You know who I am. I have even given you my true name. As for what I am, you know that, too. You seek a false comfort when you demand that I define myself for you with words. Words do not contain or define any person […]1.
Robin Hobb, The Tawny Man, Book 2
Bien que la fantasy soit régulièrement critiquée « on the basis of its reinforcement of gender and sexuality norms » (Roberts et McCallum-Stewart 2016, 2), un nombre grandissant de chercheureuses2 s’accordent pour dire que ce genre de l’imaginaire possède, au contraire, un fort potentiel critique et politique – notamment queer et féministe3. Dans Feminine Fictions. Revisiting the Postmodern (1989), Patricia Waugh avance que la fantasy, par les transgressions de la réalité consensuelle qu’elle propose, a la capacité de décentrer et de subvertir les concepts de genre et d’identité (190). Pour Katheryn Hume, ces transgressions incluent, entre autres, l’usage de l’un des codes définitoires du genre, celui de la magie (1984, 17). Quoique régulée par un ensemble de normes rigides (celles propres au monde secondaire mis en place, et celles, plus larges, du genre en lui-même) (Attebery 1992, 55), la magie n’est pas une simple convention statique du genre. Elle a un potentiel subversif pouvant être employé afin d’articuler une double critique, dont l’une ne va pas sans l’autre : celle de ses propres codes, et celle de représentations et de discours sociaux extratextuels provenant du contexte socioculturel dans lequel le texte de fantasy a été produit.
Dans cet article4, j’avancerai que la magie peut être redéployée en fantasy et, plus précisément, queerisée, afin de questionner et de déstabiliser la division entre le féminin et le masculin, de même que la notion d’identité fixe (Butler 2010 [2005]). Afin de le démontrer, j’étudierai la transformation de la convention du true name, forme de magie souvent employée en fantasy, dans le cycle The Realm of the Elderlings5 de l’autrice américaine Robin Hobb; plus précisément, je me pencherai sur la manière dont cette magie du true name est subvertie et queerisée par l’entremise du true name « Beloved » du personnage énigmatique de « the Fool ». Ce dernier s’identifie (et est identifié) tant au genre féminin qu’au genre masculin au fil des romans6.
Mon étude se déroulera en trois temps. D’abord, je présenterai le cadre conceptuel sur lequel repose mon analyse. Je m’attarderai à la façon dont les lois de la dénomination, qui structurent et figent les identités de genre en les inscrivant dans un ordre social et narratif hétéronormatif, trouvent écho dans ceux du code générique du true name. Puis, je montrerai comment la magie du true name crée un ordre social genré dans The Realm of the Elderlings, lequel est renforcé par la narration. Enfin, j’étudierai la manière dont cette magie permet de « jouer du genre » en défiant et en dépassant les normes genrées et la conception de l’identité fixe et stable, aux frontières étanches.
Ainsi que l’ont souligné plusieurs théoricien·ne·s7, la fantasy, en tant que genre populaire soumis aux impératifs de la marchandisation, orchestre un incessant recyclage de ce que Brian Attebery qualifie de « formula », de formule (1992, 10). En reprenant et en réitérant des tropes et des codes tels que la magie ou le monde secondaire (médiévalisé ou non), cette formule a contribué à l’imposition graduelle, puis à la cristallisation et à la légitimation des conventions associées au domaine générique. La popularisation d’œuvres comme The Lord of the Rings de J.R.R. Tolkien dans les décennies ayant suivi sa publication (1960-1970), puis de Earthsea d’Ursula K. LeGuin (1968 à 2001), a aussi contribué à cet effet. Toutefois, la formule de la fantasy, bien qu’en apparence restrictive et répétitive, génère un effet paradoxal : plutôt que de diminuer la créativité des auteurices, ses contraintes la stimulent. Incité·e·s à redéfinir les règles du genre tout en les intégrant à leurs écrits (Attebery 1992, 10), ces artistes permettent l’effervescence, la mouvance et le renouvellement constants de la production des textes (et œuvres médiatiques) de fantasy, qui sont à la fois variés et similaires. Pour Attebery, la formule « can be used to generate lively, ingenious, highly entertaining variations on a limited theme. […] [It] hence may be analyzed to reveal widespread cultural values and assumptions. » (1992, 9) En d’autres termes, l’étude de la formule et des codes de la fantasy montre que celle-ci est extrêmement poreuse aux discours littéraires, sociaux et politiques circulant au moment de l’écriture, qu’ils soient dominants ou marginaux. Dans le même ordre d’idées, Anne Cranny-Francis envisage les conventions des littératures de genre (et les conventions littéraires, plus généralement) comme des construits sociaux, modulés par le contexte extratextuel dans lequel le texte a été produit. Par conséquent, pour cette chercheuse, l’étude de leur détournement est utile afin de rendre visible « the socially and politically conservative discourse coded into traditional genre conventions » (1990, 19).
