Plaçant la transgression au cœur de sa pratique, le poète Kenneth Goldsmith multiplie les démarches qui questionnent les fondements de l’institution littéraire : celui qui se qualifie lui-même comme « the most boring writer that has ever lived » (Goldsmith 2004, n.p.) compose des œuvres reposant sur l’appropriation et le copier-coller. Il rompt avec les présupposés habituels de la création littéraire, usuellement considérée comme un travail de composition originale résultant dans la production d’un texte nouveau. La démarche de Goldsmith propose des œuvres qui font tout l’inverse, son travail se faisant exclusivement à partir de textes déjà écrits.
Le parcours littéraire de Goldsmith connaît cependant un heurt particulier à l’occasion d’une performance donnée au cours du colloque « Interrupt 3 » organisé par l’Université de Brown. À cette occasion, Goldsmith aborde un sujet hautement politique, à savoir la question des violences policières à l’encontre des populations afro-américaines aux États-Unis. Le 13 mars 2015, il effectue une performance intitulée « The Body of Michael Brown ». Au cours de celle-ci, Goldsmith, seul en scène, lit pendant une trentaine de minutes le rapport d’autopsie de Michael Brown, jeune Afro-Américain tué par un officier de police le 9 août 2014 à Ferguson en Floride alors qu’il ne portait pas d’armes. Les critiques se multiplient dans les jours suivants. L’auteur, pourtant habitué à traiter, avec une facilité parfois déconcertante, des questions de non-respect éhonté du droit d’auteur et des normes littéraires se trouve dans une situation nouvelle (Goldsmith 2011, 15). Goldsmith rompt avec sa posture usuelle face aux critiques — il a pour habitude de republier celles-ci sur les réseaux sociaux, sans commentaire, en droite ligne avec sa pratique d’écriture sans écriture. Or, dans le cas de la performance faite à l’Université Brown, il publie un message de réponse pour expliciter sa démarche et demande aux organisateurs·rice·s du colloque de ne pas diffuser la captation de la performance (Steinhauer 2015, n.p.).
Le scandale fait écho aux controverses qui se multiplient dans le domaine culturel sur l’articulation entre création et authenticité. À l’instar des protestations contre Open Casket de Dana Schultz ou contre SLĀV de Robert Lepage, la démarche est dénoncée comme relevant d’une appropriation culturelle. L’appropriation culturelle « arriv[e] lorsqu’un autre prétend connaître [le] vécu et est supposé capable de définir [une] identité mieux que [les membres d’une communauté] » (Todd 1990, 27). Elle pose des questions morales et éthiques dans la mesure où elle révèle « the imbalance of power that still remains between cultures that have been colonized and the ex-colonizers.» (Uwujaren 2013, n.p.). La représentation erronée et l’usage abusif sont au cœur des critiques adressées à la performance de Goldsmith. Plus que la position artistique, ce sont les conséquences sociales du geste d’appropriation — en particulier la reproduction d’une situation de domination — qui motivent les critiques. Si le sujet est particulièrement sensible, ce n’est pour autant pas la première fois que Goldsmith reprend des événements politiques et notamment des décès dans sa pratique d’appropriation. Il a auparavant publié Seven American Deaths and Disasters (2013), ouvrage dans lequel il retranscrit des annonces radiophoniques et télévisées traitant d’événements tragiques de l’histoire américaine, dont la mort de Michael Jackson et les assassinats de John F. Kennedy, de John Lennon. Dwight Garner (2013), critique littéraire, évoque d’ailleurs la difficulté à lire l’ouvrage et la gêne suscitée par la démarche. Les réactions à la performance réalisée à l’Université Brown vont cependant au-delà de l’inconfort. La critique la plus forte porte sur le choix du sujet de l’appropriation. En lisant le rapport d’autopsie de Michael Brown, Goldsmith touche à la question des violences policières et du racisme institutionnel envers les populations afro-américaines. Pour rappel, le jeune homme a été tué lors d’une altercation avec un policier au cours de laquelle douze coups de feu ont été tirés alors même que Michael Brown n’était pas armé. L’incident a donné lieu à des manifestations et à des émeutes dans la ville de Ferguson et sur l’ensemble du territoire américain (Bosman et Fitzsimmons 2014, n.p.). Il a ainsi participé à la diffusion à une échelle nationale du mouvement Black Lives Matter, mouvement de protestation des populations afro-américaines contre les agressions policières et les violences racistes qui est notamment caractérisé par une invocation systématique du nom des victimes de ces violences (Rickford 2016, 37).
