Soit je ne suis personne, soit je suis une nation

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Il y a bientôt trois décennies déjà, Homi Bhabha constatait dans Les lieux de la culture :

Les trente dernières années ont vu plus de gens vivre à travers ou entre des frontières nationales que jamais auparavant – selon une estimation basse, 40 millions de travailleurs étrangers, 20 millions de réfugiés, 20 à 25 millions de peuples déplacés à la suite de famines et de guerres civiles (Bhabha, 2007, 21).

Il suffit de voir les centaines de jeunes et parfois des familles avec de petits enfants perchés sur La Bestia1 en direction des Etats-Unis, ou encore les images récurrentes des centaines de naufragés en provenance de l’Afrique sur les côtes italiennes au large de Lampedusa, pour se rendre rapidement compte que ce qui inspirait la réflexion de Bhabha il y a quelques décennies est devenu un mouvement encore plus fort, une poussée incontrôlable d’une partie de la population mondiale frappée par les violences directes et structurelles, vers une autre partie, perçue comme l’espace de tous les possibles, l’Occident.

Ces phénomènes qui ne suivent plus les axes historiques initiés par les passées coloniaux2 , mettent à mal des concepts fondamentaux et des structures idéologiques et politiques qui ont organisés le vivre-ensemble en Europe et en Amérique du Nord depuis bientôt deux siècles : il s’agit notamment de ceux de la nation, des frontières, et des formes d’appartenance qui s’y présentent, et marquent aussi les modalités suivant lesquelles on doit montrer patte blanche.

Ce numéro de Postures arrive par conséquent fort à propos, dans un contexte où réfléchir sur la nation aurait pu paraître complètement anachronique en raison des rhétoriques et pratiques globalitaires qui marquent notre époque. Cette présence de plus en plus massive de l’étranger au sein des espaces nationaux en Occident signale de nouvelles constellations dont le propre est l’hétérogénéité, le mélange. Cette mise en exergue de tensions internes qui exigent que le vivre ensemble soit autrement repensé, n’est cependant que la manifestation plus explicite d’un collectif hétérogène par définition; les modalités de la délégation de pouvoir ont simplement permis de le réifier sous la forme d’une représentation absolue et apparemment monolithique, celle de la nation. Georges Didi-Huberman souligne le fait que le peuple aussi bien que sa représentation soient marqués au sceau de cette hétérogénéité, invitant à une considération plus dynamique de l’une et de l’autre. Dans le cas hypothétique d’un isolement absolu, Didi-Huberman pose quand même le fait hétérogène comme intrinsèque à tout « peuple » :

Il suppose un minimum de complexité, d’impureté que représente la composition hétérogène de ces peuples multiples et différents que sont les vivants et leurs morts, les corps et leurs esprits, ceux du clan et les autres, les mâles et les femelles, les humains et leurs dieux ou bien leurs animaux… il n’y a pas un peuple : il n’y a que des peuples coexistants, non seulement d’une population à l’autre, mais encore à l’intérieur – même social ou mental – d’une même population aussi cohérente qu’on voudrait l’imaginer, ce qui, d’ailleurs, n’est jamais le cas (Didi-Huberman, 2013, 78).

Il devient alors nécessaire de prendre conscience des points de sutures entre les collectifs « coexistants », même dans le contexte des déclinaisons nationales de l’entité « peuple » que Didi-Huberman expose, d’autant plus que ce type de déclinaison opère, historiquement, à partir de la normalisation et la réification d’une pratique pour en faire celle des collectivités dynamiques et hétérogènes. À ce sujet d’ailleurs, le constat qu’il fait est sans appel :

il est toujours possible d’hypostasier « le peuple » en identité [nationale, pour notre propos] ou bien en généralité : mais la première est factice, vouée à l’exaltation des populismes en tous genres; tandis que la seconde est introuvable, telle une aporie centrale pour toutes les « sciences politiques » ou historiques (Ibid.).

Les questions que pose ce dossier de Postures sont par conséquent celles qui s’imposent, une fois que le processus d’identification du « peuple » en nation s’est enclenché; pire, une fois qu’il bute à ses limites extrêmes du fait des expressions multiformes et imprévisibles d’une nature foncièrement dynamique et plurivalente. Telle que postulée, la nation au fond, est donc la résultante voulu en grande partie immuable, d’un processus qui s’est fait avec de la matière vivante pourtant toujours en mouvement : par voie de conséquence, les questions des transferts et des mutations m’apparaissent tout à fait inhérentes à sa nature et logique à induire, une fois que ce postulat est accepté. On ne peut pas en dire autant de la frontière. Puisqu’elle a servi dans la dynamique de particularisation et de singularisation de la collectivité sous l’étiquette nationale, elle a nécessairement été conçue et instrumentalisée dans un sens contraire à ce qu’elle est : ambivalente, poreuse, montrant à tout le moins dans deux directions, l’intérieur et l’extérieur que par le fait même elle relie 3. Un même constat s’impose dans ce cas, lorsqu’on étudie ce que fait le politique de la frontière et du corps (singulier ou collectif) dans la formation de la nation : il s’agit des lectures particulières et des perceptions selon lesquelles l’un et l’autre sont modelables de manière à répondre aux impératifs de singularisation et de fermeture relative des collectivités. L’incapacité de l’Italie, en 2014, à contrôler l’arrivée des milliers de refugiés à sa frontière et leur passage vers les pays européens, tout comme les milliers d’immigrants en provenance de l’Amérique centrale sur le dos de La Bestia et qui forcent les frontières et les brèches de la frontière américaine, montre bien à quel point les limitations nationales (géographiques et territoriales, linguistiques et sociales, etc.) ne sont jamais vraiment étanches. Qu’elles aient été postulées ainsi avec l’illusion d’un contrôle des modalités d’ouverture et de fermeture est le fait d’une lecture du politique qui maintenant peine à s’ajuster. De cette présence incongrue de l’étranger s’active également la circulation et la diffusion dans l’espace national des pratiques et des biens culturels « étrangers », toutes deux constituant des dynamiques préalables souvent aux ajustements politiques qui interviennent le plus souvent a posteriori4 D’où la nécessité de réfléchir sur les modalités des transferts et les figures des passeurs de culture, incluant, on s’en doute, les distinctions internes et propres à tout groupe « homogène » en apparence.