L’un des discours dominants encodés dans les conventions de la fantasy est l’hétéronormativité. Tributaire d’une tradition masculine enfermant les représentations sexuées dans des rôles binaires (Deckers 1996, 191-192), ce genre de l’imaginaire contribue souvent à réitérer les normes occidentales traditionnelles du féminin et du masculin. Or, tout ordre ne pouvant exister sans contestation, ces mêmes conventions sexuées appellent en creux leur propre remise en question : la prépondérance de l’hétéronormativité en fantasy, tissée à même les codes et les conventions du genre, incite à sa subversion. Elle pave la voie aux identités non normatives, qui surgissent en marge des discours dominants mis en texte. Les œuvres d’autrices comme Anne McCaffrey (Dragonriders of Pern, 1968-1978), Ursula K. LeGuin (Earthsea, 1968-2001), Élisabeth Vonarburg (Histoire de la Princesse et du Dragon, 1990; Reine de mémoire, 2005-2007), et, depuis les années 2000, de toute une nuée d’écrivaines de jeunesse, de young adult et de fiction pour adultes, prouvent que le mouvement n’est pas récent. Formant au contraire une généalogie tenant davantage du buisson foisonnant que de la lignée, ces textes montrent que la représentation rigide de codes hétérosexuels en fantasy peut être utilisée afin de déstabiliser et de critiquer ces mêmes codifications; les conventions du genre, c’est-à-dire les éléments composant sa formule, y sont redéployées de façon à perturber l’hétéronormativité. Or ces stratégies sont loin de reposer uniquement sur un renversement, au sein des textes, des rôles féminins et masculins occidentaux traditionnels. De fait, l’inversion ne fait souvent que réitérer les valeurs dominantes masculines, souvent violentes, associées à la fantasy, voire les renforce (Tolmie 2006, 146).
Parmi les codes génériques de la fantasy, la magie, parce qu’elle est l’une des conventions sur lesquelles s’édifie ce genre, fait régulièrement l’objet d’une réappropriation et d’une transformation subversive. Comme je l’ai mentionné en introduction, ce trope n’est pas une simple convention statique. Malgré les diverses règles qui en régulent l’utilisation, ou plutôt, en raison de celles-ci, si l’on en croit la théorie de la formule d’Attebery, la magie est continuellement réinvestie : elle constitue l’un des moteurs de transformation les plus importants de la fantasy. Ainsi que le rappelle Attebery dans Strategies of Fantasy (1992), « [o]nce admitted to the fictional world, magic works to redefine everything else » (55). Les travaux de Patricia Waugh ont d’ailleurs démontré le pouvoir transgressif de la magie : en permettant un écart de la réalité consensuelle, elle est capable de décentrer et de subvertir les concepts normatifs de genre et d’identité (1989, 190). Elle est donc susceptible de devenir le lieu d’une contestation des codes génériques et hétéronormatifs de la fantasy.
Dans cette dernière, les liens entre magie et identité se manifestent notamment par le trope du true name. Popularisé par Ursula K. LeGuin dans le cycle Earthsea, il désigne une forme de pouvoir se fondant sur la capacité d’un personnage donné à se saisir de l’essence de la créature, de l’élément ou de l’individu nommé par la prononciation de son véritable nom. Selon David Langford, le true name est « a shorthand for deep understanding of the named thing’s essence, identity or ACHILLES’ HEEL » (1999 [1997], 966, en majuscules dans le texte original, je souligne). À ce sujet, Attebery ajoute que « [the] knowledge of names gives power over [the thus-named] things. […] Magic is indeed not merely codified : it is itself a code as old as language […]. It is as rule-bound as language. » (1992, 55) Un parallèle implicite peut donc être décelé entre les fonctions du langage et celles de la magie. Si la puissance des mots relève de leur capacité à former, à définir et à réguler les sujets en fonction d’une série de règles définies, contribuant par moments à l’oppression et à la marginalisation d’individus institués comme illégitimes, le true name, parce qu’il se fonde sur une connaissance linguistique et tire sa force de la dénomination, peut être envisagé comme une métaphore de l’acte d’énonciation et du contrôle des identités. Au même titre que le nom propre d’un personnage fictionnel, il est un performatif qui contribue à la stabilisation des identités narratives dans une œuvre de fantasy. Tous deux font office de loi.
