Henri Michaux et la mort de Dieu : le verbe mescalinien

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Ivre, possédé, il ne se demande plus quoi faire avec l’infini, s’il faut l’aimer, l’adorer, s’y confondre, ni si c’est une illusion ou un faux, ou une étape seulement, ou promesse ou déjà son nirvana — il est submergé et emporté à la fois par la vague dont il questionnait la nature.
                                                            Henri Michaux, L’Infini turbulent1

Henri Michaux est un contemporain des surréalistes. Comme eux, il cherche dans la poésie une aventure spirituelle qui ressemble à bien des égards à l’expérience mystique. Cependant, il diffère nettement d’eux par l’immense angoisse de son univers intérieur, par son esprit critique — pour ne pas dire sa méfiance — et par son refus de tout engagement idéologique. À la recherche d’une langue complètement nouvelle, Michaux conduit en effet sa poétique seul (Brechon et Robin 2019). Le poète est l’artisan des mots. En termes rimbaldiens, il est le « voyant » qui cherche à percer le mystère des choses pour « arriver à l’inconnu » (1971, 264). Pour Michaux en particulier, cette recherche de l’inconnu et ce besoin de créer un nouveau verbe sont la conséquence d’un événement biographique particulier.

Bien qu’il ait nourri un profond penchant religieux pendant les vingt premières années de sa vie, allant jusqu’à envisager d’embrasser une vie monastique chez les Bénédictins, cet élan s’évapore à l’aube de ses publications (Bellour 1998, LXXVII). À l’adolescence, le texte mystique accède pour Michaux au statut de « livre des livres » (Michaux 1956, 1004) et lui fait repousser la littérature qu’on lui enseigne. Sa vie prend un nouveau tournant quand il vit une déchirure interne juste avant de peindre et d’écrire : il perd la foi (Hillen 2002, 119). Rimbaud, dans Une Saison en enfer, subit le poids du baptême chrétien qu’il n’a pas choisi. Il finit alors par devenir le démiurge qui crée le monde des Illuminations. Quant à Michaux, il délaisse ses croyances pour partir à la quête de connaissances. Il décide d’explorer un territoire qui n’est autre que « l’espace du dedans », en constituant son propre corps comme un laboratoire. Expérimentateur autant qu’objet d’expérimentation, le sujet, désormais « troué » par l’absence de religion, va découvrir, à l’intérieur de lui-même, des formes qui vont lui permettre d’accéder à un nouveau savoir. Depuis le diagnostic nietzschéen de la mort de Dieu, il n’est pas rare que les écrivains se penchent sur cette place transcendantale laissée vide. Dans le cas de Rimbaud, il faut recommencer la genèse de l’univers et la transmettre aux hommes — le poète est « chargé de l’humanité, des animaux mêmes » (1871, 264, l’auteur souligne). La singularité de Michaux est de participer encore à cette démarche et de se l’approprier à son tour et selon son mode (Bellour 2011, 51). La formation du monde est encore à reprendre, le verbe juste doit encore être trouvé, et pour ce faire, Michaux mène un voyage intérieur où il part à la découverte de facultés inconnues et des phénomènes linguistiques qui en découlent. Il n’hésite pas à recourir à certaines drogues, comme le hachich ou la mescaline, actualisant l’aphorisme rimbaldien du « dérèglement de tous les sens » (1971, 264). Il souhaite concevoir une langue immédiate, simple, « mimique », qui serait transversale à tous les moyens d’expression. Il rêve donc d’un langage qui aurait une dimension universelle et qui rendrait compte de l’inconnu qui se trouve en soi. En plus de se libérer du vers et de la rime, il crée une poésie sans précédent, inspirée de formes et de genres hétéroclites.

L’objectif de cet article est de proposer une nouvelle perspective de lecture de l’œuvre de Michaux, à la lumière de cette foi perdue, et de son désir de combler le vide qu’elle laisse derrière elle, pour ne pas parler du désir inavoué de la retrouver. En effet, la perte de la croyance religieuse semble coïncider avec le début de l’entreprise littéraire et artistique du poète — dans un premier temps, on étudiera ce phénomène. L’on découvre que c’est bien la place divine qui n’est plus occupée qui provoque l’art et la littérature. Grâce à diverses techniques et méthodes qui lui permettent de « se parcourir » et de s’explorer, Michaux crée une écriture qui annexe par exemple l’aphorisme et le compte-rendu scientifique; quand ce ne sont pas les traces de plusieurs genres littéraires qui sont repérables au sein d’un même ouvrage. Pourtant, on le verra, ces assemblages composites rendent son œuvre profondément poétique. Parce que le langage y est déréglé et nouveau, la Sémiotique de la poésie de Riffaterre nous permet de dire que les ouvrages mescaliniens sont porteurs de poésie. Selon lui, la langue poétique « diffère de celle de l’usage courant », elle « utilise des termes hors de l’usage commun et possède une grammaire qui lui est propre ». Cette nouvelle grammaire est d’ailleurs souvent inacceptable hors des strictes limites du poème donné (Riffaterre 1997, 11).  

