Rompre les corps pour étouffer la mémoire

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À la lecture de La constellation du lynx de Louis Hamelin, il apparaît d’emblée que les sévisses infligés à de multiples corps revêtent une importance particulière. Il y a effectivement une récurrence assez flagrante dans cette fiction de l’histoire, portant principalement sur les évènements liés à la crise d’Octobre 70, de corps agressés, violentés, rompus, qui mérite d’être interrogée. Ceux-ci font partie des nombreux éléments incongrus, des traces laissées par cet épisode troublant de l’histoire de la nation québécoise, qui feront l’objet d’une enquête approfondie menée par le protagoniste de La constellation. Après le décès de son ancien professeur, l’homme de lettre Chevalier Branlequeue, Samuel Nihilo reprend l’enquête de son mentor et tente de faire la lumière sur l’incohérence de plusieurs faits liés à la crise d’Octobre, sur des évènements que celui-ci a toujours conçus comme étant le résultat d’une conspiration politique. Cette entreprise prend alors la forme d'une quête de vérité où les moindres pistes, les moindres indices susceptibles d'éclairer ces événements apparaissent comme autant de points, disséminés dans l'espace et le temps, qu'il s'agit de relier afin de reconstituer la constellation brouillée et en retrouver le sens perdu. Les recherches de Samuel le conduiront rapidement à investiguer du côté de l’escouade antiterroriste, des services secrets, de ces personnages qui, bien que travaillant dans l'ombre, tirent souvent les ficelles de l’histoire. Cette dimension secrète des évènements d'Octobre 70 se présente par ailleurs comme intimement liée à l'objet de notre analyse : les nombreux sévices corporels infligés aux personnages du roman sont commis afin de garder la vérité dans l'ombre, afin qu'elle ne soit pas transmise. Un coup d’œil à la page couverture du roman d’Hamelin permet déjà d’entrevoir le réseau sémantique des corps violentés, que notre lecture propose de mettre en relief. On peut y voir un collet de trappeur. Il est hautement significatif que ce soit autour du coup de l’animal que ce piège se resserre, étranglant ainsi la victime qui s’y fait prendre, étouffant la voix embarrassante. Le lynx étranglé par le trappeur en début de roman contribue d’ailleurs à déployer cette allégorie où la violence vise à faire taire les voix susceptibles de témoigner de la vérité. Nous nous intéresserons en outre au rapport qui peut être établi entre corps et corps social, ou encore entre corps et nation. C'est notamment à travers cette perspective que nous considérerons la question de la mémoire et des actes de violence visant à entraver sa transmission.

Afin de permettre une meilleure compréhension de la dimension symbolique du roman  d'Hamelin, il est nécessaire d’étoffer quelque peu la présentation de cette œuvre riche et complexe. Hamelin décrit lui-même sa démarche dans une note de l’auteur à la fin de son roman comme

[u]n travail de reconstitution pour lequel l’imagination romanesque a servi avant tout d’instrument d’investigation historique. L’histoire officieuse a été le mortier du romancier devant la façade pleine de trous d’une version officielle ne tenant pas debout (Hamelin, 2010, 595).

Il apparaît ainsi que l’auteur rejette la version officielle de cette histoire voulant que les autorités policières aient été prises au dépourvu par les enlèvements et qu’elles n’aient eu d’autre choix que de faire appel à l’armée pour leur prêter main forte. Il embrasse ainsi les thèses de Jacques Ferron (1990) et de Pierre Vallières (1977), selon lesquelles les felquistes n’auraient été qu’une poignée de jeunes naïfs qui se seraient laissés manipuler par le pouvoir en place et qui auraient été instrumentalisés dans le but d’écraser le mouvement indépendantiste, en pleine expansion à l’époque. Pour réaliser son projet, Hamelin a mené une enquête méticuleuse pendant plusieurs années au cours desquelles il s’est efforcé de comprendre cette histoire qui a laissé des traces et des indices soulevant plusieurs interrogations et dont le sens fait défaut1

