Elocutio du corps exilé

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Le présent article interroge la présence de la nation au travers des représentations des corps dans deux romans de l'exil, écrits suite à l'installation de la dictature en Argentine. Ainsi, considérant que « l'espace des mises en jeu du corps, où se lit, […], l'empreinte des contraintes collectives, s'offre […] à éclairer le fonctionnement du monde social » (Granger, 2012, 14), le corps, dans un contexte d’exil, devient alors, reprenant l'idée de Claire Perrin, support charnel de l'énonciation (Perrin, 2006, 9). Étant donné que « le pouvoir s'est avancé dans le corps, [et qu'] il se trouve exposé dans le corps même » (Foucault, 1975, 3), comme le propose Michel Foucault, la perception que les dictatures ont de celui-ci est à prendre en compte dans notre lecture. En effet, quelle autre image que celle du corps pourrait représenter au mieux l'expérience de l'horreur infligée par la dictature? Celle-ci a toujours considéré le corps comme élément clé de la terreur. Cela se manifeste de plusieurs manières : elle renie le corps-ennemi, elle le fait prisonnier, elle le torture, elle le viole, elle le drogue puis le jette dans l'océan, elle le contraint à s'exiler ou encore elle en vole les progénitures. L'individu considéré comme adversaire, entrave à l'équilibre du régime dictatorial, n'a plus sa place dans la nation; il n'est qu'une enveloppe charnelle qu'il faut évincer »1. Les écrivaines choisies pour cette étude profitent de l'espace littéraire pour offrir de nouveau une place à ces corps-victimes car si les corps disparaissent, les mots, eux, restent. Notons aussi que lettres et corps sont intimement liés, puisque tous deux sont des « conducteurs de sens » (Dumoulié et Riaudel, 2008, 10) »2. Tandis que l'un révèle l'imaginaire, l'autre dévoile le réel. De plus, ces deux supports s'imbriquent : le corps donne forme aux écrits et inversement.

La sombra del jardín de Cristina Siscar, publié en 1999, et Informe de París de Paula Wajsman, datant de 1990 »3, ont toutes deux été écrites par des auteures argentines exilées en France durant la dictature qui a terrassé leur pays de 1976 à 1983. Dans les deux cas, les écrivaines font appel au genre de l'autofiction pour poser la question de l'identité en reconstruction chez les individus exilés. Toutes deux mettent en scène des protagonistes souffrant d’une perte généralisée, évoluant dans des lieux similaires et empruntant des trajectoires semblables. Dans La sombra del Jardín nous suivons le parcours « errant » d’une Argentine anonyme, surnommée Miss Poupée, qui a choisi la France comme pays d’accueil. Elle intègre une troupe de théâtre, Imago Mundi, qui rassemble des personnages de diverses origines. L’histoire débute à Paris et raconte – avec peu de détails quant au passé du personnage principal – la quête d’un « Ithaque perdu »Ithaque renvoie à la mythologie grecque : Ulysse, roi de cette île, connaît nombres d'aventures suite à la Guerre de Troie, pour revenir sur ses terres et retrouver son épouse Pénélope., une initiation au déracinement dans un cadre naturel. Dans Informe de París, nous découvrons une jeune femme argentine de la « jet lumpen »4, anonyme mais surnommée principalement Princesa, exilée en France et se retrouvant avec d’autres compatriotes. La majeure partie du roman se déroule dans la capitale française, au sein de laquelle s’opère la démystification de cet espace urbain5. Toutefois, le lecteur apprend dans le discours du narrateur que la protagoniste s’est déplacée dans le Sud de la France et dans d’autres pays du continent européen. Les deux femmes exilées vivent sur un mode de fonctionnement marginal : tandis que Miss Poupée évolue au sein d’un milieu artistique, cela durant la première partie du récit, et s’entoure d’étrangers autres qu’argentins, Princesa vit de la drogue au sein d’un groupe rassemblant d’autres exilés venant de son pays. De ce fait, l’écriture de Cristina Siscar se construit sur la poétique et la symbolique, tandis que celle de Paula Wajsman reflète la dure réalité d’un réseau souterrain, d’une condition de vie précaire.