De toutes les méthodes exploitées pour partir à la recherche de connaissances, la prise de mescaline, une puissante substance psychédélique, se démarque des autres. À partir de 1956, elle prend une place centrale dans l’œuvre. La drogue en question éveille des zones psychiques inconnues, semblables au palimpseste que décrit Baudelaire dans la première monographie de l’ivresse, les Paradis artificiels — ce palimpseste comporterait chacun des souvenirs, images, idées et sentiments du sujet sans qu’il en ait conscience dans son état normal (Baudelaire 1860, 505). Elle permet ainsi d’explorer le vide spirituel et de concevoir ce dernier comme un espace « infini » (Michaux 1957, 932). Cet espace relie les contraires, permet à l’inconscient de se manifester et aux anciennes images refoulées d’apparaître. La seconde partie de cet article analysera la façon dont les premiers ouvrages mescaliniens, Misérable miracle et L’Infini turbulent, publiés respectivement en 1956 et 1957, sont l’empreinte de la découverte d’un monde nouveau et d’un verbe sans précédent. Pour la première fois, l’écriture semble pouvoir momentanément panser la déchirure interne provoquée par le vide spirituel. Les visions provoquées par la drogue relèvent de l’invisible, de l’inconnu. Tel un poète-explorateur, Michaux restitue ses expériences de l’au-delà mescalinien à travers une langue particulière : la poésie qui découle de ses expériences hallucinogènes est nouvelle, tant par sa forme que par ses idées. La drogue joue, sans que le poète ne le désire consciemment, le rôle d’une invocation. Des divinités inconnues apparaissent. Inqualifiables, même si elles sont comparées à des archétypes connus pour les rendre quelque peu descriptibles, ces expériences mettent à l’épreuve la lucidité et l’esprit critique du poète qui s’efforce toujours de les analyser avec une rigueur qui est proche de celle du scientifique. Le dernier moment de notre réflexion portera ainsi sur la description de ces expériences mescaliniennes aux allures mystiques et visionnaires qui sont à l’origine de livres qui décrivent la genèse d’un monde inconnu.

 

Absence de Dieu : comment penser le monde?

Henri Michaux, au sortir d’une enfance cloisonnée, pense que la sainteté est la seule réponse aux énigmes du monde. À l’âge de vingt ans, sa croyance s’évapore, laissant derrière elle un vide jamais comblé et d’angoissantes incertitudes : « Le rêve de mon adolescence eut été d’être saint. Je tombai de haut — très désemparé quand je perdis la foi vers l’âge de 20 ans » (Michaux, LXXVII). Le poète s’efforce inlassablement de trouver de nouvelles réponses à ses questions, en se penchant sur lui-même plutôt qu’en se référant à une pensée dogmatique. L’écriture michaldienne entreprend, durant toute une vie, de parcourir ce vide intérieur avec une faiblesse qui semble d’abord incurable.

La spiritualité du vide

Malgré son erreur initiale, soit sa croyance en l’existence d’une omnipotence, Michaux continue de penser que le « le Saint achève magnifiquement l’homme » (Michaux, 997). De ce fait, l’absence laissée par l’ancienne croyance donne lieu à un vide intérieur qui ne demande qu’à être comblé par de nouvelles découvertes. L’écriture tente de faire le tour de cet espace devenu creux. Elle procède ainsi d’une forme de résistance : elle devient une nouvelle raison de vivre : « J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire; me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie » (Michaux 1950, 345).

L’absence divine pousse ainsi l’écrivain à « écrire » et à « se parcourir », à se penser à cet endroit devenu à jamais équivoque. Raymond Bellour va jusqu’à constater que l’écrivain doit « se prendre à la fois pour Dieu et pour le Christ, ou l’Antéchrist, et vivre jusqu’au bout de ne pouvoir être ni l’un ni l’autre, quitte à ne plus savoir ce que cela suppose » (1998, XIII). Cette réflexion s’applique parfaitement à Michaux, qui espère pouvoir recommencer la création du monde et la transmettre aux autres hommes par le biais des mots. Pour ce faire, il dérègle ses sens dans le but d’en arriver à l’inconnu. Il mène un voyage intérieur et démarre une aventure scripturale, notamment en prenant certaines drogues. Il se désintéresse des paysages extérieurs et préfère plonger son regard à l’intérieur de lui-même. Sa faculté maîtresse est bien l’imagination, mais cette imagination refuse le pittoresque et la narration (Brechon et Robin, 2019). Quand il s’essaie aux psychotropes, il préfère l’expérience à l’évasion : « Les drogues nous ennuient avec leur paradis, qu’elles nous apportent un peu de savoir » (1961, 3). Sa démarche ne consiste pas à s’échapper de la condition humaine, mais à en explorer toutes les possibilités. Il parcourt des zones mentales et somatiques qui ne sont pas sollicitées en temps normal et qui restent inaccessibles à l’homme sobre. Ainsi, Michaux semble vouloir s’intéresser à sa supériorité psychique et corporelle pour compenser sa supériorité sacrée à jamais perdue. Il dit lui-même que son désir le plus profond réside dans le fait d’avoir accès à « la démesure qui est la vraie mesure de l’homme » et de « rentrer au bercail » (Michaux 1957, 858).