Histoire de fantôme

« Le personnage de roman, c’est à la fois sa faiblesse et sa force, est un ectoplasme. » (Berthelot, 1997, 11) Cette formule métaphorique tend à traduire la singularité caractérisant ces « êtres de papier », pour reprendre les termes de Roland Barthes, que sont le narrateur et les personnages. C'est une façon de dire que le personnage « prétend avoir un corps, mais il n’en a pas. Son aspect comme ses sensations font l’objet de descriptions minutieuses, quand chacun sait qu’il n’a d’autre réalité que celle des mots. Bref, il existe sans exister » (12). L’auteur a donc le loisir de les modeler à sa guise, de leur conférer une corporalité définie, de préserver plutôt une certaine ambiguïté ou même encore de produire des figures évanescentes. Ils sont avant tout des signes linguistiques qu’il s’agit de déchiffrer pour en obtenir le message2, d’après la conception de Philippe Hamon dans son ouvrage Pour une sémiologie du personnage. Il entend effectivement « considérer à priori le personnage comme un signe, c’est-à-dire choisir un "point de vue" qui construit cet objet en l’intégrant au message défini lui-même comme une communication, comme composé de signes linguistiques (au lieu de l’accepter comme donné par une tradition critique et par une culture centrée sur la notion de "personne" humaine) » (117).

Incidemment, cette citation de Françis Berthelot, tirée de son ouvrage Le corps du héros : pour une sémiologie de lincarnation romanesque, semble particulièrement adaptée à La constellation en ceci qu’un des personnages clés du roman est un fantôme : celui de Paul Lavoie. L'enjeu central du récit réside effectivement dans le dévoilement des circonstances entourant la mort de Paul Lavoie; ministre libéral qui, en octobre 70, a été enlevé par le FLQ (Front de libération du Québec) et dont le cadavre a été retrouvé sept jours plus tard dans la valise d’une voiture. L’on aura compris que Louis Hamelin joue avec les noms de ses personnages et que le Paul Lavoie en question est une transposition fictionnelle de Pierre Laporte. Ils ont d’ailleurs les mêmes initiales.

Dans La constellation, le fait qu’on ait affaire à un fantôme dans le cas de Paul Lavoie accentue la portée symbolique de ce personnage. Ce qui est ainsi mis en évidence, c’est l’irréalité de celui-ci. C’est-à-dire que la dimension fictionnelle de ce récit ne cherche pas à s’effacer derrière un effet de réel visant à confondre le lecteur. Elle se donne plutôt à voir pour ce qu’elle est : une transposition fictionnel de la réalité et non le miroir de la réalité, dont le moindre détail serait rendu avec précision. Il n’y a qu’à lire la description du personnage de Marie-Québec pour s’en convaincre :

Samuel avait lu un jour un roman dont l’auteur tenait absolument à lui faire savoir que la robe que portait son héroïne était en lainage léger bleu marine, à pans froncés jaune maïs avec une large ceinture à nœud. Vous ne trouverez rien de semblable ici. Simplement, Marie-Québec était vêtue comme une jeune femme de vingt-sept ou vingt-huit ans représentative de son époque, située aux confins de deux millénaires. Pas très grande, brune, les yeux et les pommettes d’une Indienne, mettons (Hamelin, 2010, 91). 

D’abord, l’adresse directe du narrateur au lecteur élimine l’option classique d’une transcription immédiate de la réalité effectuée par un narrateur omniscient et immatériel. Au contraire, ici, il y a une médiation flagrante. Le narrateur impose sa présence et dicte clairement les règles diégétiques. De cette manière, le lecteur est invité à garder en tête qu’il s’agit d’une représentation fictionnelle et symbolique de la réalité3. L’indétermination de l’âge de la jeune femme, qui est simplement « représentative de son époque », procède également de ce contrat de lecture. Aussi, le « mettons » est-il très éloquent. Il met l’accent sur le fait que les caractéristiques physiques du personnage importent peu et que ces détails pourraient bien être différents sans que cela ne change quoi que ce soit à l’histoire, qui, elle, est importante. Évidemment, le jeu avec les prénoms des personnages historiques contribue également à saper l’effet de réel : les frères Rose, qui ont enlevé Laporte, deviennent les frères Lafleur, Robert Bourassa devient Albert Vézina, etc. La fiction manifeste encore une fois sa présence, au détriment de l’illusion réaliste et directement référentielle, ce qui, du reste, constitue une invite de plus à être sensible à la dimension symbolique que peu comporter cette œuvre et à se risquer à l’interprétation.