Dans le cas de la performance de Brown, la nature du texte approprié, document officiel ayant une valeur légale, conjointe à l’identité de l’auteur, homme blanc bénéficiant d’une forte reconnaissance institutionnelle, nous paraît agir comme les catalyseurs du scandale. Cet article a pour ambition de revenir sur les raisons d’un échec révélateur : la performance peut en effet être analysée comme un cas de rupture dans lequel est mis à nu le rapport de l’objet littéraire à l’extra-littéraire — notamment dans les domaines de la morale publique, de l’utilité sociale, de la rentabilité. Nous nous proposons donc de voir quels éléments font de cet événement littéraire un moment de dissonance entre le littéraire et le réel. La colère peut être expliquée par le fait que le poète reprend un document officiel servant à informer des décisions juridiques sans porter pour autant de message précis vis-à-vis d’institutions judiciaires qui, aux États-Unis, se montrent particulièrement défaillantes et biaisées à l’égard des populations afro-américaines. Sans mise à distance ou critique explicite, le travail de répétition et de reprise de Goldsmith semble s’inscrire en continuité avec des institutions qui reproduisent un racisme systémique envers les populations afro-américaines.
Nous préciserons dans un premier temps le discours de Goldsmith sur sa création, afin de mettre en contexte le scandale, étudié dans un second temps. Nous verrons finalement en quoi l’échec de la performance s’explique par une méconnaissance des rapports entre identité et création qui aboutit à un oubli de l’importance de l’œuvre créée par le travail littéraire.
Le poète Kenneth Goldsmith fonde sa pratique sur un brouillage de la frontière entre le factuel et le fictionnel, entre créativité et plagiat. À ce titre, la performance « The Body of Michael Brown » s’inscrit dans la continuité de ses œuvres précédentes. Dans les textes théoriques qui accompagnent et explicitent sa démarche, Goldsmith insiste sur le fait que la prolifération du langage et des moyens de copie, que permettent les nouvelles technologies, entraîne une mise à jour du travail de l’écrivain (2011, 24). Le geste fondamental de ce dernier n’est plus, d’après Goldsmith, l’acte de création, mais l’acte de copie. Cette position théorique n’est pas sans rappeler la description du travail d’écriture décrite par Roland Barthes dans Le Bruissement de la Langue : « nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique » (1967, 67). Au contraire, il s’agirait, d’après Barthes, d’« un espace à dimensions multiples où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues de mille foyers de la culture » (1967, 67). Cette réflexion sur l’absence d’originalité dans le texte amène Barthes à affirmer la très célèbre « mort de l’auteur ». Analysant les conséquences de la place de la copie et de la citation dans le texte littéraire, Goldsmith aboutit, lui, à une conclusion strictement opposée : « the suppression of self-expression is impossible » (2011, 9). Le seul élément que ne détruit pas l’acte de copie, tel que théorisé par Goldsmith, serait justement l’expression personnelle de l’auteur. Celle-ci s’impose et persiste même lorsque la création est réduite au simple geste de reproduction.
