulement le corps de la victime, corps objet, corps passif, tout comme les impératifs, « regarde », « marche », « allume », ne s’adressent qu’à Hélène. Elle semble la seule responsable d’éviter les dérapages potentiels.
De plus, le roman met en scène non pas un monde domestique et un monde social bien étanches, mais plutôt une interpénétration de ces deux sphères. Cette interpénétration, manifeste notamment dans l’enchevêtrement du discours des personnages et des messages médiatiques de l’extrait précédent, se profile également sous le toit de la maison familiale. L’horreur du monde social s’infiltre dans le quotidien d’Hélène alors que sa famille est assise devant le téléjournal du soir. Les angoisses sociales véhiculées par les médias vont jusqu’à prendre d’assaut le langage de la mère qui « répète », « énumère », « s’empresse de dire » (IM, 31-32) les viols, les avis de recherche, les enlèvements et les tragédies. Ce discours du danger résonne autour d’Hélène et la suit dans tous ses déplacements : les « horreurs s[ont] étalées devant tout le monde » (IM, 47) au kiosque à journaux du garage où elle travaille cet été-là alors qu’un habitué de la station-service rapporte en écho les ragots morbides du quartier. Ces discours construisent le dehors comme « un lieu où les hommes deviennent des prédateurs et les femmes des victimes » (Dussault Frenette 2015, 92).
Néanmoins, la sphère privée n’est pas non plus un espace de refuge pour les personnages féminins. Alors que l’univers domestique a longtemps été conçu comme soustrait aux rapports de force et de pouvoir, le roman de Turcotte présente une maison qui renvoie le reflet inquiétant d’une société hostile aux femmes. En effet, la maison se présente comme le siège de la transmission matrilinéaire de l’hégémonie patriarcale tandis que, sous les traits de la mère d’Hélène, Viviane, se dessine le personnage de la « mère patriarcale » (Saint-Martin 1999), qui gave de honte et de peur sa progéniture. Viviane apparaît comme la complice du système patriarcal, dressant ses filles pour les conformer aux injonctions de la construction sociale du féminin :
Vous êtes assez vieilles maintenant pour faire vos chambres. Assez vieilles pour surveiller Samuel [leur petit frère]. Pour rester seules, enfermées dans la maison pleine de serrures. Assez vieilles alors pour savoir ce que signifie marcher dans le noir de l’île, entendre la débâcle, guetter les pas feutrés qui surviennent derrière soi. (IM, 29)
Les instructions et obligations que dicte la mère sont celles traditionnellement reléguées au féminin : ménage, soin des enfants, retranchement de l’espace public. Les femmes et les filles doivent verrouiller à double tour leur existence dans la sphère privée, dans « la maison pleine de serrures », au risque sinon de connaître la débâcle. C’est ainsi que la mère transmet la peur comme un « principe absolu », une condition inhérente à l’identité femme. Elle associe féminité et danger dans un lien de causalité : tu es une fille, donc il faut surveiller tes arrières en tout temps.
De plus, la mère patriarcale en vient à relayer à ses filles une forme de haine de soi : dans L’île de la Merci, le corps féminin paraît être la plus grande menace pour les adolescentes. Ce corps se transforme, s’arrondit, suscite (volontairement ou non) le désir. La mère apprend à ses filles à mater leur corps, à « être propre avant tout. Être parée à toute éventualité. Car on ne sait jamais » (IM, 56). Elle édicte aussi la « [p]rescription : ne pas laisser la langue, la salive, les microbes d’un autre entrer dans son corps » (IM, 70). Chez les femmes de la famille, l’autodiscipline du corps et la célébration d’une hygiène corporelle rigoureuse répondent à un besoin de contrôle autoritaire de l’environnement : la propreté semble leur donner une impression de pouvoir dans un monde où elles sont autrement dominées. Cependant, dans ce contexte, la sexualité ne peut que se comprendre dans un rapport d’abjection : ce que la mère et sa fille perçoivent comme « sale » — la langue, la salive, le désir, le corps de l’autre — devient nécessairement associé à une bassesse ou une souillure que l’on devrait refouler ou nettoyer à grande eau.
