Écrire le territoire, la nature, la relation qu’entretiennent avec elle celles et ceux qui l’habitent. Procédé formel ou parfois stylistique, quoiqu’il en soit, représenté dans un récit, un lieu peut faire acte d’écologie en participant d’un système qui raccorde l’être humain et son environnement naturel selon un rapport de complémentarité et de cohabitation. Cette écriture possède d’abord un potentiel significatif et symbolique. Elle permet, par le truchement du geste discursif, de se réapproprier un territoire afin de confirmer ou d’infirmer les discours qui sont portés sur ce dernier, ou encore, d’en dire quelque chose de différent, quelque chose qui aurait la capacité de modifier à son tour l’idée qui lui est afférente (Chartier 2013).
Peu importe, en amont, les motifs du sujet auctorial à écrire la nature et le vivant1, un questionnement traverse l’ensemble des genres et des poétiques : quel type de discours l’œuvre tient-elle sur le lieu? Comment les rapports entre l’humain et son milieu de vie y sont-ils représentés et de quelle manière le discours tenu peut-il influencer la nature de ces mêmes rapports?
Si une œuvre montre bien la mouvance discursive et ses impacts sur l’être qui habite et subit son environnement, il s’agit de Neige noire d’Hubert Aquin. Publié originellement en 1974, le roman-script-scénario se déroule en Norvège — pays des fjords acérés, des îles perdues dans l’horizon glacial du cercle polaire et du soleil intarissable au solstice d’été. Les représentations de la Norvège que fait l’auteur sont, à ce titre, aussi variées que précises; ne laissant pas d’espace entre les mots pour que s’échappe une indétermination du sens. Tout semble calculé et voué à servir l’intrigue de manière à faire culminer les évènements vers une finalité implacable : la mort de l’une des protagonistes.
Nicolas et Sylvie, un jeune couple récemment marié, font leur voyage de noces en Norvège et plus précisément au Svalbard, un archipel situé dans l’océan Arctique. Nicolas, acteur et cinéaste, se démène corps et âme à l’écriture d’un film se voulant le plus vrai possible, le plus fidèle à ce qu’il peut lui-même vivre sur le bateau qui vogue sur la mer de Barents. Angles de caméra, commentaires scénographiques et indications techniques se succèdent à travers une trame narrative qui nous mène au-dessus du cercle polaire. Au fil de l’histoire, les amants partant à leur propre recherche découvrent en eux un déchirement métaphysique impossible à colmater; une angoisse d’être au monde qui s’amplifie et s’abîme dans l’immensité norvégienne (Brun 2006, 127). Entre scènes d’amour tendre où la chaleur embrase les personnages et actes de violences physiques et psychologiques perpétrés de part et d’autre, les liens sont maintenus puis rompus par une imagerie singulière qui dévoile une Norvège douce et accueillante, mais aussi froide et hostile.
Daniel Chartier affirme que l’imaginaire du Nord « se distingue en ce qu’il s’est forgé sur le discours plus que sur l’expérience pendant des siècles, ce qui a accentué l’autonomie des couches discursives de “l’intérieur” et de “l’extérieur” » (Chartier 2018, 11). Les représentations des régions arctiques ne se sont donc pas affranchies d’une certaine tradition, d’un certain canon qui aplanit l’image polaire en général. En revanche, il existe également un contre-discours généré par celles et ceux qui fréquentent le territoire et qui est fondé sur une connaissance physique du lieu — venant parfois confirmer et parfois discréditer une conception basée uniquement sur le discours tiers.