Les corps violentés

La description initiale du fantôme de Paul Lavoie lui confère l’apparence d’un corps violenté :

Près de la table de cuisine, le fantôme de Paul Lavoie s’était tiré une chaise. Le poignet de sa main gauche et le pouce et la paume de la dextre étaient enrobés de bandages de fortune maculés de sang séché. Autour de son cou, la fine strie sanguinolente du sillon d’étranglement était bien visible. Il arborait des coulisses de raisiné sous chaque narine, aux deux coins de la gueule et dans le creux des oreilles. Il avait la face bleue (27). 

Il revêt ainsi l’apparence de son cadavre. Aussi, se plaint-il à Nihilo de la lenteur de son travail. Tant que celui-ci n’aura pas terminé l’écriture de son livre sur la crise d’Octobre et n’aura pas dévoilé les véritables circonstances de la mort du revenant, il ne pourra se libérer de sa pénible condition : « le problème, c’est que tant que tu n’auras pas terminé le maudit bouquin, moi, je vais être condamné à me tourner les pouces ici! Et crois-moi, c’est bien pire que le purgatoire » (28). Son piètre état ainsi que son confinement sont liés à un défaut de transmission de la vérité sur sa mort et perdureront jusqu’à ce que la parution du livre ne vienne remédier à la situation en brisant le sceau du silence d’Octobre :

Je sais pourquoi vous êtes ici, Lavoie, ai-je dit au spectre en me rasseyant. Vous êtes coincé au purgatoire. Celui de l’Histoire ne fonctionne pas tout à fait comme celui du bon Dieu. Ce sont les noms qui y séjournent, pas les âmes. Et en attendant de pouvoir rejoindre les héros et les martyrs du panthéon local, ou bien de vous retrouver à la cave, parmi les traîtres à la patrie et les sales pourris damnés pour l’éternité, vous êtes forcé d’utiliser les bonnes vieilles méthodes pour vous rappeler aux vivants. Vous m’envoyez votre apparence terrestre en visite et moi, je me retrouve dans ma cuisine en train de parler à un ectoplasme aux aurores, rien d’autre qu’une manière d’hologramme artisanal finalement. On dirait que je représente votre dernier espoir… (415)

À la lecture, il apparaît de façon évidente que Sam Nihilo est un double de Louis Hamelin. En fait, celui-ci raconte dans son roman, à travers le personnage de Nihilo, la progression de l’enquête historique qu’il a lui-même menée pour en arriver à tirer ses conclusions sur Octobre et à écrire son livre. Le nom du protagoniste, Samuel Nihilo, est d’ailleurs une anagramme du nom de l’auteur de La constellation, ce qui dénote une mise en abyme au caractère autofictionnel. Dans ce contexte, le fantôme de Lavoie apparaît comme une métaphore de la tâche que s’est donnée l’auteur et qui le hantera jusqu’à son accomplissement : « Et vous, vous êtes là pour me rappeler à mes devoirs devant l’Histoire et m’empêcher de me suicider. » (416) À la fin du roman, une fois cette tâche accomplie, l’apparition de Paul Lavoie a changé de poil : « Lavoie arborait un petit chapeau de plage informe en coton bleu ciel, une chemise hawaïenne ouverte sur la poitrine. À son cou, un collier de fleur avait remplacé le sillon sanguinolent de la chaînette religieuse dans ses chairs. Il portait un sac de golf à l’épaule. » (588) Puis, Sam lui demande ce qu’il en est de ses mains : elles sont guéries. C’est que la justice a été faite, et les véritables responsables de la mort de Lavoie ont été dénoncés.

Ce qui est dévoilé à travers le roman, c’est l’évidence que les autorités avaient infiltré le FLQ, qu’ils y avaient sans aucun doute placé des agents provocateurs qui ont contribué à provoquer la crise, qu’ils ont tiré profit de celle-ci, car elle fournissait un excellent prétexte pour instaurer la loi des mesures de guerre, déployer l’armée dans les rues, arrêter de façon arbitraire et emprisonner pour un temps indéterminé près de cinq-cents innocents. L’arrestation des souverainistes, syndicalistes, artistes et intellectuels aux idées un peu trop socialistes ou progressistes au goût des autorités avait pour objectif d’injecter une bonne dose de peur à la population. Il fallait freiner par tous les moyens la vague indépendantiste qui grossissait rapidement à l’époque. En ce qui concerne Paul Lavoie, l’enquête révèle que les autorités savaient probablement où il était gardé captif, car le FLQ était surveillé de près. Elles auront choisi de l’abandonner à son sort, de le sacrifier au nom de l’unité nationale. Il aura été utilisé, et c’est pourquoi son fantôme ne trouvera la paix que lorsque la justice aura été rétablie et que sa mémoire ne servira plus à cautionner la machination dont il a été victime. Nihilo, et à travers lui Hamelin, se fait son porte-voix, puisque les voix qui auraient pu apporter leur morceau de vérité au casse-tête que constitue la réalité historique de la crise d’Octobre se sont tues ou ont été étouffées. Ces voix, ce sont bien sûr celles des felquistes qui ont toujours refusé d’admettre clairement que la mort du ministre libéral a été provoquée accidentellement et qu’ils aient pu avoir été manipulés naïvement par le pouvoir, qu’ils aient pu être, en somme, les dindons de la farce dans toute cette histoire.

