La fiction a-t-elle des limites? La question se pose, si l’on tient compte du fait que le nombre d’auteur·rice·s et d’éditeur·rice·s convoqué·e·s en justice pour des romans connaît un essor considérable depuis le tournant du XXIe siècle en France. Certain·e·s observateur·rice·s, dont Agnès Tricoire et Carole Talon-Hugon, qualifient ce tournant de « retour à l’ordre moral » (Tricoire 2011, 8), un retour qui menacerait la liberté de création. Depuis les années 2000, les polémiques autour d’œuvres d’art se sont multipliées1, allant parfois jusqu’en cour, où les magistrat·e·s semblent appliquer une législation et une jurisprudence parfois mal adaptées aux objets littéraires.
Le procès intenté à Mathieu Lindon et à Paul Otchakovsky-Laurens, respectivement auteur et éditeur du roman Le procès de Jean-Marie Le Pen (1998), semble une affaire fondatrice en la matière, non seulement parce qu’elle a créé une jurisprudence, mais aussi parce qu’elle a secoué les mondes judiciaire, littéraire et médiatique durant près d’une décennie. Le roman présente le personnage de maître Mine, un avocat juif et homosexuel, qui veut défendre son client, un jeune militant du Front national accusé d’avoir, un soir où il collait des affiches du parti dans les rues, abattu froidement un Maghrébin. La stratégie de l’avocat est de faire du procès du jeune homme le procès du président du Front national, Jean-Marie Le Pen, en argumentant que le dirigeant politique incite ses partisan·e·s à commettre ce genre d’actes violents et que c’est sous cette influence que son client a commis le crime. À peine deux mois après la parution du livre, Lindon et Otchakovsky-Laurens sont poursuivis en diffamation pour avoir écrit et diffusé ce roman. Cité dans plus d’une dizaine d’ouvrages et d’articles théoriques — tant littéraires, sociologiques que juridiques — traitant des limites de la fiction2, le Procès est devenu l’emblème de la fiction poursuivie pour diffamation. Si le roman en lui-même n’a pas eu énormément d’écho à sa sortie, le procès du livre a, quant à lui, été retentissant. Cela dit, aucune étude ne s’est consacrée à la polémique sociale, juridique et critique que cette décennie de procès a provoquée. C’est précisément dans ce hiatus que s’inscrit cet article : nous observerons la lecture et l’interprétation judiciaire du livre ainsi que la réaction du grand public face à cette réception judiciaire afin d’esquisser les contours d’une limite de la fiction.
Dans un premier temps, nous relèverons les arguments des juges des différentes instances (tribunal de grande instance et cour d’appel) qui ont successivement condamné l’auteur et l’éditeur, mais aussi ceux des juges dissident·e·s de l’instance suprême qui s’est penchée sur l’affaire, la Cour européenne des droits de l’Homme. Ces dernier·ère·s ont noté la présence de lacunes et d’incohérences dans le jugement principal rendu par cette cour. Les avis principal et dissident de l’arrêt de la Cour européenne nous permettront d’avoir un regard d’ensemble sur cette décennie de procès, puisqu’ils recensent les points essentiels des jugements précédents tout en en soulignant les incohérences. Dans un deuxième temps, nous nous arrêterons sur la réception publique du procès. Onze ans après la fin des procédures judiciaires, nous pouvons recenser quarante-sept articles parus dans la presse entre 1998 et 2008 visant à informer la population des avancées de l’affaire3. Nous n’avons conservé à des fins d’analyse que les huit articles parus entre 1999 et 2007 et comportant une prise de position claire (lettres d’opinion, éditoriaux, etc.) à l’égard de l’affaire. Notons d’emblée que tou·te·s les auteur·rice·s de ces articles se montrent solidaire envers l’auteur et l’éditeur. Coupler ainsi la réception juridique à la réception publique de cette affaire nous permettra de répertorier et d’analyser les arguments mobilisés à la défense des inculpés. Nous verrons que, quoi qu’en disent Marie Darrieussecq et Josyane Savigneau — mais peut-être est-ce en partie grâce à elles? —, les procès du Procès sont loin de s’être déroulés « dans la plus grande indifférence » (Savigneau 1997, 17).