L’oscillation entre ces deux formes d’imaginaire, d’un côté canonique et de l’autre près de l’expérience empirique du lieu, est ce qui paraît entraîner des variations émotionnelles chez les personnages de Neige noire. Ce phénomène de balancier permet, d’une part, de mettre en place une symbolique territoriale possédant une influence sur les dispositions sentimentales des sujets et, d’autre part, de provoquer les évènements de sorte que le parcours des protagonistes progresse et arrive à terme. Alors que les discours de l’extérieur se présentent comme un « ensemble de signes établis au fil des siècles par la culture occidentale pour représenter l’idée du Nord » (Chartier 2018, 12), les discours de l’intérieur opèrent à partir d’une dynamique concurrentielle des couches discursives. En effet, Chartier précise qu’ils « en confirment ou en modifient certaines caractéristiques [constituant ainsi] ce qu’est “l’imaginaire du Nord” » (13).
Le récit sera conséquemment analysé de manière à démontrer que les types de discours projetés sur le Nord par Aquin oscillent entre les formes de l’intérieur et de l’extérieur et qu’ils sont, de même, immanquablement liés à des affects particuliers. L’imagerie canonique mettant en évidence l’hostilité, le froid et la blancheur correspond aux états d’âme sombres, tandis que celle davantage fidèle à l’expérience empirique est liée au discours de l’intérieur, au confort, à la chaleur et à l’amour. Cette analyse des diverses représentations de la Norvège dans le roman permettra en outre de considérer que l’écriture du lieu offre une perspective rapprochée du rapport entre humains et nature pour comprendre comment la relation entre l’un et l’autre se crée de manière interdépendante.
Un pan du tableau norvégien brossé dans Neige noire concorde avec les représentations canoniques du Nord en ce qu’il apparaît aux yeux du lectorat et des personnages comme « un monde “naturel”, inconnu, vide, inhabité, éloigné […] formant un système de signes » (Chartier 2010, 10) dans lequel les points de repère du sujet sont désuets. Ainsi, lors de la traversée de la mer de Barents, le Nordoge, le bateau qu’empruntent Nicolas et Sylvie, côtoie des « glaces qui […] ont maintenant des proportions géantes; ce sont les redoutables icebergs, forteresses flottantes » (Aquin 1997 [1974], 86). Résultant d’un agrandissement des formes naturelles qui transforme le paysage à partir d’un danger disproportionné, ces images déformées placent les personnages devant une surenchère de texture et un gigantisme qui provoque chez eux une expérience vertigineuse et désorientante de l’ordre du sublime2.
Si la nature apparaît comme la prime cause de l’hostilité associée aux représentations du Nord : elle impose également son roulement cyclique, l’infaillible reprise du vivant sur le vivant3. C’est ce même mouvement qui semble permettre une progression de l’intrigue dans le roman d’Aquin. Pour cette raison, des extraits du périple de Sylvie et de Nicolas vers le Svalbard seront d’abord analysés de manière successive pour montrer comment ces représentations « hostiles » prennent place dans le récit. Une fois les personnages rendus au Svalbard, des représentations austères analogues de la Norvège seront rattachées à une nature inquiétante qui témoignera du funeste destin de Sylvie.
Dans cette scène qui se déroule sur le Nordoge, tout juste avant l’arrivée au Svalbard, c’est le paysage qui prend toute la place. Et comme en écho aux vers de Lamartine pour qui la nature environnante offre une ouverture « aux émotions douces ou pénibles de son âme » (Bordeaux 1921), Nicolas se demande : « Comment dit-on chagrin en norvégien? » (Aquin 1997 [1974], 88). La question n’est pas sans liens avec l’utilisation précédente des termes « géantes » et « redoutables » pour qualifier les glaciers à la dérive sur la mer, car ils agissent comme emphase rhétorique, comme intensifs stylistiques qui limitent l’expérience du sujet à un syntagme marqué par la grandeur et le danger. Ainsi, non seulement le choix de mots spécifiques correspond à la représentation canonique du Nord, mais il s’accorde aussi à une expérience subjective du sublime qui déroute le sujet et efface ses points de repère : la question qu’il se pose est, à ce titre, adressée « à quelqu’un sans doute assez loin de lui » (Aquin 1997 [1974], 88) comme s’il devenait étranger à sa propre personne, à son propre corps, à son ancrage dans le monde. Dans un traité écrit au premier siècle et attribué à Longin, on soutient en effet que le sublime réside dans l’élévation puis dans l’abaissement, ou la chute de l’âme devant une menace qui n’en est pas réellement une dans l’immédiat, l’âme s’élèverait seulement pour mieux retomber4. Le chagrin de Nicolas apparaît dès lors comme symptomatique d’une nature énormissime, redoutable et indomptable qui « a bouleversé l’ordre [de ses] pensées » (Longin 1993, 92).
