Le tourisme historique dans l’univers post-apocalyptique du Quadrille des Assassins d’Hervé Jubert

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Inexorablement, le niveau des océans monte. Les marées lèchent les basses terres et bientôt le seuil des maisons. Elles noient les capitales, réduisant leurs musées, leurs églises et leurs universités à de sombres masses de pierre au milieu des vagues. C’est à la suite de ce cataclysme qu’Hervé Jubert situe les événements du Quadrille des Assassins, roman de science-fiction post-apocalyptique qui s’interroge sur le rapport à l’Histoire d’une humanité qui a survécu de peu à une crue destructrice.

De l’humanité pré-apocalyptique, il ne reste presque rien, et c’est sur ce vide référentiel que la civilisation doit être rebâtie. En réponse à la disparition de la majorité des référents historiques physiques, et donc de la mémoire tangible de l’humanité, le comte Palladio, milliardaire excentrique, recrée Paris, Venise, Londres et Mexico / Tenochtitlán sous la forme de « villes historiques » flottant sur l’eau. Les villes historiques sont opposées aux villes de la terre ferme, notamment Bâle, lieu de résidence des personnages principaux Roberta Morgenstern et Clément Martineau, qui prospère malgré la décimation des continents et où s'organise la survie de l’humanité.Dans les musées à ciel ouvert de Palladio, le contexte sociopolitique et les réalisations artistiques et architecturales de l’époque glorieuse de chaque civilisation sont présentés comme des représentations fidèles du passé, même s’il ne s’agit que de simulacres. « Le principe des villes », comme l’explique Roberta, est l’héritier « du théâtre, de la faillite des expériences virtuelles et de quelques idées fulgurantes appartenant à d’autres temps. Des visionnaires avaient rêvé de ces endroits, des architectes, des romanciers, des dessinateurs. Le comte les avait réalisés. Et il les avait rentabilisés. » (Jubert 2002, 35) Les habitants de la terre ferme peuvent, à titre de touristes, se rendre dans ces espaces temporaux recréés par le comte et y évoluer comme s’ils habitaient réellementles époques mises en scène. Le roman de Jubert est à cet effet une projection de l’avenir où la relation à l’Histoire est rongée par les mites d’une société rendue anhistorique à la suite de l’apocalypse. Les référents qui demeurent ne sont en somme que des simulacres virtualisés; les villes historiques, de simples reproductions de bois, de carton et de verre; les personnages historiques qui peuplent leurs rues, des actrices et des acteurs costumés.

Cet article s’interroge sur la valeur de l’Histoire dans un contexte science-fictif où le cataclysme a effacé la majorité des référents historiques de la mémoire collective. Pour bien illustrer le glissement qui s’est opéré à la suite du cataclysme, nous nous intéresserons d’abord à la relation entre science-fiction et discours historique, afin de comprendre la valeur de ce dernier dans un tel contexte uchronique. Ensuite, nous examinerons les conséquences de la remise à zéro mémorielle de l’humanité dans le contexte touristique où la situe Jubert. Ceci nous permettra d’analyser le tourisme post-apocalyptique en tant que modèle apte à remplacer le discours historique disparu. Par la suite, nous examinerons comment les villes de Palladio remplissent le vide référentiel, et par quelles reconfigurations identitaires elles permettent la transgression des lois totalitaires qui régissent les villes de la terre ferme.

À partir de cette remise en question des codes du monde extérieur, nous expliciterons le rôle que joue la sécurité (en tant que paradigme de contrôle) dans le processus de création d’une nouvelle identité à l’entrée des musées de Palladio. Le contexte touristique paradoxal du roman, expliqué à l’aide des théories sur le tourisme sombre, nous permettra par ailleurs d’expliquer pourquoi les villes historiques, en ce qu’elles mettent en scène des espaces-autres d’où le désastre est exclu, sont davantage visitées que les cités ayant survécu au désastre.

Enfin, nous nous arrêterons à l’étude des parcs Disney et du Parc jurassique tel qu’il apparaît dans le film de 1993, afin de comprendre comment, en parallèle aux visées de Palladio, les parcs thématiques reconfigurent l’espace-temps pour offrir à la perception une entité virtuelle qui permet de repenser notre relation au réel.