La mescaline : une substance révélatrice

De toutes les drogues que l’écrivain a pu essayer, la mescaline est particulière. Selon les dires de l’expérimentateur, elle a provoqué en lui un départ « surhumanisant » qui l’a mené à un « au-delà » (Michaux 1971, 770). Lors de sa première confrontation avec la mescaline en 1954, Michaux constate qu’il est aux prises avec des visions intérieures tout à fait extraordinaires, défiant les règles de la vue habituelle. On lit, au début de Misérable miracle : « Des Himalayas surgissent brusquement plus hauts que la plus haute montagne » (1956, 624). Dans cette métaphore, l’on constate que le référent réel le plus excentrique ne peut rendre compte de l’image mescalinienne : ce qui est désigné dépasse en grandeur toute vraisemblance. Le comparatif de supériorité (« plus haut que… ») surenchéri par le superlatif (« la plus haute montagne ») permet de rendre compte de ce débordement inqualifiable. Michaux ajoute plus tard, dans le même recueil : « Dans ma jeunesse, plus tard encore, je suis resté persuadé qu’il n’y aurait pas d’événement, que j’arriverais au bout de la vie sans. Voici qu’il en est venu un, et indiscutable… » (1956, 770). La substance mescalinienne est donc révélatrice et crée des phénomènes proches de ceux de l’illumination. Cette drogue est un puissant hallucinogène issu d’une plante mexicaine, le peyotl. L’auteur du XXe siècle semble prendre la relève de Rimbaud qui exigeait du poète qu’il se fasse « voyant » (Rimbaud 1971, 264). Les effets provoqués par cette drogue relèvent de l’invisible, de l’inconnu. La drogue joue alors le rôle d’un appel à l’altérité en soi, actualisant la formule paradoxale du « je est un autre » (Rimbaud 1871, 271) : « Ce n’est plus à vous que vous aboutissez » (Michaux 1961, 3). L’insupportable vide se remplit d’une multiplicité de visions qui se chevauchent, qui apparaissent à une vitesse indescriptible et qui se multiplient, s’approfondissent et résonnent sans fin : « Faute de dieux : Pullulation et Temps » (1956, 678). Il ira jusqu’à dire que la mescaline lui a permis de faire une « expérience de l’Infini » (1956, 679) et la découverte d’un espace aux bornes indéfinissables que Dieu pourrait habiter s’il existait2.

La mescaline, qui donne des hallucinations et permet d’accéder à un état second, devient l’une des voies de l’ascension spirituelle. L’aventure mystique se fait alors par déduction et expérimentation : il faut désormais voir pour croire. L’activité littéraire de Michaux devient une entreprise de salut, et pour ce faire, la mescaline est le phármakon idéal3: elle brise les verrous de la conscience et permet de passer de l’autre côté de l’esprit humain : « Ma surprise fut énorme. […] Dès le départ tout ou presque tout va au dépassement, surhumanisant, transmuant, transsubstantiant, ouvrant sur le sacré […], quelques fois sur le démoniaque, parfois sur le démentiel » (1956, 770). L’état modifié de conscience s’approfondit et donne l’accès à un nouvel au-delà que Michaux n’arrive à décrire qu’en le comparant à « Dieu » ou au « sacré ».  
 

Découverte d’un monde : la création verbale mescalinienne

On l’a dit, Michaux nourrit depuis toujours le désir de créer une langue qui serait complètement nouvelle. Il faut être, disait encore Rimbaud, « absolument moderne » (1973, 264). Le scripteur qu’est Michaux tient à écrire autrement, loin des codes linguistiques préexistants. Sa poésie semble vouloir se trouver à la naissance du langage, là où se trouve une conscience prélinguistique tout à fait indéterminée (Smadja 1998, 264). C’est pour cela que l’œuvre entière du poète se caractérise par la recherche d’un ailleurs. Il n’espère pas dupliquer la réalité extérieure, il souhaite plutôt en construire une nouvelle, issu d’un regard intérieur halluciné.

La restitution des visions

Autrefois peu satisfait de ses expérimentations linguistiques, Michaux trouve une forme d’assouvissement avec la langue mescalinienne issue des hallucinations provoquées par la substance elle-même. L’on va voir que le « Fiat Lux » proféré par Dieu est renié et que le monde est recréé.

Misérable miracle et L’Infini turbulent sont l’empreinte d’une rencontre brutale avec la mescaline. Michaux considère la deuxième œuvre comme étant la continuation de la première (Michaux 1957, 814). La déformation visuelle est restituée au travers de la langue, ainsi lit-on, dans l’avant-propos de Misérable miracle : « Ceci est une exploration. Par les mots, les signes, les dessins. La Mescaline est l’explorée. » (1956, 620) On comprend que les signes sont des outils d’investigation à part entière pour explorer les hallucinations mescaliniennes.   

Michaux s’essaie donc pour la première fois à ce modificateur de conscience issu du peyotl. Son carnet de notes sous les yeux, il retranscrit immédiatement ce qu’il ressent de manière brute. Seulement, ce manuscrit n’était pas assez intelligible pour rester tel quel : « Tout a dû être réécrit. Le texte primordial, plus sensible que lisible, aussi dessiné qu’écrit, ne pouvait de toute façon suffire » (Michaux 1956, 620). Jérôme Roger dit de ce travail qu’il relève de la « représentation », d’une « ascèse de l’écriture comparable à celle que requérait jadis l’expérience mystique », car elle procède d’« une expérience hors mesure » (2000, 177). L’expérience mescalinienne est donc largement comparable à une épreuve ascétique. Pour tenter d’élucider le texte tout en gardant une empreinte forte des visions mescaliniennes, Michaux crée une prose poétique issue de formes et de genres divers : la structure des livres rend compte de la complexité d’une entreprise qui semble devoir assembler le témoignage, le document scientifique, l’essai et les vers poétiques. En ce qui concerne le document pur, l’on trouve par exemple certaines bribes du texte initial : « Le ruisseau électrique. /passages indicibles/contre-courant/contre-carrant/contre-hachant. /trop secoué trop. /ce rocher répond à je ne sais quoi » (1956, 626). Ces annotations, presque incompréhensibles au lecteur, retranscrivent l’hermétisme de l’expérience subie. Des morceaux de la génétique du texte sont d’ailleurs restitués tels quels :
                                              