Les protagonistes se trouvent dans une situation où l'Autre a une place importante dans le processus de leurs reconstructions respectives. Or, si l’on adhère aux dimensions ontologiques de l’existence proposées par Jean-Paul Sartre, le premier contact avec autrui se situe au niveau du « corps observé », pouvant être alors accepté comme le premier lieu de parole »6. Celui-ci interagit avec autrui et ne prend forme et sens que si l’Autre en prend conscience. Il en résulte que l'individu prend connaissance de son corps puis l'accepte. Il nous semble intéressant d'analyser le rapport que les personnages principaux entretiennent avec l'image de leurs corps. Nous aurons l'occasion d'observer que, les socles identitaires souffrant d'un « éclatement » – en l'occurrence celui de l'exil –, les personnages féminins se font échos, au travers de leurs corps et de la déstructuration de la société. Le corps, dans les deux cas, fait figure de métonymie de l'identité collective.

1. Le corps-prisonnier de la dictature au-delà des frontières

1.1. La politique de la terreur

Venues d’un pays où règnent la dictature et sa politique de terreur, les protagonistes manifestent de l'inquiétude dans leur quotidien. Dans La sombra del jardín ainsi que dans Informe de París, on observe quelques indices révélant leur sentiment de paranoïa. La crainte omniprésente d’être l’objet de la torture ou de la mort met les personnages dans une situation de péril. Malgré la distance qui les sépare du régime dictatorial, les jeunes femmes restent toujours en alerte, se méfient d’emblée d’autrui. Ce sentiment d’inquiétude est basé sur l’incertitude et les protagonistes se rendent compte de leur vulnérabilité. Jean-Paul Sartre analyse cette position de faiblesse comme étant la preuve de l’existence du corps, facilement attaquable, dans l’espace »7Dans La sombra del jardín, l’instance narrative utilise les verbes « acechar »8ou encore « espiar »9 qui relèvent directement de l’espionnage, c’est-à-dire de l’observation délibérée et cachée. Croyant qu’on lui tend un piège, que des hommes sont venus pour la capturer, Miss Poupée exprime un sentiment de crainte. Cette réaction révèle la paranoïa qui hante la jeune femme hors des frontières argentines. L’exil ouvre les voies à la liberté physique; il n’en reste pas moins que la peur générée auparavant et donc appartenant au domaine du passé, de l’« allá »10, poursuit la personne dans le présent, l’« »11. L’imaginaire de la persécution devient alors un outil de la terreur, faisant fi de l’espace-temps et s’insérant insidieusement dans les réflexes des « persécutés ». En ce qui concerne Informe de ParísPrincesa sait qu’en France elle ne sera pas arrêtée arbitrairement. On découvre dans certains passages un sentiment de suspicion : les personnages exilés ont gardé certaines habitudes de protection qu’ils s’étaient forgées pendant la dictature. Nous pouvons lire à deux reprises le substantif « conspiradores ». De plus, le lecteur découvre que Paris regorge d’« espions de la mode » ou encore que la concierge de l’immeuble où loge Princesa est payée justement pour « épier » les va-et-vient journaliers. L’atmosphère de secret va plus loin que ce succinct aperçu de la vie quotidienne à Paris : elle entre jusque dans l’appartement de Princesa, qui doit taire un projet auprès de ses colocataires.

Ces réactions appartiennent désormais au domaine du naturel, car les forces armées ont réussi à semer la terreur au-delà d’un cadre spatio-temporel précis et à « tatouer » mentalement les « subversifs » de leur sceau. Le sentiment de paranoïa apparaît légitime lorsqu’on connait les pièges que les para-policiers argentins réussissent à tendre jusqu’en Europe pour récupérer les rebelles. En effet, le Plan Condor ne s’est pas limité aux frontières des pays sous le joug totalitaire pour pourchasser les rebelles; il poursuit les exilés à l’extérieur de ces limites. Dans Informe de París, l’auteure fait référence à des faits réels qui se sont produits dans des groupes de défense des droits de l’Homme12. Grâce à de multiples exemples, elle parvient à convaincre que la paranoïa des personnages exilés est bien fondée. Malgré leur départ, leur exil en terres lointaines, outre-Atlantique, les met toujours face à la réalité de leur pays. Le régime les poursuit au-delà des frontières et impose sa menace.

Nous avons pu observer à quel point l’omniprésence du sentiment d’insécurité et l’apparition de la paranoïa envahissent le quotidien des deux protagonistes. Pourtant face à une situation similaire, les deux personnages réagissent de manières différentes. Tandis que Miss Poupée arrive à se détacher de sa position de faiblesse et se met à épier davantage ceux qui l'entourent, Princesa, de son côté, doute de tout et n'a plus confiance en personne. L’imaginaire de la terreur est inscrit dans le comportement des personnages exilés en présence.

