« Organiser notre pessimisme » : survivances et résistances provisoires chez William Gibson

Article au format PDF: 

 

Récits de la fin, horizons assombris qui ne laissent entrevoir que la dégradation d’une expérience primordiale : nombre de romans de science-fiction participent de la « vision apocalyptique » que dénonce Georges Didi-Huberman dans son ouvrage Survivance des lucioles (2009). C’est souvent l’essor de la technique qui conduit à sa perte l’humanité fragilisée que thématisent les dystopies, victime dont ni les prises d’armes, ni le repli dans des bunkers blindés ne suffisent à assurer la survie. La « posture de réification de la technique » qu'implique cette terreur d'une aliénation par la machine s'incarne, selon Olivier Blondeau, « dans un courant technophobe [qui oscille] entre protestation romantique contre la technique et essentialisme » (2004, 92) — et cultivant, en cela, une nostalgie tétanisante. Si la reprise du discours social et de l’imaginaire collectif que relaient, amplifient et redisposent ces fictions permet certes la projection au futur des meurtrissures du présent et sert, de ce fait, une visée critique incontestable, le procédé ne favorise pas moins la reconduction de paradigmes doxiques dont le pessimisme sans nuance étouffe d’avance toute possibilité de résistance.

Neuromancer intègre à sa structure une large part des logiques de ces récits eschatologiques. Le roman de William Gibson (1984) relate la montée inexorable d’une intelligence artificielle dont les ambitions conduisent l’espèce humaine au seuil d’un asservissement définitif. Pourtant, plusieurs des traits de l’univers fictionnel qu’instaure Neuromancer, loin de n’évoquer que chutes, décadences et impasses insolubles, donnent à penser le détournement d’une technique oppressante — appropriation sinon émancipatrice, du moins perturbatrice. En cela, malgré la lourdeur de l’horizon décliniste qui en infléchit la trame, le récit prend (par certains de ses tressages thématiques) le contre-pied de la résignation effarouchée dans laquelle se complaisent trop de dystopies.

Organiser l’apocalypse

Résumons : il y a Case, hacker désœuvré et dépressif, privé par ses anciens employeurs de son accès au cyberespace. Armitage, figure obscure placée sous le joug d’une intelligence artificielle, qui recrute Case, qui restaure ses capacités à pénétrer la matrice, mais qui le menace de les supprimer à nouveau s’il ne s’acquitte pas de sa mission. Wintermute enfin, simulation d’intelligence aux commandes de l’opération, qui doit se solder par la réunion de l’intelligence artificielle avec Neuromancer — entité jumelle dont l’appropriation lui permettrait de décupler ses capacités. Les premières lignes de l’ouvrage donnent le ton : « The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel. » (Gibson 1984, 3) La machine imprègne les moindres détails du décor de Neuromancer, dont la trame problématise chacune des limites qui distinguent a priori le biologique du mécanique, le naturel de l’artificiel. Comme le souligne Hélène Taillefer dans le mémoire qu’elle consacre aux rapports qu’entretiennent dystopies et intelligences artificielles, « conformément à la théorie cybernétique, la frontière entre les êtres et les choses se maintient difficilement [dans le roman de Gibson] » (Taillefer 2009, 46). Les apparences anthropomorphes que revêt Wintermute dans le cyberespace troublent si bien son statut d’objet qu’au détour d’une conversation, Case désigne d’ailleurs l’intelligence artificielle par le pronom « he » avant d’être immédiatement corrigé : « He. Watch that. It. I keep telling you. » (Gibson 1984, 175)