Rappelons succinctement la chronologie de l’affaire. À peine trois mois après la parution du Procès, Jean-Marie Le Pen et le Front national entament des poursuites judiciaires contre Paul Otchakvsky-Laurens, l’éditeur, et Mathieu Lindon, l’auteur, devant le tribunal de grande instance de Paris : le jugement du TGI déclare « Paul Otchakovsky-Laurens et Mathieu Lindon coupables, le premier en qualité d’auteur, le second, en qualité de complice, du délit de diffamation publique envers particuliers » (1999, 9)4. Lors des différentes audiences du tribunal de grande instance, plusieurs écrivain·e·s montent au créneau pour soutenir les inculpés et défendre le droit à la liberté de création5. L’auteur et l’éditeur sont malgré tout reconnus coupables de « Diffamation envers particulier(s)6 » : quatre des six passages du roman relevés par Le Pen et par le Front national sont jugés litigieux. L’éditeur et l’auteur interjettent appel de ce jugement, soutenant que l’œuvre incriminée s’affiche, dès la couverture, comme une fiction qui met en scène des personnages inventés. Ils invoquent l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme7 (ci-après CEDH) sur la liberté d’expression, argumentant qu’« il appartient à des œuvres de fiction de se faire le reflet de controverses sur la responsabilité morale du Front national et des idées de son chef dans la commission de crimes racistes » CEDH 2007a, 8). Ils perdent également en cour d’appel; ils choisissent alors de reconduire l’affaire devant la Cour de cassation, où ils perdent également. Ils décident, en 2001, de reconduire l’affaire devant la Cour européenne qui, à son tour, les condamne. Cela dit, elle fait paraître en fin de jugement une opinion partiellement dissidente rédigée par quatre des dix-sept juges du tribunal dans laquelle figurent de nombreux arguments critiquant le jugement final. Les signataires soulignent, en guise d’introduction, que le nombre de passages reconnus comme litigieux a diminué tout au long des procédures judiciaires : Jean-Marie Le Pen en citait six, le tribunal de grande instance en retenait quatre, la cour d’appel trois, et finalement, « l’arrêt de la Cour [européenne], quant à lui, en [a retenu] deux, représentant trois lignes au total, dans un roman de 138 pages » (43). Si cette diminution du matériel considéré litigieux ne prouve rien en elle-même, elle met toutefois au jour la difficulté pour l’appareil judiciaire d’observer des œuvres de fiction. À la suite de cette remarque préliminaire, les quatre juges listent sept points du jugement qui, à leur avis, mériteraient d’être approfondis. Parmi ces sept arguments, les points 2, 3, 6 et 7 nous paraissent relever davantage de questions de droit et de procédures judiciaires et ne seront par conséquent pas traités ici8. Les trois autres arguments avancés touchent plus directement à la liberté de création et à l’interprétation des textes littéraires. D’abord, les juges dissident·e·s soulignent le non-respect de la nature du texte, puis questionnent le reproche adressé à l’auteur et à l’éditeur de ne pas avoir procédé à des vérifications minimales et, finalement, insistent sur l’absence de considération de la qualité de la personne préjudiciée. Nous nous intéresserons également à l’avis concordant (qui appuie la décision rendue) établi par le juge Loukis Loucaides qui vient appuyer le caractère « imprévisible » de la sentence.
Les quatre juges signataires de l’opinion dissidente reprochent explicitement à la Cour d’avoir jugé le texte comme un reportage sans considérer sa nature fictionnelle. N’allant pas jusqu’à affirmer que la création littéraire peut se soustraire à la loi, ces juges soutiennent cependant que la nature de l’œuvre n’a pas été prise en compte et ne sont pas prêt·e·s à endosser la décision émise par les autorités judiciaires internes (leurs homologues de la CEDH comme les juges des cours précédentes) qui affirment qu’« il ne faut pas faire de distinction en fonction de la forme d’expression utilisée ou, à tout le moins, que cet élément n’est pas essentiel » (44). Cette non-considération de la nature de l’œuvre entraîne de fâcheuses conséquences selon les quatre juges, comme l’a prouvé la cour d’appel en cherchant la pensée de l’auteur dans les propos des personnages fictionnels. Cet amalgame résulte nécessairement d’une interprétation du texte, c’est-à-dire d’une appréhension subjective, qui est par conséquent difficile à prévoir pour l’auteur et pour l’éditeur. C’est précisément sur cette confusion entre la pensée de l’auteur et les propos des personnages que se basent Lindon et Otchakovsky-Laurens pour reconduire l’affaire devant la Cour européenne : ils soutiennent que leur condamnation n’est pas « prévue par la loi », puisque la cour a « procédé par déduction, ce qui serait une méthode subjective et aléatoire, ne permettant pas à un écrivain de déterminer à l’avance les limites des propos autorisés, à l’aune desquelles il lui faut régler son comportement » (19-20).
Il est à noter que l’opinion dissidente ne développe pas la question de la nature de l’œuvre; elle se contente d’affirmer que de ne pas en tenir compte « enferme la littérature dans des règles rigides » (44). La question de la nature de l’œuvre est même floutée par l’emploi du terme « roman-réalité » pour qualifier Le procès. D’où vient ce terme, a priori absent des théories littéraires? Si les juges dissident·e·s n’offrent aucune définition de cette notion et ne renvoient à aucune référence, à aucun jugement antérieur ou texte de loi, Patrick Auvret, professeur de droit, en dessine les contours dans son article portant sur l’affaire Lindon et Otchakovsky-Laurens. Le juriste soutient que le roman-réalité est un « genre » qui « s’appuie sur la réalité en utilisant la personnalité d’individus précis dont on se sert de l’identité et auquel on impute des faits et gestes fictifs, mais suffisamment réalistes pour rendre crédible la fiction » (2008, 10). Il précise que « l’exploitation de la personnalité d’autrui est admise dès lors qu’il s’agit de notabilités ou d’individus qui, pour une raison quelconque, ont été mêlés à l'actualité » (23). Dans le cas présent cependant, cette prétendue admission est suspendue. Selon Auvret, étant donné que le roman pose ouvertement la question de la responsabilité de Le Pen dans le développement du racisme en France, il relèverait de l’expression politique et militante, se distanciant du même coup du roman de fiction. Il partage l’opinion des juges majoritaires selon laquelle le roman-réalité serait une fiction engagée ayant pour objectif d’agir sur le réel et pouvant, par le fait même, être diffamatoire. Les juges dissident·e·s tentent toutefois de se réapproprier cette notion, a priori contradictoire avec leur argumentation, pour soutenir qu’« un roman-réalité reste en grande partie un roman tout comme un documentaire-fiction reste, pour l’essentiel, une fiction » (CEDH 2007a, 48).
