La pièce de théâtre 4.48 Psychose, dernière œuvre de Sarah Kane, bouleverse d’abord par la violence de son propos et par l’éclatement radical de sa forme. Constituée de vingt-quatre fragments de longueur inégale, elle met en scène la parole d’un personnage féminin jamais nommé, un personnage vivant un véritable effondrement psychique qui le conduit à prévoir de se suicider, à 4h48. Cette voix qui semble condamnée et qui avance, tout au long de la pièce, vers l’horizon de sa propre disparition, pose de manière particulièrement frontale la question du rapport entre la parole et la mort. En effet, elle nous conduit à nous interroger sur ce que l’imminence d’un effondrement, la perspective d’un anéantissement, peut engendrer comme parole pour un sujet vivant une telle catastrophe. Dans son ouvrage Devant la parole, Valère Novarina interroge spécifiquement cette dialectique entre parole et mort, une dialectique qu’il place au cœur de sa vision du langage : « [c]e que je recherche depuis toujours, c’est un état surgissant de la langue […]. Je recherche la force germinative de la langue, son pouvoir de passer la mort » (Novarina 1999, 59). Ainsi, il y aurait au sein même du langage une force organique, germinative, qui lui permettrait d’engager un mouvement contraire à celui qui tend vers l’anéantissement.
Cette tension entre la perspective d’un anéantissement et la manière de le soutenir par la parole se trouve au cœur d’une figure historique particulière : celle représentée par les prophètes bibliques. En des temps historiques tourmentés, la parole des prophètes de la Bible hébraïque entretenait en effet un rapport étroit, voire intime, avec la menace d’une catastrophe, avec l’effroi d’une disparition annoncée. Je tenterai ici de dresser un premier portrait du rapport qu’entretient la parole prophétique avec la question de l’anéantissement, afin d’en dégager certaines spécificités qui me serviront de cadre théorique pour l’analyse du texte de Sarah Kane.
Avant toute chose, je rappellerai que le.la prophète.étesse1 est un être appelé par Dieu, un être qui reçoit la parole divine et avec elle, le devoir de s’en faire le.la porte-parole auprès des autres. En recevant cette parole, le.la prophète se fait énonciateur.rice de la Loi, fondée entre autres sur l’interdit de l’idolâtrie. La force de cet interdit, formulé par le commandement « tu ne te feras pas d’image » (Ex 20,42), réside dans l’impératif symbolique qui en découle, à savoir l’injonction à soutenir la dimension de la parole, contre l’abîme mortifère que constitue la prostitution aux forces imaginaires3. Oublier cette injonction au symbolique, ne pas soutenir cette Loi, c’est s’exposer à la certitude d’une catastrophe, toujours explicitement présente dans la parole des prophètes : « si vous n’écoutez pas ces paroles, je le jure par moi-même, dit l’Éternel, cette maison deviendra une ruine » (Jr 22,5). Ainsi, la parole des prophètes bibliques est-elle empreinte d’une grande violence, tant dans son propos (par la menace d’anéantissement dont elle est porteuse) que dans son surgissement (à travers la manière dont elle s’impose au.à la prophète.étesse). Pour cellui-ci, la parole divine peut en effet devenir un véritable fardeau et le.la prophète peut même se voir contraint à mobiliser son corps-théâtre pour l’incarner, allant parfois jusqu’à mimer l’anéantissement par ses gestes ou ses actions4.
Or, si la parole des prophètes est constamment hantée par la catastrophe, il y a en elle une particularité temporelle qui fait toute sa complexité et sa spécificité : celle instaurée par le messianisme juif, cette croyance en une rédemption du temps, en l’espoir d’un temps d’après l’Histoire « où le loup dormira avec l’agneau » (Is 11,6)5. Face à la certitude de l’anéantissement en cours ou à venir, le messianisme propose en effet une perspective, une possibilité de rétablissement, de renversement, un au-delà de la catastrophe. Il fait intervenir un vecteur temporel qui échappe à l’accomplissement linéaire d’un anéantissement pourtant annoncé comme étant une certitude. Le messianisme confère ainsi une dimension profondément créatrice à la parole prophétique, dans le sens où celle-ci semble à tout moment capable de créer une brèche dans une impasse.
C’est précisément dans cette dimension-là que Maurice Blanchot situe l’essence de la parole prophétique : « Quand tout est impossible, quand l’avenir, livré au feu, brûle, quand il n’y a plus de séjour qu’au pays de Minuit, alors la parole prophétique, qui dit l’avenir impossible, dit aussi le “pourtant” qui brise l’impossible et restaure le temps » (Blanchot 1959, 112). De par cette dimension messianique, et à travers la prononciation de ce « pourtant » (terme sur lequel je reviendrai plus précisément au cours de mon analyse), les prophètes donnent ainsi à entendre et à penser un inouï de l’anéantissement, celui d’un possible « franchissement de Minuit » (Neher 2004, 252), comme le propose André Neher dans son analyse de Jérémie. Dans sa lecture des trois chapitres centraux de ce livre, Neher montre qu’il existe la possibilité d’une recréation au cœur même de la destruction vécue et assumée par le prophète; il démontre qu’à travers la perspective messianique de Jérémie, la traversée du Néant est moins une fin qu’une brèche, un passage, un Minuit à franchir, supposant ainsi un au-delà (ou un ailleurs) de l’anéantissement.