Ceci n’est pas sans évoquer la conceptualisation du nom que Judith Butler articule dans Ces corps qui comptent (2009). La philosophe y mentionne que, pour Lacan, le nom propre possède une fonction d’attribution de l’identité (156-158). Forme de pacte, d’accord social, de loi, il est investi « du pouvoir de rendre durable et reconnaissable ce qu’il nomme » (156-158). À cette théorisation du prénom, Butler ajoute que
le nom ne se contente pas d’être le support[, la manifestation,] de la loi : il l’institue. Dans la mesure où le nom garantit et structure le sujet nommé, [lui conférant par le fait même une stabilité et une légitimité sociale,] il semble détenir le pouvoir d’opérer la subjectification : il produit le sujet sur la base d’une interdiction, d’un ensemble de lois qui différencient les sujets à travers la réglementation obligatoire des positions sociales sexuées. (158)
Le nom propre et les désignations genrées impliquent et modèlent donc obligatoirement un corps sexué. Le genre est implicitement présent dans le processus d’attribution de l’identité individuelle. Comme l’explique d’ailleurs Paul B. Preciado, le nom d’un sujet, manifestation de l’identité, est une manière par laquelle le genre marque et produit celui-ci comme genré (2000, 32). Les corps sont ainsi « réappropri[és] […] comme féminin ou masculin dans le système social » (32).
Voyons désormais comment cette conceptualisation du true name en tant que loi du genre et de l’identité fixe se manifeste dans le cycle de fantasy à l’étude.
Dans The Realm of the Elderlings, la magie, à l’instar du langage, devient un lieu de pouvoir et de réitération de la loi, une instance de contrôle des identités « réelles », « vraies » et de substantivation des sujets « légitimes » – et, implicitement, genrés. L’extrait suivant, dans lequel FitzChivalry, l’un des narrateurices du cycle8, raconte une confrontation avec Dutiful (son souverain), le démontre. Ce dernier ordonne au protagoniste d’abandonner ses activités d’assassin et de devenir plutôt un représentant officiel de la famille royale. Ce faisant, il répète le nom du héros à plusieurs reprises. Fitz décrit de la façon suivante les effets de cette dénomination réitérée : « Prince FitzChivalry Farseer. Each time he said my full name with that title attached to it, I almost felt as if he were reciting a magic spell of binding. As if he would set a boundary around me. » (FF2, 5779) La dénomination, associée à un sortilège, lie, voire contraint le protagoniste, dressant une frontière entre le sujet s’écrivant, ce « I » de FitzChivalry, et le monde extérieur dans lequel le narrateur avait pendant des années échappé à son statut de membre de la famille royale10. Ce faisant, le souverain fait plus que délimiter l’identité de Fitz : il l’institue. Il fait émerger le personnage d’entre les morts, l’associant et l’attachant, par la répétition de son véritable prénom, au « Prince FitzChivalry Farseer », figure ambiguë de légende que les habitant·e·s des Six Duchies croyaient être décédée plus de quarante ans auparavant.
Cette démonstration du pouvoir assujettissant du nom n’est cependant pas différente des autres moments où il est employé dans The Realm of the Elderling. Le true name et ses rouages y sont continuellement représentés, (con)textualisés et répétés à travers les tomes, devenant une norme, une loi de la magie à laquelle tous les personnages doivent se soumettre. L’esprit de Malta Vestrit est déchiré entre ceux de trois dragon·ne·s luttant pour sa possession et reconstitué en une identité stable par Amber, identité féminine de « the Fool »; le jeune Wintrow et la liveship Vivacia ramènent ensemble le roi des pirates Kennit de la mort en prononçant son prénom; les dragon·ne·s cachent leur nom aux humain·e·s, sous prétexte que « [t]he speaking of [their] name[s] [is] like a magical summoning » (LT3, 505). En ce qui concerne les genres des personnages, je soulignerai simplement ici que, si la question n’est pas mise explicitement de l’avant dans tous ces cas, elle est néanmoins tellement présente qu’elle en devient invisible : chacun des personnages nommés est, par le biais de son prénom, identifié au masculin ou au féminin par l’instance narrative. Leur genre n’est pas remis en cause par le texte – à l’exception du genre de « the Fool », comme je le montrerai en troisième partie –, ce qui contribue à l’édification d’un univers hétéronormatif.