Les deux personnages principaux de l’œuvre apparaissent du reste aveuglés sur la passerelle du navire « le regard perdu dans le reflet des névés et des langues glaciaires, leur attention mobilisée par ces premières images de l’archipel du Svalbard » (Aquin 1997 [1974], 86). Faute de pouvoir discerner clairement les lieux, ils regardent sans voir cette « jungle de glaciers et d’arêtes granitiques » (86) comme s’il leur était impossible de comprendre ou de dire qu’ils n’étaient plus à Montréal.
La mélancolie de Nicolas face à cette « banquise qui flotte comme une barrière infranchissable autour de l’absolu » (85) témoigne de l’incapacité du personnage à formuler le mal qui l’atteint. L’absolu étant « dépouillé des représentations, des figures multiples » (Bruaire 2006, 11), il s’agit d’une notion qui « échappe […] à toute définition » (12). Devant cet indicible, Nicolas n’arrive pas à nommer ce qui cause sa peine. Il est d’emblée emporté par un panorama vaste et dangereux qui se répète inlassablement, glace après glace, et qui éveille chez lui l’idée d’une douleur « délicieuse qui est l’effet le plus authentique et le meilleur critère du sublime » (Burke 2009 [1757], 144). À la manière de ce qui engendre l’expérience du sublime et de ce qui « conserve à l’état de choses cachées » (Longin 1993, 88) les causes de ses effets, la nature austère dépeinte par Aquin mime et même provoque, sans raison, les états d’âme du personnage. L’environnement dans lequel il se trouve n’est pas isolé de lui, au contraire, il est totalement immersif. Et sur le bateau, Sylvie ressent également la puissance supra-sensorielle de cette nature sublimissime. Alors qu’elle « se tourne pour voir un énorme bloc lingual tomber dans la mer, produisant par sa chute une grande explosion liquide et sonore » (Aquin 1997 [1974], 89), elle déclare, dépassée par les évènements : « Je n’en peux plus; je vais me reposer un peu, Nic. »
La mer de Barents n’est, en effet, nullement soumise à la traversée qu’en font Nicolas et Sylvie. Elle s’impose à eux dans toute sa grandeur et ses dangers. Elle dépasse leurs capacités à appréhender l’espace en plus de modifier explicitement leur rapport à eux-mêmes, au lieu et au temps. En conséquence, les référents temporels et spatiaux usuels des sujets ne sont plus d’aucune utilité dans cette contrée de blancheur glaciale où la nature ne dévoile jamais les causes de son hostilité. Du reste, Aquin, à force « de répétition compulsive des mots du froid produit un effet d’obturation verbale, qui mime, par sa masse, l’épaisseur infrangible de la glace » (Gomez 2018, 321). Le vertige de Nicolas s’en trouve accentué, ce qui le désarme et justifie son inconfort. Comme pour l’aboutissement d’une expérience du sublime à la suite de laquelle l’âme s’abaisse, l’épreuve intense et exaltée que font les deux protagonistes de la nature puissante les laisse dans un état de grande labilité émotionnelle. Ainsi, devant un spectacle à faire frissonner, mais qui pourtant ne l’atteint pas physiquement, « Nicolas ne peut s’empêcher de ressentir de l’angoisse » (Aquin 1997 [1974], 97). Les deux personnages sont d’ailleurs successivement présentés comme étant émus jusqu’aux larmes (69), effrayés (86) ou encore en proie à la « nostalgie » (88). Leurs états d’âme s’agencent et concordent parfaitement avec cette fresque inhospitalière que peint Aquin du Nord norvégien. Ce carrousel d’émotions, marqué par une répétition de l’élévation et de l’abaissement de l’âme propre à la notion du sublime, force les évènements du récit à s’enchaîner. La représentation d’une nature dangereuse et géante favorise, en ce sens, l’avancement de l’intrigue en faisant s’alterner chez les personnages des affects qui entraînent l’action.