Cet inouï de l’anéantissement que fait entendre la parole prophétique permet aujourd’hui de lire (ou de relire) des œuvres littéraires, et en l’occurrence ici de porter un regard particulier sur l’anéantissement mis en jeu par la voix du personnage de 4.48 Psychose. Dans cette œuvre, la question de l’anéantissement et de son énonciation revêt en effet un statut problématique. Dès le début de la pièce, l’horizon du personnage semble pourtant clairement annoncé : « À 4h48 / quand le désespoir fera sa visite / je me pendrai / au son du souffle de mon amour » (Kane 2001, 12). Ceci dit, à la fin de la représentation, le suicide n’est manifestement pas advenu et la pièce se clôt par un énigmatique « s’il vous plait levez le rideau » (56) que Martine Delvaux interprète comme un éternel recommencement (2012) et que je lis, dans sa perspective, comme un retour vers ce « très long silence » (Kane 2001, 9) qui ouvrait la pièce, et duquel la parole ne cesserait, dès lors, de réémerger. Ainsi, dans 4.48 Psychose, l’imminence d’une catastrophe engendre une parole qui semble entrer en contradiction avec la mort à venir, dans la mesure où cette parole la diffère, par le fait même d’en parler : il semble qu’il y ait dans cette voix quelque chose qui résiste encore à la tentation de disparaître. Dans Manque, la pièce qui précède 4.48 Psychose dans l’œuvre de Kane, un des personnages explicite la contradiction qui s’instaure entre la mort et la parole par cette affirmation lapidaire : « Je hais ces mots qui me gardent en vie, je hais ces mots qui m’empêchent de mourir » (Kane 1999, 50). Ainsi, il existerait bien une force germinative de la langue, dont le pouvoir de passer outre la mort problématise le rapport entre la parole et l’anéantissement.
Dès lors, l’horizon que représente « 4h48 » dans 4.48 Psychose pourrait être réévalué : est-ce une fin, un anéantissement, ou au contraire, un lieu de passage, une frontière à franchir ? Un détour par l’inouï de l’anéantissement que la parole prophétique donne à entendre peut ici nous mettre sur la piste d’un éventuel franchissement de Minuit (ou de 4h48), qui serait propre à la parole et aux enjeux de l’œuvre de Kane.
Contrairement à d’autres prophètes, pour qui l’anéantissement est encore un horizon ou une hypothèse, Jérémie s’énonce depuis la position d’un contemporain immédiat d’une catastrophe historique en cours. Au moment où Jérémie parle, le royaume de Juda, dont Jérusalem est la capitale, est pris entre les feux de deux grands empires qui s’affrontent : les Égyptiens et les Chaldéens. Dans le cadre d’un jeu géopolitique complexe, le roi israélite Sédécias se range du côté de l’Égypte, contre les Chaldéens. Durant deux ans, Jérusalem se retrouve assiégée par l’armée de Nabuchodonosor, un siège qui aboutit à la destruction de la ville et de son Temple, en l’an -586 avant J-C. Pour Neher, Jérémie a ainsi touché « le point le plus bas de l’histoire d’Israël » (Neher 2004, 246). Il assiste à la chute de Jérusalem, il subit l’exil : il est au plus proche de la violence qui s’abat sur son peuple, au plus proche de sa destruction. Dans un tel contexte, la parole qu’il doit soutenir n’en est que plus lourde à porter.
Dès les débuts de son expérience prophétique, Jérémie a une vision claire de l’anéantissement qui approche : « je regarde la terre, et voici, elle est informe et vide ; les cieux, et leur lumière a disparu » (Jr 4,23). Face à une telle perspective, et en sa qualité de prophète, Jérémie n’a d’autre choix que de se confronter à la catastrophe, de s’en faire l’interprète. Sur le plan éthique d’abord, la destruction imminente de Jérusalem apparaît comme la conséquence d’une faute du peuple, d’un manquement envers l’Alliance avec Dieu. Mais c’est surtout sur le plan historique que se place son travail d’interprétation, et c’est tout un revirement d’ordre sémantique qui s’opère : la défaite, si elle est acceptée, devient une condition pour garder la vie sauve, tandis que l’exil, dans la bouche du prophète, apparaît moins comme un drame que comme la possibilité de subsistance d’un « reste » (Jr 31,7) du peuple captif, un reste « marchant vers son lieu de repos » (Jr 31,2). Ce renversement sémantique, cette inversion des valeurs, témoignent de l’effort du prophète pour formuler un sens, une justification à la chute et à la destruction, ainsi qu’une manière de voir au-delà du tragique de l’événement.