Au fil du cycle, Fitz démontre une conscience particulièrement aiguë du pouvoir que renferme la connaissance du true name d’autrui. En tant que narrrateur-scripteur assumant la narration de neuf des seize tomes composant The Realm of the Elderlings, il possède une autorité narrative qui, bien que souvent contestée et déstabilisée par d’autres voix et discours, ne donne pas moins à ses représentations et interprétations du monde un statut discursif privilégié. De ce fait, les constantes allusions de Fitz à la puissance du nom et sa posture au sein du récit contribuent à en réitérer les règles, à codifier et à normaliser cette forme de la magie. Le passage suivant, qui relate une discussion avec « the Fool », illustre l’un de ces rappels :
“What is your name, your real name?”
“Ah.” [The Fool’s] manner was suddenly grave. He took a slow breath. “My name. As in what my mother called me at my birth?”
[…] I suddenly realized the immensity of what I had asked him. It was the old naming magic : if I know how you are truly named, I have power over you. If I tell you my name, I grant you that power. (TM1, 117-118, je souligne)
Fitz mentionne ici le pouvoir que recèle le langage et plus particulièrement le « naming », la dénomination. La puissance qui en découle relève du contrôle, de l’essence ou de l’identité; pour reprendre les termes de Langford, il s’agit d’une domination instituée dans et par les mots, la parole. Or la magie ne s’opère qu’à la naissance, ce que montre le parallèle que dresse « the Fool » avec le nom que lui a décerné sa mère. La dénomination va de pair avec les premiers cris de l’enfant, le faisant apparaître aux yeux des autres comme individu, sujet genré. À ce moment, l’identité se fixe, ou prétend se fixer. De façon similaire, dans les Six Duchies, la nomination prend un aspect cérémoniel et devient une forme de baptême où le nom contribue à forger l’identité et le destin du bébé désigné :
There are two traditions about the custom of giving royal offspring names suggestive of virtues or abilities. The one that is most commonly held is that somehow these names are binding; that when such a name is attached to a child who will be trained in the Skill, somehow the Skill melds the name to the child, and the child cannot help but grow up to practice the virtue ascribed to him or her by name. […] A more ancient tradition attributes such names to accident, at least initially. […] But for the purpose of royalty, it is better to have the common folk believe that a boy given a noble name must grow to have a noble nature. (FA1, 102, en italique dans l’original)
Deux discours se superposent quant à la nature de la tradition, chacun illustrant deux aspects d’une même pratique et concourant à forger deux vérités. Selon la première version, nommer l’enfant signifie le façonner. Le prénom détermine le futur du bébé. Nom propre et personnalité fusionnent, se mêlent l’un à l’autre afin de créer un être contraint de se plier au tempérament que ses parents et l’autorité royale (la coutume étant celle de la monarchie) lui ont imposé. Or cette question de la parole royale trouve écho dans la seconde interprétation de la tradition, quoique de manière bien différente. La magie du nom, dans ce cas, est un instrument de pouvoir, un discours dominant participant à la (re)production de l’hégémonie de la royauté (« for the purpose of royalty ») : elle est une instance affirmée de contrôle de la réalité légitime et de la population. Les deux coutumes, bien qu’en apparente opposition, l’une mettant de l’avant le devoir de la famille souveraine envers les gens du peuple et l’autre reconnaissant leur domination sur ces derniers, n’en sont pas moins similaires dans leur fonction. Imprégnées de rites et d’usages, la tradition crée effectivement un cadre, un régime de lois différenciant ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas, dont elle assure la transmission par la solidification des structures sociales. Dans ce cas-ci, elle réaffirme et institutionnalise le contrôle lié au nom dans le cycle, qu’il s’agisse du contrôle de la masse (« the common folk ») ou de celui d’un individu particulier (« the child »).