Les déclinaisons de cette expression personnelle sont par ailleurs théorisées par Goldsmith au cours d’une réflexion sur la persona construite par l’auteur·rice : les nouvelles technologies donneraient une latitude aux auteur·rice·s pour se projeter sans cesse dans des identités variées et se réinventer, modelant leur persona à leur guise. D’après lui, les évolutions technologiques, en particulier Internet, font de l’identité un signifiant flottant, malléable selon le bon vouloir de chacun en quelques coups de clavier. L’écriture littéraire par copie et appropriation devient alors la seule pratique à même de retranscrire fidèlement ces identités toujours changeantes et subjectives. C’est ce que Goldmsith appelle la « post-identity literature » (2011, 84). Goldsmith va plus loin encore, dans l’affirmation des pouvoirs de cette pratique d’écrire des textes sans créativité. Il affirme en effet que celle-ci a une capacité à révéler la portée poétique même de faits triviaux, ainsi qu’une capacité à porter un regard nouveau sur des problèmes politiques. Cette dernière fonction est réalisée par ce qui serait un « dévoilement » : l’appropriation, en modifiant le contexte de lecture et de réception des textes, jette une lumière nouvelle sur les discours et sur les habitudes de langage (Goldsmith, 2011, 85). Goldsmith affirme donc simultanément l’émancipation, pour l’auteur·rice, de la contrainte d’identité et la capacité pour le texte de signifier en lui-même, notamment sur le plan politique. Ce positionnement théorique poussant à l’extrême les limites du littéraire et jouant des frontières entre fiction et faits trouve ses limites dans le scandale qui suit la performance faite à l’Université Brown.
Rappelons qu’il n’existe aucune captation disponible de la performance ayant causé le scandale — à la demande même de l’artiste — celle-ci n’a pas été diffusée. Par ailleurs, nombre de réactions, en particulier celles du poète lui-même, ont été depuis supprimées d’Internet. Celles-ci n’ont persisté que lorsqu’elles étaient citées par d’autres documents, et quiconque cherche à explorer le contenu de la performance et les réactions du poète doit adopter des stratégies de détour. C’est à ce titre que nous parlons des traces de la performance, celle-ci ne pouvant être appréhendée que par le biais des témoignages de personnes présentes dans la salle et des articles ayant fait suite au scandale. Les gestes d’effacement déployés par le poète sont en eux-mêmes extrêmement signifiants. Ils attestent de la manière dont celui-ci a abandonné l’œuvre, ce qui peut être compris comme une tentative de mettre un terme au scandale voire peut-être un aveu d’erreur. Goldsmith a écrit dans Theory, ouvrage explicitant sa démarche conceptuelle, « if it cannot be shared, it doesn’t exist » et « if it doesn’t exist on the Internet, it doesn’t exist » (2015, n.p.) : à ce titre, sa demande de ne pas diffuser la performance, et son effacement systématique des réactions et des messages publiés en rapport avec ce sujet attestent du fait que le poète cherche à revenir sur son acte et admet — bien que sans mot — que sa création n’était pas recevable.
Le dispositif, tel qu’il apparaît dans les quelques photographies qui subsistent de la performance et tel qu’il est évoqué par les témoignages de membres du public semble avoir été le suivant : Goldsmith est debout, seul en scène. Derrière lui, une photographie de Michael Brown lors de sa cérémonie de remise de diplômes de lycée est projetée. La performance dure une trentaine de minutes, occupée par la lecture sans interruption du rapport d’autopsie. Le texte n’est pas lu dans sa version originale, mais les modifications ne sont pas perceptibles de manière explicite pour l’auditoire. Les altérations du rapport concernent certains termes techniques, modifiés pour être rendus compréhensibles par le public — comme le précise par la suite le poète lui-même — et sur l’ordre du rapport, réaménagé. La marque la plus notable de cette réorganisation apparaît lors de la dernière phrase de la performance, Goldsmith choisissant de s’arrêter sur la description des parties génitales du jeune homme.