La strangulation

La récurrence du motif de la strangulation dans le roman permet de signifier que tout a été mis en œuvre pour réduire les corps au silence et ainsi altérer la mémoire d’octobre. En plus de Paul Lavoie qui meurt de cette manière, un article du Montréal-Matin daté du 24 novembre 1970 nous apprend qu’un membre du FLQ, détenu en Angleterre, a mystérieusement été retrouvé pendu dans sa cellule :

Un membre du FLQ se pend à Londres

Si l’on en croit le Standard Tribune de Londres, un jeune Canadien français, Luc Goupil, décrit comme un sympathisant du Front de libération du Québec, s’est pendu en fin de semaine dans une cellule de la prison de Reading, en Angleterre.

Toujours d’après l’article de ce journal londonien, ce jeune homme de vingt-cinq ans se serait pendu aux barreaux de sa cellule à l’aide de sa chemise au moment même où la police de Scotland Yard s’apprêtait à l’interroger sur les récentes activités du FLQ […] (305)

Le lecteur de La constellation est invité à rejeter la thèse du suicide. Cet assassinat déguisé en suicide est d’ailleurs décrit plus loin dans le roman. Le lynx évoqué dans le titre est exécuté lui aussi par strangulation :

Le masque de la bête s’écarquille, déformé par une tension extraordinaire pendant que l’humain et lui s’observent, sans bouger. Puis le premier d’un geste brusque empoigne à deux mains le cou du félin et en serrant le soulève peu à peu de terre. Les grosses pattes rondes labourent toutes griffes dehors les gants qui repoussent le chat, le tiennent à distance, à bout de bras […] Au cours de l’éternité qui suit, le père et l’enfant stupéfaits voient, dans le clair-obscur de la cabane, le loup-cervier passer progressivement de la lutte aux spasmes, ils peuvent suivre l’évolution du trépas sur sa figure énigmatique, la grimace figée, jusqu’à l’ultime trémulation qui secoue l’animal tout entier (24).

Cette agression mortelle est d’autant plus symbolique que l’animal ne constitue pas un personnage jouant un rôle cohérent dans le roman; il devient, lui aussi, tout comme Paul Lavoie, un ectoplasme. C’est seulement lorsqu’on met le titre et la forme de La constellation du lynx en perspective avec cet évènement — l’animal à la « figure énigmatique » qui est expédié au ciel — que cette allégorie prend tout son sens. À partir d’une multitude de points éparses dans l’espace et le temps que constituent les courts chapitres du roman — et de l’Histoire éclatée du Québec moderne —, la narration travaille à retracer les liens pouvant redéfinir la figure dissipée, disloquée, nécrosée; elle travaille à reconstituer la constellation du lynx afin d’en restituer le sens perdu.

Le premier chapitre de La constellation s’ouvre par une narration à la première personne. Mais ce narrateur, le propriétaire de la maison de Saint-Luc où ont été découverts les felquistes en fuite, donc témoin clé des évènements, annonce d’emblée qu’il ne lui reste que cinq minutes à vivre : on ne lui laissera pas la chance de raconter son histoire, de livrer son témoignage. On choisit de s’en prendre à sa tête, quoi de mieux pour l’empêcher de parler; celle-ci finit écrasée sous la roue d’un tracteur. Un autre narrateur, externe à l’histoire d’Octobre celui-là, est donc forcé de prendre le relais avant que la victime n’ait pu même terminer le chapitre. C’est certainement pour rappeler cette mission au narrateur, celle d’élucider l’énigme, que le fantôme du lynx revient hanter les lieux de sa résidence. Car intrigué par cette curieuse présence, Nihilo fait une petite recherche en bibliothèque pour tâcher de comprendre la symbolique de cet animal :