Les juges dissident·e·s se questionnent ensuite sur le reproche de la Cour européenne adressé à l’auteur et à l’éditeur de « ne pas avoir procédé à des vérifications minimales » (12). Ils rappellent que lorsque le discours incriminé est présumé diffamatoire, il est du devoir de la cour de procéder à une distinction afin d’établir si la parole diffamatrice est un jugement de fait (observation neutre et objective) ou un jugement de valeur (évaluation subjective). S’il s’agit de jugements de valeur, la parole diffamatrice doit s’appuyer sur une base factuelle jugée suffisante. Cela dit, même si la majorité des juges de la Cour européenne reconnaît dans le cas présent que « cette distinction [entre jugement de valeur et jugement de fait] n’a pas lieu d’être s’agissant d’écrits figurant dans un roman », elle estime qu’« elle retrouve néanmoins toute sa pertinence dès lors que, comme en l’espèce, l’œuvre litigieuse ne relève pas de la pure fiction, mais intègre des personnages ou faits réels » (29). La vraisemblance de la fiction (qui s’appuie, dans ce cas-ci, sur l’intégration de personnes réelles à l’intérieur de l’œuvre littéraire) serait donc un carrefour dangereux entre la fiction et le réel; la cour d’appel justifie sa demande d’enquête avant publication en soutenant que si cette exigence n’est généralement pas applicable aux œuvres de fiction, elle est pertinente en l’espèce, considérant que Le procès « mélange réalité et fiction […] et que les idées, les discours et les faits et gestes de M. Le Pen y sont décrits au plus près de la réalité » (28). Puisque le personnage de Le Pen est considéré comme reconnaissable, l’auteur et l’éditeur ont le devoir de procéder à des vérifications minimales. Selon la cour d’appel — qui sera en cela appuyée par la Cour européenne —,
si les discours et les idées prêtées [à M. Le Pen et à son parti] ainsi que les débats auxquels ils donnent lieu correspondent indiscutablement à la réalité de la place occupée par les idées du Front national dans l’actualité de la vie politique de la France d’aujourd’hui, les prévenus n’apportent pas d’éléments précis permettant d’attester que le recours aux formulations retenues comme diffamatoires ait été précédées de vérifications minimales sur la réalité censée être évoquée par lesdites formulations. (28)
Ces vérifications consisteraient à démontrer que les allégations présentes dans les passages présumés diffamatoires reposent sur une « base factuelle suffisante » (29). On peut donc conclure que le roman de Lindon est trop réel pour être considéré comme de la pure fiction, mais pas tout à fait assez pour bénéficier de la clémence accordée aux articles journalistiques, soit des textes pour lesquels on présuppose que les auteur·rice·s ont procédé à des vérifications minimales.
Si les juges dissident·e·s ne remettent pas en question la demande de vérifications minimales, elles et ils soutiennent, contrairement à la majorité des juges, que ces dernières étaient amplement satisfaisantes9. Après avoir énuméré les différents chefs d’accusation pour lesquels Le Pen a comparu durant sa carrière politique, ces juges déclarent que des vérifications minimales avaient été entreprises. Les deux passages inculpés ne peuvent être entendus littéralement, nuancent les quatre magistrat·e·s. Par exemple, lorsque Le Pen est comparé à Al Capone, Lindon ne cherche pas à affirmer qu’il est un chef de mafia; il veut plutôt « transmettre le message que cet homme politique, par ses discours, encourage ses partisans à s’engager dans des actes d’une extrême violence […]. En ce sens, ces expressions aussi sont des jugements de valeur qui ont une base factuelle établie. » (50) On peut toutefois se demander si cette défense a lieu d’être. Selon Arnaud Latil, « la liberté de créer implique la production d’une chose nouvelle. La chose créée n’est pas réductible à un “message”. L’art et la science […] transmettent le résultat d’un travail qui n’a pas vocation à “informer” au sens traditionnel de la liberté d’expression. » (2011, §62) La demande de vérifications minimales ne devrait pas être applicable dans le cas d’un texte de création, que ce texte inclue ou non des référents réels.
Si la Cour européenne dit, à travers ses principes généraux, tenir compte de la qualité de l’homme visé (en l’occurrence d’une figure politique); si elle reconnaît que Le Pen est connu pour son « discours et ses prises de positions extrêmes, lesquelles lui ont valu des condamnations pénales pour provocation à la haine raciale, banalisation de crimes contre l’humanité[,] [etc.] » (CEDH 2007a, 29), elle considère toutefois, en accord avec le jugement de la cour d’appel, qu’assimiler qui que ce soit, peu importe sa qualité, à un « chef d’une bande de tueurs » (Lindon 2000, 12) « outrepasse […] les limites admises en la matière » (CEDH 2007a, 30). Ces propos excèderaient le minimum de bienséance et de modération requis dans la société et ne serviraient qu’à attiser la haine envers une personne qui, extrême ou non dans ses positions politiques, mérite d’être protégée. Les quatre juges ne sont pas de cet avis. Selon l’opinion dissidente, la qualité de la personne préjudiciée entre « en jeu dans la détermination des limites admissibles aux droits et libertés garantis » (47) et doit donc faire l’objet d’une attention particulière. En se basant sur des arrêts antérieurs, ces juges rappellent que les personnalités publiques acceptent, lorsqu’elles entrent dans le monde médiatique, de s’exposer à la critique. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de personnalités politiques. En 2004, la Déclaration sur la liberté du discours politique dans les médias10, adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, reprend les principes de la jurisprudence de la Cour européenne : les personnalités politiques acceptent « d’être l’objet d’un débat politique public et sont par conséquent soumises à un contrôle public attentif et à une critique publique potentiellement vigoureuse […] quant à la façon dont elles ont exercé ou exercent leurs fonctions » (CEDH 2007a, 47). Ce principe est d’autant plus évident que Jean-Marie Le Pen est « un homme politique connu pour la virulence de son discours et [de] ses prises de positions extrêmes » (47), qui doit par conséquent faire montre d’un degré de tolérance encore plus élevé envers les discours tenus à son propos, soutient l’opinion dissidente.