Ce tableau norvégien que dresse Hubert Aquin est donc d’abord constitué d’une nature dangereuse, « éloignée et sauvage » (84), qui prend les sujets par surprise et semble surgir de toute part, prête à porter atteinte à leurs vies. Un autre élément important du canon des représentations nordiques se révèle dans le roman : l’idée que la zone polaire serait un lieu impropre à l’habitation, voire inhabitable (Chartier 2018, 10). En ce sens, la narration décrit l’Isfjorden, le fjord dans lequel s’enfonce le Nordoge à l’aboutissement de la traversée de la mer de Barents, comme « un désert d’où surgissent des pyramides blanches et bleues » (Aquin 1997 [1974], 93).
En ces lieux éloignés des centres urbains, jamais n’est mentionnée la présence d’humains autres que ceux à bord du navire. D’ailleurs, le choix des termes par Aquin5 (« désert », « blanches », « bleues », etc.) provoque une amplification rhétorique par laquelle se construit « l’image d’une nature inhumaine, hostile à toute forme de vie, y compris celle des [passagers] » (Lefevre-Radelli 2018, 203). On met ainsi en place un réseau symbolique de l’inhabitable, voire de la mort, ou du moins, dans lequel l’existence humaine est absente; personne ne loge en ces lieux isolés, personne ne peut y vivre. Paradoxalement, les seuls éléments qui semblent s’apparenter au vivant sont ceux de la nature alors qu’une « multitude d’éclats bleu sombre jaillissent dans toutes les directions » (Aquin 1997 [1974], 81). Or, la précision de la couleur bleue par le qualificatif « sombre » ajoute une couche sémantique à la description : la sûreté de cette anse s’en trouve directement discréditée. Les magnifiques sommets du Spitzbergen se métamorphosent également et « n’[ont] plus rien de commun avec des paysages humains » (108). On peut s’imaginer qu’à l’approche de l’endroit quelque chose d’assurément inquiétant se trame ce qui laisse présager l’incapacité du lieu « à accueillir la vie, qu’elle soit végétale ou humaine » (Lefevre-Radelli 2018, 202).
La temporalité du lieu est, à ce titre, significative. Elle est, à proprement parler, déshumanisée, car les référents collectivement admis ne sont plus en vigueur ni même nécessaires. Cette altération du tempus continuum se produit dès l’arrivée de Nicolas et Sylvie dans la ville de Bokkol. Au moment où Nicolas « s’arrête devant la vitrine d’un horloger : toutes les pendules et tous les chronomètres sont arrêtés » (Aquin 1997 [1974], 61). Déjà, la narration donne l’indice que de percevoir et de concevoir le temps comme une segmentation « mathématique, figée dans l’ordre géométrique » (Delaunay 2006, 604) est désormais désuet. Cette idée se confirme plus loin alors que le « tempus continuatum [sic] transmue le temps transitif en temps immanent dont le spectateur imagine mal comment il pourra se défaire » (Aquin 1997 [1974], 99). Cette indication cinématographique précisant que « [le] film se déroule hors de toute fatalité » (99), c’est-à-dire en dehors de toute durée percevable, justifie à la fois la suspension du temps et la déshumanisation du lieu de même que son hostilité et sa précarité.