En choisissant ce sujet, Goldsmith aborde donc une question de société brûlante dans une société américaine très divisée quant aux mesures à mettre en place pour résorber les inégalités qui touchent les communautés marginalisées, notamment les populations afro-américaines. Le choix même du rapport d’autopsie comme texte approprié touche à la complexité du rapport à l’institution médico-légale dans l’affaire du meurtre de Michael Brown. En effet, il est à noter que suite à son décès, trois autopsies ont été réalisées, dont une par un médecin indépendant à la demande de la famille (Wax-Thibodeaux, Brown et Markon 2014, n.p.). La multiplication des documents médicaux témoigne d’un climat de défiance profond dans le traitement de l’affaire. Les tensions se sont concentrées sur le fait de savoir si les coups de feu tirés par le policier relevaient ou non de la légitime défense et si le jeune homme était en train de chercher à se rendre à l’agent de police, en train de chercher à s’enfuir ou bien en train de se battre avec lui lorsqu’il a été tué. Le discours protestataire insistait sur le fait que Michael Brown aurait eu les mains en l’air lorsqu’il s’est fait tirer dessus. Ce meurtre mettrait ainsi en évidence les conséquences délétères du racisme systémique sous-tendant les processus sociaux et conditionnant le traitement des populations afro-américaines par les institutions publiques américaines (Clair et Denis 2015, 869).
En s’appropriant un rapport d’autopsie, Goldsmith touche donc à un point névralgique de l’affaire puisque le texte est une description du corps du jeune homme décédé. La poétesse Jacqueline Valencia, dans un essai consacré ses réactions au récit de la performance, note que le choix de décrire du corps du jeune homme dans la performance entraîne une focalisation sur un élément essentiel dans la discrimination subie par les individus victimes de racisme :
this is a black body that Goldsmith is rendering in his reading. That alone is the reason that concerned me. As a mixed woman with a black father who has had his rights (and life) questioned because of the colour of his skin, we both grew up subtly being told that our bodies belonged for appropriation. (Valenciana 2015, n.p.)
Goldsmith s’appropriant la description médicale du corps du jeune homme, insiste donc sur l’apparence physique de ce dernier. Or, si le meurtre suscite de vifs mouvements de protestations, c’est notamment car il apparaît comme la conséquence d’un traitement biaisé que réservent les institutions policières aux communautés afro-américaines (Bosman et Fitzsimmons 2014). Par ailleurs, le rapport d’autopsie est convoqué comme document de preuve par les cours de justice qui se penchent sur l’affaire. Or Goldsmith s’approprie le texte du rapport d’autopsie neuf jours seulement après la décision du Département de la Justice américaine de ne pas condamner, par manque de preuves, le policier ayant tué Michael Brown (Department of Justice 2015, 84). La performance se fait donc à un moment où l’affaire est encore très présente dans les médias nationaux.
À ce climat, s’ajoute l’irrévérence de Goldsmith dans la performance. Notons tout d’abord l’homonymie entre l’institution accueillant la performance, l’Université Brown, et le nom du jeune homme tué, Michael Brown. Le choix même du sujet de la performance par Goldsmith frôle ainsi le jeu de mots d’un goût douteux. À ceci s’ajoute une charge provocatrice liée à la dernière phrase de la performance : « the remaining male genitalia system is unremarkable » (Steinhauer 2015, n.p.). Ce choix de s’arrêter sur la description des parties génitales ne correspond pas à la clôture traditionnelle des rapports d’autopsie. Il met en évidence le travail de réorganisation du texte approprié et reproduit la perte d’intimité du corps sous l’œil du médecin. Par ailleurs, le viol de cette intimité est étendu à l’ensemble du public de la performance. La phrase est mise en exergue par sa position finale, soulignant la désacralisation du corps par l’autopsie. D’après les témoignages du public, la lecture a été précédée de brèves remarques introductives qui précisent que la performance se veut une réflexion sur ce qu’il appelle le « quantified self » (Apps 2015, n.p.). Le sens de cette expression n’est pas explicité par Goldsmith. Il peut être entendu comme une réflexion sur le traitement d’un corps qui apparaît au travers de descriptions minutieuses et mesurées dans le rapport d’autopsie. Si l’on met cette expression au regard des réorganisations du texte, il semble cependant que la démarche prenne surtout la forme d’une réification du corps de Michael Brown. La performance devient une mise à nu et une exploration non consentie du corps du jeune homme. L’exposition du corps et l’insistance sur son intimité semblent plus proches d’une réification que d’une dénonciation de la violence subie par le jeune homme. Cette absence d’empathie apparente dans la démarche de Goldsmith contribue peut-être à nourrir les réactions négatives qui font suite à la performance.