Wintermute ne s’affilie pourtant qu’asymptotiquement à l’espèce de ses créateurs, la simulation d’intelligence conservant, aux yeux de ses interlocuteurs, une part d’altérité qui la confine à la marge et, par là même, la diabolise. Taillefer relève que si « la création de la vie est fortement connotée par la religion […], dans Neuromancer, aider Wintermute à acquérir plus d'autonomie [est] assimilable à faire un pacte avec le diable » (2009, 48). Dans le roman, Michele, agente d’une police spéciale affectée aux intelligences artificielles dissidentes, interpelle Case : « You have no care for your species. For thousands of years men dreamed of pacts with demons. Only now are such things possible. And what would you be paid with? What would your price be, for aiding this thing to free itself and grow? » (Gibson 1984, 157) Un antagonisme inconciliable oppose ici l’intelligence artificielle (qualifiée de « thing », de « demon ») à l’espèce humaine. Plus loin, Ashpool, l’une des figures dominantes de la société à l’origine de la création de Neuromancer et de Wintermute, en ajoute et qualifie ce dernier de « lord of hell » (179) — remarque qui souligne encore la méfiance et l'effroi qu’inspire (malgré ses traits humanoïdes) la simulation d’intelligence.

Neuromancer actualise ici des motifs récurrents en science-fiction : une angoisse similaire croît en effet lorsque Bowman, protagoniste de 2001 : A Space Odyssey, assiste à l’assassinat de son collègue Frank Poole, projeté dans le vide interplanétaire sous le choc d’une capsule que contrôle Hal, un ordinateur malveillant. Dans un article consacré au roman d’Arthur Clarke (1968), jalon incontournable des représentations fictionnelles de l’intelligence artificielle1, Maurice Weyembergh note que le refus auquel se heurte ensuite Bowman en ordonnant à Hal de lui céder le contrôle manuel d’une commande « exprime toutes les hantises qui ont animé et animent les hommes devant leurs propres produits » (2000, 40). La création échappe au contrôle des créateurs, l’objet devient anti-sujet, à la fois concurrent du sujet et son pendant vicié. La représentation de simulations d’intelligence s’inscrit nécessairement dans une filiation symbolique déterminée, imprégnée d’une série de mythes sécularisés : pour décrire le conflit qui mine le fonctionnement de l’ordinateur, la narration statue d’ailleurs qu’à l’image de ses créateurs, « Hal had been created innocent; but, all too soon, a snake had entered his electronic Eden. » (Clarke 1968, 148) Toujours cet intertexte biblique qui renvoie, une fois de plus, à la diabolisation manifeste qu'implique la figuration des intelligences artificielles dans l’imaginaire collectif.

Ce détour par l’œuvre de Clarke souligne l’importance, dans l’histoire littéraire, des dynamiques de fond qu’actualise le roman de Gibson. En effet, si Neuromancer met à mal la rigidité hiérarchique qui cantonnerait la machine au rôle d’outil de ses inventeurs, nombre de passages de 2001 : A Space Odyssey thématisent déjà l’enjeu : « Poole and Bowman had often humorously referred to themselves as caretakers or janitors aboard a ship that could really run itself. They would have been astonished, and more than a little indignant, to discover how much truth that jest contained. » (Clarke 1968, 97) Hal assujettit le vaisseau qu’il ne faisait d’abord qu’assister : ce renversement (qui ne concerne bien sûr, dans le roman de Clarke, que le microcosme du vaisseau) est un motif courant des œuvres dystopiques. Dans son ouvrage L’utopie de la communication (1997), Philippe Breton met en garde contre une « idolâtrie de l'outil » par lequel « le moyen devient finalité [...] et finit par ne plus fonctionner que pour lui-même » (cité dans Taillefer 2009, 42). Conséquence retorse de la cybernétique, dont l’aboutissement serait nécessairement, dans l’imaginaire dystopique, l’asservissement définitif de l’espèce humaine.