1.2. La torture et les disparitions

Le rapport que la dictature entretient avec les corps-ennemis, torturés, anéantis, entraîne chez les personnages une nouvelle représentation du corps, voire de leurs propres corps. De son côté, Princesa semble se « dés-approprier » son corps, elle le considère comme un outil qui exprime les sensations présentes et vécues. Il n’est qu’une enveloppe charnelle. Sa vision du corps est représentée par l’un de ses dessins affichés au mur de sa cuisine : la jeune Argentine ne crée pas un corps de toute pièce, elle réinvente un corps à partir de schémas anatomiques. Le résultat est pour le moins étrange puisqu’il comporte des morceaux disloqués, placés à des endroits incongrus. Cette œuvre représente d’une part l’absence d’identité (corps d’un mort anonyme étudié parmi tant d’autres) et d’autre part la désarticulation de l’être (ici le corps est « remodelable »). Ce corps démembré rappelle le terme « amputados »13 employé par Rubén Bareiro Saguier (Bareiro Saguier, 1989, 22) ainsi que le cauchemar de Miss Poupée qui revoit en rêves des bouts du corps de son amie Lina tomber du ciel. Le démembrement est présent dans les deux textes et rappelle implicitement le sort réservé aux Argentins rebelles. Tant le psychisme que le corps torturé sont disloqués, anéantis.

De son côté, Miss Poupée est un être indéfini, nominativement et physiquement. Elle n’est qu’une ombre, ne laisse pas d’empreintes et semble inconsistante. D'après les termes employés par le narrateur, la protagoniste serait « transparente », « une ombre absente qui se glisse parmi les ombres ». Sa voix est « lointaine », « anonyme » et « le reflet de son visage se décompose sous les gouttes d’eau ». Miss Poupée serait alors une chose, un objet façonné, sans vie, qui se laisse manipuler telle une poupée. Toutefois, le lecteur peut remarquer quelques passages du livre où la femme prend forme. Le corps de cette dernière semble prendre vie lorsque ceux qui l'entourent la regardent ou lors de relations charnelles avec des personnages masculins. Ainsi, on découvre cette « mise en consistance » de Miss Poupée dès la troisième page du roman, quand un homme la dévisage dans le métro parisien : « Se daba vuelta y me miraba con tanta persistencia que mi cuerpo empezó a modelarse dentro de la ropa »14 (Siscar, 1999, 11). Cette revalorisation de Miss Poupée lui permet d'occuper une place en tant qu’individu après avoir connu le déni de l’« être » dans une dictature.

Notons que, dans une scène où la protagoniste prend « consistance » grâce à son ami Iván, le terme employé pour désigner le fait de sortir de la pièce – « desaparecer »15 (Siscar, 1999, 76) – renvoie encore une fois aux disparitions, omniprésentes dans le texte, rappelant le sort infligé à près de 30 000 Argentins. Ici, le roman permet la réapparition des individus disparus dans l’imaginaire du lecteur; l’écriture donne une place à l’oubli et aux corps reniés.

2. Un peuple qui cherche à être entendu

2.1. Le discours du corps érotique

Outre le regard, l’éros permet à la jeune femme de La sombra del jardín de prendre forme. D’après Néstor Ponce, cette écriture du corps « érotique » transparaît dans plusieurs textes narrant l’exil : « En varios textos de la diáspora, el contacto físico, el amor con el “otro extranjero” sirve para acercar a los errantes y les permite que encuentren un medio para romper el silencio » (Ponce, 2011, 189-190)16. Le contact physique est lui aussi un passage-langage qui rompt les frontières-silence avec autrui. Ainsi, quand Gniagá, membre de la troupe, touche la peau de la protagoniste ou lui enfile ses collants tout en la caressant, Miss Poupée se rend compte de l’existence de sa chair, de son corps, de sa présence dans l’espace et donc de son existence (Siscar, 1999, 38). Le narrateur emploie le terme « modelar »17 pour traduire la mise en valeur de la protagoniste : le personnage principal est « une chose » que l’on peut transformer, mettre en forme à sa guise. C’est une sorte de réification de Miss Poupée qui l’était déjà de par son surnom. Le contact physique devient une preuve d’existence, ce qui renvoie de nouveau aux corps des disparus : qu’est-il advenu de ces êtres? Comment mettre un terme/mot à cette réalité absente?