En outre, huit mois avant la comparution d’Otchkovsky-Laurens et de Lindon, la Cour européenne avait infirmé la décision de la justice autrichienne (d’abord de la Vienna Commercial Court, puis de la Vienna Court of Appeal) en donnant raison à la Vereinigung Bildender Künstler, qui alléguait que la décision d’interdire l’exposition d’un tableau d’Otto Mühl brimait son droit à la liberté d’expression. Ce tableau, composé de peinture et de collages de photographies de journaux, avait engendré polémique du fait de sa représentation du député Meischberger dans des positions sexuelles obscènes. Un des principaux arguments fondant cette conclusion stipulait que dans ce cas précis, la peinture n’exposait pas tant la vie privée du député qu’une allégorie de sa vie politique, et « in this capacity Mr Meischberger ha[d] to display a wider tolerance in respect of criticism » (CEDH 2007b, 8). Même si dans le cas de Meischberger, le chef d’accusation est celui d’atteinte à la vie privée, et que dans le cas de Le Pen, il s’agit de diffamation, il demeure étonnant que les mêmes juges en arrivent à une conclusion opposée.
Conformément à l’usage paraît à la suite du jugement de la Cour européenne un avis concordant, signé par le juge Loucaides. Bien que le juge déclare réagir à « la tension entre la liberté d’expression et le droit à la protection de la réputation » (CEDH 2007a, 39), son avis est plutôt constitué comme un plaidoyer en faveur de la restriction de la liberté d’expression. Il y est question de la liberté d’expression dans un contexte médiatique uniquement : ni la création littéraire, ni les requérants, ni le roman pour lequel l’auteur et l’éditeur sont inculpés ne sont mentionnés dans l’avis. La seule référence au Procès est cachée dans une énumération où le juge soutient que « la formulation de critiques adressées à des hommes politiques » ne devrait pas être permise lorsque non vérifiée (41).
Ici sont convoqués plusieurs des arguments contestés par l’opinion dissidente. Non seulement y a-t-il une flagrante non-considération de la nature de l’œuvre, mais Loucaides reproche en plus à l’auteur et à l’éditeur de ne pas avoir procédé aux vérifications minimales qui, selon la logique de cette déclaration, auraient prouvé l’impertinence de la « critique » portée dans le roman contre Jean-Marie Le Pen. L’œuvre est de toute évidence traitée comme un article journalistique qui mériterait une vérification des sources afin de diffuser une information juste et utile au débat public. Alors que l’argument principal en faveur de la protection de la liberté d’expression est celui du droit à la libre discussion des questions publiques, Loucaides affirme que « la suppression des déclarations diffamatoires, outre qu’elle protège la dignité des individus, décourage les déclarations mensongères et améliore la qualité d’ensemble du débat public, en produisant un effet dissuasif sur le journalisme irresponsable » (41). Ainsi, non seulement le roman est-il réduit à la nature d’un article journalistique, mais il est aussi qualifié de « journalisme irresponsable ». La présence de cette zone grise, où les juges ne considèrent pas l’auteur comme étant un romancier lorsque cela irait en sa faveur, et ne le considèrent pas non plus comme un journaliste lorsque cela pourrait aider sa cause, n’est pas unique au cas de Lindon. Elle apparaît dans plusieurs cas de romancier·ère·s en procès du XXIe siècle11, ce qui met en lumière la difficulté, pour les magistrat·e·s, de traiter le journalisme et la création artistique à l’aide d’une même loi.