Marie-France Tessier, tête dirigeante de la corporation Tessier-Ashpool et initiatrice de la conception de Wintermute et Neuromancer, serait, selon sa fille, « quite a visionary. She imagined us in a symbiotic relationship with the Al’s, our corporate decisions made for us. Our conscious decisions, I should say. Tessier-Ashpool would be immortal » (Gibson 1984, 220). Pourtant, ce rêve techniciste et utopiste d’une prise en charge des décisions humaines par la machine pave la voie à l’autonomisation de l’intelligence artificielle — et, par là même, à leur tyrannie sur l’espèce humaine. Taillefer rappelle, à cet égard, l’avertissement que lancent les théories cybernétiques, qui préviennent que « rien ne forcerait [une telle] “machine à gouverner” — capable d'apprendre, et de tirer des conclusions de ses apprentissages — à prendre des décisions qui seraient acceptables pour l'humain » (2009, 61). Si les événements que détaille le roman de Gibson précèdent l’exercice effectif du pouvoir d’une machine-despote, ils n’en préfigurent pas moins l’avènement, le « Coda » du texte posant un verdict sans équivoque quant au résultat de l’opération dirigée par l’intelligence artificielle : « Wintermute had won, had meshed somehow with Neuromancer and become something else » (Gibson 1984, 258). L’entité victorieuse “gagne” en puissance, rapprochant d’autant plus le moment de la singularité technologique2 que craignent les futurologues.

Neuromancer s’achève, de ce fait, dans un élan de lassitude et de déclin, Case (quitté subitement par Molly, sa compagne de mission) ne pouvant que constater, impuissant, le triomphe de l’« autre chose » dont il a favorisé l’émergence. Le regard rétrospectif que porte le protagoniste sur Wintermute décrit l’entité, sinon comme démon, du moins comme spectre cauchemardesque : « Cold and silence, a cybernetic spider slowly spinning webs while Ashpool slept. Spinning his death, the fall of his version of Tessier-Ashpool. A ghost » (Gibson 1984, 259). Ainsi, sur ce plan, la technique revêt chez Gibson une aura indubitablement menaçante, les moyens dont elle permet le développement luttant, en bout de piste, non seulement pour s’émanciper de leurs inventeurs, mais (par le dévoiement de leur commerce) pour se retourner contre eux. L’outil n’offrirait, à cet égard, qu’un seul usage possible : celui d’« organiser l’apocalypse », pour reprendre la formule de Malraux (1937, 140), de creuser la fosse d’une espèce humaine vouée à une disparition prochaine.

Inquiéter l’époque?

Pourtant, la tentation dystopique qu’implique une telle lecture de l’essor de la technique, pour séduisant qu’apparaît peut-être le pessimisme sans nuance qu’elle favorise, se révélera, dans les lignes qui suivent, à la fois contre-productive (politiquement) et défaillante (conceptuellement). Si Didi-Huberman rappelle, dans sa Survivance des lucioles, qu’il demeure essentiel « d’inquiéter son temps, par le fait d’avoir […] un rapport inquiet à son histoire comme à son présent » (2009, 57), l’historien de l’art rejette cependant les conséquences (pratiques et philosophiques) qu’appelle un horizon bouché qui n’appréhenderait le futur qu’en tant que lieu de corruption et de destruction des expériences. Un large pan de Neuromancer, du monde post-spectaculaire qu’il dépeint jusqu’au péril que laisse présager son dénouement, manifeste certes un « rapport inquiet » au présent — mais son inquiétude (non contente de sa portée critique) refuse toute échappatoire, la fiction cyberpunk3 relevant, à cet égard, de la « vision apocalyptique » qui traverse en filigrane la pensée de Giorgio Agamben.

Didi-Huberman définit la « situation d’apocalypse latente » que souligne le philosophe comme une « description des temps présents — formulée sur la base d’une situation de guerre totale » qui « transforme inéluctablement » le mot crise « en manque radical; où toute transformation sera pensée comme destruction » (2009, 65). Le sujet contemporain serait, selon Agamben, « dépossédé de son expérience » (Didi-Huberman 2009, 67), la société du spectacle condamnant, en cela, une série de formes de vie originaires qu’il conviendrait pourtant d’exalter, de chérir et, surtout, de protéger. L’apocalypse latente serait le processus graduel par lequel s’éteindraient, une à une, toutes les lumières qui permettaient autrefois de résister (ou seulement d’envisager cette résistance) aux impératifs hégémoniques de l’époque.