Un retour en arrière dans lequel Sylvie est « bouleversée » (101) est mis en scène alors que tout n’est que désordre dans une temporalité détraquée qui accentue l’inconfort, le chagrin et l’angoisse des personnages. Il n’y a plus de segmentation entre le jour et la nuit, et Sylvie et Nicolas sont affectés par cette lumière continue qui avale tout. La nature engouffre ainsi jusqu’à la représentation de l’espace humain de manière à imposer son cycle et « faire du temps le milieu immobile de tous les changements » (Barreau 2006, 1987). L’analepse accentue cette impression en ouvrant une brèche « entre la certitude implacable de la mort et le désir à jamais inassouvi d’éternité » (Delaunay 2006, 604) qui hante les protagonistes. Nicolas et Sylvie, lorsqu’ils débarquent du bateau et qu’ils commencent à gravir la montagne vers le camp dans lequel ils passeront la nuit, sont confrontés à cette ambivalence. À peine l’ascension entamée, Sylvie trébuche et, peinant à se relever, voit que « partout autour… Ce sont des squelettes humains » (Aquin 1997 [1974], 110). Alors que les commentaires de Nicolas se font de plus en plus glauques et horrifiques — « Voici la place des lèvres que j’ai baisées tant de fois… » dit-il en prenant un crâne dans sa main. (110) — Sylvie, après avoir vu le cimetière, « tremble et […] ne peut [s’]empêcher d’avoir la gorge serrée » (110). Par ailleurs, cette randonnée morbide conduit Sylvie vers un décès énigmatique venant concrétiser l’idée qu’en ces lieux rien de vivant ne semble à sa place; c’est la mort seulement qu’engendrent les cycles naturels.
Le traitement stylistique et esthétique du Nord norvégien dans Neige noire tresse un chemin de sens entre l’ensemble des représentations déployées par l’auteur. En s’arrimant aux états d’âme sombres et angoissés des amants, il permet, par les variations émotionnelles qu’il provoque, de faire avancer l’intrigue du roman. Les évènements se posent ainsi comme des points de contrôle, des conduites (de Certeau 1980, 170) qui ordonnent le récit. Ainsi, par « les connexions entre les évènements de l'histoire, leurs causes et leurs conséquences » (Baroni 2017), on échafaude progressivement une trame narrative directement influencée par le territoire. La nature, et la description qui en est faite, accentue par le fait même un mal-être qui semble poursuivre les personnages. Comme si l’environnement était greffé sur leur inconscient et agissait sur ce dernier (Leennardt 1968, 262). Ghozlane Fleury-Bahi précise d’ailleurs que « les attributs du lieu tels que sa lisibilité, son esthétique, sa cohérence spatiale, son caractère plus ou moins complexe seront considérés comme autant de facteurs susceptibles de venir influencer » (2010, 12) l’être qui s’y développe ou simplement s’y trouve.
Les personnages du roman d’Aquin vivent en relation conflictuelle avec l’environnement compte tenu de leur difficulté à le lire et à le comprendre. Tout y est en effet glace et blancheur — une feuille blanche impossible à déchiffrer. Qui plus est, les représentations d’une Norvège inhospitalière : descriptions angoissantes, mise en image d’une nature peu accueillante et la malencontreuse découverte du cimetière mettent en évidence le destin tragique de la protagoniste. Comme si le périple nordique devait aboutir par cette inévitable fatalité, que seule la mort pouvait survenir dans ce lieu.
Le pays nordique d’Aquin, tel que dépeint dans les extraits présentés plus haut, semble dangereux; il impose l’angoisse et le chagrin à ceux qui osent s’y aventurer. En revanche, la Norvège de Neige noire n’est pas uniquement austère. Il arrive également qu’elle se montre verdoyante et rassurante. Des représentations d’une Norvège plus docile, et qui concordent avec ce que Daniel Chartier désigne comme un regard de l’intérieur (2010, 9-10), se révèlent dans le roman. Cette vision est due à l’expérience empirique que les personnages font du territoire. Propre à la matérialité du lieu et à la sensibilité de celui qui s’y aventure, cette prise de contact plus personnalisée vient confirmer ou infirmer les discours canoniques intériorisés de l’imaginaire du Nord.