La science-fiction post-apocalyptique et le discours historique

À la lumière de ce qui précède, et pour bien situer les modalités de la relation qu’entretiennent la société mise en scène dans le roman et la mémoire collective, il est pertinent de s’interroger sur ce qui lie Le Quadrille des Assassins, qui est avant tout un roman de science-fiction, au discours historique. Certes, le roman de Jubert est plausible dans sa composante cataclysmique et historique – par cela nous entendons qu’il est cohérent – mais puisque le contexte du récit est post-apocalyptique, cette même cohérence ne peut pas être envisagée sur le même plan qu’un roman dont les fondations historiques seraient inaltérées. Christine Noille-Clauzade, dans « L’histoire secrète de l’histoire : l’invention de la feintise fictionnelle dans la nouvelle historique au XVIIesiècle » explique, en donnant la reproduction historique comme une des possibilités que permet le texte littéraire, que « les propositions de la fiction [sur l’Histoire] ont eu une actualité (les faits et personnages ont existé), ce qui revient à dire qu’il existe un monde où ces propositions ont été vérifiées » (2008, 152). Si Le Quadrille des Assassinsse présente comme une réécriture uchronique1, la logique que le texte réactive ne remet pas en question le déroulement de l’Histoire,dans le sens où le passé demeure inchangé, mais l’Histoire réactivée (celle des villes de Palladio) est perméable, pour ne pas dire malléable. Ainsi, alors quele roman historique présente les faits historiques comme tels, le roman de Jubert recrée l’Histoire dans le virtuel, en permettant à la trame linéaire de celle-ci d’être modifiée en cours de route par les touristes qui arpentent les villes historiques. Dans l’univers du roman, ce processus de reproduction n’aurait pu exister sans la destruction des endroits réels, et même si les individus qui évoluent dans les villes historiques adhèrent symboliquement à l’époque représentée (ils s’habillent, parlent et agissent comme leurs contreparties historiques), ils demeurent incapables de recréer adéquatement le passé. La trame des villes historiques, que nous séparons de la trame englobante que nous nommerons « trame de Bâle », peut être comprise comme un détournement virtuel, mais tout de même fondé sur la réalité. À l’inverse, la trame de Bâle glisse là où il n’est « plus possible de vérifier les propositions [du roman] dans le monde actuel. Ce qui veut dire qu’on ne peut plus porter sur elles un jugement de vérité ou de faussetéen les rapportant à notre monde de référence » (Noille-Clauzade 2008, 152), parce que, comme nous l’avons évoqué, cela relève de l’aspect science-fictif du récit.

En intégrant ses reconstructions au réalisme historique, le personnage de Palladio épingle Le Quadrille des Assassinslà où le genre peine à le situer : en mettant en scène une recréation historique adéquate, il fait des villes le point de convergence entre cette humanité fictive et l’Histoire, dans une relation où la grande crue avait agi comme point de divergence2.

Une remise à zéro historique

Comme nous l’avons brièvement évoqué, hors des villes historiques, la relation à l’histoire est altérée. Hormis une référence rapide à la « Très Grande et Très Prestigieuse Université »3 bâloise (Jubert 2002, 201), au « Café des Petites Femmes » et à la « Brasserie des Grands Hommes » (395), ainsi qu’à la ville de Stuttgart, en Allemagne (69), les référents géographiques et symboliques sont absents. La civilisation est presque complètement déconnectée de son passé et la pérennité de la mémoire collective dépend des villes historiques.

Conséquemment, les Bâlois entretiennent une relation paradoxale avec le désastre qui a effacé leur histoire. D’un côté, les habitants de la terre ferme voient les dommages causés par la crue : ils habitent des espaces restreints par la montée des eaux et sont tout à fait conscients que la majorité des objets du passé, à l’instar des œuvres du British Museum (Jubert 2002, 36), ne sont que des copies, les originales ayant été détruites par la crue. De l’autre, ils semblent avoir retrouvé un semblant d’insouciance vis-à-vis de la force destructrice de la nature et leur discours n’est aucunement marqué par le retour de l’évolution scientifique aux limites technologiques de la révolution mécanique. Il est possible d’imputer cette récession partielle de la technologie et cette insouciance face à la véracité des connaissances accessibles à l’avènement de la crue et au fait que la société baloise évolue sous la coupe d’un gouvernement totalitaire à peine voilé (qui mène à une répression des savoirs jumelée à une privatisation de la science). Cette résistance discursive n’est jamais remise en question par les habitants de la terre ferme et s’immisce à même le discours des personnages : Roberta décrira l’automobile de Martineau (son acolyte enquêteur) comme « un de ces monstres mécaniques que seuls quelques barbares privilégiés [pouvaient] encore désormais se payer » (Jubert 2002, 22). La science automobile est l’une des portions du savoir mécanique qui s’est détériorée avec le cataclysme, et il en va de même pour les acquis de la révolution numérique, tels l’informatique (378-379) et la robotique (69). Cette répartition inégale de la connaissance est d’autant plus paradoxale qu’il existe des universités où sont enseignées les langues mortes, la lecture des hiéroglyphes et les rites du livre des morts égyptien, sans que soient abordées les grandes lignes de l’Histoire ou les préceptes principaux de la science. Seul le Collège des Sorcières, dissimulé sous l’Université de Bâle et inaccessible au commun des mortels, dispensera ces savoirs.