Le public de la performance comprend, d’après les témoignages, environ 75 personnes et comporte très peu d’Afro-Américains. Après la lecture, quelques remarques sont échangées sur la performance, les témoignages de spectateurs mentionnant notamment une gêne : aucune des critiques n’a cependant la virulence de celles qui émergent les jours suivants. Rin Johnson, artiste afro-américain présent lors de la performance, rapporte avoir émis quelques critiques : « something not very articulate, as soon as I could, scolding Goldsmith like a shocked grandparent, something to the effect of That was lazy. I can’t even believe you did that ». Cependant, il n’a pas voulu créer de controverse dans un espace majoritairement blanc : « I also didn’t want to have to fight against a room full of white people who might be interested in hearing more » (Wilkinson 2015, n.p.). Goldsmith est apparemment remercié d’avoir soulevé cette question difficile, mais il n’y a pas plus de débats dans l’immédiat (Apps 2015). C’est sur les réseaux sociaux que le scandale éclate par la suite, en particulier sur Twitter où se multiplient les prises de position dénonçant la démarche de l’artiste, pointant l’outrecuidance d’une telle appropriation et accusant Goldsmith de racisme, certaines allant jusqu’à des menaces de mort (Steinhauer 2015, n.p.). Les organisateur·rice·s de « Interrupt 3 » réagissent également en invitant Aaron Apps — jeune poète également présent au colloque et ayant dénoncé le racisme de la démarche de Goldsmith — à réagir par une autre performance le dimanche suivant. Au cours de celle-ci Aaron Apps y qualifie le travail de Goldsmith de « racializing penis and bullet hole fetish poem » (Apps 2015, n.p.) reproduisant, par un appareil poétique, la violence historique subie par les corps noirs. Il récuse par ailleurs la portée politique de cette intervention, notant que la performance n’apporte rien de nouveau sur la connaissance de l’affaire et que l’appropriation est incapable de porter un message politique. Le même jour, Goldsmith, qui s’était jusqu’ici contenté de republier sans commentaire les critiques adressées à sa performance, publie un long message, cette fois-ci sur Facebook, dans lequel il explique sa démarche, mettant à l’avant-plan la littérarité du texte, et non pas sa dimension didactique (Szilak 2015, n.p.).
À cette première vague de protestations fait suite la publication d’une série d’articles, de tribunes, de posts de blogs qui dénoncent la performance de Goldsmith. Si l’on trouve quelques figures pour défendre l’artiste, dont la poétesse conceptuelle afro-américaine Tracie Morris, la majorité des réactions va dans le sens d’une condamnation de la performance. L’effacement progressif des traces de ce scandale par Goldsmith — aujourd’hui ni la déclaration publiée à sa suite ni les tweets portant sur le sujet ne sont disponibles — témoigne que la performance n’est pas parvenue à persister malgré les critiques.
Est principalement dénoncé le fait que la performance implique l’appropriation du corps de Michael Brown par un homme blanc. Pour certain·e·s, cette démarche relève de la réification et reproduit symboliquement l’oppression subie par les Afro-Américains par la société américaine.