De la poursuite devant le tribunal de grande instance en 1999 à la comparution devant la Cour européenne en 2007, huit années de procès n’ont pas manqué de faire réagir les écrivain·e·s, journalistes et juristes dans les médias. En plus d’une profusion d’articles sur le sujet paraît en novembre 1999 dans le journal Libération une pétition dont les 97 signataires (sociologues, journalistes, éditeur·rice·s) affirment que le Procès n’est en rien diffamatoire. Ces signataires se mettent en danger en reprenant les phrases incriminées à même la pétition et concluent : « S’ils sont logiques avec eux-mêmes, Jean-Marie Le Pen doit me poursuivre et le tribunal me condamner pour les avoir reproduites ici. » (Collectif 1999, 3) Les représailles ne tardent pas : Serge July, l’éditeur du journal qui a publié la pétition, se fait poursuivre par Le Pen et par le Front national et est reconnu coupable par le tribunal de grande instance. Il décide de se joindre à l’éditeur et à l’auteur du Procès et devient le troisième requérant dans la reconduction de l’affaire en cour d’appel, où il est aussi jugé coupable. Près d’une demi-douzaine d’articles de presse annoncent et appuient informellement la reconduction en appel dans les journaux français. Patrick Kechichian prend publiquement position dans Le Monde (2000) en solidarité avec les inculpés. Lorsque les trois requérants reconduisent l’affaire en Cour européenne, une dizaine d’articles de presse paraissent dans les journaux et, cette fois-ci, les juristes joignent leur voix aux auteur·rice·s. Me Roland Rappaport, avocat des deux premiers requérants, prend la plume pour témoigner du caractère « préoccup[ant] » (2008, 23) de la façon dont la cour traite le roman en justice. Me Agnès Tricoire, déléguée de l’Observatoire de la liberté de création, prend également la parole dans la revue juridique Legipresse (2008) pour questionner l’applicabilité de la loi sur la liberté d’expression à des cas de fiction tels que celui du Procès. Christian Kantcheff et Bertrand Leclair, respectivement journaliste et romancier et tous deux membres de l’Observatoire de la liberté de création, signent également un article solidaire analysant l’arrêt de la Cour européenne dans la revue Hommes & libertés (2008). C’est cependant l’écrivaine Marie Darrieussecq qui s’insurge avec le plus de force dans une lettre ouverte publiée dans le journal Libération : « Je ne me sens pas bien. J’écris, le matin, et quelqu’un me regarde. Ça fait un moment que ça dure et que j’écris contre ce regard, mais, aujourd’hui, c’est presque un détail, ce regard porte un nom : Le Pen. » (1999, 16) Si on peut reprocher à ces prises de position d’être toutes biaisées (Rappaport étant l’avocat de Lindon et Otchakovsky-Laurens, Tricoire dirigeant l’Observatoire de la liberté de création, Darrieussecq publiant chez le même éditeur que Lindon, P.O.L), elles ont en commun de tenter d’identifier ce qui a pu permettre un jugement qu’elles considèrent injuste et de démontrer en quoi cette injustice est dangereuse pour le futur de la création. En nous basant sur ces prises de position, nous avons repéré trois arguments récurrents qui nous semblent éloquents quant à la critique globale prononcée à l’endroit de l’appareil judiciaire : l’inaptitude du tribunal à juger des cas de fiction, la violence faite à l’autonomie de la fiction et la confusion entre réel et fiction dans le discours juridique.
Sept des huit prises de position publiques mentionnent explicitement l’inaptitude du tribunal à juger des cas de fiction12. Cette inaptitude prend, selon les signataires rédigeant ladite prise de position, deux formes : celle de l’incapacité de la cour à comprendre une œuvre romanesque et celle de son manque de compétence pour juger une œuvre de fiction. Les huit prises de position observées ici ont toutes en commun de mettre en doute la capacité du tribunal à comprendre la nature même de la fiction. Si certain·e·s le font à demi-mot, comme Josyane Savigneau lorsqu’elle écrit :
Certes, il n’est pas permis de commenter une décision de justice. Mais il est tout à fait autorisé de poser, de nouveau, la question du roman, cet objet embarrassant qui n’en finit pas de vouloir affirmer sa liberté, de revendiquer sa vérité, de proclamer qu’elle ne s’analyse pas simplement en termes de réalité. Et qu’on n'en finit pas de vouloir corriger, restreindre, annuler (1999, 17)
, d’autres le font plus directement : « cette décision témoigne d’une incapacité à comprendre le fonctionnement d’une œuvre romanesque » (Rappaport 2008, 23). Parallèlement, le manque d’outils juridiques pour juger de cas de fiction est également décrié dans les prises de position analysées. Me Tricoire soutient que « non fondée en droit, la liberté de création fluctue au gré du libéralisme ou de l’autoritarisme des gouvernants […] et la réaction s’abat comme une foudre aléatoire sur des œuvres » (2011, 9).
Cette variabilité, en plus d’être symptomatique du manque d’outils juridiques pour procéder à un jugement adapté à l’objet littéraire, entraîne son lot d’incohérences et d’imprévisibilité selon Kantcheff et Leclair, lesquels considèrent que ce procès est important puisqu’il « souligne mieux qu’aucun autre la nécessité actuelle de réfléchir en matière judiciaire à cette notion de liberté de création » (2008, 18). Ils expliquent : « c’est faute de disposer d’une réflexion de cet ordre, ou des outils qui permettent de la mener que les juges […] éprouvent les plus grandes difficultés à se placer sur le terrain d’une spécificité de l’œuvre littéraire » (18). Dans cet article, le journaliste et l’écrivain soulignent en outre que les procès du Procès sont importants en ceci qu’ils marquent clairement le déficit de balises juridiques – la fluctuation du nombre de passages retenus comme litigieux d’une instance à une autre confirmant, selon eux, le caractère aléatoire des décisions et, par le fait même, l’absence d’outils juridiques pour traiter de littérature. Cette remarque rejoint, ironiquement, l’opinion du juge Loucaides qui, rappelons-le, soutient lui aussi dans son avis concordant que la Cour européenne « a occasionnellement fait preuve d’une sensibilité excessive et accordé à la liberté d’expression une surprotection » (CEDH 2007a, 39), démontrant à son tour l’inconstance de la Cour en matière de liberté d’expression.