 
                           

(1956, 636)

(1956, 654)                                                                                                                 

« Si je me mets à dessiner, je fais intarissablement des traits parallèles, très rapides, très nombreux, presque maniaques. L’énervement répétitif, comme je l’appelais » (760). Ajoutons que la langue présente dans le corps principal du texte tente de reproduire les infimes et étranges répétitions des dessins : « contre-courant/contre-carrant/contre-hachant. » Les homéotéleutes et les retours à la ligne rappellent nettement la forme de vers : les ressorts de formes poétiques classiques sont exploités pour exprimer les redondances. Les tentatives d’écriture, retranscrites dans le dessin de droite, déstructurent les loques des lettres pour reproduire ce même mouvement vibratoire. On constate alors que Michaux réalise et dépasse même le rêve baudelairien « d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience » (1869, 429). La prose poétique mescalinienne relève « du nouveau, — idées et formes » (Rimbaud 1871, 270). Elle réaffirme la liberté de la poésie entamée depuis le XIXe siècle. Elle rejette l’idée de toute configuration prédéterminée et englobe une variété de formes et de sujets (Bernard 1959, 715). De nouvelles formes typographiques et rythmiques sont inventées grâce à l’usage des dessins, des vers, des citations d’ouvrages et des annotations personnelles. Suzanne Bernard ajoute que les effets poétiques de la prose de Michaux donnent accès à un « univers supplémentaire » (1959, 715). En effet, le poète « écrit » sous l’impulsion des effets mescaliniens. Il se fait plongeur dans les hallucinations visuelles et s’attelle à la difficulté de l’auto-observation. Il endosse ainsi les rôles de l’observant et de l’observé : « J’étais le feu d’artifice, qui méprise l’artificier, si même on lui prouve qu’il est lui-même l’artificier » (Michaux 1956, 620). On se trouve désormais bien loin de l’idée d’une vérité biblique accessible via le livre suprême. Les polarités s’inversent : désormais, ce n’est plus la croyance issue du livre qui précède l’expérience surnaturelle, mais plutôt l’expérience qui, par un processus de déduction, forge la croyance. La connexion directe avec l’au-delà mescalinien guide la construction des croyances et des écritures. Ainsi, c’est par ses propres épreuves d’ivresse et de graphisme que Michaux appréhende l’au-delà.

Un univers clos et autonome
 

Ceci est une exploration. Par les mots, les signes, les dessins. La Mescaline est l’explorée. Dans la seule scription des trente-deux pages reproduites ici sur les cent cinquante écrites en pleine perturbation intérieure, ceux qui savent lire une écriture en apprendront déjà plus que par n’importe quelle description.
                                                          Henri Michaux, Misérable miracle4

Ainsi en est-il du constat de Michaux dans l’avant-propos de Misérable miracle. L’ouvrage se rapproche des livres sacrés par son hermétisme, et sa compréhension n’est réservée qu’aux lecteur.ices qui saisissent ce qui est désigné au-delà du sens linguistique et de la référence extérieure commune et connue. Les phrases doivent être déchiffrées et nécessitent un régime de lecture particulier, car ce qui est décrit ne relève pas du monde tangible. Michaux, sous l’emprise de la drogue, restitue des visions provenant d’un univers qui n’existe nulle part (Roelens 2006, 151). Il se retranche dans un monde parallèle pour l’expatriation volontaire dans un monde invisible. Il quitte le cadre spatio-temporel commun pour en pénétrer un autre et se fait « voleur de feu ». Les écrits mescaliniens se rapprochent ainsi des ouvrages saints. On constate que les écritures sacrées sont généralement délivrées par des divinités ou écrites sous inspiration divine. Elles fonctionnent comme des médiums et permettent d’établir un contact entre la réalité invisible et le monde immédiatement perceptible. La mescaline offre à son consommateur l’accès à un univers clos, autonome et impossible à appréhender.