De fait, un tel renversement sémantique fait écho à la vocation même de Jérémie, à la façon dont il a été appelé par la parole divine. Rappelons ici la manière dont sa vocation est formulée dans la Bible hébraïque:
Puis l’Éternel étendit sa main et toucha ma bouche : et l’Éternel me dit : voici je mets mes paroles dans ta bouche. Regarde, je t’établis aujourd’hui sur les nations et sur les royaumes, pour que tu arraches et que tu abattes, pour que tu ruines et que tu détruises, pour que tu bâtisses et que tu plantes. (Jr 1,9-10. Je souligne)
Jérémie se voit ainsi mobilisé par une vocation contradictoire, l’appelant à détruire et à créer en même temps. Comme le dégage Neher, cette ambivalence imprègne toute la construction musicale du livre de Jérémie, reposant sur « un thème en majeur […] infugn[é] dans un thème en mineur » (Neher 1960, 204), sur un jeu de « variations » (Neher 2004, 248) sur le thème de la catastrophe, restituant ainsi toute la dimension physique et vocale de la parole prophétique. Car c’est bien par la bouche (et donc par la voix) que Jérémie est appelé à arracher et à planter à la fois. Pour lui, ruiner et bâtir résident moins dans des gestes ou des actions à effectuer que dans la parole qu’il énonce, une parole éminemment performative, comparée à du feu ayant le pouvoir de consumer : « voici, je veux que ma parole dans ta bouche soit du feu, et ce peuple du bois, et que ce feu les consume » (Jr 5,14).
La parole est donc de l’ordre d’un faire, ayant le pouvoir d’agir concrètement, physiquement, au sein du tumulte du monde et de l’Histoire. Dans son approche de la parole, Novarina abonde dans le sens de cette conception d’une langue capable de ruiner ou de bâtir. Refusant l’idée selon laquelle parler relèverait d’une simple communication, il affirme au contraire que « parler c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec, savoir mordre » (Novarina 1999, 16. Je souligne). « Le monde est par nous troué », ajoute-t-il, « mis à l’envers, changé en parlant » (Idem) : Jérémie incarne parfaitement celui dont la bouche possède cette faculté à savoir mordre, et par cette morsure, à changer le monde en parlant, à en détourner le cours, à en inverser le sens.
Cette faculté à détourner le cours des choses se cristallise dans le fait que la parole de Jérémie contient simultanément l’annonce d’un Minuit (d’une destruction, d’un anéantissement) et la possibilité de son franchissement. Ce franchissement de Minuit a une valeur oxymorique dans la mesure où le Minuit représente d’abord un temps où l’on s’abîme, où l’on disparaît, un lieu d’où l’on ne revient pas : l’idée de le franchir, de le traverser, est donc paradoxale. Neher consacre au franchissement de Minuit un chapitre entier de son analyse de Jérémie, dans lequel il écrit :
Minuit ! Toutes ses composantes s’y retrouvent : Pas-de-Paix, écroulement de toutes les certitudes et de toutes les confiances, effroi, terreur ; stérilité inféconde, et burlesques tentatives de créer l’impossible histoire qui ne veut pas se laisser engendrer et qui a brûlé les lendemains ; angoisse du Néant par-dessus le gouffre…et c’est du cœur de ce temps que Jacob sera sauvé ! (Neher 1960, 196. L’auteur souligne)
On touche ici au cœur du mouvement contradictoire auquel Jérémie appelle à se livrer, au cœur du rapport à l’anéantissement qu’il défend. Il ne s’agit pas de fuir la destruction, mais bien de plonger dans l’abîme du Minuit, rendant possible l’espoir d’une survivance : « non en sortant de ce temps d’angoisse, mais en y pénétrant davantage, jusque dans sa substance, jusque dans son néant » (Neher 1960, 197). À ce titre, c’est du fond de sa prison et dans une Jérusalem assiégée que Jérémie pose le geste allégorique de la signature d’un contrat d’achat de terre, suggérant un avenir au-delà de la catastrophe imminente. C’est du fond de sa prison qu’il peut rêver à une restauration : « là-dessus je me suis réveillé, et j’ai regardé ; mon sommeil avait été agréable » (Jr 31,26).