Dans le roman de Turcotte, le monde social dangereux et le monde domestique opprimant se correspondent. Du côté de la sphère publique, à l’extérieur de la maison, les filles meurent du désir violent des hommes et du côté de la sphère privée, dans la maison, elles sont étouffées par leur mère patriarcale. Il ne semble n’y avoir aucun espace de liberté pour les personnages féminins. Cette impasse, cette irrésolution m’amène à penser le roman de Turcotte comme une œuvre métaféministe, comme je le montrerai dans la section suivante.
Dans son célèbre chapitre « Typologie du roman policier », issu de Poétique de la prose (1971), Tzvetan Todorov analyse le récit criminel classique, de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960. Si certains (Dominguez Leiva, 2020) ont proposé une modernisation de cette première typologie, il reste difficile, même aujourd’hui, de trouver une catégorie dans laquelle classer L’île de la Merci. Pourtant, le récit possède de nombreuses caractéristiques du roman policier « à suspense »2 : dans un tranquille quartier de banlieue, un crime macabre est commis, une jeune fille mène l’enquête et pour ce faire, elle risque sa vie, devenant elle aussi une victime potentielle du meurtrier. Néanmoins, force est de constater que le livre de Turcotte finit par mettre en échec tout effet d’anticipation : il n’y a pas de suspect ni de coupable, que des victimes.
Hélène mène l’enquête, car elle est persuadée d’avoir un point de vue unique, extra-lucide sur l’affaire Marie-Pierre Sauvé : « Tous ceux qui sont venus avant elle [à la scène de crime] ont bien sûr ratissé l’île de fond en comble pour tenter de découvrir un indice. Mais elle, elle va peut-être voir et comprendre ce qui a échappé à tout le monde. » (IM, 71) Elle tente de trouver des ressemblances entre les crimes : « Au bout d’une heure, elle écrit ceci : un lien unit trois des sept meurtres : les victimes sont couchées sur le ventre, nues, leurs vêtements bien pliés et déposés à côté d’elles » (IM, 63). Toutefois, ses seuls outils d’apprentie détective se limitent à des coupures de presse, aux discours médiatiques inlassablement relus et relayés, aux rumeurs colportées, à l’exploration infructueuse de l’île et à l’observation de la prison d’où un criminel aurait pu s’échapper (IM, 108). Hélène n’a pas d’indices directs, pas de suspect : qu’une liste de victimes dont elle répète les noms, dont elle étudie les caractéristiques, des filles d’environ son âge, qui vivaient dans la même ville qu’elle, qui portaient sensiblement les mêmes vêtements qu’elle (IM, 64). Alors que son enquête piétine, la jeune détective change de cible : plutôt que de chercher le coupable, elle investigue en réalité pour comprendre les derniers moments de la victime. Elle « étudie » les mots des articles, les « dissèque comme on dissèque un cadavre » pour « finir par connaître le moment exact où le corps a perdu son identité, le moment où la voix a cessé de crier » (IM, 57). Le corps a perdu son individualité et sa voix : dans la mort, Marie-Pierre Sauvé devient l’icône de toutes les filles et de toutes les femmes victimes de violence genrée. Toutes les adolescentes sont Marie-Pierre Sauvé, solidaires dans la peur et dans la menace. C’est ainsi qu’Hélène en vient à s’identifier à la victime de l’île de la Merci, âgée de quinze ans elle aussi. L’apprentie enquêtrice se rend même à une cérémonie organisée à la mémoire de Marie-Pierre Sauvé à son école secondaire « parce qu’elle, Hélène, aurait pu être à sa place » (IM, 108)3. Cependant, le roman d’inspiration policière déjoue les attentes du genre et évacue toute forme d’évolution de l’enquête : jamais Hélène ne se rapproche de l’identité du coupable, plutôt elle « [a]ccumul[e] les indices révélant une vie humaine si fragile » (IM, 113), celle de Marie-Pierre Sauvé, celle de toutes les filles risquant d’être violées et assassinées.
