Récits eschatologiques : un point final pour l’humanité?

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Bien que les sous-genres et les appellations pour les récits de fin du monde se multiplient depuis quelques décennies, l’engouement pour ceux-ci n’est pas nouveau. Si les thèmes apocalyptiques sont surtout associés à la littérature populaire depuis la fin du XXe siècle, ils ont été traités, au fil des siècles, par bons nombres d’auteur·e·s reconnu·e·s depuis Thucydide en Grèce Antique jusqu’à Camus, en passant par Defoe. Le récit apocalyptique, bien qu’il se déroule souvent dans un futur dystopique, parle davantage du passé et du présent que du futur. Les auteur·e·s ont souvent pu, par sa facture imaginaire, utiliser le récit d’anticipation alarmiste afin de porter un regard critique sur une société bien réelle. Il va sans dire que ce qui cause la fin du monde dans ces récits évolue au même rythme que la progression de la science de la société référentielle.

Plus près de nous, les publications littéraires et culturelles des années 2000 témoignent quant à elles d'un véritable essor du genre dystopique; un regain d'intérêt qui s'est d'abord manifesté du côté de la littérature jeunesse, mais qui occupe aujourd'hui une présence indéniable dans la littérature grand public et à la télévision. Plusieurs auteur·e·s n'ayant pas l'habitude de s'inscrire dans le courant science-fictionnel se sont en effet tourné·e·s vers les stratégies narratives offertes par la dystopie pour écrire au sujet du climat économique, politique et culturel de notre époque; pensons, par exemple, à Marie Darrieussecq et à Chloé Delaume. L'impact de l'adaptation télévisée du roman de Margaret Atwood (The Handmaid's Tale) dans l'imaginaire populaire exemplifie par ailleurs la présence importante des dystopies féministes dans ce phénomène culturel. Outre l'enjeu des inégalités hommes-femmes, les œuvres dystopiques permettent d'aborder d'autres sujets d'actualités tels que la destruction environnementale et les catastrophes imminentes qui en découlent. Les changements que connaît notre monde (globalisation, nouvelles formes de famille et de communauté, avancées technologiques, réchauffement climatique) engendrent des insécurités et des peurs, mais aussi de nouvelles opportunités. Les textes imaginent les défis qui nous attendent, prenant souvent la forme de mises en garde (cautionary tales).

Les récits pandémiques se distinguent des autres récits apocalyptiques de par leur portée historique, de même que par les peurs particulières qu’ils convoquent. Lorsqu’on sort de la littérature populaire, on préfère l’emploi du qualificatif « plague narratives ». Ainsi, si ces « plague narratives » des siècles passés ont fait l’objet de nombreuses recherches, on ne peut pas en dire autant des récits apocalyptiques pandémiques qui sont laissés de côté par la critique universitaire. Vers la fin du XXe siècle, grâce aux avancements de la médecine moderne, les grandes maladies pandémiques ont été, pour la plupart, éliminées et la peur qu’elles ont pu causer a semblé quitter l’imaginaire occidental (Humphreys 2002, 845). Cependant, si la meilleure compréhension des germes et de leurs modes de propagation améliore le traitement des maladies, elle ouvre aussi la porte au développement d’un nouvel imaginaire, celui d’une menace invisible : le microbe. L’imperceptible menace du corps contagieux bouleverse les structures de la société, déstabilisant jusqu'aux relations de pouvoirs.

Dans le collectif Des fins et des temps. Les limites de l’imaginaire, les auteur·e·s reprennent en introduction l’idée de Jean-Claude Carrière selon laquelle il faut aussi entendre l’expression « fin des temps » au sens grammatical : « les fictions et les pensées de la fin[, disent-ils,] sont marquées par une temporalité témoignant de cette nécessaire rupture. Les temps sont instables, les conjugaisons s’échangent, se contaminent, le futur, le présent, le passé se chevauchent et se disloquent » (2005, 9). S’il est des temps de verbes qui se prêtent plus adéquatement à la poétisation de la catastrophe dystopique et/ou épidémique, peut-être certains pronoms personnels, certaines formes génériques, certaines altérations syntaxiques ou certains registres d’énonciation sont-ils, eux aussi, davantage susceptibles que d’autres de rendre compte efficacement du désastre, de la contamination. À ce titre, à une présence diégétique de la catastrophe répond souvent une énonciation « catastrophée », une poétique de l’altération et des cataclysmes textuels ou sémiotiques.

Pour ce trentième numéro, Postures se propose de réfléchir aux récits de fin du monde, qu’ils soient dystopiques, apocalyptiques, pandémiques ou cataclysmiques. Que se passe-t-il lorsque qu’un texte se permet d’explorer une société où l’humanité est en faillite? Quelle place prend la notion de posthumanité dans ces textes? Peut-on véritablement parler de l’établissement d’une nouvelle structure sociale ou ne fait-on pas que récréer des institutions familières? Ces fictions expriment-elles réellement les peurs d’une société ou sont-elles devenues un phénomène de mode? À quoi s’attendre après la fin — ou les fins — du monde?