D’un point de vue physique, c’est une voie sans issue, un échec, car Miss Poupée n’est reléguée qu’au statut de personnage-objet qui n’existe qu’au travers d’autrui ou de la fiction. Elle trouve enfin un recours plus à même de révéler sa véritable teneur lorsqu’elle rencontre Lucio. S’établit entre eux un rapport platonique, imposé par la jeune femme argentine. Miss Poupée préfère ne plus offrir son corps à autrui pour éviter d’en ressortir comme avant, c’est-à-dire inexistante. La parole prend le dessus sur le rapport au corps et se l’approprie : le mot dit le corps, la souffrance, et donne une forme à l’absence. La protagoniste a trouvé sa place dans cette partie discursive du récit. Ce changement de comportement conforte l'effet de consistance qui n’existait pas auparavant, car elle a avec Lucio un rôle d’émetteur actif, et non d’auditeur passif. Par trois fois dans le texte, nous remarquons que, lors de ses rencontres, la jeune femme n’est considérée que pour sa présence en tant que réceptrice de discours. Avant la rencontre avec Lucio, le narrateur associait la jeune Argentine à une « paire d’oreilles », un bout de corps « récepteur » (57, 119, 133). Miss Poupée permettait aux autres de confirmer leur existence et non l’inverse. Dans la joute verbale, elle a dorénavant tout autant sa place que son interlocuteur; elle existe car elle est prise en considération par autrui tout comme Lucio existe car il est écouté par Miss Poupée. Cette considération de l'individu rappelle le désir du peuple argentin d'être entendu qui n'a eu de cesse de dénoncer les violences infligées dans son pays durant la dictature.

En ce qui concerne Princesa, son corps, qui prend vie au rythme du son et investit l’espace de l’Autre, est reconnu aussi grâce à la relation charnelle18. Paula Wajsman écrit le corps « érotique »19. D’une part, il est un espace de plaisir permettant la reconnaissance auprès de l’Autre, mais il est aussi le lieu exprimant le sentiment d’amour. La jeune femme connaît nombre d’aventures qui illustrent son besoin de se sentir exister.

2.2. Existence du corps

Le corps doit non seulement être entendu, ressenti, mais il sert aussi de réponse à ces disparitions : il doit vivre et être vu. La musique se retrouve partout où va Princesa. Le son ainsi que la danse pénètrent le corps et lui donnent vie. Contrairement à Cristina Siscar qui choisit de mettre le silence au centre de son œuvre romanesque en faisant appel à la peinture et autres représentations visuelles, Paula Wajsman privilégie le son, mis en valeur par la musique. Princesa profite d’être sur la capitale pour sortir dans les lieux à la mode et donner vie à son corps. C’est le moment où la jeune femme et ses amis revivent et font exprimer leurs corps, autrement inertes dans l’appartement.

Enfin, Princesa se « dés-approprie » son corps et on peut le remarquer lorsqu'elle utilise celui-ci à des fins pécuniaires. Ainsi, la jeune femme est appelée à travailler dans le domaine de la mode. Pour accompagner les sujets dans leurs mouvements, le photographe qui la fait travailler crée une ambiance jazzy, un rythme sensuel. Pendant le shooting, la protagoniste retrouve la cadence vive d’une danse argentine : la milonga20Princesa prend plaisir à travailler ainsi, car les corps sont en harmonie avec la musique. De plus, la représentation photographique justifie la présence de l’objet, ici le corps de Princesa. Le personnage est reconnu et son image peut se diffuser dans l’espace et dans le temps : son corps s’inscrit dans une « représentation de la mémoire » (Barthes, 1980, 119-121).

3. Une nation déstructurée

3.1. Corps meurtris/Nation scindée

Parallèlement au corps aimé et reconnu par l’Autre, les romans à l’étude présentent également des corps meurtris, en l'occurrence par la drogue. En effet, dans Informe de París, les substances ingérées deviennent, au fil des pages, le mal grandissant qui s’étend dans l’entourage de la protagoniste et prend des formes de plus en plus violentes corporellement. Ici se pose la question de la fuite de la réalité : la drogue, comme l’imaginaire, propose une illusion accueillante. Par la consommation de drogue, Princesa teste les limites de son corps qu’elle ne reconnaît plus comme refuge de l’« être », mais qu’elle conçoit plutôt comme un support d’expérimentations. Le corps, véhicule de l’expérience, devient prisonnier de la représentation de son histoire mais aussi de la drogue. La preuve en est faite à l’occasion de son rendez-vous pour intégrer une revue de mode. En effet, le corps de Princesa n’est plus sous son contrôle mais sous celui de la cocaïne. La « dés-appropriation » est ici à son apogée. Les amis de la protagoniste, soumis à cette toxicomanie, ont quitté la réalité, mentalement et physiquement. La jeune femme compare cette situation à une « mode sinistre ». De nouveau, tout n’est que représentation du mal dans le corps et fait au corps. La consommation incite à l’auto-destruction du corps (« destrozarlo »21). La protagoniste compare cette dépendance au génocide qui se trame en Argentine; le rappel de la mort vécue « là-bas » et l’expérience de la mort « ici » la rendent consciente de la fragilité du corps, de son corps. Ce refus d’accepter son propre corps pourrait dissimuler un besoin de s’effacer. Certains des exilés argentins n’ont pas accepté que les uns meurent alors qu’eux sont restés en vie. Pourquoi ces destins? Pourquoi tel individu-corps et non cet autre? Serait-ce là une conséquence autopunitive que celle d’oublier son corps, le renier? La victime ayant souffert mais dont le corps est encore en vie pense compenser le manque de l'autre disparu et l’injustice en souffrant l’anéantissement de son propre corps. La culpabilité et l’impuissance face au destin peuvent engendrer un tel comportement où l’individu devient le seul maître à juger ce qu’il faut faire pour et avec son corps.