Ces images d’un Nord accueillant la vie sous toutes ses formes s’agencent, dans le cas qui nous occupe, à des dispositions d’esprit plus saines et plus douces qui favorisent chez les personnages des sentiments amoureux et chaleureux. Suivant le principe de succession proposé au début de l’étude, il sera démontré comment la combinaison des deux catégories d’imageries présentées tout au long du récit par Aquin agit sur la séquence narrative. La progression de l’histoire se trouve encore une fois et subséquemment dépendante des allégories privilégiées, qui sont plus près, pour ce qui suit, de l’expérience subjective du lieu.
La traversée de la mer de Barents — théâtre du chagrin de Nicolas — n’est pas uniquement source d’une symbolique qui participe d’un univers arctique effrayant. À mi-chemin entre l’île de Bjornoya et le Vestspitzbergen, l’étendue d’eau qui apparaissait pourtant dangereuse et menaçante est décrite comme « un champ de coton dont les fleurs, en l’espace de quelques milles marins, se mettent à éclore de partout et en même temps » (Aquin 1997 [1974], 78). Si l’image n’est qu’une métaphore, ce qui nous importe ici est le vocabulaire utilisé. Le bleu « sombre » employé précédemment pour décrire les glaciers devient soudainement « soufflé » (78), comme un signe de légèreté alors que les glaces qui flottent sur la mer sont désormais de fragiles « fleurs sans calice » (78). Les icebergs ne sont plus ces « barrières infranchissables » (81), mais sont plutôt présentés maintenant comme faisant partie d’une agréable fresque florale; de simples morceaux de glace à la dérive desquels émane une franche beauté.
Il n’est donc plus question de dépeindre un endroit menaçant, mais plutôt d’offrir une perspective plus tempérée de la mer de Barents. Cette représentation adoucie que propose Aquin du Svalbard évoque en outre la mobilité des glaces au printemps lorsque la « diminution de l’extension de la banquise permet d’envisager l’exploration » (Rojo 20018, 175) plus approfondie du pays de manière plus sécuritaire. Dès lors, même si la narration fait s’entrechoquer les glaces qui heurtent la coque du bateau, une atmosphère plus sereine s’installe et les personnages paraissent davantage en contrôle : l’espace est enfin lisible; ils sont en mesure de le comprendre, de l’analyser et de l’expliquer.
Ainsi, lorsqu’un fort bruit d’impact retentit, Sylvie ne bronche pas et Nicolas, s’empressant de la rassurer, affirme qu’« il ne faut pas s’inquiéter de ces chocs, car le bateau a une coque renforcée » (Aquin 1997 [1974], 77). Même lorsqu’une tempête prend par surprise les amoureux à la moitié de leur traversée et que la force « de deux blocs de glace qu’une vague fait se fracasser l’un contre l’autre » (81) propulse leurs corps qui se frappent, « Nicolas et Sylvie éclatent de rire » (81). La tempête devrait normalement susciter un état de panique, mais ce rire en apparence incongru devient possible parce que la mer de Barents est préalablement décrite dans toute sa « douceur chantante » (81) et non plus comme un lieu lugubre où les glaces sont « le spectre d’un continent refroidi » (86). Conséquemment, cette nouvelle représentation du Nord dans Neige noire déjoue les clichés de la littérature canonique en donnant « à voir le froid dans ce qu’il n’est pas ou plus » (Antomachi 2018, 261), bref en concordance avec l’expérience empirique du lieu qui permet en quelque sorte de percevoir « la chaleur dans le froid ».
Dans le roman, Aquin intègre la notion de chaleur à l’intérieur même d’un environnement arctique précédemment perçu comme glacial. Dans les représentations canoniques du Nord le froid est pourtant compris comme une absence de bien-être, mais pour marquer une progression vers une nature vivable et vivante, l’auteur fait jouer ce rapport d’oscillation qui amorce un mouvement vers la sécurité et le confort. Le froid et la chaleur se développent ainsi selon une relation de complémentarité étroite qui justifie la présence de ces deux notions antipodales pour l’avancement du récit.
