Ce huitième numéro de Postures s’ouvre sur une recherche d’espaces inédits tant autour du texte que du livre. Nous aurions pu déclarer d’emblée notre échec puisque peu d’objets sont réellement nouveaux en soi. Le regard qu’on porte sur eux est souvent à lui seul garant de ce critère, regard parfois plus inédit lui-même que les objets ainsi qualifiés.
Dans Cendres, Ada, personnage de cette pièce radiophonique de Beckett, déclare à Henry : « Oui, tu vois ce que je veux dire, il y a des postures qui vous restent dans la mémoire pour des raisons évidentes, un port de tête par exemple, baissée alors que normalement elle aurait dû être levée, et inversement, ou quelqu’un figé sur les marches d’un escalier, ou d’un perron, un pied plus haut que l’autre, ce genre. » Les yeux d’Ada, en créant des anomalies, parviennent à engendrer de l’inédit. Ce port de tête qui ne semble pas assez levé, par exemple, fixe notre attention sur le détail.
Le propre des revues étudiantes est justement de s’entourer d’auteurs qui commencent à peine à proposer leur regard. Dans ce numéro, où il sera question entre autres des nouvelles technologies et d’Internet, la majorité des collaborateurs de Postures ont fait leurs premiers pas au même moment que les Commodore 64. La rencontre entre la littérature et la machine était déjà depuis longtemps annoncée. Pour cette raison, le dossier que nous vous présentons, et qui porte sur les avatars du livre et du texte, contient bien plus de passé et d’histoire que l’on serait d’abord porté à le croire. Notre regard tourné vers les possibilités d’un futur étincelant, et même souvent idéalisé, ne doit pas nous faire oublier que la révolution informatique, formelle et narrative qui saisit notre époque n’est ni la première, ni la dernière à chauffer et remodeler la littérature.
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Les articles qui composent Postures 8 nous apprennent, chacun à leur manière, que ce numéro s’ouvre sous le signe de l’invention, voire de la réinvention du langage et des formes littéraires. Hélène Taillefer démontre d’abord comment la révolution informatique du texte que nous vivons actuellement, si elle n’a que peu à voir avec celle de Gutenberg au niveau des formes et des techniques mises en jeu, s’inscrit toutefois dans la suite logique de celle-ci et assume une parenté beaucoup plus grande qu’il n’y paraît à première vue avec sa distante cousine, l’imprimerie.
Katherine Dion prend la balle au bond et s’attarde aux possibilités nouvelles que permet désormais l’écran relié, qui redéfinit non seulement les modalités de diffusion et d’accessibilité du texte, mais aussi les codes mêmes qui le régissent.
Giovanna Di Rosario propose ensuite l’analyse d’une œuvre spécifique utilisant les ressources de l’écran relié afin de proposer un roman génératif et interactif qui remet en question à la fois le travail de l’auteur et celui du lecteur. Qu’arrive-t-il quand la production du texte est tributaire non seulement de l’apport de divers auteurs, souvent anonymes, mais également des décisions de la machine? Le triangle émetteur-message-destinataire résiste-t-il à toutes les distorsions que l’écran relié lui assène parfois?
Le texte « Bienfaits et méfaits d’Internet : ou Harry Potter, exemple d’un phénomène de mutation paralittéraire », d’Audrée Wilhelmy, examine quant à lui un autre aspect positif d’Internet, soit celui de la communication grandement facilitée entre lecteurs, fans, auteurs ou simples curieux. L’exemple des sites foisonnant autour des livres de la série Harry Potter, de J. K. Rowling, montre que, si ces livres ont permis à des milliers de jeunes qui ne lisaient pas d’enfin lire et apprécier l’acte de lecture, Internet donne ensuite la possibilité d’enrichir cette expérience de lecture en la partageant et en partageant ses idées avec d’autres fans. Les enfants et les adolescents sont, dans le présent cas, parmi les gagnants de la révolution Internet.
Marianne Girard se penche elle aussi sur un corpus paralittéraire d’intérêt, soit la bande dessinée américaine. Elle montre, à l’aide du roman graphique David Boring, de Daniel Clowes, que le comic book est en phase avec les bouleversements apportés par les nouvelles technologies sur les habitudes de lecture : son format se modifie, ses thèmes se complexifient et reflètent maintenant plus volontiers des superhéros défaillants, ordinaires, voire même ridicules. À l’image de l’état actuel du monde, le nemesis du superhéros n’est plus un adversaire machiavélique, c’est le héros lui-même.