Surtout, l’interprétation du franchissement de Minuit que donne Neher repose sur la prononciation d’un mot en particulier, qui se trouve au cœur même de la parole reçue et énoncée par Jérémie : le « pourtant »6; (Jr 32,36) dont j’ai parlé en introduction en évoquant Blanchot. Dans le chapitre 32 du livre de Jérémie, Dieu annonce ainsi que la Jérusalem assiégée, attaquée de toutes parts et en passe d’être détruite, va pourtant être restaurée ; Dieu livre la ville aux mains des Chaldéens et pourtant il y ramènera son peuple pour y « habiter en sûreté » (Jr 32,37) ; les Chaldéens y « mettront le feu » (Jr 32,29) et pourtant Dieu y ramènera ses habitants « pour leur bonheur et celui de leurs enfants » (Jr 32,39). Au plus profond du Minuit, au point culminant de l’angoisse, la parole recueillie par Jérémie énonce ce mot qui contient la possibilité d’un improbable revirement, un mot qui dément l’anéantissement :
Pourtant ! Le mot qui casse l’impossible, qui balaie les obstacles, qui crée l’avenir. Le mot qui accepte lucidement toutes les difficultés, toutes les embûches, toutes les barrières et qui les pulvérise par l’espoir. Le mot qui perce les cloisonnements du temps et qui efface les distances. Deux événements séparés par des mois, des années, des siècles, des millénaires, — la catastrophe et le retour, — coïncident pourtant, sont tout proches, intimes, simultanés. (Neher 1960, 218. Je souligne)
Créer, pulvériser, percer sont des verbes qui témoignent de la dimension performative de ce mot qui surgit des profondeurs de la catastrophe. Et il est par ailleurs important d’insister sur le fait que ce mot ne peut intervenir à n’importe quel moment dans la parole de Jérémie : c’est en assumant la parole jusqu’au bout, en s’approchant au plus près de l’anéantissement, qu’apparaît ce pourtant que Neher définit comme une « clé de réversibilité du temps » (220). Ce pourtant agit en effet comme le vecteur messianique dont j’ai parlé en introduction, celui qui crée une brèche dans une situation désespérée, celui qui fait cohabiter deux temporalités contradictoires (« l’avenir est déjà réalisé dans le présent » [219], dit Neher), celui par lequel la catastrophe en cours participe de l’éternité à venir. S’il existe une force germinative de la langue, un pouvoir de passer la mort, comme le suggérait Novarina, ce pourtant, capable de briser la linéarité du temps, de briser son cheminement vers la catastrophe, en est une parfaite illustration.
Ainsi, en plein cœur de l’effondrement et face à un anéantissement inéluctable, continuer à parler n’est pas anodin. Malgré l’effroi, la colère et les doutes du prophète, la parole est pourvue d’une force créatrice, si tant est qu’elle soit soutenue jusqu’au bout. C’est alors au cœur du Minuit que la parole peut enfin atteindre une lumière inespérée :
Comme celle de la Genèse, et en un merveilleux accord avec le sens créateur qu’il faut lui donner, la lumière est, pour Jérémie, enfouie dans le Chaos. Il faut la chercher […] au creux du message, dans la pente vertigineuse qui mène au gouffre. (191-192)
Qu’en est-il de 4.48 Psychose ? Y a-t-il une lumière dans l’urgence de cette autre parole énoncée à l’orée de l’anéantissement ? Une lumière au fond du Minuit que représente 4h48 ? Une lumière au sein de ces mots haïs, qui annoncent le suicide et qui, pourtant, gardent en vie ?
Dans le texte de Kane, et comme je l’ai évoqué précédemment, le je qui s’énonce « fonce vers la mort » (Kane 2011, 11). De cette catastrophe, il ne reste qu’une poignée de mots dont il est difficile de déterminer le lieu d’énonciation. La catastrophe vécue semble en effet avoir créé une dissociation entre le corps et l’esprit que la protagoniste rappelle à de nombreuses reprises : « [l]e corps et l’âme », dit-elle par exemple, « ne peuvent jamais être mariés » (18). Le lieu d’où elle s’exprime est ainsi difficilement saisissable : « [c]’est ici que je suis », affirme la narratrice, « et voilà mon corps / qui danse sur du verre » (39). La localisation de cet « ici » demeurera indécidable tout au long de la pièce, dans la mesure où l’espace où se trouve l’être du sujet (le lieu depuis lequel elle dit: « je suis ») entre fondamentalement en tension avec ce corps qui « danse » à la troisième personne, alors même qu’il est associé au « je » par le possessif « mon ».
Dans cette perspective, la pièce a toutes les apparences d’un drame mental, comme le suggère d’ailleurs le second fragment du texte, qui fixe le cadre au sein duquel se déroule 4.48 Psychose :
une conscience consolidée réside dans une salle de banquet assombrie près du plafond d’un esprit dont le parquet bouge comme dix mille cafards quand entre un rai de lumière comme toutes les pensées en un moment d’entente s’unissent au corps sans plus de répulsion comme les cafards portent une vérité que personne jamais ne profère (9).
Ici, s’il y a bien un instant fugace au cours duquel les pensées pourraient s’unir au corps sous l’effet d’une lumière (j’y reviendrai), le lieu de la conscience du personnage est d’emblée relégué à un espace indécis, et il est par ailleurs mis à distance, là encore, par l’emploi de la troisième personne. De cette conscience tourmentée, assaillie par la violence de la catastrophe, émerge donc une voix qui dissout les repères de la représentation (qu’ils soient spatiaux ou temporels) en plus d’éroder la présence physique et les contours du personnage : l’effondrement est déjà en cours, et c’est sur le terrain de la parole qu’il sera soutenu.
Comment parler, dans un tel contexte, au sein d’un tel événement ? L’exemple de la parole prophétique de Jérémie a montré que l’imminence de l’anéantissement pouvait être soutenue par une vocation double : une parole qui détruirait et bâtirait en même temps, qui déferait pour refaire. Chez Kane, la parole que suscite cet effondrement articule également un double élan contradictoire, que je situerais, dans son cas, sur le plan d’un travail simultané de destruction et de révélation. Et c’est précisément en détruisant que la parole peut révéler quelque chose d’enfoui.