En mettant de l’avant une dialectique qui intègre à la fois le menaçant et le rassurant, le traitement des représentations nordiques chez Aquin rend possible, d’une part, une manipulation et une variation de l’éthos des personnages et d’autre part, la progression de l’intrigue, et ce, de deux manières distinctes.
Premièrement, l’auteur laisse entrevoir des indices d’évènements tragiques à venir. Pour preuve, après avoir éclaté de rire avec Sylvie, Nicolas se demande « comment dit-on les muscles du chagrin en norvégien? » (82) Peu de temps après, à cette même question, le mot « muscles » s’effacera pour laisser toute la place au chagrin. On fait ainsi « alterner sans trêve joie, attente et douleur sans [que le personnage ne] puisse jamais sortir de [ce] cercle » (Rosset 2018 [1967], 71). Les évènements s’enchaînent par voie de conséquence puisque les représentations de la Norvège font chavirer les sentiments des protagonistes d’un pôle à l’autre du spectre émotionnel. Le passage de l’affaissement à l’élévation de l’âme qui caractérise l’expérience du sublime offre en outre à Sylvie et à Nicolas une certaine légèreté d’être qui rend le poids de l’existence à peine perceptible (Burke 2009 [1757], 144).
Deuxièmement, le décor mis en place par Aquin expose le déplacement spatial du couple sur la mer de Barents. Alors que la temporalité du récit apparaît « comme autant de discontinuités qui fondent lentement et renaîtront à la continuité marine au terme de leur dissolution » (Aquin 1997 [1974], 87), les différentes représentations du Nord sont construites puis déconstruites dans cette même discontinuité qui marque la vie des glaciers et la progression du mouvement. En somme, un déplacement physique implique invariablement un changement de paradigme. Michel de Certeau précise que « les récits effectuent […] un travail qui, incessamment, transforme des lieux » (de Certeau 1980, 174) en d’autres en offrant à voir les changements qui s’y produisent.
À la fin du récit, le fjord, qui est d’abord décrit comme un lieu sans vie où le temps est « un fleuve [et] ce fleuve est un cimetière rapide qui emporte tout, même les berges qui l’étreignent » (Aquin 1997 [1974], 162) se fait plus doux et calme la cadence de son courant. L’isotopie de la mort, qui court au fond de l’Isfjorden, laisse entrevoir en contrepoint toute la vie de sa végétation. Le temps apparaît, de cette manière, plus malléable, et la vie semble ainsi reprendre son cours. En opposition directe à l’impression d’arrêt sur image ou de boucle temporelle qui déshumanisait l’espace perçu, ce panorama qu’on pourrait qualifier de vivant remet en question l’absence de forme (Chartier 2018, 10) qui caractérise les syntagmes de l’imaginaire du Nord. Certains de ses éléments, comme le jour monotone qui ne se distingue plus d’un autre (Aquin 1997 [1974], 67), sont ainsi mis de côté afin de valoriser l’expérience in situ des personnages à partir « du style plateresque de ces glaces superflues » (108) et « des vallées couvertes de saxifrages [et] de pentes sur lesquelles pousse une végétation timide » (93), mais présente.