Avec Guillaume Bourque, l’univers du roman cyberpunk est à l’honneur. On peut voir, à l’aide du roman culte Neuromancien, de William Gibson, comment l’invention et le développement de la cybernétique ont pu mener à une remise en question et même à un déplacement de la psyché humaine, dans le contexte d’une dialectique nouvelle entre le sujet et sa propre représentation artificielle.
Enfin, pour clore notre dossier, « Cas de figure : Mondes possibles », de Jennifer Pinna, jette un peu de lumière sur le labyrinthique film de Robert Lepage. La représentation cinématographique du modèle sémantique des mondes possibles, sur lequel se base la narration, est facilitée par notre expérience des figures et des techniques modernes de figuration; par notre capacité, que requiert l’ère de l’hyperinformation, à capter des messages simultanés, et même parfois indifférenciés; par notre familiarité avec la figure de l’écran, sur lequel tout peut être projeté, même l’espace mental.
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Un nouveau type de textes se retrouve désormais entre les pages de Postures. S’intégrant au thème de ce numéro, l’équipe de la revue propose, par le biais de courts articles, une sélection de sites Internet qui se présentent d’emblée comme des œuvres littéraires ou qui contribuent à leur façon au paysage littéraire. Gabrielle Demers aborde d’abord l’animation en Flash Perte de temps, de Julie Potvin. À partir du poème de Baudelaire « L’Horloge », l’animation offre une nouvelle disposition du texte. Présentée en tableaux, l’œuvre Web octroie à l’internaute le contrôle entre les différents passages du texte de Baudelaire. La fiction hypertextuelle Écran total, d’Alain Salvatore, décrite par Benjamin Mousseau, propose aussi, à travers divers liens, à l’internaute de construire son parcours. Le lecteur paie rapidement le prix de sa liberté alors que la fiction constituée d’une multitude de fragments le conduit de plus en plus à se perdre au sein de son cheminement. Poursuivant sous le thème de l’interactivité, Amélie Paquet amorce une réflexion autour des œuvres Internet 1=1, de Gregory Chatonsky, et Scénario, de Michael Sellam. Elle montre le motif de la fuite qui se retrouve au cœur de ces œuvres en Flash en apparence faciles à aborder. En plus de la création d’œuvres interactives, les développements d’Internet entraînent une nouvelle diffusion de textes. Mathieu Samson s’intéresse, pour sa part, au site de la Bibliothèque nationale de France, Gallica, et traite des avantages de l’archivage des œuvres littéraires sur Internet. Face aux catastrophes de l’histoire, la numérisation des œuvres pourrait bien constituer une grande avancée pour la mémoire. Audrée Wilhelmy nous introduit à quelques poèmes écrits par des enfants et publiés sur Internet.
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La section « Hors Dossier », en dernier lieu, accueille des textes qui ajoutent de nouvelles problématiques à celles déjà présentées à l’intérieur du numéro. Dans « Représentation de tropismes et recréation du signe linguistique dans Portrait d’un inconnu, de Nathalie Sarraute », Mylène Fortin analyse de quelle manière la narrativité du roman se substitue à l’intrigue chez Sarraute. L’intégration du lecteur au sein de la narration permet, à travers les constructions langagières, de reproduire de plus près le réel. « Les langages de l’ailleurs : autour de l’exotisme dans Salammbô » constitue une occasion pour Dominic Marcil de remettre en contexte l’exotisme de Flaubert. Contrairement aux romans de ses contemporains, celui de Flaubert n’érige pas l’altérité de Salammbô en fonction des artifices habituels de l’exotisme, mais plutôt à l’intérieur d’une construction narrative qui accentue la distance entre le lecteur et le territoire du récit. En 1978, la publication du Pavillon des enfants fous, de Valérie Valère, implante aussi un corps étranger dans la littérature. Jacinthe Dupuis explore dans son étude du roman ce qu’elle nomme un « espace de la maladie » où l’anorexie pénètre directement le langage.
Paquet, Amélie et Mathieu Samson. 2006. «Présentation - Espaces inédits : nouveaux avatars du texte et du livre», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/paquet-samson-8> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Paquet, Amélie et Mathieu Samson. 2006. «Présentation - Espaces inédits : nouveaux avatars du texte et du livre», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, p. 5-8.