Dans un premier temps, donc, la perspective d’anéantissement donne lieu à une entreprise destructrice, menée par la parole. L’effondrement psychique a d’abord fait voler en éclat l’unité du personnage, ainsi que celle de sa voix. La protagoniste endosse une parole éclatée, au risque d’une « symphonie solo » (52) dont elle se fait le théâtre. De fait, les voix multiples qui semblent parler à travers elle donnent l’impression qu'elle a « avalé ses [nombreuses] sources d’énonciation » (Chénetier-Alev 2005) : sa parole accueille les discours psychiatriques, sociaux, littéraires ou religieux. Détruire, c’est alors convoquer ces voix, ces discours, pour mieux les absorber et les destituer. La protagoniste revendique ainsi une position d’ « anathème », évoquant la « malignité » (Kane 2001, 36) de la parole de Dieu dont elle tire des visions apocalyptiques. Elle revendique également le vol en littérature, une position de « kleptoman[e] des lettres » (19) plaidant en faveur d’une voix éminemment polyphonique, la seule à même de se mouvoir « sur la voie tortueuse de l’expression » (19). Par ailleurs, elle n’a de cesse de révoquer le discours médical, dont elle s’approprie les codes (prescriptions, conseils médicaux, dialogues avec une voix de psychiatre), tout en les renvoyant aux mensonges qu’ils sont : « vos mensonges, pas les miens » (15).
L’entreprise de destruction opérée par la parole du personnage est aussi et surtout la destruction de la forme au profit d’une trajectoire résolument orientée vers l’informe. La voix se demande ainsi : « Comment puis-je retrouver la forme / maintenant qu’est partie ma pensée formelle ? » (18) Cette perte de la pensée formelle, occasionnée par la dépression psychotique, confère au texte sa dimension éclatée. Comme le dit la protagoniste elle-même : « c’est mon esprit, le sujet de ces fragments troublés » (15). Dès lors, la perspective d’anéantissement contamine le texte et la parole, qui en appellent désormais à l’abstraction et déclinent le motif de la déconstruction :
abstraction jusqu’au / désagréable / inacceptable / […] dislocation / désincarnation / déconstruction […] / irrationnelle / irréductible / […] méconnaissable / en déraillement / en dérangement / déformer / forme spontanée. (28-30)
La litanie d’adjectifs et de noms aux préfixes négatifs énumère l’effondrement à tel point que, dans 4.48 Psychose, la parole est réduite à des fragments épars, séparés par des pointillés qui font écho à une « ligne en pointillé sur la gorge / À DÉCOUPER » (34) qu’on imagine être tracée sur le corps dissocié du personnage suicidaire. À la manière des prophètes, dont les corps ou les gestes mimaient l’anéantissement qu’ils annonçaient (Jérémie, en écho à la catastrophe, brisait un vase ou faisait vœu de célibat pour ne pas avoir de descendance), le texte mime ainsi lui-même l’anéantissement dont il est porteur, en plus de le formuler. Il mime la blessure auto-infligée (les pointillés), il mime la menace du néant par l’ampleur croissante du blanc sur les pages et entre les fragments, tandis que dans la perspective du suicide, le texte égraine un énigmatique compte à rebours allant de « 100 » à « 2 » (13 et 41-42)7.
À l’image de ce compte à rebours qui rythme le texte, qui le dirige toujours plus profondément vers l’angoisse du Minuit (ou de 4h48), la parole du personnage fonctionne alors selon la trajectoire d’une descente d’où pourra surgir la révélation. À la parole immobile de l’institution psychiatrique, la protagoniste oppose en effet une véritable « descente en langage muet dans la nuit de la matière de notre corps, par les mots » (Novarina 1999, 14. Je souligne), pour reprendre une formule empruntée, là encore, à Novarina (et sur laquelle je reviendrai régulièrement dans la suite de mon analyse).
Dans un premier temps, la protagoniste est certes menacée par la voix des médecins qui « parlent à [sa] place » (Kane 2001, 14), qui voudraient la faire taire. Elle apparaît parfois « acculée par la douce voix psychiatrique de la raison » (14) et il existe bien, chez elle, une tentation (éphémère) de céder à l’endormissement, au silence et à l’immobilisme des médicaments : « [d]’accord, […] allons-y pour les drogues, allons-y pour la lobotomie chimique, fermons les fonctions supérieures de mon cerveau et peut-être que je serai un peu plus foutue de vivre » (28). Mais dans un second temps, à l’image de certain.es prophètes ayant parfois été tenté.es de fuir l’appel violent de la parole divine, avant de finalement l’endosser et de s’en faire les porte-paroles, la tentation de se taire et de ne pas assumer la parole issue de l'effondrement est vite surmontée par le personnage de 4.48 Psychose. Face aux nombreuses didascalies qui, tout au long de la pièce, menacent d’engloutir sa voix dans des « silence[s] », des « long[s] silence[s] » ou des « très long[s] silence[s] »8, la protagoniste soutient en effet sa propre descente en langage muet, son propre impératif symbolique : continuer, par la parole, à médiatiser le réel afin de ne pas s’y abîmer, continuer à médiatiser son expérience de disparition afin de la maintenir encore à distance : « regardez-moi disparaître » (55), dit-elle à la fin de la pièce, tout en ne s’arrêtant pas de parler. Sa voix maintient ainsi l’exigence de sonder et de creuser dans l’anéantissement en cours, tout en ne cédant en rien sur sa parole, sur l’écart inhérent au registre symbolique, écart qui lui permet d’avoir encore une prise sur ce qui lui arrive, qui lui permet d’aller à l’encontre d’une fusion mortifère avec l’idée d’un corps lobotomisé et donc aphasique, muet.