Une des preuves les plus flagrantes du manque d’outils juridiques pour juger la fiction est cette constante confusion entre les notions de « réel » et de « fiction », une confusion que ne manquent pas de relever les littéraires et les journalistes s’étant intéressé ·e·s à la question. À ce titre, Jacques Henric, critique littéraire et romancier, estime que les juges « auraient tout intérêt, ne serait-ce que pour leur santé mentale, à ne pas confondre le réel, le symbolique et l’imaginaire » (1999, 27). Me Tricoire abonde dans le même sens : « Comment la Cour a-t-elle pu renverser ce postulat qui est l’essence même de la littérature, et affirmer que Lindon parle directement par ses personnages ou son narrateur? […] Qui est condamné, ici, Madame Bovary ou Flaubert? » (2011, 241)
La distinction entre auteur et narrateur hétérodiégétique, que Me Tricoire considère comme « l’essence même de la littérature » (241), est en réalité assez récente dans la critique littéraire. En 1991, Dorrit Cohn rapporte que malgré la tendance des théoricien·ne·s à insister « en principe sur le fait que les narrateurs fictionnels ne doivent jamais être identifiés avec leurs auteurs » (192-193, l’autrice souligne), règne encore implicitement le présupposé « qu’un roman est tout simplement raconté par son auteur » (193). Si cette distinction n’a pas toujours été de mise, il semble cependant qu’elle aille de soi dans le milieu littéraire aujourd’hui. Me Tricoire n’est pas la seule à s’étonner de ce que la question de la différenciation du narrateur·rice et de l’auteur·rice ne soit pas encore réglée; Leclair et Kantcheff arrivent à la même conclusion : « en multipliant les arguties sur l’implication de l’auteur dans des propos tenus ou non par des personnages, les juges semblent ignorer que […] Mathieu Lindon n’échappe pas à la loi édictée par Flaubert lorsqu’il lança : “Madame Bovary, c’est moi” » (2008, 17-18). Selon eux, le Le Pen du roman est tout autant Lindon que Madame Bovary était Flaubert : il n’est qu’un personnage créé par l’auteur, sans que l’écrivain endosse pour autant les paroles ou les idées de celui-ci. Que ce personnage ait un référent réel ou non, il demeure un être de fiction.
Selon les auteur·rice·s, journalistes et juristes énuméré·e·s ci-haut, il faut encore ajouter aux manques précédemment mentionnés celui de la différenciation entre personne et personnage. Françoise Lavocat rappelle que « s’il y a bien un consensus, qui s’était consolidé tout au long du xxe siècle, […] c’était que le personnage n’était qu’un être de papier » (2016, 345). Or ce consensus semble avoir été très vite évacué dans le procès du Procès, ce qui tend à montrer que l’utilisation du nom propre de Jean-Marie Le Pen dans le roman viendrait suffisamment flouter la frontière entre personne et personnage pour que ce consensus soit rejeté. Selon les auteur·rice·s des articles analysés, cependant, ce flou est désamorcé par la nature de l’œuvre :
C’est bien parce que nous sommes dans un roman que le personnage est traité en tant que personnage, c’est-à-dire que l’auteur peut s’appuyer non pas sur la personne réelle, mais sur ce que cette personne représente dans l’imaginaire collectif; ce personnage tient du symbole parce que nous sommes dans l’espace de la création, et non pas dans celui de l’analyse et du commentaire. (Leclair et Kantcheff 2008, 18)
Le choix du genre romanesque convoque, selon Leclair et Kantcheff, un ensemble de paramètres propres à la fiction parmi lesquels figure celui de la référentialité, soit le fait d’invoquer un référent réel pour convoquer un ensemble de caractéristiques précises contenues dans l’imaginaire collectif sans avoir à les énumérer13. Cette fonction, couramment utilisée dans les œuvres de fiction, n’a pas pour dessein de dénaturer le référent, mais plutôt d’alimenter la réflexion en collant le monde représenté sur le monde représentable. À ce sujet, Tricoire affirme que les éléments référents d’une fiction sont des références feintes lorsqu’ils se donnent l’apparence de réalité : « les éléments référents peuvent tout aussi bien être parfaitement réels et sont alors absorbés par la fiction » (2015, 130).
Cet argumentaire, bâti selon une logique ségrégationniste14 — pour laquelle l’avocate est par ailleurs reconnue et critiquée — serait caduc selon Françoise Lavocat. Cette dernière soutient que de croire que « la fiction est un monde à part, autonome et non référentiel » (2016, 293) rend la tâche impossible aux juges qui « se trouvent à l’interface du monde et du texte. Cet espace de conflit et de régulation des usages de la fiction qu’ils occupent est incompatible avec une telle théorie. » (293) Que l’on adhère au raisonnement de Tricoire ou à la critique qu’en fait Lavocat, le manque de balises juridiques est criant et la confusion entre réel et fiction, inquiétante. À ce sujet, Mathilde Barraband relève que dans l’affaire opposant le romancier à succès Philippe Besson et le couple Villemin (qui estime avoir été diffamé par la mise en roman de l’assassinat de leur enfant), pour les juges, « les pensées ou les propos [de l’œuvre] sont fictifs, mais que cela ne suffit pas à faire des personnes qui les tiennent des personnages de fiction. […] Ils admettent qu’un texte peut être un collage d’éléments réels et fictionnels qu’ils tentent alors de catégoriser au cas par cas. » (2017, 125) Il devient donc évident non seulement que l’attitude adoptée par les magistrat·e·s diverge d’un cas à l’autre, mais aussi que la notion de fiction même est problématique.