Dans les extraits cités, le true name, comme tout pouvoir, ne peut donc être dissocié de la notion d’autorité : ciel qui contrôle est placé·e, en raison de sa capacité à définir, à réguler et à maîtriser l’individu nommé, dans une position de supériorité pouvant lea mener à dominer autrui. De surcroît, dans les Six Duchies, le true name est l’une des nombreuses manières dont peut se manifester la puissante magie du Skill. La critique Lenise Prater, qui se penche sur les représentations du pouvoir féminin et des violences sexuelles en fantasy anglophone, étudie dans son essai « Queering Magic. Robin Hobb and Fantasy Literature’s Radial Potential » (2016) les implications de cette magie. Elle y explique que celle-ci
allows for one human to influence another. The Skill is linked to the upper classes, as « the ability for the magics known as the Skill is tied closely to blood relationship to the royal Farseer Line » […]. The Skill is most often and dramatically used to violate the interiority of the other and rarely for generating an understanding of otherness in Hobb’s work. The Skill can be used as a weapon, to command another person to do something […]. (23-24)
Intimement lié au pouvoir royal, qui en garde jalousement les secrets et qui n’initie que quelques rares recrues hors du cercle de la noblesse, the Skill est employé afin de solidifier la domination des Farseers : il est un instrument de contrôle, de domination et d’agression et toutes ses manifestations, dont le true name, contribuent à l’asservissement d’une majorité par une minorité dictant les lois. Or Fitz, bien que bâtard, appartient à la famille dirigeante et, dès l’adolescence, reçoit partiellement l’instruction nécessaire à une maîtrise relative11, souvent déficiente, de cet héritage qui coule dans ses veines. Je soulignerai également que, dans The Realm of the Elderlings, le narrateur et la narratrice autodiégétiques, FitzChivalry Farseer et Bee Farseer, en plus d’être issu·e·s de la lignée royale, sont tou·te·s deux versé·e·s dans the Skill; la seconde, bien que non initiée, étant par ailleurs largement plus puissante que le premier12. La magie, en ce sens, devient une métaphore des rapports de pouvoir, la littérarisation de plusieurs structures de domination, présentes à différents niveaux du texte. Au sein de la diégèse, un parallèle se dresse entre puissance des classes dirigeantes, magie institutionnalisée, légitimée, et contrôle discursif et narratif des identités fictionnelles. Parce que the Skill découle d’une conception de l’autre octroyée par une autorité dominante à la fois discursive, narrative et royale, il contribue à imposer une forme et une essence (genrée) au personnage nommé, forme qui est déterminée par le narrateur ou par la narratrice autodiégétique.
Ainsi, lorsque Dutiful, encore non initié à la magie royale, s’égare et s’effrite dans le courant magique du Skill, Fitz ne parvient à reforger son identité qu’en faisant appel à la perception approximative qu’il a de lui, tout en prononçant son nom à répétition :
DUTIFUL! […]
I netted him out of the tangled flux, sieving the threads of him and keeping them whilst letting the others flow through my perception of him. Dutiful. Dutiful. Dutiful. The rapping of my thought was a heartbeat for him, and a confirmation. Then for a time I held him, steadying him, and finally felt him come back to himself. Swiftly he gathered to his center threads that I had not perceived as being part of him. I was a stillness around him, helping to hold the thoughts of the world at bay while he re-formed himself. (TM2, 185, en italique dans l’original)
La répétition du prénom (« Dutiful. Dutiful. Dutiful. ») contribue ici à (re)forger et à stabiliser l’identité à la dérive du prince en formant un cadre autour de lui qui est déterminé par Fitz (« I was a stillness around him »). La perception, le point de vue de ce dernier joue le rôle d’un filtre, rejetant ce qu’il considère autre, étranger à Dutiful (« letting the others flow through ») et retenant et filant ensemble ce qu’il associe au prince. Ce faisant, Fitz tisse une frontière entre l’extérieur et l’intérieur, dessine la silhouette de Dutiful, en l’appelant et en l’ancrant dans cette forme incomplète, dans cette idée qu’il a de lui. Cependant, sa création ne contient qu’une identité partielle, trouée. Dutiful, une fois recentré, entreprend de terminer sa reconstitution; il la modèle d’une manière légèrement différente de celle envisagée par Fitz, signe qu’il est tout de même possible de jouer à l’intérieur du cadre identitaire magiquement et narrativement imposé. Le souverain remplit la forme à laquelle la voix de Fitz le contraint, et la change. Le nom, chez Robin Hobb, n’est pas uniquement un outil d’oppression : créateur, il permet de faire apparaître, de donner des contours lisibles à ciel qu’il désigne. Bien que d’abord le produit d’une perception, d’un regard extérieur, la fabrication de soi, institutionnellement et magiquement régulée, peut donc être réappropriée de l’intérieur.