Ainsi, même si la parole porteuse d’anéantissement peut s’avérer insoutenable, il s’agit de continuer à parler, de continuer à faire usage de ces mots qui empêchent de mourir. La protagoniste répète à huit reprises la question « comment j’arrête ? » (33-34) sans manifestement trouver de réponses et en continuant, incessamment, de la poser. La descente en langage muet dans la nuit, chère à Novarina, se poursuit. La voix résiste. Le personnage reste éveillé. Et comme le suggérait Neher avec Jérémie, c’est en restant éveillé qu’arrive la possibilité de la révélation :
Pour n’avoir pas dormi à l’heure de Minuit, pour s’être laissé harceler par l’épouvante du Minuit de Dieu, Jérémie découvre, déchiffre, exalte et chante un dernier message de Dieu, le plus mystérieux et le plus éclatant au cœur de ce chaos : la Lumière. (Neher 1960, 191)
Au plus proche du suicide, le personnage de Kane découvre, déchiffre et exalte aussi une lumière. Il chante un dernier message au cœur du chaos, bien qu’à la différence de Jérémie, le sien semble davantage entamé par le désespoir : dans 4.48 Psychose, la voix « chante sans espoir sur la frontière » (Kane 2001, 19), certes, mais elle chante encore. Le thème en mineur est tout puissant et pourtant une mélodie lointaine en majeur se fait entendre malgré tout. Celle-ci revêt des traits lumineux : dans les premières pages du texte, la protagoniste enjoint ainsi: « rappelle-toi la lumière et crois la lumière » (10), injonction qu’elle réaffirmera à l’identique à son médecin, un peu plus tard dans la pièce, en spécifiant que « rien n'est plus important » (38). Malgré l’« eau noire [immobile] / profonde comme jamais » (49), le personnage découvre donc qu’une lumière cohabite avec le « désespoir noir » (54). L’entreprise de destruction et l’expérience de descente en langage muet dans la nuit ne sont pas vaines : la protagoniste a bien quelque chose à (nous) « offrir » (4.48 P, 9), comme le suggérait la voix du médecin au début du texte, puis comme il le réitère dans l’un des derniers fragments du texte (46). Cette lumière qu’elle est susceptible d’offrir prend la forme d’ « un instant de clarté avant la nuit éternelle » (10), une lueur que le personnage entrevoit subrepticement au plus près du néant, et qu’elle nous invite, malgré tout, à ne « pas oubli[er] » (10).
À quoi donc cette lumière enfouie, cet instant de clarté paradoxalement révélé par la descente nocturne en langage muet est-elle associée dans le texte ? Comment se décline-t-elle ? Face à la perspective d’anéantissement, ouvre-t-elle un quelconque horizon, à l’image de la lumière dont la perspective messianique de Jérémie est porteuse ?
Je rappellerai d’abord que le « rai de lumière » qui pénètre la « conscience consolidée » du personnage (dont j’ai parlé plus haut) est associé à des cafards qui « portent une vérité que personne jamais ne profère » (9. Je souligne). Tout au long du texte, la protagoniste s’affirme constamment comme détentrice et comme véhicule d’une telle vérité, d’un savoir lumineux : « il y en a qui parleront d’auto-complaisance (ils ont bien de la chance de ne pas en connaître la vérité) » (12. Je souligne). Mais c’est aussi et surtout sous le signe de l’amour qu’est placée cette vérité associée à la lumière. Plus précisément, l’amour d’une absence dont la parole est porteuse. La parole éclatée du personnage suit en effet une ligne de fuite menant vers un horizon d’absence désigné par le pronom « elle », « celle que jamais je n’ai touchée […] / une femme me manque qui n’est jamais née » (24). La protagoniste s’affirme ainsi « bâtie […] pour aimer l’absente » (25) et « rien ne peut remplir ce vide-là dans [son] cœur » (26) : « [e]lle est la couche où jamais je ne m’étendrai / et la vie n’a aucun sens à la lumière de ma perte », insiste-t-elle (25).
De fait, cette absente, cette « aimée » (25), ne semble pas avoir de référent extérieur au personnage, elle semble plutôt évoquer la douleur et le drame d’une impossible coïncidence à soi, comme en témoignaient déjà le corps dissocié du personnage, ainsi que l’indécidabilité du lieu de son énonciation. Du reste, la protagoniste l’affirme elle-même : « j’ai besoin de devenir ce que je suis déjà […] » (18), et « [c]’est moi-même que je n’ai jamais rencontrée / dont le visage est scotché au verso de mon esprit » (55). Cette unité fantasmée, en apparence inaccessible, apparaît comme le moteur de la parole mise en scène par 4.48 Psychose, ce vers quoi la voix tend, ce qui lui échappe toujours : cette lumière, cette clarté, cette aimée qu’elle recherche encore.