Dans un bouquin sur la symbolique animalière des cultures amérindiennes, le lynx était présenté comme le « détenteur des secrets ». Dans un autre ouvrage intitulé Découvrir son animal-totem, on affirmait que pour percer les secrets les plus opaques il suffisait de faire appel à la médecine du lynx. Aux yeux des adeptes de cette médecine, ajoutait-on, il était évident que le sphinx de l’Égypte antique n’était pas un lion comme on l’avait toujours cru, mais bien un lynx. « Si le lynx frappe à votre porte, écoutez-le! » (263)           

Mémoire et corps social

La présence singulière dans cette fiction de l’Histoire de corps agressés, morcelés, dont on veut étouffer la voix peut être lue comme le symbole du mutisme qu’on veut imposer aux témoins des évènements historiques en lien avec la crise d’Octobre, mais aussi, globalement, du mutisme qu’on veut imposer à la voix de la mémoire collective liée à cette crise, la mémoire étant tributaire de son ou de ses vecteurs de transmission. On en vient ainsi à réduire la mémoire d’Octobre à un malaise, empreint d’une ambiguïté conflictuelle favorable au tabou, perpétuant la confusion et la honte dans la psyché collective. À travers les corps individuels, c’est le corps social qui est visé, c’est la communion de la collectivité qui était en voie de se forger autour d’un projet d’émancipation national qu’on veut à tout prix empêcher. Dans le roman, d’ailleurs, les felquistes ont bien compris cet enjeu. Ils savent qu’ils risquent de perdre « toute la sympathie qu’[ils ont] réussi à aller chercher avec le Manifeste » (530); ils comprennent « qu’avec leur armée dans les rues, [les autorités risquent de] monter le monde ordinaire contre le FLQ » (539). Aussi, les atteintes portées aux cinq-cents corps individuels qui sont arrêtés et emprisonnés suite à la loi des mesures de guerre, qui en ressortent parfois transformés, altérés, rejaillissent sur la collectivité, et c’est toute la nation québécoise qui est atteinte dans son intégrité, puisque l’humiliation que provoque l’occupation de l’armée et les arrestations arbitraires est considérable.

Un traumatisme comme celui qu’a provoqué la crise d’Octobre produit une rupture dans l’ordre symbolique. Le projet d’émancipation nationale, à l’origine porteur d’espoir et de fierté, après avoir subi une telle violence symbolique, après avoir été entaché par un évènement aussi peu glorieux, a perdu une part de sa noblesse. Le flux de transmission de l’idéal révolutionnaire devant mener à bien le projet de libération nationale a été entravé; ne demeurent ainsi, comme résidus de cette histoire, qu’un morcellement au goût amer et difficile à avaler, qu’une défaite supplémentaire à ajouter au récit collectif des Québécois. C’est donc la collectivité entière qui est amputée de sa mémoire, le corps social qui est mutilé, car l’oubli apparaît comme la seule issue tolérable pour la psyché collective : « La crise d’Octobre était restée, depuis ce temps, la face cachée de la lune québécoise. Un trou de mémoire collectif en forme de mise à mort. » (510)

Violences faites aux corps et transmission de la mémoire individuelle, dans ce roman, sont intimement liées aux répercussions sur le corps social et la mémoire collective.  L’individuel rejoint le collectif. Conséquemment, on ne s’étonnera pas que la fierté du peuple québécois paraisse fragile dans La constellation. Cette fragilité transparaît d'ailleurs métaphoriquement à travers le corps du personnage de Marie-Québec, la copine de Nihilo, dont le nom est en ce sens assez évocateur. Lorsqu’elle lui apparaît en rêve, notamment, une telle caractéristique est mise en relief de façon quelque peu triviale :

Ils étaient sur une plage de sable blanc quelque part, il sentait palpiter la mer tout près et Marie-Québec marchait devant lui en lui tournant le dos, s’éloignait, sans le regarder, mais consciente de la présence au monde de ce cul, de sa plénitude charnelle, elle qui l’avait beau et se déplaçait comme si elle avait voulu se le rentrer entre les jambes, un peu comme on rentre la tête. Et c’est ainsi qu’elle avait traversé sa vie comme elle passait dans ce rêve, à la manière d’une figurante qui, sans le savoir, jouait le rôle principal (25). 