La mescaline défie les lois de la langue ordinaire, puisque les descriptions ne partent d’aucune référence extérieure. Elle crée ainsi une « langue poétique » et une nouvelle grammaire (Riffaterre 1997, 11). On peut illustrer cela avec un extrait issu de L’Infini turbulent : « images intérieures plus brillantes plus nombreuses plus colorées plus en dentelles plus » (1957, 807). L’absence de coordonnant, de ponctuation et l’ininterruption de la phrase illustrent bien ce phénomène. Non seulement la gradation est ininterrompue, mais elle se termine par un comparatif de supériorité. On en déduit que l’immense et rapide propagation intérieure des images lumineuses dépasse la machinerie réglée du langage. Comme disait Baudelaire dans ses Paradis artificiels : « la grammaire, l’aride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire » (1860, 420). D’ailleurs, la conception baudelairienne de la poésie postule le sens du sacré. Le poète n’hésite pas à utiliser des termes empruntés aux sciences occultes ou à la religion pour définir le sacré du langage (Eigeldinger 1971, 249). La poésie, selon lui, sollicite le sens du divin et la croyance en l’unité cosmique. On constate que la poésie mescalinienne confirme les dires de Baudelaire. Le dandy était lui-même à la recherche d’un langage nouveau qui aurait le pouvoir paradoxal de dire l’indicible. En ce sens, Misérable miracle et L’Infini turbulent sont des ouvrages poétiques. Les manuscrits remaniés de Michaux respectent parfaitement les critères riffaterriens de la poésie, comme cet autre passage en témoigne : « La lumière vrombit en ma tête. Vrombissement de l’avion, ses quatre hélices lancées à pleine vitesse. Blanc vrombit dans ma tête » (1957, 844). Cet aperçu, sorti de son contexte, perd son sens si l’on ne sait pas qu’il s’agit d’une prosopopée et que Michaux est habité intérieurement par une lumière blanche si puissante qu’elle l’assourdit et l’éblouit. L’observant semble d’ailleurs se métamorphoser, les frontières se floutent entre lui et l’observé. Non seulement le poète est décentré de lui-même, mais il est lui-même en procès lorsqu’il inspecte la lumière. Ainsi peut-on parler d’une forme d’autoprosopopée : Michaux parle comme s’il était autre chose. La langue poétique mescalinienne est donc très différente de la langue utilitaire qui nous permet de nous faire comprendre facilement et de communiquer. Grâce au remaniement des textes, ceux-ci sont devenus poétiques et accessibles.

Par ailleurs, il arrive à Michaux de tout de même utiliser le vocabulaire et la grammaire de la langue quotidienne. Riffaterre s’attarde à ce phénomène de la poésie qui puise dans la langue utilitaire, mais il explique que le facteur poétique demeure constant : le poème dit une chose, mais il en signifie une autre (1997, 11). Effectivement, même si Michaux se sert de tournures langagières connues, c’est pour signifier un univers bien différent de celui que l’on connaît. Aussi Riffaterre précise-t-il : « Si nous ne considérons pas le poème en tant qu’entité finie et close, nous ne pouvons pas toujours faire la différence entre le discours poétique et la langue littéraire » (1997, 11). Les deux ouvrages de Michaux sont donc à considérer comme une unité close sur elle-même, constituant une logique interne et usant de sens spécifique. Les termes n’auront plus leur signification habituelle : la prosopopée du blanc ne peut être rattachée à une réalité extérieure identifiable. Ce signe fait référence à quelque chose en dehors du langage que les interlocuteurs peuvent reconnaître. La poésie mescalinienne n’établit pas de connexion avec la réalité extérieure puisqu’elle échappe à toute vraisemblance. L’intelligibilité du texte est rendue possible grâce au co-texte et aux réseaux sémantiques qui s’y entrelacent. « La mimèsis, ou la représentation de la réalité, se caractérise par une séquence sémantique à variation continue, cela parce que la représentation est fondée sur le caractère référentiel de la langue » (1997, 13). Il importe peu que cette relation soit une illusion des locuteur.ices ou des lecteur.ices; ce qui compte est que le texte multiplie les détails et modifie sans cesse le point de vue adopté, de manière à créer un modèle acceptable de la réalité. La mimèsis est donc à la fois variation et multiplicité. À l’opposé, le trait qui caractérise le poème, c’est son unité (13). Riffaterre appelle l’unité formelle propre au poème, et les indices d’obliquité qui permettent sa compréhension, des signifiances. L’attention est dirigée vers cette « autre chose » signifiée (112). Bien que Michaux cherche à retranscrire les visions mescaliniennes, les textes sont porteurs de signifiances plutôt que de significations. Ce qui peut sembler absurde dans le langage quotidien, comme une lumière supranaturelle intérieure, acquiert un sens poétique à travers les réseaux internes de L’Infini turbulent. Les liens entre les dessins, l’écriture et les vers créent des signifiances et permettent de comprendre le fonctionnement interne du monde halluciné, en saisissant par exemple les mouvements vibratoires ou les lumières éblouissantes qui lui sont propres. Entre poésie mescalinienne et ouvrage aux accents sacrés, la limite s’affine au fil des pages des deux recueils.

Le nouveau livre?

Le voyage mescalinien est un transport de l’extrême. Michaux décrit un « univers autonome où un transport comparable à rien qui est de ce monde vous maintient soulevé, hors des lois mentales, dans une mer de félicité » (1961, 15). Le poète observe les effets de la substance sans se laisser aller à l’ivresse puisqu’il est à la recherche de « savoir[s] » (Michaux 1961, 30). Cette exigence de vérité emploie des vecteurs inattendus, qui sont non seulement le fait de l’expérience, cette dernière portant son empreinte sur l’écriture censée la restituer, mais surtout le but inavoué de l’écriture. Le témoignage ne vise plus à restituer l’indescriptible, mais à mettre en place un monde second (Gourio 2004, 214).