Dans le cas de « the Fool », cependant, la loi du true name prend des proportions différentes. Elle engendre une scission intradiégétique entre l’autorité magique qui institue à la naissance l’identité du personnage et l’autorité narrative de Fitz qui donne textuellement forme aux protagonistes. En effet, le prénom de naissance « Beloved », donné par la mère du personnage, possède une force de dénomination à laquelle Fitz ne peut substituer l’appellation « the Fool », par laquelle il nomme saon meilleur·e ami·e pendant tout le cycle. The Fool, Amber, Lord Golden, Mage Grey, autres noms employés par le personnage pour désigner ses différentes identités, ne sont ainsi jamais imprégnés, dans la diégèse, du pouvoir du true name « Beloved ». Celui-ci est le seul qui permette à Fitz de contrôler partiellement l’identité de saon ami·e à la manière dont il a procédé avec celle de Dutiful.
Or le prénom « Beloved » est problématique à bien des égards. Adjectif épithète nominalisé, il occupe, au niveau grammatical, la fonction d’un nom propre tout en ayant la forme d’un adjectif, -ed. En anglais, la finale en -ed est employée afin de désigner quelque chose de temporaire, soit un sentiment ou une émotion, et non un objet ou une situation, un état, quelque chose de stable. De surcroît, l’adjectif « beloved » est invariable. Il ne s’accorde ni en genre ni en nombre, ou, selon les grammaires anglaises, s’adapte plutôt au genre du sujet auquel il se rapporte; sujet qui, dans ce cas particulier, n’a pas de genre stable, puisqu’il change continuellement d’identité de genre à travers le cycle. Doublement liminaire, le true name « Beloved » est donc imprégné d’une mouvance ironiquement contradictoire : si le mouvement devient inhérent à une chose, à une définition, il est légitime de se demander s’il est véritable fluidité et si la définition, en le fixant, ne rend pas le mouvement paradoxalement caduc. C’est cette contradiction que « the Fool » énonce en mentionnant que, certes, iel a un « true name », et que, si ce « true name » permet de connaître qui iel est, « [w]ords do not contain or define any person » (TM2, 402). Il semblerait alors que la loi de la dénomination ait des limites ou, du moins, que ses règles puissent être détournées en proposant une ouverture de l’identité allant au-delà des mots et de la fixité. Comment, de fait, connaître et contrôler autrui par le biais de son véritable prénom, de la parole, si l’appellation (bien que reposant sur un certain degré de connaissance sur ciel qui est nommé·e) ne peut plus désigner l’individu de manière permanente?
Le nom propre « Beloved » n’est par conséquent ni totalement en conformité ni totalement en infraction vis-à-vis de la loi magique du true name. Il crée plutôt un espace flou, un entre-deux d’autant plus probant qu’il exacerbe l’impossibilité pour Fitz de contrôler entièrement « the Fool » et de l’assujettir à son autorité discursive, narrative et magique en fixant son identité fictionnelle dans le récit. Dans cette faille se produit alors, de l’intérieur du système, une réarticulation de la norme et des règles régissant la narration et le Skill du narrateur. Comme le mentionne Butler,
[l]à où est attendue une uniformité du sujet […] peut se produire le refus de la loi, […] qui met subtilement en question la légitimité du commandement, […] en réarticulant la loi contre l’autorité qui la prononce. […] L’interpellation perd ainsi son statut de simple performatif, d’acte de discours doté du pouvoir de créer ce à quoi il réfère, et crée plus qu’il n’avait jamais voulu créer, sa signification excédant tout référent visé. (2009, 130-131).
Voyons désormais sous quelle forme se manifeste ce retournement de la loi contre l’autorité qui la prononce dans The Realm of the Elderlings.