En ce sens, les détracteur·rice·s pointent du doigt la contradiction entre le fait que Goldsmith invoque après coup une volonté de dénoncer les rapports de race et de pouvoir et le fait que sa démarche renforce le silence auquel sont réduit·e·s plusieurs poètes afro-américains (Apps 2015, n.p.). Cette contradiction est intensifiée par la projection de la photographie derrière le poète pendant la performance. L’image a été largement relayée au cours des manifestations suscitées par le décès du jeune homme pour insister sur son humanité, pour créer de l’empathie envers lui et pour rompre avec le portrait du criminel délinquant qui transparaissait dans le rapport du policier l’ayant tué. Goldsmith, pour certains, foule aux pieds cette démarche en se focalisant uniquement sur la description médicale et mécanique du corps. Plus encore, Illya Slizak, présente lors de la performance, dénonce en particulier une démarche tout entière focalisée sur la personne de Goldsmith, sur sa vérité poétique et sur sa parole, qu’elle appelle du « Goldsmithese » (2015, n.p.). Cette dénonciation confirme l’analyse de Michel Murat qui souligne que si Goldsmith a le mérite de « poser avec netteté une question telle que : à qui appartient le corps de Michael Brown? », c’est la réponse qu’il semble apporter qui choque : « il n’en reste pas moins qu’il a mis son nom sur ce corps, et qu’il a dit à sa manière : ceci est à moi » (2017, 6), sans inscrire son geste dans un cadre plus large de revendications éthiques, politiques ou symboliques. Ce sont son corps et sa voix qui dominent et persistent dans la performance si bien qu’ils effacent le corps de Michael Brown. Cette mise sous silence et cet effacement peuvent être analysés comme participant de la violence épistémique définie par Spivak dans « Can the Subaltern Speak ». La performance de Goldsmith réifie Michael Brown en se cantonnant à la matérialité du corps du jeune homme et, ce faisant, elle ôte au jeune homme l’opportunité d’être constitué comme sujet autonome. C’est à ce titre que l’appropriation culturelle est une pratique néfaste pour les communautés marginalisées d’après Erich Hatala Matthes : en imposant, par leurs œuvres, des discours sur les communautés marginalisées, les artistes qui n’appartiennent pas à celles-ci leur causent des préjudices en affectant la crédibilité sociale et les capacités de communication de ces communautés (2016, 354-355). Szilak identifie bien un tel préjudice lorsqu’elle souligne que la performance de Goldsmith échoue à créer un espace de dialogue et à porter la voix du jeune homme dont il s’approprie le corps : « Goldsmith could have let the singular being that was Michael Brown be heard, but, in the end, he did not have the compassion, the empathy, or the humility to do it » (2015, n.p.). Slizak note combien la performance de Goldsmith apparaît finalement comme une occasion manquée de créer un dialogue et un espace pour donner une voix à Michael Brown. Elle attribue cet échec à un manque de compassion et d’empathie, donc d’ouverture à autrui, dans la démarche. Les conditions du dispositif de la performance de Goldsmith – parole délivrée par le performeur sans discontinuer, sans espace de dialogue, sans possibilité d’interrompre la lecture – ne créent aucune possibilité de réciprocité et placent le public, tout comme le jeune homme dont le corps fait l’objet de la lecture, en position de dépendance par rapport au performeur. Dotson identifie cette absence de réciprocité comme l’un des éléments essentiels qui font d’un échange linguistique un moment de violence épistémique réduisant les membres d’une communauté marginalisée à un silence préjudiciable (2011, 239).
Le second volet sur lequel se concentrent les critiques est le fait que la performance soit un acte rémunéré, renforçant la notoriété du poète. Ce qui choque, ce sont donc aussi les bénéfices personnels qu’obtient le poète par le biais de la récupération du drame à des fins personnelles. Les causes du scandale ne relèvent donc pas exclusivement du domaine du littéraire : ce n’est pas la posture de provocation à l’égard des institutions et le choix de contester les pratiques canoniques du littéraire qui font l’objet de critiques, mais le choix d’un sujet extrêmement politique, traité sans engagement évident de la part de l’auteur. Le scandale participe de dimensions de l’œuvre par lesquelles le travail littéraire s’articule avec l’extra-littéraire, à savoir la rémunération qui accompagne la performance et les conséquences qu’a une œuvre littéraire sur la société dans laquelle elle est créée. Il nous semble ainsi que le cœur des critiques réside dans le fait que Goldsmith refuse à la fois le parti pris de l’art pour l’art — ce dont témoigne la portée clairement politique de sa performance — et l’adoption d’une posture explicitement engagée.
L’articulation entre l’identité réelle de l’auteur et le contenu de sa création est centrale dans cette controverse, et la question semble particulièrement pertinente au regard des positions théoriques de Goldsmith sur la place de l’identité dans la création.