L’ouvrage est polymorphe et hétéroclite : passages de formes classiques de poésie, notes de bas de page rappelant le document scientifique et dessins aux allures sismographiques parcourent les pages. Toute l’écriture de Michaux trahit le désir ardent d’atteindre, par tous les moyens, les contours d’un nouveau langage idéal qui fixerait la genèse mescalinienne. Ce langage demeurant inaccessible, Michaux travaille son écriture pour pallier l’insuffisance de la langue initiale. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que l’auteur n’hésite pas à faire allusion à des livres ou à des références sacré.es. Il se réfère à la culture chrétienne en évoquant Saint Antoine et la tentation du Diable : « La tentation de Saint Antoine, je le sais maintenant, c’est la tentation de la dissolution de la volonté et du maintien » (Michaux 1957, 871) et va jusqu’à citer un passage des Rig Veda, ouvrage rapportant les hymnes sacrés de l’Inde antique : « Je suis grandissime. Je m’élève jusqu’aux nuages. /.   .. J’ai bu le Soma. Je me suis élevé du dos de la terre / Je suis arrivé dans le monde de la lumière, de la lumière supra-terrestre. / […] / Je suis arrivé à la lumière. Je suis devenu immortel » (Michaux 1957, 816). Il est très important de noter que Michaux cherche avant tout à débusquer les stratégies discursives et les modalités d’expression de ces références pour les exploiter et non pas pour puiser l’or de leurs énoncés, formules ou axiomes (Roger 200, 40). D’ailleurs, les versets incantatoires hindous semblent être repris au sein de l’écriture poétique michaldienne pour être prolongés. Michaux actualise la citation en l’adaptant à son expérimentation. On retrouve l’idée de la prise d’une substance tirée d’une plante. L’ingestion de « peyotl », désignée par Michaux, ressemble à bien des égards au breuvage qu’est le « Soma ». Ce dernier désigne, dans les textes védiques, une plante dite céleste qui, à l’occasion d’une préparation rituelle, offre « une puissance vitalisante créant une Vie supérieure » (Édouard 1872, 22). Elle ressemble ainsi à la mescaline qui peut permettre d’accéder, selon Michaux, à des « milliers de dieux » avec lesquels on « se lie » et forme « un tout harmonieux » (1957, 853).

Par ailleurs, notons que l’écart culturel entre la spiritualité occidentale et la spiritualité orientale est grand, mais qu’elles sont pourtant toutes deux présentes dans le même ouvrage. Cette convergence met en lumière la nature inqualifiable de l’expérience vécue qui transcende les limites de toute pensée dogmatique préexistante. Ainsi, Michaux est dans la nécessité de recourir au syncrétisme. Cette écriture, qui exploite aussi bien des hymnes sacrés que des notes personnelles au sujet de Saint Antoine, possède une unité formelle repérable qui surplombe et englobe toutes les autres — celle de la prose poétique. Cette dernière permet, on l’a démontré, d’évoquer ce qui ne relève pas de l’immédiatement perceptible et de garder l’empreinte de la rencontre d’êtres surnaturels et invisibles au commun des mortels. Il est désormais temps de s’attarder plus en profondeur sur ces divinités que les livres mescaliniens décrivent.
 

L’Au-delà mescalinien : rencontre des divinités

 

Les ouvrages mescaliniens étudiés dans cet article illustrent parfaitement les idées de Bellour au sujet des expérimentations michaldiennes : on verra que Michaux se prend bien « pour Dieu et pour le Christ, ou l’Antéchrist », au point de ne pouvoir « être ni l’un ni l’autre » (1998, XIII). Le poète décrit une « expérience de l’Infini » où « ce qui avait été séparé ne l’est plus. » (1956, 742) L’identité de l’homme devient anamorphique lorsqu’en s’observant lui-même, il s’enfouit dans une métamorphose infinie.

Apparition diabolique

Claude Fintz pense que l’usage de la mescaline permet à Michaux de plonger dans son espace interne et de se trouver au carrefour où l’homme insubordonné et l’homme droit viennent se rencontrer et qu’ainsi, un « archi ego » semble présider à tous les états de l’être (1996, 73). Henri Ey, psychiatre et spécialiste de la mescaline, affirme, quant à lui, que l’inconscient se manifeste par le biais des rêves et de l’imagination. Ainsi, un « contre-moi » apparaît. (2004, 262) Il ajoute que le conscient, en temps normal, se débrouille très bien pour ne pas le laisser passer. On constate que l’ivresse mescalinienne permet à Michaux de rencontrer cette part d’ombre refoulée. On lit, dans L’Infini turbulent :

Elle [la drogue] est une vraie révélation du démon, c’est-à-dire de l’opération démoniaque, c’est-à-dire de la dualité humaine. On a normalement un moi correct usant correctement de la personne des autres et de la sienne; de ses appétits, de ses facultés […], et d’autre part, un moi « pervers », mal pensant, observateur féroce, agissant avec perversité ou y songeant. (917)

Ce moi démoniaque peut être personnifié dans les rêves par le biais de personnages cruels et chimériques comme le diable (Dehing 2017, 60). Le poète, qui cultive sa lucidité pour faire face à ses visions, finit par penser que ces dernières procèdent d’une intervention surnaturelle : « Le diable existe donc? » (Michaux 1957, 9871) Le poète prend même la décision de comparer son expérience à celles de mystiques :

Nombre de mystiques l’ont dit : « l’opération démoniaque, aucun homme ne peut lui tenir tête. Seule la grâce de Dieu y arrive. » Comme si un cerveau secondaire, libéré du principal et devenu tout-puissant, fonctionnait seul, coupé de l’autre et ne fonctionnait qu’à propos d’érotisme. […] Le regard pervers prodigieusement clairvoyant et mal jugeant. […] Il pollue l’ange en l’homme. (871)