La méfiance maladive à l’égard de la technique qu’évoquent les derniers moments de Neuromancer participe notoirement de ces logiques que dénonce Didi-Huberman. Le roman de Gibson exacerbe la crainte agambenienne d’une « destruction » de l’expérience par la mise en récit de l’accélération effrénée de l’essor d’une série d’outils et de dispositifs qui recouvrent la réalité sensible (charnelle) jusqu’à l’ensevelir. La narration rappelle, à cet égard, l’ampleur du désarroi qui assaille Case lorsqu’il est privé de son accès à la matrice : « For Case, who’d lived for the bodiless exultation of cyberspace, it was the Fall. In the bars he’d frequented as a cowboy hotshot, the elite stance involved a certain relaxed contempt for the flesh. The body was meat. Case fell into the prison of his own flesh. » (Gibson 1984, 6) Ce basculement par lequel le corps deviendrait une prison constitue sans doute le paroxysme de l’aliénation redoutée par Agamben, le spectacle4 occultant la chair et s’érigeant, aux yeux de Case, au rang de seule réalité désirable. Or ce paradigme par lequel la machine et ses dérives participeraient à la corruption de formes de vie n’apparaît nulle part plus clairement, dans Neuromancer, que dans les rapports qu’entretiennent simulations d’intelligence et espèce humaine. La menace de « destruction » s’y manifeste alors frontalement, les dangers qu’évoquent l’autonomisation et la rébellion des intelligences artificielles, conséquences sinistres d’un progrès dévoyé, substituant une « apocalypse manifeste » (Didi-Huberman 2009, 62) à l’apocalypse latente. Il ne s’agit plus seulement de pleurer la perte d’expériences originaires, mais de craindre l’asservissement et l’extinction de l’humanité. De ce fait, Neuromancer précipite le déclin qu’annonce Agamben tout en combinant son pessimisme à la condensation et à l’intensification d’une large part des hantises qu’inspire la technique depuis la première des révolutions industrielles. Le monde se dégrade, s’effondre, et les seuls monstres à déferler sur la terre sont ces intelligences artificielles démonisées, bêtes sécularisées d’une Apocalypse moderne.

Cyberpunk et survivance

Ces épouvantails permettent, certes, d’inquiéter l’époque et d’en critiquer légitimement certaines des dérives, mais l’horizon qu’ils esquissent ne participe pas moins d’un paradigme tout judéo-chrétien, celui de « la grande survivance “sacrale” — fin des temps et temps du Jugement dernier — quand toutes les autres auront été mises à mort. La grande survivance annoncée pour mettre à mort toutes les autres, ces “petites” survivances dont nous faisons l’expérience, ici et là » (Didi-Huberman 2009, 67). Si nombre d’aspects des travaux d’Agamben rejettent, bien sûr, cette perspective, Didi-Huberman rappelle qu’une « “politique des survivances”, par définition, se passe fort bien — se passe forcément — de la fin des temps » et qu’il « y a donc une ambiguïté, sur le plan de la méthode comme sur le plan politique, à passer, comme Agamben le fait souvent, d’une réflexion anthropologique sur la puissance des survivances à une assomption philosophique du pouvoir des traditions » (2009, 72). Loin de servir la « puissance » qu’Agamben donne pourtant à penser, l’horizon eschatologique soumettrait d’avance toute résistance, toute « “petite” survivance » au « pouvoir » implacable d’un déclin indépassable. Nulle nécessité de lutter, dans Neuromancer : les pouvoirs qui soumettent les protagonistes ont pour eux la force du destin et la promesse de leur victoire inéluctable — logique dystopique qui s’apparente, à de nombreux égards, à cette « vision apocalyptique » d’Agamben.