Chez les prophètes messianiques en général, et chez Jérémie en particulier, cette lumière désignait des temps d’unité et de paix, un après des temps historiques, où un état de plénitude serait restauré pour l’ensemble du peuple. Au cœur de la destruction, et même jusqu’au « Minuit révolu » (Neher 1960, 193), la parole de Jérémie nommait soudain la perspective d’une vie placée sous le signe de l’« amour éternel » (Jr 31,3) de Dieu. La perspective d’une telle restauration, d’une telle clarté, d’un tel amour, existe aussi chez Kane, à ceci près qu’elle est déplacée de l’échelle d’un peuple puni puis restauré à l’échelle d’un individu éclaté tentant de ressaisir son unité. La dialectique qui s’instaure entre l’obscurité et la lumière indique la survivance d’un tel espoir, la quête toujours en cours d’une difficile coïncidence à soi, d’une difficile réconciliation avec cette part de soi perdue et aimée. La descente en langage muet, le maintien de l’impératif symbolique jusque dans la catastrophe, ont permis d’atteindre ce point où la perspective d’une coïncidence à soi est toujours décelable dans la parole du personnage, où elle y « scintille » encore, où elle y « brille » malgré tout, à l’image d’un des plus énigmatiques passages du texte de Kane, à partir duquel je me propose de penser les conditions d’un possible franchissement de Minuit :
cogne brûle flotte scintille brille scintille brûle cingle tords serre effleure cingle brille scintille effleure scintille cogne scintille brille brûle effleure serre scintille tords serre cogne brille scintille brûle scintille brille (Kane 2001, 40. Je souligne).
Ce bloc de texte, où se côtoient la violence et la lumière en même temps, est décliné à six reprises dans la pièce. Il instaure un mécanisme de scintillement à l’œuvre dans l’ensemble de 4.48 Psychose : en plus des six blocs que j’ai évoqués, le texte est en effet émaillé de formules binaires qui suggèrent visuellement une série d’éclats intermittents, de scintillements. La parole énumère ainsi, sans justification apparente, l’image d’« un film en noir et blanc de oui ou non oui ou non oui ou non oui ou non oui ou non oui ou non » (50). Par ailleurs, de nombreuses ritournelles produisent à la lecture un effet quasi stroboscopique de par leur répétition et leur disposition visuelle sur le blanc de la page : « ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE » (22), « Pas d’espoir Pas d’espoir Pas d’espoir Pas d’espoir Pas d’espoir Pas d’espoir Pas d’espoir » (25), « oh non oh non oh non » (4.48 P, 50), autant de formules qui créent, visuellement, une série d’images entêtantes et clignotantes.
Par ce scintillement, le texte ne mime plus seulement l’anéantissement : il mime également une survivance, un espoir lumineux, un au-delà de 4h48 qui brille et que la parole de la future-suicidée, soutenue jusque dans le Minuit, révèle formellement. Comme le pourtant auquel la parole de Jérémie accédait enfin au cœur de la destruction, la parole de la protagoniste accède aussi, à l’aune de la mort, à sa propre clé de réversibilité (selon la formule de Neher), disséminée dans le texte et performée par la lumière dont elle est porteuse. Cette lumière qui scintille devient d’ailleurs encore plus concrète à partir de la seconde moitié de la pièce, où la protagoniste évoque l’ « ouverture d[’une] trappe » et la « lumière crue » qui en jaillit (33). Cette trappe et cette lumière crue deviennent alors un motif récurrent (33, 39 et 49). Avec la « conscience consolidée » (9) et le « rideau » (56) dont j’ai déjà parlé, cette trappe est par ailleurs un des seuls marqueurs spatiaux de 4.48 Psychose. Et comme le rideau, il s’agit d’un marqueur spatial qui suggère un ailleurs, qui ouvre vers l’extérieur.
À travers l’image de la trappe et, surtout, de sa lumière, 4.48 Psychose contient ainsi une sortie possible que l’entreprise de destruction et de descente menée par la parole a permis de révéler. Il est vrai que la protagoniste n’entrevoit « rien » (49) dans cette lumière encore trop crue, de même que le pourtant de Jérémie n’était qu’un rêve duquel il se réveillait dans sa prison. Mais à la manière des terres que Jérémie achète par contrat au fond de cette prison, l’ailleurs existe bien quelque part, derrière cette trappe, dans cette lumière aveuglante, qui ne cesse pourtant de scintiller. Le rideau que la protagoniste fait lever à la fin de la représentation (sans que le suicide ait eu lieu) offre alors la perspective du franchissement de Minuit, d’un franchissement de 4h48, d’une bifurcation provisoire face à la mort. Ainsi, si la protagoniste de 4.48 Psychose n’est pas messianique à proprement parler, elle s’exprime malgré tout en utilisant les mêmes mécanismes que ceux d’une parole messianique, telle que Jérémie la faisait entendre : cette faculté de la parole à créer une brèche (ou en l’occurrence ici une trappe) au sein d’un horizon où tout semblait pourtant perdu ; la survivance d’une lumière crue dans le chaos, une lumière ne pouvant être nommée qu’en soutenant la parole jusqu’au Minuit ; la trace d’un avenir encore possible, déposé dans un présent en déréliction.