Finalement, la critique récurrente dans l’intégralité des prises de position en faveur de l’auteur et de l’éditeur est celle de la violence faite à l’autonomie de la fiction, dans le double sens du terme « autonomie » : d’abord comme monde possible autonome par rapport à la réalité, puis comme produit littéraire autonome par rapport au pouvoir. C’est ce dernier aspect qui semble profondément alarmer les défenseur·ses·s de Lindon et Otchakovsky-Laurens : « tous aux abris après l’inquiétante victoire judiciaire dont peut s’enorgueillir Jean-Marie Le Pen » (Devinat 1999, 17), s’inquiète le journaliste François Devinat pour qui cette affaire crée une jurisprudence dangereuse. Les sympathisant·e·s aux inculpés se sentent menacés par le verdict rendu : « Cet arrêt entérine un certain nombre de confusions dangereuses à l’heure où les écrivains sont de plus en plus souvent confrontés à des tribunaux qui ne disposent pas des outils nécessaires à une réflexion sur la création littéraire. » (Leclair et Kantcheff 2008, 15) Henric parle même d’une atteinte à la liberté d’expression : « cette nouvelle atteinte à la liberté d’expression est particulièrement inquiétante dans la mesure où elle trouve sa justification juridique et morale dans un pays démocratique » (1999, 27). De son côté, Marie Darrieussecq, qui a témoigné en tant qu’autrice durant le procès, revendique plutôt l’autonomie de la fiction par rapport à la réalité. Elle cible une exigence de la cour qui lui paraît particulièrement absurde : celle de la demande de preuve. Elle s’inquiète : « je ne me sens pas bien, parce que la justice de mon pays […] exige de moi et de mes romans des preuves. Des preuves de quoi? Des preuves que je décris le monde? Que je parle du monde […]? » (1999, 6) Josyane Savigneau souligne également le problème de la demande de preuve : « La justice aurait voulu que le romancier fournisse des preuves, donc qu'il explique que son livre n'était en rien un roman. Il ne le peut pas. » (1999, 17)
Dès lors, la question se dédouble : qu’en est-il de l’autonomie de la fiction – d’un côté au regard de l’État, de l’autre en tant que forme d’art autonome – dans la France du XXIe siècle? La fiction a-t-elle des devoirs à remplir, des preuves à donner? Peut-elle se suffire à elle-même? Face à ce tracas auquel la cour est confrontée, celui de l’objet gênant — tant dans son rapport à la réalité que dans son rapport au pouvoir — qu’est le roman, Savigneau émet l’hypothèse qu’« il est sans doute plus simple de nier que la fiction puisse avoir une existence autonome que de s'interroger sur ce double embarras [celui du roman et celui de Jean-Marie Le Pen] » (1999 : 17). De son côté, Henri Leclerc, avocat de Lindon, confie à la journaliste Dominique Simonnot que « cette décision pose directement le problème du roman contemporain et de la façon dont un romancier peut parler du monde dans lequel il vit; en fait, c'est toute la question de la création, de la libre expression » (2000 : 17). Constatant le malaise de la cour, Marie Darrrieussecq avance que le genre romanesque est non seulement ambigu, mais ironique : « le roman n'est ni bien ni mal, ce n'est ni un fait, ni une thèse, ni une opinion. C'est un objet, posé là, encombrant, l'objet par excellence, impossible à réduire, à résumer, à contracter en formules, à peser, à juger » (199 : 6).
À la lumière de ces observations, un nombre important de similarités apparaissent entre les arguments des juges dissident·e·s et ceux des signataires de la pétition (notamment la non-considération de la nature de l’œuvre, l’exigence des preuves minimales, l’incohérence entre ce procès-ci et des jugements antérieurs, etc.), qui présentent néanmoins des différences majeures (les juges de l’opinion dissidente affirmant, par exemple, que Lindon et son éditeur satisfont à l’exigence de vérifications minimales, alors que les auteur·rice·s des articles analysés revendiquent le droit, pour les auteur·rice de fiction, de ne pas avoir à prouver ce qu’ils et elles écrivent). Deux points, qui ont parfois été évoqués de manière sous-jacente ou à travers de rares allusions, nous paraissent cependant avoir été trop peu traités, tant dans l’avis des juges dissident·e·s que dans les articles parus en soutien à Lindon et à Otchakovsky-Laurens. Il s’agit de la question de l’intention de l’auteur·rice et de l’analyse de l’œuvre par extraits.
L’intention de l’auteur·rice est en effet considérée tout au long des différents jugements de l’affaire Otchakovsky-Laurens et Lindon. Or chercher cette intention dans un roman où l’on amalgame les propos du narrateur avec ceux de l’auteur est fortement tendancieux, comme le soulèvent les quatre signataires de l’opinion dissidente lorsqu’ils et elles reprochent à la Cour européenne de s’approprier la méthode du tribunal correctionnel de Paris, qui avait opéré une distinction artificielle entre les passages du roman appartenant bel et bien à la fiction et ceux où l’opinion de l’auteur serait directement exprimée, reconduisant sans les questionner ces catégories artificielles. Ils précisent que la question de savoir si certaines phrases attribuées à des personnages sont diffamatoires ou non « est placée sous la dépendance de celle de savoir si l’auteur peut ou non passer pour avoir pris suffisamment de distance dans le récit avec les mots ou phrases en cause » (CEDH 2007a, 46).