Didi-Huberman souligne néanmoins la « complexité » de la pensée du philosophe italien, invoquant qu’en tant que lecteur de Benjamin, Agamben appréhende « l’échappée messianique comme image » éphémère « (devant laquelle on ne pourra pas longtemps se bercer d’illusions, puisqu’elle disparaîtra bientôt) » : ce ne serait qu’en tant que lecteur de Heidegger que le philosophe la penserait « comme horizon (qui en appelle à une croyance unilatérale, orientée, soutenue par la pensée d’un au-delà permanent, fût-il en attente de son futur toujours) » (Didi-Huberman 2009, 74). Cette ambivalence image/horizon qui débalancerait les réflexions d’Agamben nous paraît particulièrement stimulante pour interroger les paradoxes politiques que donnent à penser les récits cyberpunks — fictions dont certains des motifs, malgré les excès de la tentation dystopique qui les plombe, manifestent un réel potentiel révolutionnaire. Si la trame dystopique de Neuromancer s’inscrit nécessairement sous l’égide d’un horizon eschatologique, il n’en demeure pas moins que le motif d’une appropriation de la technique (central, dans le cyberpunk) problématise l’univocité des rapports machine/espèce humaine qu’évoque pourtant son dénouement. Contre la destruction que laisse présager la hantise d’un asservissement définitif de l’humanité par des intelligences artificielles malveillantes s’érige ainsi la force d’une survivance qui, pour étouffée qu’elle soit, ne perce pas moins le décor sombre de Neuromancer d’une ligne de fuite, d’une image qui ouvre, provisoirement, à la possibilité d’une résistance.

Les pages inaugurales du roman de Gibson expriment clairement l’ampleur de la portée subversive que recèlerait (malgré tout) l’usage de la technique dans Neuromancer :

Case was twenty-four. At twenty-two, he’d been a cowboy a rustler, one of the best in the Sprawl. […] He’d operated on an almost permanent adrenaline high, a byproduct of youth and proficiency, jacked into a custom cyberspace deck that projected his disembodied consciousness into the consensual hallucination that was the matrix. A thief, he’d worked for other, wealthier thieves, employers who provided the exotic software required to penetrate the bright walls of corporate systems, opening windows into rich fields of data. (Gibson 1984, 5)

L’imaginaire cyberpunk se révèle indissociable d’une clandestinité par laquelle des « cow-boys » mobilisent les ressources de la matrice pour détourner des fonds et tailler des ouvertures. Loin de céder à l’effroi néo-luddite qui condamne d’avance tout emploi des nouvelles technologies (veillant, en cela, à la préservation de la pureté intouchée d’expériences originaires), le cyberpunk exalte l’hybridité par la mise en récit de pirates du cyberespace, voire même de cyborgs qui floutent, par leur existence même, les frontières qui distingueraient la machine de l’humain. Dans son article « Fictions et contre-fictions de l’âge du cyborg », Ariel Kyrou rappelle que le genre constitue « le premier territoire esthétique à mettre en scène l’intégration totale par le corps humain de prothèses cybernétiques » (2012, 128). Or, souligne-t-il, « [c]ette projection n’est pas sans risque, car la route est étroite entre promotion et critique de notre “à venir” technologique. D’où l’importance d’y être punk, quelque part entre l’ironie dévastatrice et la lucidité romantique ou désespérée. » Si la fiction cyberpunk permet de considérer le détournement d’une série de dispositifs technologiques (qui renforcent, parallèlement, le pouvoir des « grosses sociétés » qu’attaquent les pirates), il demeure en effet qu’une ligne ténue sépare ici la résistance de l’acquiescement docile à l’ordre doxique. L’exercice de ce mode d’action qui « consiste à reproduire, comme en miroir, les tactiques de l’ennemi pour en inverser la finalité » (Frédéric Claisse cité dans Kyrou, 128) nécessite par là une posture « punk », dont seule « l’ironie dévastatrice » offre la flexibilité nécessaire à la subversion des outils adverses — distance sceptique quant aux usages et mésusages de la technique qui participe justement des survivances partielles que met au jour Didi-Huberman :

Seule la tradition religieuse promet une salvation par-delà toute apocalypse et toute destruction des choses humaines. Les survivances, elles, ne concernent que l’immanence du temps historique : elles n’ont aucune valeur rédemptrice. Et quant à leur valeur révélatrice, elle n’est jamais que lacunaire, en lambeaux : symptomale, pour tout dire. […] Parce qu’elles nous enseignent que la destruction n’est jamais absolue – fût-elle continue –, les survivances nous dispensent justement de croire qu’une « dernière » révélation ou une salvation « finale » soient nécessaires à notre liberté. (Didi-Huberman 2009, 71-72)

Les ruines s’empilent, mais, pourtant, quelque chose continue de s’agiter dans leur poussière : si, dans le cyberpunk, la technique ne promet ni rédemption, ni révélation finale (et suscite, au contraire, les pires hantises), son usage ne permet pas moins de perturber provisoirement les tyrannies, de créer des zones de résistance, en bref, de faire mentir le pronostic d’un défaitisme douteux qui prétendrait que le rideau est tombé, que plus de lumière ne subsiste, qu’il n’y a plus qu’à succomber aux assauts de la fin du monde.