 

Dans sa préface intitulée « Et si la fin avait déjà  lieu... », la chercheure Elaine Després pose son regard sur les changements que provoquent les grands cataclysmes sur l’imaginaire de la fin et les productions culturelles le mettant en scène. Depuis le défaut de fonctionnement du réacteur numéro 4 en 1986 jusqu'à la toute récente diffusion de la mini-série Chernobyl (Mazin 2019), le panorama qu’elle nous propose perce à jour les causes et l’évolution de notre obsession pour les récits de catastrophes.

 

Renverser l’Histoire

En ouverture de ce dossier, les auteur·e·s s'intéressent à des œuvres qui investissent la fatalité historique ou permettent d'en penser le détournement. Avec « Les animaux post-exotiques : “ce qui reste quand il ne reste rien” », Karine Légeron se penche sur la présence animale dans deux textes d'Antoine Volodine et sur le lien qu'elle entretiendrait, dans une perspective eschatologique, avec la mise en scène d’une Histoire politique. Dans l’édifice post-exotique que construit Volodine, les animaux portent en eux la possibilité d'une réécriture de l’Histoire humaine.

Et si le choc d'un cataclysme invitait non pas à faire table rase du passé, mais plutôt à valoriser le charme d'âges révolus? C'est la prémisse des perspectives auxquelles nous convie l'article de Frédéric Lanouette. Les villes touristiques que présente Le Quadrille des assassins d'Hervé Jubert, loin de ne constituer que des espaces d'évasion, de fuite hors d'un présent post-apocalyptique, mobilisent des dispositifs de contrôle qui orientent les époques représentées — figurant réflexivement, en cela, les logiques dystopiques d'une reconfiguration de l'Histoire.

Marc-Antoine Blais s'attache, quant à lui, à étudier les dynamiques politiques hétérogènes que donne à lire Neuromancer. Si le récit de William Gibson intègre à sa trame un horizon eschatologique qui condamne l'espèce humaine à subir passivement les assauts d'une technique menaçante, Blais souligne que le roman cyberpunk thématise — quasi parallèlement — une série de modes de résistance qui subvertissent les nouvelles technologies et favorisent, ce faisant, le maintien de survivances.

Déjouer la fin

Cette seconde section rassemble des articles qui travaillent moins la fin des temps qu'un temps de la fin, qu'un sas qui, par sa transitivité constitutive, ouvrirait à des conjonctures inédites. Avec son texte « Au-delà de la notion d’apocalypse : enjeux de régénérescence et de continuité dans Into the Forest de Jean Hegland », Fanny Blanchet relève les nouvelles figurations identitaires qui s’ouvrent pour les personnages féminins après la fin du monde. De fait, affirme-t-elle, l’ouverture d’un temps post-apocalyptique permet au récit de mettre à profit une plus grande fluidité qui travaille à remettre en question les structures établies.

Savannah Kocevar nous propose, enfin, une contribution titrée  « De la poétique de la dégénérescence à la quête de transmission dans Mad Max : Fury Road (2015) de George Miller » qui explore la façon dont la franchise pose une regard sur l’irreprésentable, soit ce qui reste après la chute d’une civilisation. Elle y démontre que, bien que Miller présente une humanité en faillite, la fin annoncée n'advient jamais, déjouée par un après qui refuse de se clore.

Hors dossier

Mélanie Landreville souligne les différents plans sur lesquels l'identité queer des protagonistes des Argonautes problématise la norme hétéropatriarcale, notamment par un passing qui en récupère une part des codes sans s'y conformer entièrement. Le réseau citationnel foisonnant que recèle le plus récent roman de Maggie Nelson, loin d'étouffer la parole de ses personnages, se mêle à leurs voix, relaient leurs préoccupations — jusqu'à queeriser le texte lui-même.

L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé bénévolement à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheuses et chercheurs. Un grand merci au Département d'études littéraires de l'UQAM, à Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, à l'Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l'Association Étudiante du Module d'Études Littéraires (AEMEL), à l'Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE).

Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur.e.s pour leur travail.

 

Bibliographie

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Basu, Balaka, Katherine R. Broad et Carrie Hintz (dir.). 2014. Contemporary Dystopian Fiction for Young Adults: Brave New Teenagers. New York : Routledge.

Bradford, Clare et al. 2011. New World Orders in Children's Literature : Utopian Transformations. New York : Palgrave Macmillan.

Chassay, Jean-François, Anne Élaine Cliche et Bertrand Gervais. 2005. Des fins et des temps. Les limites de l’imaginaire. Montréal : Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire.

Goodley, Dan. 2014. The posthuman. Londres : Routdedge.

Haraway, Donna. 2017. Manifeste cyborg et autres essais : sciences, fictions, féminismes. Paris : Exils

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Pour citer cet article: 

Blais, Marc-Antoine et al. 2019. « Récits eschatologiques : un point final pour l’humanité? ». Postures, n 30 (Automne) : Dossier « Récits eschatologiques : un point final pour l’humanité? ». http://revuepostures.com/fr/articles/recits-eschatologiques-un-point-final-pour-lhumanite-avant-propos (Consulté le xx / xx / xxx)