L’idée de l’archi ego prend tout son sens avec cette citation; le poète sort de sa conscience étroite pour rejoindre ses contraires psychiques : l’ange et le démon se révèlent. Michaux entrevoit cette part d’ombre habituellement invisible qui « pollue l’ange en l’homme. » L’ombre refoulée est désignée comme une force spirituelle malfaisante (« opération démoniaque », « tout[e]-puissant[e] », « prodigieusement clairvoyant[e] ») que seule la grâce divine peut contrer (« Seule la grâce de Dieu y arrive »). Le côté sombre de Michaux semble « coupé de l’autre » et prendre en puissance. Le diable, à l’origine de la séparation entre le bien et le mal, semble exercer son pouvoir sur Michaux qui est aux prises avec sa dualité désormais exacerbée. Plus tard, le poète ira jusqu’à apercevoir le visage du diable lui-même : « Le visage hideux […], d’une expression haineuse. | [dans la marge] LE VISAGE HIDEUX, GRIMAÇANT | Tellement haineuse, qu’il me semble sot de l’attribuer à mon “moi”, même deux fois dédoublé. […] Ses yeux qui voient ma duplicité, son rire sardonique qui m’est adressé […] » (918). La laideur de ce visage dépasse les limites de la conscience et des marges du texte qui sont exploitées pour en rendre compte. L’usage des lettres capitales ne fait qu’accentuer l’idée d’une expérience surhumaine qui ne peut être exprimée que par le débordement sémantique qu’impliquent les lettres majuscules. Michaux semble si dépassé qu’il n’hésite pas à solliciter l’aide de « Dieu » dont il ne remet pas en cause l’existence, et dont il semble décrire les pouvoirs sur une modalité assertive : « Seule la grâce de Dieu y arrive ». L’usage de cette modalité donne des airs de vérité générale au discours qui est tenu. 

Les visions mescaliniennes offrent ainsi à Michaux un accès à des révélations empreintes de mysticisme. En général, de telles expériences sont réservées aux individus d’une piété exemplaire, comme Saint Antoine qui est d’ailleurs cité à plusieurs reprises. Les références religieuses, notamment bibliques, sont de plus en plus exploitées et le poète semble perdre son esprit critique. Plus tard, le poète affirme : « On me dira : “De toute façon, ce n’eût été que de la pensée.” Mais de la pensée à ce point d’intensité, c’est cent fois plus réel que la réalité. C’en est l’essence et le pouvoir devenu à jamais inoubliable, “consacré”. » (975) L’hallucination ne désigne plus une déformation de la réalité propice à la tromperie, mais révèle le fait évident qui dépasse la réalité et tout ce qui est perceptible. On verra que cette adhérence et cette absence de remise en question semblent être les prémisses d’une foi renouvelée.

Les milliers de dieux mescaliniens

Pour la première fois depuis le début de ses expériences, Michaux perd sa fonction d’observateur à la recherche de connaissance. Le dédoublement identitaire qui unit l’observant et l’observé va s’évanouir pour laisser place à un témoin aux yeux complètement émerveillés. Les tentatives de rationalisation ne font aucunement régresser l’apparition divine : « L’incroyable, le désiré depuis l’enfance, l’exclus apparemment que je pensais que moi je ne verrai jamais, le trop beau, le sublime interdit à moi est arrivé » (1957, 852). La vision apparaît comme surpassant les attentes et les limites du poète, qui baisse sa garde en laissant flotter ses anciennes convictions. L’impossible, exprimé à travers des termes tels que « incroyable »,  « exclus », « trop » ou « interdit », ne peut étouffer l’éclat de l’illumination qui survient. Le « sublime », cette essence suprême, parvient néanmoins à se manifester. La typographie utilisée va être à la hauteur du terme employé puisqu’on lit ensuite « J’AI VU LES MILLIERS DE DIEUX. J’ai reçu le cadeau émerveillant. À moi sans foi […], ils sont apparus. Ils étaient là, plus présents que n’importe quoi que je n’aie jamais regardé » (852). Les lettres majuscules permettent, encore une fois, de mettre en valeur le prestige de l’expérience mystique. Cependant, ce qu’il reste de plus remarquable dans cet extrait est le fait que le poète précise qu’il est « sans foi » et qu’il s’agit d’un moment « désiré depuis l’enfance » — on assiste presque à un déplacement de la croyance religieuse qui avait été perdue. L’auteur était d’abord réticent quand il s’agissait d’affirmer l’existence d’une divinité5. Il déclare désormais que ces dieux étaient « plus présents que n’importe quoi que je n’aie jamais regardé ». Annie Monette rappelle que Michaux est souvent décrit comme un homme de la rupture coupé de sa foi, de son enfance et de son passé. Or, dans ce passage, « les rêves, les désirs de l’enfant ressurgissent dans la transe de l’homme adulte. La vision des milliers de dieux permet une ré-union du sujet et de son histoire, tout à coup (re)complétée » (Monette 2014, 150). Cette « ré-union » soudaine semble remédier temporairement au vide laissé par la perte de la foi initiale : « C’était réel et c’était comme chose entendue entre nous, en vertu d’une entente préexistante. J’étais rempli d’eux. J’avais cessé d’être mal rempli. Tout était parfait. Il n’y avait plus à réfléchir[.] […] Mon horizontale était maintenant une verticale. J’existais en hauteur » (1957, 853). Quand le poète parle d’une « préexistence » entre lui et les dieux, cela apparaît comme le retour à un monde antérieur à la vie profane, mais aussi à un monde antérieur à la vie terrestre — le terme est donc polysémique. Le fait qu’il affirme que « [c]’était réel » n’est que la preuve ultime d’une totale adhérence. Il ne se demande plus s’il s’agit d’un effet de l’hallucination ou d’une essence. Le but n’est plus de ramener du savoir, mais d’être présent à l’événement : « Mais enfin, me dira-t-on, qu’est-ce que je croyais? Je réponds : Qu’avais-je à faire de croire, PUISQU’ILS ÉTAIENT LÀ! » (853). Cette citation est importante : on comprend à quel point l’evidentia prend le dessus sur le logos. Les dieux sont immédiatement perçus et leur présence résulte d’une flagrance, en témoigne la conjonction élidée « puisque », qui introduit une justification patente, et l’adverbe de lieu « LÀ », qui met en exergue l’idée de la présence. D’après François Trotet, ce moment serait la redécouverte de la réalité originelle infinie. Cette interprétation partage des similitudes avec l’Idéal baudelairien (Trotet 1992, 62). Baudelaire pense que l’ivresse offre la possibilité de s’échapper de notre existence quotidienne et de notre corps borné, décrit comme un « habitacle de fange », ceci pour atteindre un état Idéal originel. Alors qu’il affirme « que les drogues nous ennuient avec leur paradis » et qu’il faut qu’elles nous apportent plutôt « un peu de savoir » (1961, 3), Michaux quitte ici son devoir d’investigation. Ce retranchement dans ce monde parallèle du paradis lui a permis d’éprouver la transe mystique à son maximum.