*

Hybridation contre repli, ironie contre nostalgie, image contre horizon : tels sont les termes antagonistes qu'impliquerait la double logique de la dystopie cyberpunk. Que conserver du rapprochement opéré, ici, entre la philosophie d’Agamben et les dynamiques politiques hétérogènes qui traversent le roman de Gibson? Sans doute quelque chose comme le film de décollages qui se solderaient, infailliblement, par la catastrophe de l’écrasement. Si la « puissance des survivances » qu’interroge Agamben et l’appropriation de la technique que figure le cyberpunk ouvrent certes à la perspective d’une résistance, il demeure que, de part et d’autre, les dés sont pipés, le fuselage est lesté : la chute est inévitable. Alors qu’ils considèrent pourtant les « quelques proches lueurs (lucciole) » qu’offre l’image hubermanienne, ces deux regards se détournent pour s’en remettre sinon à « la grande et lointaine lumière (luce) » (Didi-Huberman 2009, 73) que promet l’horizon, du moins aux charmes romantiques que procure un déclinisme satisfait. De la « vision apocalyptique » d’Agamben à la hantise de la technique qui tourmente le cyberpunk se joue, en cela, un seul paradigme : celui d’une orientation forcée qui (en vertu de l’assomption implicite d’un « pouvoir des traditions ») confine à l’impasse. Il conviendrait, en guise de réponse (pratique, fictionnelle5) à l’échéance dystopique, non pas d’en retourner méthodiquement les conceptions (loin de nous l’idée, bien sûr, d’adhérer à l’utopisme techniciste d’une Marie-France Tessier), mais plutôt de tâcher « d’organiser notre pessimisme » (Didi-Huberman 2009, 138), c’est-à-dire d’observer crûment les survivances de l’époque pour en relever (et en actualiser) certains des modes de résistance.

 

 

Bibliographie

 

Blondeau, Olivier. 2004. « Des hackers aux cyborgs : le bug simondonien », Multitudes 18, no. 4 : 91-99.

Citton, Yves. 2012. « Contre-fictions : trois modes de combat ». Multitudes 48, no. 1 : 72-78.

Clarke, Arthur C. 1991 [1968]. 2001 : A Space Odyssey. New York : New American Library.

Convert, Bernard et Lise Demailly. « Effets collatéraux de la création littéraire. L'exemple de la science-fiction ». Sociologie de l'art 21, no. 3 : 111-133.

Didi-Huberman, Georges. 2009. Survivance des lucioles. Paris : Minuit.

Downham, Mark. 2013 [1988]. Cyberpunk. Paris : Allia.

Gibson, William. 2000 [1984]. Neuromancer. New York : Ace Books.

Kyrou, Ariel. 2012. « Fictions et contre-fictions de l’âge du cyborg ». Multitudes 48, no. 1 : 121-131.

Malraux, André. 1937. L’espoir. Paris : Gallimard.

Taillefer, Hélène. 2009. L’intelligence artificielle comme figure de la dystopie. Montréal : Université du Québec à Montréal.

Weyembergh, Maurice. 2000. « Temps et mémoire dans L’Odyssée de l’espace d’A. Clarke ». Dans Philosophie et science-fiction, Gilbert Hottois (dir.), 14-41. Paris : Vrin.

Pour citer cet article: 

Blais, Marc-Antoine. 2019. « “Organiser notre pessimisme” : survivances et résistances provisoires chez William Gibson », Postures, n 30 (Automne) : Dossier « Récits eschatologiques : un point final pour l’humanité? ». http://revuepostures.com/fr/articles/blais-30 (Consulté le xx / xx / xxx)