Les juges dissident·e·s ne sont pas les seul·e·s à relever les dangers de la recherche de l’intention de l’auteur·ricedans l’œuvre. Leclair et Kantcheff soulignent que « cette intention, qui nous importe en soi assez peu, préoccupe en effet beaucoup les juges des différentes juridictions qui ont eu à traiter de l’affaire, et particulièrement ceux de la Cour européenne […] qui ne cessent d’y faire allusion, en se fourvoyant » (2008, 17). Ils mettent en relief la délicatesse qu’exige la considération de l’intention de l’auteur·rice. Cette délicatesse vaut pour la cour, mais également pour l’auteur·rice : il nous semble également tendancieux de tenir compte des explications auctoriales fournies par Lindon, qui a eu l’occasion d’exposer publiquement son intention, notamment par une prise de parole dans le Nouvel Observateur15. En effet, s’il est aisé de déformer et de manipuler les idées en cherchant l’intention de l’auteur·rice dans le texte de fiction, il nous semble tout aussi aisé, pour l’auteur·rice, de déformer les propos du roman en expliquant l’intention qui s’y cache. En se prêtant au jeu d’expliquer son intention, l’auteur·trice participe à la réduction de son texte en message, ce qui risque de simplifier l’effet de la fiction.
Le second point qui semble avoir étonnamment échappé au radar à la fois des juges, des juges dissident·e·s, des auteur·rice·s, des journalistes et des juristes, mais qui nous semble toutefois important de considérer, est celui du jugement émis à la suite de la lecture d’extraits de l’œuvre. Rappelons que pour juger une œuvre de fiction, les magistrat·e·s doivent l’interpréter. Lorsque la cour n’est pas suffisamment outillée pour juger un cas, elle fait appel à des spécialistes : cela dit, aux souvenirs d’Otchakovsky-Laurens, « [l]es juges, à aucune des instances, n’ont fait appel […] à des experts littéraires » (P. Otchakovsky-Laurens, entrevue accordée à Anne-Marie Duquette, 6 décembre 2016). Dans le cas présent, il serait logique de convoquer les spécialistes de l’interprétation en littérature, les herméneutes, dont le principe de base est de considérer l’œuvre dans son ensemble en tant qu’espace autonome régi selon son propre système. Il faut connaître l’ensemble de l’œuvre pour comprendre ce système et pour pouvoir l’interpréter :
Chaque détail observé doit être confronté au tout, et le tout doit être réinterprété à la lumière de chaque nouvelle acquisition partielle : tâche infinie (puisque le cercle herméneutique ne se clôt jamais), mais aussi infiniment féconde. Loin donc de s’effacer, le rôle de l’interprète — faillible, armé d’expérience, mais menacé intérieurement par ses faiblesses et ses incertitudes — ne fait que se renforcer et se confirmer davantage. (Starobinski 2001, 109)
Il serait donc injuste de prétendre comprendre une assertion sans considérer le contexte dans lequel elle s’inscrit, le monde (l’œuvre) auquel elle appartient, or c’est précisément ce qui s’est produit dans le cas des procès du Procès. La première à se pencher, même brièvement, sur la question n’est pas une littéraire. Il s’agit d’Agnès Tricoire, avocate spécialiste en droit à la propriété intellectuelle, dans son commentaire sur le jugement de la Cour européenne, qui reproche à la Cour d’avoir sorti chacune des citations incriminées de son contexte, en changeant du même coup le sens. « [S]i Le Pen est traité de “chef d’une bande de tueurs”, c’est, pour le militant qui tient ce propos, ce qui doit être démontré, en le forçant à s’expliquer dans le procès fait à son militant qui a commis un meurtre raciste » (2008, 3), explique l’avocate16.
Dans son Petit traité de la liberté de création (2011), Me Tricoire liste les huit principes qui, selon elle, devraient être inhérents à la lecture judiciaire des œuvres de fiction. Le troisième est que, « pour juger une œuvre, il faut la lire en entier » (2011, 210). Contre toute attente, très peu de remarques ont été prononcées au sujet de l’analyse des extraits hors de l’œuvre. Alors que sortir des phrases de leur contexte afin d’en changer le sens est reconnu par les analystes du discours comme étant un sophisme, il semble que ce procédé soit soudainement une forme argumentaire raisonnée dans le cas de procès d’œuvres de fiction.
À la lumière de la confrontation des différentes réceptions de l’affaire, force est de constater que le roman Le procès de Jean-Marie Le Pen et les procès dont il a été l’objet ont indéniablement contribué à un tournant important en ce qui concerne le statut de la liberté de création. À la suite des grands procès de romancier·ère·s au tournant du XXIe siècle ont été formulées plusieurs propositions pour pallier le manque d’outils juridiques que nous avons évoqué. Thomas Hochmann propose aux juges d’emprunter le point de vue d’un·e lecteur·rice moyen·ne, « construit par le juge, et non par l’auteur tel le lecteur modèle d’Umberto Eco » (2011, 147-164). Un manifeste sur la liberté de création a été signé en 2003 par l’Observatoire de la liberté de création afin de promouvoir une certaine immunité artistique; on y avance que l’art « jouit d’un statut exceptionnel, et ne saurait, sur le plan juridique, faire l’objet du même traitement que le discours qui argumente, qu’il soit scientifique, politique ou journalistique » (collectif 2003). Enfin, en 2016 a été promulguée la Loi sur l’architecture, le patrimoine et la création, qui envisage pour la première fois la liberté de création indépendamment de la liberté d’expression. Cette multiplication des nouveaux textes proposés pour encadrer le traitement de l’œuvre d’art littéraire en justice témoigne non seulement d’une préoccupation généralisée — et visiblement non réglée — quant à la question de liberté de création, mais également de l’inconstance des limites qui lui sont imposées.
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