Enfin, ces corps en déplacements perpétuels (Nord-Sud; quête d'une Ithaque perdue; voyages en Europe), à l'intérieur même de leur exil, tendent à représenter la scission de la nation : les uns restent tandis que les autres partent. Les exilés vivent ainsi une vie parallèle à celle de leurs compatriotes. Cette marginalité se retrouve également dans le contexte dans lequel évoluent quotidiennement les jeunes femmes : une troupe itinérante pour Miss Poupée22 et le milieu de la drogue en ce qui concerne Princesa. Les protagonistes des romans sont certes en marge de la société, mais elles sont aussi en marge de leurs corps qu’elles ne s’approprient plus, laissés au seul jugement de l’Autre (regard, sensualité, éros, travail, argent). Dans cette perspective, le corps n’est qu’une image dans la relation à l’Autre, un moyen de prouver l’existence.

Considérant le corps comme support visible de la mémoire individuelle, le lecteur est alors en présence d'un substrat identitaire bien plus profond : celui d'un moment tragique de l'histoire argentine, la dictature qui dura de 1976 à 1983. Le corps fictif apparaît comme un vecteur de la souffrance collective de la nation et il reflète notre manière d’exploiter notre histoire. De plus, il investit l’espace d’autrui qui nous connaît alors en fonction de ce corps « historique » qui nous échappe23. Or, l’histoire n’est qu’un ensemble de représentations usant de la mémoire : le corps en devient le langage, reprenant ici les termes d’Octavio Paz (Paz, 1997, 119). La réciproque est vraie : le langage poétique peut donner forme au corps. Cette perception du « corps dans le texte » est notable dans les récits étudiés. Les auteures utilisent le support littéraire qui représente les conséquences des affres de la dictature et de l’exil qui s’en est suivi. Nous avons ainsi pu observer que Cristina Siscar et Paula Wajsman donnent corps à la souffrance de la nation argentine au travers du discours du corps fictif. Nous avons relevé le corps-prisonnier de la dictature au-delà des frontières, mais aussi un corps-peuple qui cherche à être entendu, considéré comme entité à part entière, et enfin le corps de la nation déstructurée, scindée. Le corps écrit par Cristina Siscar est matière ou inconsistance, c’est-à-dire représentation de l’Un et de son anéantissement. Celui décrit par Paula Wajsman est un espace d’expressions, celui du mal et de l’amour.

 

Bibliographie

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Foucault, Michel. 1975. « Pouvoir et corps ». Quel corps?, n° 2, pp. 2-5.

Granger, Christophe. 2012. « Introduction ». Histoire par corps: chair, posture, charisme, sous la direction de Christophe Granger. Aix-en-Provence: Presses universitaires de Provence, 159 p.

Guy, Orianne. 2011. Les romans de la perte en Argentine: La sombra del jardín de Cristina Siscar (1999) et Informe de París de Paula Wajsman (1990). 403 f.dactyl. Thèse: Université Rennes 2.

Guy, Orianne. 2013. « L'espace de l'exil dans La sombra del jardín de Cristina Siscar ». Amerika [En ligne] < http://amerika.revues.org/4464 >

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Perrin, Claire. 2006. « Introduction ». Corps et témoignage: actes du colloque tenu à la Maison de la recherche en sciences humaines de Caen, 25-27 octobre 2004 / publiés sous la direction de Claire Perrin, Université de Caen Basse-Normandie. Caen: Presses universitaires de Caen, 243 p.

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Sartre, Jean-Paul. 1943. L’être et le néant. Paris: Gallimard, 692 p.

Pour citer cet article: 

Guy, Orianne. 2014. « Elocutio du corps exilé», Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/guy-20> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, p. 101-111.