À la fin de Fool’s Fate (neuvième tome de la série), lorsque « the Fool » meurt, iel est ramené·e à la vie par Fitz. En mélangeant la magie considérée comme impure et animale, the Wit, avec celle, légitime, the Skill de la lignée des Farseers, le héros échange à ce moment corps et noms avec iel. Prater propose une lecture de cet événement dans laquelle elle souligne que cet « échange temporaire » « makes […] possible for Fitz to apprehend and accept the Fool’s queer identity » (2016, 30). Cependant, au-delà de l’acceptation de la différence de « the Fool », cet épisode a d’autres répercussions, qui se manifestent dans la dernière trilogie, The Fitz and the Fool, publiée entre 2014 et 2017. L’on y découvre qu’il n’y a pas simplement eu un échange de corps et d’identités entre le héros-narrateur et saon meilleur·e ami·e, mais bien un mélange entre ces deux instances, tant en ce qui a trait à leur apparence physique qu’à leurs fonctions intradiégétiques et narratives13. Ce brouillage des statuts discursifs est illustré dans les derniers paragraphes de Fool’s Quest (deuxième tome de The Fitz and the Fool). S’étant égaré et éparpillé dans le dangereux fleuve que constitue la magie du Skill pour ciels qui ne la maîtrisent pas assez pour garder leurs contours identitaires étanches, Fitz est à ce moment ramené par « the Fool » :
BELOVED!
The word echoed through me, rebounded from my fraying edges, found and bound me. I was there, trapped in an exhausted and shaking body […].
[…] The Fool’s hand, his fingers gleaming silver, clutched my wrist, burning my identity into me. The bond was shockingly and completely renewed. (FF2, 750-751, en italique dans l’original, je souligne)
Dans cette chute concluant le roman, les barrières entre le soi, masculin hétéronormatif du narrateur Fitz, et le soi mouvant, Autre, altérisé, non binaire de « the Fool » sont abolies. Il y a mélange des identités quand « the Fool » appose ses doigts enduits d’argent (« fingers gleaming silver ») sur le poignet du héros, y brûlant à la fois leur marque et son identité. Or ce « silver » est, dans le cycle, aussi qualifié de « liquid Skill ». Manifestation physique de cette magie, il augmente considérablement le pouvoir de ciel qui le manie, allant parfois jusqu’à détruire le personnage. Dans Assassin’s Quest, dernier tome de la trilogie The Farseer, « the Fool » avait malencontreusement effleuré des doigts le bras brûlant de Skill du roi défunt Verity Farseer, et avait acquis une capacité limitée à manier l’héritage des Farseers, qu’iel employait afin de sculpter des objets de bois. Ayant perdu cette habileté dans les années s’étant écoulées entre les trilogies The Tawny Man et The Fitz and the Fool14, iel, dans Fool’s Quest, deuxième tome de The Fitz and the Fool, se glisse dans la cité de Kelsingra15 afin de plonger volontairement ses doigts dans la magie liquide. Iel vole consciemment la puissance qui lui permet, un peu plus tard, de stabiliser l’identité à la dérive de Fitz. La répétition du processus d’acquisition de the Skill, qui trouve écho dans la reprise des titres dans lesquels a lieu l’événement (Assassin’s Quest et Fool’s Quest) illustre un changement chez le personnage : celui-ci, la deuxième fois, s’approprie volontairement une faculté qui appartient aux instances de pouvoir. Ce faisant, « the Fool », plutôt que de subir un marquage magique accidentellement commis par un roi Farseer (en posture d’autorité), marbre délibérément sa propre peau, s’emparant à ses fins d’une bribe de magie et de la puissance dont celle-ci est investie. Le déplacement dans les titres fait par ailleurs état de cette variation : l’assassin, Fitz, n’est plus le « propriétaire » de la quête (Assassin’s Quest), celui qui, activement, détermine les événements; c’est « the Fool » qui l’est (Fool’s Quest).
Dans l’extrait cité, ciel-ci use donc the Skill, à la manière du narrateur et personnage principal, afin d’ancrer ce dernier, voire de l’encrer, de le marquer comme sien du bout de ses doigts enduits d’argent. De plus, iel crée volontairement (plutôt qu’accidentellement, comme c’est le cas dans la première trilogie) entre eux un lien physique et magique (« bound me », « [t]he bond was shockingly and completely renewed »). Fitz se retrouve ainsi prisonnier (« trapped ») de son corps comme de son ami·e; ciel-ci répète l’échange de prénoms et le mélange de corporalités ayant eu lieu alors qu’iel fut ramené·e à la vie par le héros-narrateur, et lui transfère et lègue sa propre identité. « Beloved » devient le nom commun des deux personnages, le true name qu’ils partagent. Les sois de Fitz et de « the Fool » peuvent dès lors être (re)produites, (r)appelées de la même manière par le pouvoir performatif et détourné du prénom. Il et iel sont unifié·e·s et séparé·e·s, non plus l’un et l’autre, mais l’un dans l’autre et l’autre dans l’un, brouillé·e·s. Les frontières étanches constituant le narrateur comme un sujet stable masculin et hétéronormé sont abolies.