Le livre entre ainsi dans une catégorie à part des récits policiers, celui qu’on pourrait appeler l’anti-polar : le portrait du criminel est à peine esquissé et il n’a plus aucune incidence dans le récit, une fois le crime commis. On ne pointe pas de coupable particulier, le meurtrier reste une figure vague et lointaine. On s’en désintéresse complètement au dernier chapitre, « La rédemption » : « L’été s’achève et ils n’ont rien trouvé, dira José encore une fois, aujourd’hui. Le meurtrier ne sera jamais arrêté. […] [Hélène] devra bien un jour se décider à jeter [les coupures de presse] avant que tout ne finisse vraiment mal. » (IM, 197) Pas de résolution de l’affaire, même de la part du service de police qui brille par son absence et son ignorance dans l’ensemble du roman. Le dénouement se trouve ailleurs : alors que le lectorat a cru tout au long du roman qu’Hélène, à la recherche de l’assassin, risquait sa vie, il réalise s’être trompé de victime. C’est Lisa qui meurt, abandonnée à son sort. C’est alors le rôle du lectorat de relancer l’enquête : il reprend le livre à rebours, à la recherche d’indices qui indiquaient que « tout allait finir vraiment mal », non pas pour Hélène, mais pour sa sœur.
Tout comme il évacue le point de vue du criminel misogyne, le roman de Turcotte n’accorde pas de voix au détective déchu ou au policier véreux, figures emblématiques du roman noir (Todorov 1970, 59-63). Au contraire, ce sont les femmes, les victimes, qui occupent tout l’espace narratif. Il serait dans ce cas séduisant de penser le roman comme un anti-polar féministe, mais nombre d’éléments, comme la non-résolution de l’affaire Marie-Pierre Sauvé, la mort tragique de Lisa et la relation mère-fille tyrannique, soulèvent plus de questions qu’ils ne semblent en résoudre. Alors que Ilana Löwy voit dans le polar féministe la dénonciation radicale des actes de violence le plus souvent perpétrés sur des personnages féminins, la mise à mal de l’hégémonie masculine et le « schème narratif de la réinvention » (2001), le dénouement de L’île de la Merci est manifestement plus ambigu. Les personnages féminins ne triomphent pas, et si certains se réinventent, comme Hélène, d’autres sont sacrifiés pour rendre la « rédemption » possible. Les violences faites aux femmes sont vivement dénoncées au long du récit, mais la conclusion reste énigmatique : le coupable file entre les doigts de la jeune enquêtrice et des institutions, sans que ne disparaisse totalement la menace.
Néanmoins, l’utilisation du fait divers fictif dans L’île de la Merci revêt une dimension politique indéniable : le récit permet de penser le social par le prisme de l’individuel, de penser l’universel grâce à l’anecdote. Dans un milieu urbain façonné par les inégalités de genre, toute jeune fille semble avoir un potentiel de victimisation. Pourtant, le livre, qui reprend de nombreux principes féministes, n’advient pas à une résolution politique ou à une abolition, même partielle, de la violence de l’oppression patriarcale. Ce serait alors un anti-polar métaféministe, pour reprendre le néologisme de Lori Saint-Martin : le texte « n’évacu[e] pas le féminisme, mais l’absorb[e], l’interrog[e], le f[ait] évoluer. » (1992, 87) L’île de la Merci ouvre de nouvelles perspectives pour les femmes concernant l’identité, la sexualité et le langage. En se basant sur les théories de la performativité du genre, Nicole Côté (2006) a montré de quelles stratégies Hélène use4 afin d’assouplir et de reconfigurer les frontières entre les attributs masculins et féminins. Catherine Dussault Frenette (2015) a relevé que, dans L’île de la Merci, le désir féminin s’inscrit au cœur de scripts sexuels violents, faisant de la femme une « éternelle coupable » qui doit demander pardon et être punie pour avoir laissé libre cours à ses pulsions. Les tentatives d’Hélène pour reconfigurer les rôles genrés au sein de la société participent à « une lutte constante entre la subjectivité mise en œuvre par le personnage féminin et les scénarios dominants qui l’imprègnent » (104), bien que le combat entre l’affirmation du personnage et la domination patriarcale ne soit pas toujours gagné. En imitant dans la fiction l’inhumanité des discours médiatiques qui couvrent les féminicides, Turcotte illustre la manière dont le langage affecte le sentiment d’insécurité des femmes dans la société et renforce des injustices sociales déjà criantes, mettant en scène l’indignation d’Hélène devant la cruauté étalée sans fard dans les journaux5. Ainsi, l’écrivaine interroge les peurs ancestrales féminines par le biais du roman d’inspiration policière et ouvre la voie à une colère et une prise de parole nouvelles. Elle construit un univers terrifiant où les adolescentes meurent de la domination des hommes, où le corps des jeunes filles doit être discipliné et maîtrisé pour ne pas susciter la convoitise. Les filles et les femmes deviennent les victimes potentielles de la menace qui sourde dans la quiétude des culs-de-sac : il vaut mieux dès lors les garder à l’intérieur. Toutefois, rester à l’intérieur, comme Lisa prisonnière de la maison, signifie également se soumettre à la domination et à la peur et mourir à petit feu.