La subversion est une pratique si omniprésente dans le travail de Goldsmith que l’on peut affirmer qu’elle relève de la posture d’auteur, manière singulière de se situer et de se distinguer dans l’espace littéraire (Meizoz 2007). Néanmoins, dans ce cas-ci, elle dérange pour de nouvelles raisons. La démarche qui, usuellement, se joue des fragilités du champ littéraire et s’amuse des difficultés à faire respecter le droit d’auteur, achoppe là à des problèmes sociaux autrement plus graves. Ainsi la performance et le scandale qui s’en suivent révèlent — parce qu’il est détruit — l’équilibre subtil entre identité de l’auteur, posture du performeur, contenu de l’œuvre et dynamiques sociales.
La littérature ne peut plus être un outil pour « dévoiler les ressorts cachés de l’action humaine et les tensions entre individu et société » (Sapiro 2013, 100) dans une pratique littéraire comme celle de Goldsmith, car l’auteur n’y est pas une entité qui s’efface dans l’œuvre en adoptant une « posture objectiviste empruntée au paradigme scientifique » (109). En effet, pour reprendre la comparaison de la démarche de Goldsmith et de l’analyse de Roland Barthes, il semble bien que, partant d’une même conception du geste littéraire, tous deux aboutissent à des conclusions diamétralement opposées. La conception du travail littéraire, dans la démarche de Goldsmith, semble aboutir non à une mort de l’auteur, mais à une mort de l’œuvre. Une telle interprétation va dans le sens des analyses de Michel Murat qui qualifie la démarche conceptuelle comme d’une incarnation du « le triomphe de l’auteur, à qui la disparition de l’œuvre laisse tout loisir de tirer la couverture à lui » (2018, 6), menaçant d’engloutir la substance de l’art. C’est bien une telle disparition qu’induit la performance et c’est ceci qui dérange fondamentalement et qui nourrit le scandale.
La performance littéraire telle que la pratique Goldsmith se concentre entièrement sur la personne du poète : c’est son corps, sa voix, sa présence qui font la valeur de l’œuvre. Cependant, l’auteur occulte son positionnement dans le monde institutionnel et dans le monde social; que ce soit en tant qu’homme blanc ou en tant que poète reconnu et consacré par les institutions. Rappelons que Goldsmith a été invité à lire à la Maison Blanche en 2011 et a été poète résident au Museum of Modern Art en 2013. Ainsi, on peut requalifier l’approche poétique théorisée et réalisée par Goldsmith comme de « l’art pour l’artiste » et non de « l’art pour l’art ». Il est impossible de revendiquer que l’art existe dans une sphère autonome, a une valeur intrinsèque et peut s’émanciper des contraintes institutionnelles lorsque la création est indissociable de la posture de l’auteur. Celui-ci est bien acteur à part entière d’une société, et d’un environnement institutionnel. C’est justement parce que la performance à l’Université Brown fait l’impasse sur ce positionnement qu’elle échoue à porter un message de contestation et de protestation. La lecture n’effectue pas de geste de dévoilement qui dénoncerait une situation injuste. Au contraire, elle reconduit le silence systémique sur les injustices auxquelles sont confrontées les populations afro-américaines en reprenant telle quelle la langue des institutions, sans la questionner, sans interroger ses limites.
La liberté de création atteint donc ses limites dans le fait que Goldsmith ne manifeste aucune intention claire dans son travail. Le poète et, par extension, le poème restent muets sur les enjeux sociaux cruciaux en rapport avec le sujet abordé. La reprise du texte d’autopsie sans commentaire ni remarque n’est pas suffisante pour dévoiler ces problèmes. Plus encore, le poème n’étant qu’une répétition, il ne fait que reproduire les biais systémiques qui ont contribué à la mort de Michael Brown. La volonté de médiation revendiquée par Goldsmith pour justifier sa démarche n’a pas les moyens d’aboutir, car l’œuvre repose exclusivement sur la posture d’un auteur qui lui ne prend pas explicitement position. Elle n’a pas de force d’engagement ou de contestation.