Ce mélange préfigure d’ailleurs la fin du cycle, où Fitz, mourant, et « the Fool » (accompagné·e·s du loup Nighteyes, avec lequel Fitz a également partagé corps et identité en faisant usage de la magie du Wit16) fusionnent à l’intérieur d’un loup gigantesque, taillé à partir d’une pierre de mémoire. Le fitz, le bâtard, et le fool, lea fol·le, sont à jamais deux (trois, en incluant le loup) dans un, une sculpture animée, liminaire, faite de vies et de morts, dont les contours déterminent de nouvelles frontières identitaires à l’intérieur desquelles se meuvent leurs sois confondus. Au moment où le corps de Fitz se fond avec celui de « the Fool » dans la pierre, sa narration autodiégétique, ce « I » ayant raconté le récit pendant trois trilogies, disparaît définitivement. Il n’assure plus la narration. Une créature différente émerge : « The Fool » devient Fitz, Fitz devient « the Fool ». En ce sens, le titre de la dernière trilogie, The Fitz and the Fool, à la fin de laquelle a lieu cet événement, évoque un seul personnage, comme le font d’ailleurs The Farseer (qui fait référence à Fitz) et The Tawny Man (qui désigne « the Fool »); par l’emploi de « and », il coordonne la réunion des deux protagonistes en une identité fluide et éclatée, dépourvue de fixité et pourtant fixe, puisque définitive. Dans les titres de la série se reflètent leur fusion et leur mouvance, mais également les dynamiques internes de l’œuvre, qui fait du changement et du renouvellement des identités fictionnelles (de « the Fool » et du narrateur-scripteur Fitz se réécrivant constamment) un moteur narratif et scripturaire. The Realm of the Elderlings devient par là un texte queer, à la fois par la forme de sa narration cyclique et sérielle (fondée sur la reprise avec variations) et par les thématiques qu’il aborde17.
À différents égards, cette constatation n’est pas sans évoquer l’analyse que fait Prater de la magie dans The Realm of the Elderlings. Celle-ci, selon elle, défie les représentations hétéronormatives et genrées de l’identité (2016, 22). Les magies du Skill et du Wit, plus précisément, peuvent être lues comme des métaphores queer, et contribuer à subvertir la notion de sujet étanche (24). Prater avance ainsi que les
[i]dentities are not fixed, queer relationships with the world and one another become possible as the magic of Hobb’s world undermines that simple distinction between the self and the not-self. Subjectivities can reside in multiple locations. […] [T]ransferring the self to another being in bits and pieces necessarily implies that the self is not contained by the body nor in any single embodied location. (24)
En résumé, dans The Realm of the Elderling, la magie du true name permet de « jouer du genre ». Réinvestissant l’un des codes génériques de la fantasy, le cycle de Robin Hobb défie, met en lumière et subvertit les normes genrées, pour finalement dépasser la fixité identitaire. Le prénom « Beloved » brouille sur plusieurs fronts les frontières entre le féminin et le masculin, devenant progressivement un lieu de réinvestissement, d’invention et de subversion de l’identité fixe; il est l’objet d’une performance identitaire. Pour reprendre les termes de Butler, le « nom fonctionne ainsi comme une sorte d’interdiction, mais aussi comme l’occasion d’acquérir une puissance (enabling) » (2009, 156, l’autrice souligne). Produit de la loi sociale, « dont l’autorité établit les sujets viables par l’institution de la différence sexuelle et de l’hétérosexualité obligatoire » (156), il est régi par un ensemble de codes qui peuvent être retournés contre eux-mêmes, faisant surgir les failles du système, contestant les règles et les significations dont il tire son pouvoir. En queerisant la convention du true name, le cycle de Robin Hobb agit à deux niveaux : il crée un espace de résistance en critiquant les codes de la fantasy et les représentations genrées, tout en permettant adroitement un renouvellement générique par l’usage des règles mêmes qui paraissaient figer le genre, littéraire et sexué, dans une formule hétéronormative. Dans The Realm of the Elderling se dévoile ainsi le potentiel transformateur de la fantasy dans ce qu’il a de plus puissant : la capacité d’un domaine générique moins légitime et pourtant très influent à réinvestir et à exploiter les failles de son propre système de représentations, à mettre en jeu et à queeriser les codes sur lesquels il se fonde afin de proposer une nouvelle vision, plus inclusive, des identités.
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