Dans cette perspective, les deux filles de la « mère patriarcale » (Saint-Martin 1999) adoptent des comportements autodestructeurs pour transcender la condition sociale de leur genre. Chez Hélène, une pulsion de vie répond à la mise en danger volontaire : en investissant coûte que coûte l’espace public, l’adolescente veut vivre, elle veut survivre à sa mère, faire tomber la barrière que cette dernière a érigée entre elle et le monde extérieur. Les interdictions de Viviane renforcent la tradition de la division sociosexuée de l’espace, qui associe la victimisation des femmes à leur présence dans l’espace public : « [Viviane] ne lui a-t-elle pas souvent répété, bien avant cet événement, de ne jamais aller dans l’île, le soir, et surtout jamais seule? C’est ce qui va t’arriver. Tu vois, c’est arrivé à la petite Marie-Pierre Sauvé. Alors elle y va. » (IM, 72, l’autrice souligne) Le discours de la mère, dont le rapport direct est indiqué par l’italique, est uni par un lien de causalité certain avec les actions d’Hélène : la mère prédit les pires horreurs à sa fille, alors cette dernière y va. Elle défie les mises en garde précisément parce que sa mère les énonce. Cette mise en danger est à ses yeux une « question de survie » (IM, 35) ou, comme le penserait Virginie Despentes, une revendication politique. Dans King Kong Théorie (2006), Despentes prend comme point de départ sa propre expérience traumatisante de viol, tandis qu’adolescente, elle faisait de l’auto-stop à Paris. Elle parvient, dans un renversement politique du système en place, à « valoris[er] la faculté de s’en remettre », de l’agression sexuelle, plutôt que de « s’étendre complaisamment sur le florilège des traumas » (2006, 42) :
Oui, on avait été dehors, un espace qui n’était pas pour nous. Oui, on avait vécu au lieu de mourir. […] [O]n était sorties dans la rue parce que, chez papa-maman, il ne se passait pas grand-chose. On avait pris le risque, on avait payé le prix, et plutôt qu’avoir honte d’être vivantes on pouvait décider de se relever et de s’en remettre le mieux possible. (Despentes 2006, 42-43)
Il ne se passe pas grand-chose dans la maison blanche de la rue en cul-de-sac, hormis le silence inconfortable et les disputes occasionnelles. Rien ne pourrait être pire, pour Hélène comme la jeune Despentes, que de rester « chez papa-maman », dans cette demeure qualifiée de « maison de l’emprisonnement » par Benoît Doyon-Gosselin (2007), alors qu’il y a tant de choses à découvrir (la boxe, la mécanique, la sexualité) en dehors du périmètre de sécurité établi par sa mère. Sortir de chez elle devient un acte de résistance contre le système patriarcal en place : Hélène refuse d’avoir peur et de se soumettre aux règles qui enferment les filles dans leur chambre et laissent les violeurs en liberté. Elle sait, qu’en échange, elle doit toutefois accepter le risque inhérent à sa condition féminine — les journaux, la télévision et sa mère le lui rappellent constamment, « [l]a vie est monstrueuse derrière, devant et autour de toi » (IM, 62). Marie-Pierre Sauvé, elle, n’a pas vécu au lieu de mourir, elle n’a pas pu « décider de se relever et de s’en remettre le mieux possible ». Marie-Pierre Sauvé a été détruite, « dépecée » par la domination masculine extrême. Cependant, pour le personnage d’Hélène, rester enfermée dans la maison blanche ne la ramènera pas à la vie… Au contraire, ce serait donner raison aux violeurs et aux meurtriers tandis que la honte doit changer de camp.