C’est, d’après Goldsmith, le travail d’appropriation qui transforme les documents en textes littéraires : il précise dans son texte de réaction à la performance qu’il se contente de « masser » les textes pour les rendre accessibles au public. Il y a donc une ambiguïté puisqu’il ne cherche pas à susciter d’interprétation particulière et qu’il n’aborde pas de front la question politique. Si Goldsmith aime à déranger, il reste difficile de discerner ce qu’il cherche à déranger et quelle est la portée contestataire de son geste d’appropriation dans le cas de la performance de l’Université Brown. Goldsmith n’est pas aveugle à l’existence d’enjeux de société, comme l’atteste son choix de traiter de l’affaire, mais sa démarche ne lui permet pas de porter un discours critique sur ces enjeux.
Sans changement de nature profonde du texte, sans souci de conférer une littérarité et un projet esthétique au texte, seule demeure la présence de l’auteur, ce qui produit une hyperfocalisation sur sa personne. Cette concentration sur l’expression du poète qui transparaît, malgré lui, par la copie, gomme en outre la possibilité d’un dialogue avec autrui : Goldsmith ne parvient pas, dans sa performance, à créer d’espace pour accueillir l’existence de Michael Brown, car il le réduit à un corps réifié. Il n’est pas possible que la performance crée symboliquement un échange et un dialogue avec l’individu qu’était Michael Brown, dans la mesure où le traitement du corps dans sa matérialité seule devient un processus réifiant, ne le reconnaissant donc pas comme personne à part entière. Le dispositif ne permet pas non plus de possibilité de dialogue et d’échange avec le public. La performance révèle par ailleurs l’implacabilité de certains défauts de la société américaine : les rapports de pouvoir et de domination entre les communautés ne sont pas dénoncés, mais révélés, car reproduits dans la performance de Goldsmith.
À ce titre, il est notable que la controverse suscitée par la performance de l’Université Brown ait alimenté un vif débat sur la tendance qu’ont les pratiques d’avant-garde à occulter les enjeux liés à l’appartenance culturelle ou l’identité sexuée. À titre d’exemple, Boston Review a invité un groupe de chercheur·e·s et de poètes à réfléchir à ces questions, partant du constat qu’elles restent encore peu explorées et réfléchies (Heim 2015, n.p.). Parmi ces essais, celui de Dorothy Wang note simultanément une ouverture des débats sur le sujet et le maintien d’un « silence from white poets and poetry critics on this issue » (2015, n.p.). C’est bien un tel silence qui se trouve aux fondements de la controverse de la performance faite à l’Université de Brown. La position d’esthète et de la focalisation sur la posture du performeur de Goldsmith empêche l’œuvre de se constituer comme « entité globale », pour reprendre les termes de Michel Murat (2018, 7), et témoigne d’une cécité sur les implications politiques de la conception de l’identité développée par le poète et les avant-gardes.
Apps, Aaron. 2015. « The (Dis)Embodied Voice: A Response to Kenneth Goldsmith ». Bluestockings Magazine (blog), 19 mars 2015. http://bluestockingsmag.com/2015/03/19/the-disembodied-voice-a-response-to-kenneth-goldsmith/ (Page consultée le 29 juin 2020).
Barthes, Roland. 1993. Le bruissement de la langue. Paris : Éditions du Seuil.
Bosman, Julie, et Emma G. Fitzsimmons. 2014. « Grief and Protests Follow Shooting of a Teenager ». The New York Times, 10 août 2014. https://www.nytimes.com/2014/08/11/us/police-say-mike-brown-was-killed-after-struggle-for-gun.html (Page consultée le 1er décembre 2020)
Clair, Matthew et Jeffrey S. Denis. 2015. « Racism, Sociology Of ». Dans International Encyclopedia of the Social & Behavioral Sciences, James D. Wright (dir.), 857‑863. Amsterdam : Elsevier. https://doi.org/10.1016/B978-0-08-097086-8.32122-5
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https://www.justice.gov/sites/default/files/opa/press-releases/attachments/2015/03/04/doj_report_on_shooting_of_michael_brown_1.df (Page consultée le 29 juin 2020).
Dotson, Kristie. 2011. « Tracking Epistemic Violence, Tracking Practices of Silencing ». Hypatia 26, no 2 : 236‑57. https://doi.org/10.1111/j.1527-2001.2011.01177.x
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