L’ambition de cet article était d’étudier l’œuvre mescalinienne à la lumière d’un élément biographique précis, celui de la perte de la croyance religieuse, et de voir ce qui en ressortait. Le recours à la Sémiotique de la poésie de Riffaterre nous a donné l’opportunité d’analyser les faits de langue en les considérant comme faisant partie des espaces clos que sont les œuvres. De fait, on a coupé ces dernières de toute idée de référence extérieure. Cette méthodologie nous a donné l’occasion d’éprouver la cohérence interne des ouvrages et d’aborder la langue qui y est présente comme un verbe autonome.

Tel un poète aux prises avec l’inspiration divine, Michaux note ce qu’il perçoit et effectue un travail sur la langue pour que cette dernière soit intelligible. Il semble recréer le livre mystique qu’il lisait alors qu’il était adolescent et construire une seconde Genèse. Il décrit « le monde extérieur se retirant à quelque distance, à une distance grandissante » tandis qu’il aperçoit « une ouverture, une ouverture qui serait un rassemblement, qui serait un monde » (1956, 622). Ce nouvel univers est si peu adapté à la machine préexistante du langage que c’est un défi de le décrire — là est la richesse des écrits mescaliniens. L’expérience hallucinogène offre au poète les outils nécessaires au poiein et au verbe créateur. Ce n’est plus la langue qui profère l’existence de la lumière, mais bien la lumière qui met au défi le scripteur de la décrire. Un inversement des polarités a lieu; Michaux ne se réfère plus à ses croyances, mais à ses connaissances qu’il établit par un système de preuves. Il est pourtant difficile d’échapper à son histoire personnelle et à sa subjectivité. Quand bien même l’on se voudrait rationnel, les espoirs de la jeunesse ressurgissent et se réalisent sous le coup d’une hallucination qui ravive la foi, le temps d’un instant. La frontière entre une vision de rêve trompeuse et une apparition révélatrice est fine — quand bien même s’agirait-il d’une hallucination, il n’en demeure pas moins que celle-ci éclaire la supériorité psychique du poète.
 

Bibliographie

 

Corpus primaire

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Corpus secondaire

Baudelaire, Charles. 1860. Les Paradis artificiels. Œuvres complètes, éd. Claude Pichois,
vol. I. Paris : Gallimard. P. 399-519.
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Paris : 10-15, 2005.
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———. 1961. Connaissances par les gouffres. Œuvres complètes, vol. III, éd. Raymond Bellour. Paris : Gallimard. P. 310-426.
———. 1968-1971. « “ADDENDA” de Misérable miracle ». Œuvres complètes, éd. Raymond Bellour, vol. II. Paris : Gallimard. P. 769-783.
———. « Notices, notes et variantes. » Œuvres complètes, vol. I, éd. Raymond Bellour. Paris : Gallimard, 2001. P. 993-1384.
Rimbaud, Arthur. 1870-1875. Lettres. Œuvres complètes, éd. André Guyaux. Paris : Gallimard, 2009. P. 323-380.
———. 1873. Une Saison en enfer. Œuvres complètes, éd. André Guyaux. Paris : Gallimard, 2009. P. 245-281.
———. 1874. Illuminations. Œuvres complètes, éd André Guyaux. Paris : Gallimard.
P. 239-319.

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———. 2001. Lire Michaux. Paris : Gallimard.
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Pour citer cet article: 

Sorano, Alexandra. 2024. « Henri Michaux et la mort de Dieu : le verbe mescalinien », Postures, Dossier « De la création par le verbe à la mort de Dieu : Littérature et spiritualité », no. 39, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/sorano-39> (Consulté le xx / xx/ xxxx).