Quant à Lisa, son suicide apparaît au départ comme un matricide détourné. Elle met en échec la transmission matrilinéaire de la peur, de la honte et de l’obéissance aveugle. C’est Lori Saint-Martin (2001) qui conclut qu’il existe souvent deux motifs au suicide fictionnel des personnages de fille : dans l’analyse de <em>L’obéissance</em>(1991) de Suzanne Jacob et de L’ingratitude (1995) de Ying Chen, deux œuvres qui mettent en scène des mères contrôlantes qui finissent par pousser leur fille au suicide, elle perçoit chez les suicidées autant l’aspiration de blesser irrémédiablement la mère que la volonté de se plier à ses désirs. On retrouve simultanément ces deux attitudes, d’ingratitude et d’obéissance, chez le personnage de Lisa. En se tuant, elle veut détruire sa mère : sans fille à dompter et à enfermer, que deviendra la mère patriarcale? La mort volontaire de Lisa dévoile aussi l’échec de la construction sociale du féminin : contrairement à ce que les critiques ont pu interpréter (Oore 2003, Doyon-Gosselin 2007, Shilliday 2009), il me semble que ce n’est pas Viviane en tant qu’individu qui est déclaré explicitement coupable, mais bien le féminin tel qu’elle le modélise. Le suicide de l’enfant révèle l’impossibilité pour les femmes et les filles de s’épanouir dans le monde dominé par la pensée patriarcale et la culture du viol. En mettant fin à ses jours, Lisa empêche le passage de l’enfance à l’âge adulte d’avoir lieu, elle reste figée dans une virginité qui ne pouvait qu’être salie par la puberté. Lisa choisit de s’y retrancher à jamais, se refusant au womanhood, à la sexualité violente et aux peurs ataviques des femmes.
Ces deux stratégies de déconstruction sociale du genre visent à dénoncer une société qui ne présente pas de modèles viables pour les femmes. Hélène, Lisa, Viviane n’entretiennent que des idées mortifères sur le devenir-femme : viol, meurtre, suicide, mariage malheureux. Toutefois, ces stratégies échouent puisque la honte perpétue « la persistante et systémique réduction des femmes à leur corps » (Côté 2006, 52). Les personnages féminins ne semblent pas avoir la possibilité de renégocier leur féminité autrement que par la violence et la destruction.
En somme, Élise Turcotte enrichit le réservoir de la stéréotypie banlieusarde en reprenant à son compte ce que j’ai nommé la « trame de l’insécurité banlieusarde » : la banlieue trop parfaite cache en réalité un monde — privé et public — hostile aux femmes. Dans L’île de la Merci, les univers social et domestique entrent en collision. Hélène, obsédée par la violence étalée dans les journaux et dans les mises en garde de sa mère, fait sien le discours de la peur. Le monde domestique dans lequel on préserve l’innocence des jeunes filles n’apparaît pas soustrait à la réalité du monde social. Les peurs ancestrales véhiculées par les différentes instances discursives, particulièrement la mère, réactualisent la métaphore de la division des sphères6 qui persiste même au tournant du XXIe siècle : les violences commises contre les personnages féminins participent à la réification réelle et symbolique des femmes dans l’espace commun. Pourtant, le récit de Turcotte et les statistiques le démontrent7 : les femmes ne sont pas plus en sécurité à l’intérieur de leur demeure. D’inspiration policière, le roman prend d’abord la forme d’une enquête, qui en vient à se déliter : pas de suspense, ni de coupable — que des victimes. Ces victimes sont des adolescentes tuées par des criminels, mais aussi des filles étouffées par leur mère. À cet égard, bien que la narration soit hétérodiégétique, le roman se centre presque exclusivement sur la subjectivité d’Hélène et laisse très peu d’indications sur la psyché maternelle. Le portrait que la fille brosse de sa mère est dur, sans compassion et paraît, parfois, unidimensionnel. Dans le récit de Turcotte, il ne semble y avoir de place que pour la colère de la fille et particulièrement celle de la fille dirigée contre la mère. Pourtant, le portrait que Turcotte brosse du personnage de mère pourrait être plus nuancé : Viviane a déjà été fille avant d’être mère. Elle a elle aussi été victime d’un système qui transmet de génération en génération la peur et la honte liées à la sexualité et à l’espace extérieur. Force est de constater que dans L’île de la Merci, le point de vue de la mère est complètement tu, tant le récit épouse celui des filles.
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