Tout juste arrivée dans l’embouchure de l’Isfjorden, Sylvie remarque au loin des vallées vertes. Nicolas lui confirme qu’en effet, « c’est tout à fait incroyable… » (93). Le vocable « incroyable » traduit bien l’ébranlement d’une certitude produite par les discours extérieurs au Nord qui sont basés davantage sur les idées reçues que sur l’expérience empirique du lieu. Il farde d’un caractère fantastique cette apparition des herbes qui tapissent la vallée, comme s’il était impossible que la vie se manifeste à cet endroit. Le texte accentue cette incongruité qui place la verdure au centre d’un paysage de neige; on « se croirait dans un pays nouveau, presque humain, presque tempéré » (93), dans un Éden où la nature reprend sa place et où l’être humain peut jouir de son existence tout simplement. De même, les émotions des personnages perdent peu à peu de leur intensité pour devenir plus complaisantes. Alors qu’ils regardent lentement ce tableau surréaliste qui se dresse devant eux, Sylvie demande calmement à Nicolas s’il a bien dormi. À la manière de certains photographes inuit qui donnent à voir en plein hiver des paysages humanisés pour mettre l’accent non pas sur les manifestations du froid, mais plutôt sur les êtres qui s’y adaptent, Aquin, avec cette courte question marquée par la tendresse, met « en valeur des êtres aimés » (Antomachi 2018, 260). En inversant le rapport de concurrence entre les discours, l’auteur fait du froid, et de toutes autres représentations d’une nature inconfortable et dangereuse, rien d’autre « qu’un élément parmi d’autres du décor » (260). L’expérience empirique permet ainsi aux protagonistes de resémantiser et de se réapproprier le lieu dans lequel ils évoluent, pour le communiquer tel qu’ils le perçoivent.
Conséquemment, il est possible pour les deux personnages de prendre leur temps et d’observer tranquillement l’endroit dans lequel ils se trouvent même si « la nuit est indiscernable tout autant que le jour » (Aquin 1997 [1974], 93). Le roman donne à imaginer momentanément une coexistence paisible entre la nature et l’humain. Or, l’accalmie est de courte durée; le traitement du lieu en concomitance avec celui de l’humain contribue encore une fois à échafauder la courbe du récit en s’appuyant sur un environnement qui peut basculer à tout moment. L’installation de ce décor enchanteur ne sert en effet qu’à mettre en place le drame à venir : la mort de Sylvie.
Le concept d’imaginaire du Nord, théorisé par Daniel Chartier comme la somme des visions de l’intérieur et de l’extérieur, se révèle, dans le roman d’Hubert Aquin, par un tangage finement orchestré entre les deux pôles constituants du discours porté sur un espace quasi mystique. En effet, ces couches discursives, plutôt que de s’opposer, se complémentent de manière à établir une symbolique affective changeante tributaire du lieu dans lequel les personnages se (re)trouvent. Les représentations plus canoniques, en traçant les traits d’une Norvège hostile à la vie humaine, teintent le récit d’une nuance plus lugubre et plus triste. Cet assombrissement du paysage et des sentiments ressentis par les personnages montre l’impact des conditions climatiques sur l’humain : chaque fois que la nature est représentée comme dangereuse, Nicolas et Sylvie sont physiquement et émotionnellement troublés, déboussolés et en proie à la nostalgie. L’image d’une Norvège printanière est davantage connectée à l’expérience empirique du lieu et met en scène, en plus d’une verdure qui humanise l’espace, l’amour qui lie les deux personnages principaux. Conséquemment, si l’impossibilité des personnages à apaiser cette angoisse d’être au monde est manifeste, la mise en forme d’un lieu accueillant permet de brefs instants de répit qui accordent l’espace et le temps nécessaire au déploiement de certaines actions.
L’intrigue se construit ainsi par une ondulation du discours sur le territoire qui entraîne les personnages vers les évènements culminants du roman. La distorsion temporelle les place également dans une position de vulnérabilité face à la réalité mouvante de forces qu’ils ne peuvent totalement maîtriser. La question écologique comme envisagée dans Neige noire met, de ce fait, en évidence une problématique existentielle, une réflexion sur le temps et le rapport qu’entretient l’être avec l’écosystème. Plutôt qu’un simple récit de voyage, Neige noire offre une vision qui refuse de placer la nature en relation subalterne avec l’humain. L’un et l’autre s’influencent dans un échange complexe et instable, mais assurément bénéfique pour mieux comprendre l’interdépendance de l’humanité et de la nature alors qu’à l’ère anthropocène les conséquences sociales et environnementales de son exploitation s’additionnent et pressent à l’action concrète.
Antomachi, Véronique. 2018. « Quelle présence du froid dans la photographie des Inuits du Nunavik (Nord du Québec)? ». Le froid. Montréal : Presses de l’Université du Québec.
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