Ainsi, qu’il s’agisse de la destruction d’un peuple entier ou de l’effondrement psychique d’un individu, les paroles de Jérémie et de Kane ont en commun de surgir de l’imminence d’un anéantissement, sans pour autant y sombrer complètement. La parole prophétique de Jérémie nous parle encore aujourd’hui, en ce sens qu’elle incarne une force germinative de la langue similaire à celle dont parle Novarina. À cet égard, l’inouï de l’anéantissement qu’elle fait entendre est encore tout à fait précieux : en évacuant la dimension de la transcendance divine, elle permet désormais de situer les conditions d’un possible franchissement de Minuit sur le plan plus strict du langage et de la parole. C’est en descendant au fond du Minuit de l’effondrement psychique que la parole de 4.48 Psychose peut révéler un reste de lumière, que quelque chose comme une survivance, ou un au-delà de la catastrophe, peut y scintiller. « Je fonce vers la mort et pourtant ça scintille », pourrait ainsi dire la voix du personnage, en écho à celle de Jérémie. C’est que la parole messianique des prophètes met en lumière l’aspect créateur de toute parole : pour un sujet en pleine dissolution comme l’est celui de 4.48 Psychose, la parole crée la brèche qui lui permet d’entrevoir l’instant de clarté, cet espoir d’un temps de coïncidence à soi, d’une unité restaurée. La protagoniste résiste au « blanc de l’asymbolie » (Kristeva 1987, 45), selon la formule de Julia Kristeva, une asymbolie qui conduit à la mort, qui gagne du terrain sur la page blanche où se dépose la voix violente du personnage, qui se faisait cruellement entendre dans le « très long silence » (Kane 2001, 9) de l’ouverture de la pièce.
Au fond, c’est sans doute comme une prière qu’il faut entendre cette voix, cette résistance à l’effondrement symbolique. Une prière au sens où l’entend Novarina, encore : pour lui, « [l]a prière n’est pas une effusion, un vague à l’âme, ni le sommeil de la raison : elle veille ; elle a les yeux ouverts » (Novarina 1999, 31). Elle est « [u]n vide au milieu du langage, hors du corps et au milieu de nous » (31), faisant ainsi écho à l’indécidabilité du lieu d’énonciation de 4.48 Psychose. Novarina insiste : « De toutes nos activités mentales, la prière est la seule qui comprend la mort[;] […] elle comprend le sang qu’il y a dans la parole » (32). Parole et mort, parole et sang, s’unissent dans une prière mise en forme, chez Kane, par un soliloque mental, par une dramaturgie d’un « cri silencieux » (Chénetier-Alev 2005) qui, par définition, est inaudible. Car dans la société contemporaine dans laquelle le personnage s’inscrit, il n’y a plus personne pour entendre cette prière, pour répondre à ce qui, chez elle, scintille encore. « Je meurs pour qui ne s’en soucie pas / je meurs pour qui ne le sait pas […] / Personne ne parle » (Kane 2001, 53) : davantage que le projet suicidaire, duquel le personnage survit provisoirement, c’est sa solitude et le silence omniprésent qui constituent le drame majeur de la pièce. Avec 4.48 Psychose, Kane nous propose l’image d’un Jérémie sans Dieu. L’image d’une jeune femme pour qui le franchissement de Minuit semble possible, mais d’une jeune femme que personne n’entend, que personne ne « regard[e] disparaître » (55), que personne n’accompagne dans sa douloureuse traversée.
La Bible, version Louis Segond.
BLANCHOT, Maurice, Le livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1959, 352 p.
CHÉNETIER-ALEV, « La subversion des formes dans 4.48 Psychose, ou l’invention d’un objet dramatique problématique ». L'Annuaire théâtral, Numéro 38, Automne 2005, p. 68–86.
DELVAUX, Martine, « Mourir/survivre. Lumières de Sarah Kane », Temps zéro, nº 5, 2012, en ligne, < http://tempszero.contemporain.info/document982 >, consulté le 17 avril 2022.
KANE, Sarah, 4.48 Psychose, Paris, L’arche Éditeur, 2001, 64 p.
KANE, Sarah, Manque, Paris, L’Arche Éditeur, 1999, 72 p.
KRISTEVA, Julia, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987, 265 p.
LACAN, Jacques, Séminaire VII - L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, 526 p.
NEHER André, Jérémie, Paris, Plon, 1960, 231 p.
NEHER André, Prophètes et prophéties, Paris, Éditions Payot, 2004, 397 p.
NOVARINA Valère, Devant la parole, Paris, P.O.L, 1999, 181 p.
Ballester, Julian. 2024. « Le "franchissement de Minuit" dans 4.48 Psychose : Sarah Kane avec Jérémie », Postures, Dossier « De la création par le verbe à la mort de Dieu : Littérature et spiritualité », no. 39, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/ballester-39> (Consulté le xx / xx/ xxxx).