Fiction et vérité

Bien sûr, dans le roman, l’histoire se termine bien : Nihilo parvient à accéder à la vérité :

À mesure que je parlais, le scénario prenait vie, les questions restées inexpliquées s’éclairaient une à une, les pièces du puzzle tombaient en place. Des détails d’abord écartés comme insignifiants s’allumaient maintenant au fil des mots prononcés, enfin reliés, formant un ensemble cohérent et logique (556). 

Il cherche tout de même à obtenir une confirmation de son hypothèse en l’exposant à Godefroid (la version fictionnelle du felquiste Francis Simard) alors qu’ils se rencontrent par hasard au Mexique :

La maison voisine était un poste d’observation. Pourquoi une descente de police là? Pour jouer avec vos nerfs. Faire monter la pression. À un échelon ou l’autre de la hiérarchie, la décision de sacrifier Lavoie a été prise à un moment donné. Sont pas cons. Ils pouvaient très bien prévoir l’impact de sa mort sur l’opinion publique, l’écœurement du bon monde. Vous aviez publiquement menacé de le tuer, alors la suite était logique, la fin déjà écrite. Eux, ils se sont contentés de vous encadrer. La sale besogne, ils vous l’ont pratiquement sous-contractée. L’otage allait craquer, les ravisseur capoter, ou les deux… (556)

Après avoir terminé d’exposer sa théorie, la confirmation arrive, mais certainement pas de la façon dont Nihilo pouvait l’appréhender : Godefroid finit par lui sauter à la gorge et tente de l’étrangler. Le motif de l’étranglement est alors repris, mais cette fois la parole sera gagnante : Nihilo s’en tire avec un bras cassé, ce qui ne l’empêchera pas d’écrire son livre. Tout cela relève du fictionnel; toutefois, sans nier qu’il s’agit bien d’une fiction de l’Histoire et qu’il y a donc une transposition très marquée et flagrante de la réalité historique, la dimension référentielle de ce roman apparaît comme la principale préoccupation de l’auteur. D’ailleurs, Louis Hamelin s’est évertué à défendre avec vigueur en entrevue4 le fondement historique de son roman et sa version des faits5Pour Hamelin, l’objectif de ce roman consiste certainement à s’attaquer aux relents d’un traumatisme collectif qui procèdent notamment de ce que la lumière n’ait jamais été entièrement faite sur les évènements d’Octobre, de ce que les failles et incohérences de cette histoire n’aient jamais été véritablement élucidées. Dans La constellation du lynx, les multiples sévices subis par les corps témoignent de la guerre idéologique qui s’est jouée en Octobre 70, au plan individuel, mais également collectif; ils témoignent aussi du mutisme et de l’altération de la mémoire de ces évènements historiques. Pour que ceux-ci soient mis en lumière, sans doute fallait-il attendre que la fiction romanesque se saisisse de cette histoire et retrace les liens probants entre les différents indices hétéroclites et sibyllins qui subsistent autour des évènements de cette crise, qu’elle jette ainsi un pavé dans le marécage de sa version officielle. Mais pour que la mémoire d’Octobre reprenne enfin tous ses droits, il faudra encore que plusieurs lecteurs de La constellation se saisissent de cette histoire et décident de mener leur propre investigation, qu’ils entreprennent de se réapproprier la mémoire de leur collectivité, de leur nation. Ils respecteraient certainement ainsi la volonté de Louis Hamelin, qui a fait de la filiation, et de la transmission qui lui est inhérente, une question centrale de son roman, articulée autour de la relation professeur/étudiant (de littérature), mais également autour de la relation auteur/lecteur d’une nouvelle forme de roman engagé envers la question nationale. 

 

Bibliographie

Berthelot, Francis. 1997. Le corps du héros : Pour une sémiologie de lincarnation romanesque. Paris : Nathan Université, 192 p.

Hamelin, Louis. 2010. La constellation du lynx. Montréal : Boréal, 596 p.

Ferron, Jacques. 1990. Une amitié bien particulière. Lettres de Jacques Ferron à John Grube. Sherbrooke : Boréal, 256 p.

Vallières, Pierre. 1977. Lexécution de Pierre Laporte. Montmagny : Québec/Amérique, 218 p.

 

Pour citer cet article: 

Auger, Dominic. 2014. « Rompre les corps pour étouffer la mémoire », Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/auger-20> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n° 20, p. 49-60.