Le constat qui est ainsi fait sur la lecture politique et partielle de la frontière, avec ses limites, s’applique également au corps, comme je le mentionnais plus haut. Singulière, cette surface qui semble n’être là que comme invitation à l’écriture, ectoplasmique (Berthelot, 1997, 7) par définition selon certains, porte la marque des enjeux liés à la concrétisation du projet national. C’est donc aussi en lui que nous pouvons retrouver des élans qui conduisent les sujets dans une forme de délinquance vis-à-vis des projets collectifs. L’écriture du corps, par les multiples voies des institutions présidant à la socialisation et à l’intégration des individus, se fait donc avec une lecture, une perception de celui-ci. Le paradoxe est là aussi tout à fait évident, tout comme il l’est dans la simplification du « peuple » en une formule, en l’occurrence nationale : dans le cas du corps, cette simplification part de la domestication des sens qu’il véhicule, entendue ici comme une réduction de la polysémie vers un corps anonyme parce que véhicule d’un sens normé et collectivement attendu. Michel de Certeau dira à cet égard : « De la naissance au deuil, le droit se "saisit" des corps pour en faire son texte. Par toute sorte d’initiation (rituelle, scolaire, etc.), il les transforme en tables de la loi, en tableaux vivants des règles et coutumes, en acteurs du théâtre organisé par un ordre social » (De Certeau, 1990, 206).

Amener le corps singulier à faire sens dans le collectif, ou autrement dit, le mettre au pas de la collectivité nationale c’est, à plusieurs égards, prétendre pouvoir réduire ses effets de sens et ses élans spontanés, et imprévisibles dans bien des cas, de manière à toujours pouvoir interpréter le geste individuel au bénéfice du collectif. Inutile ici de s’étendre sur les dérives qui s’ensuivent et que j’ai abordées dans d’autres contextes5

La résistance face à cette perception du corps soumis à la dictature de la simplification politique nous vient d’un récipiendaire du Prix Nobel de littérature (1992), originaire de St-Lucie, Derek Walcott. Se campant à l’intersection des cultures et des races, telles qu’elles ont été historiquement instrumentalisées pour balkaniser le monde, Walcott écrit, en personnage de son propre récit :

Je ne suis qu’un nègre rouge qui aime la mer,

J’ai reçu une solide éducation coloniale,

J’ai du Hollandais en moi, du nègre, et de l’Anglais,

Et soit je ne suis personne, soit je suis une nation (Walcott, 1998, 48).

Ainsi s’établissent les multiples pôles de la zone de tension avec laquelle la nation travaille : le pôle de la race et de la couleur, celui du clash historique entre les civilisations, celui des langues et des cultures nationales telles qu’elles se sont construites dans l’Europe des 19e et 20e siècles et enfin, celui du sujet. Cette conscience qui dit « je » à partir d’un corps historiquement et culturellement marqué par l’hétérogène et le multiple et qui, par sa simple présence au monde, nie les fermetures sous toutes leurs formes, défie les frontières et plaide pour la transitivité. Ce sujet, sous la plume de Derek Walcott peut, naturellement6, puiser dans le bagage historique, biologique et culturel qui est le sien. Mais, même en l’absence de ces ancrages manifestes, on observera que des côtes italiennes aux frontières du Mexique et des Etats-Unis, on assiste à la mise en évidence d’autres pôles et d’autres lignes de ruptures qui, en projetant le corps étranger à l’avant-scène, empêche ou incite à voir les lignes de forces des collectivités et des tensions internes à des nations apparemment homogènes.

 

Bibliographie

 
Bazié, Isaac. 2004. « Roman francophone : écriture, transitivité, lieu », dans Tangence, n° 75, pp. 123-137.
 
Berthelot, Francis. 1997. Le corps du héros : pour une sémiotique de l’incarnation romanesque. Paris : Nathan, 192 p.
 
Bhabha, Homi K. 2007 [1999]. Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale. Paris : Payot, 411 p. 
 
De Certeau, Michel. 1990. L’invention du quotidien, T. 1 Arts de faire. Paris : Gallimard, 1990, 347 p.
 
Didi-Huberman, Georges. 2013. « Rendre sensible», dans Qu’est-ce qu’un peuple, Paris : La Fabrique éditions, pp. 77-114.
 
Derek Walcott. 1998. Le royaume du fruit-étoile, long poème. Paris : Circé Editeur, 109 p.
 
Pour citer cet article: 

Bazié, Isaac. 2014. « Soit je ne suis personne, soit je suis une nation », Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/bazie-20>(Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, p. 15-20.