À ce sujet, il est intéressant de noter que la majorité des référents littéraires des personnages, qu’ils soient mages ou fonctionnaires, proviennent du Moyen-Âge. Ironie, la science qui a survécu avec le plus de facilité au cataclysme est la plus ancienne et en théorie la plus hermétique : l’alchimie. Dans la Marcia, la bibliothèque vénitienne de Palladio, Roberta aperçoit une étagère qui contient « [l]e Liber de metallis transformandis et de natura eorundem » de Roger Bacon, « le Livre de la transformation du métal [et l’]Étude de la science vraie » d’Hermétis, le « Traité chimiquede Giovanni Cinelli, illustré par l’auteur » ainsi que des textes des alchimistes Christophe de Paris et Maître Albert (Jubert 2002, 254). La science alchimique apparaît ainsi comme l’un des seuls fils liant encore le passé (bien réel) de ce monde post-apocalyptique et l’Histoire du passé-recomposé que présente Palladio. 

Soulignons d’ailleurs que le comte survit depuis des siècles en partie grâce au savoir alchimique. Toutefois, dans une logique qui contrevient à la mise en scène habituelle de l’immortalité en science-fiction4, l’immortalité scientifique de Palladio ne lui permet pas de transcender l’humanité pour pénétrer jusqu’au post-humanisme qu’aurait pu laisser supposer l’existence de la nanotechnologie5. Au contraire, Palladio est humain jusqu’au bout des ongles :

[L]a sorcière put enfin observer le comte Palladio sous sa véritable apparence. Ce qui était assis à cette table avait été un homme, sans doute, des siècles auparavant... Le corps du comte était enveloppé dans une couverture suintante et maculée d’auréoles. La tête pendait sur le torse, agitée de soubresauts. Deux petits yeux vicieux et jaunes sautaient d’un invité à l’autre. Les oreilles étaient découpées en dents de scie. Une seule tache de vieillesse, hérissée de furoncles, lui recouvrait le visage. La sorcière contemplait une vision de cauchemar, un être humain oublié par la Mort mais que le Temps harcelait depuis une éternité.  (Jubert 2002, 77)

Il est possible d’extrapoler qu’en réactivant l’Histoire et ses savoirs occultés, le comte court-circuite la possibilité même d’une posthumanité : la « véritable apparence » du comte, dissimulée par un sort alchimique qu’annule Roberta, est représentative du discours historique mutilé par la crue et les pressions du gouvernement totalitaire pour camoufler le vide sur lequel a été rebâtie l’humanité. Palladio masque son corps comme il masque les défauts de l’Histoire dans l’utopie de ses villes : seul le passé glorieux apparaît, encore accessible même si artificiel. 

En fin de compte, ce seront les humains mortels, les touristes, qui donneront aux villes historiques une seconde vie. Malgré la mainmise de Palladio sur la réalité de celles-ci, c’est grâce aux transitaires (ceux qui n’élisent pas résidence dans les villes) que le passé survit : les habitants de la terre ferme vont permettre à l’Histoire pré-apocalyptique de perdurer en participant à sa reconstitution et ils en viendront même à apprécier davantage le passé que le présent anhistorique.

Palladio et les villes historiques : le tourisme post-apocalyptique

Le Quadrille des Assassinsmet en scène quatre assassins (l’éponyme quadrille des assassins) : Jack l’Éventreur, l’empoisonneuse La Voisin, le comte Palladio et l’empereur aztèque Monteczuma. Habitant exclusivement l’espace-temps des villes historiques, ces personnages sont réactivés dans toute leur puissance symbolique lorsqu’ils sont recadrés par leur contexte spatio-temporel d’origine, soit le Londres du XIXesiècle, le Paris du XVIIesiècle, la Venise des Doges et le Tenochtitlán de la conquête espagnole, respectivement. Ces espaces touristiques, recréés par Palladio à des fins ludiques, économiques et juridiques6, sont en somme des bulles historiques que les habitants de Bâle visitent à titre de touristes.

De ce fait, Palladio met en marche un mécanisme touristique qui permet à l’Histoire pré-apocalyptique de perdurer, et d’être sans cesse réactivée, au-delà du désastre. Comme le Pacifique représentait le « dernier refuge des utopies » (Dunmore 1997, 61-69) à l’époque des Lumières, les villes historiques sont le dernier bastion physique de l’Histoire, maintenant idéalisée et reconstruite selon les visées touristico-économiques de Palladio. En opposition directe, du moins en surface, au discours techno-présent7 des villes non-reconstituées, où voitures à essence, nanorobots et téléphones coexistent, les villes historiques mettent de l’avant un effacement du rapport « extérieur / intérieur » au profit d’une assimilation à un discours historique qui se présente comme unifiant. En effet, les transitaires (extérieur) doivent pénétrer le passé (intérieur) en se dépouillant de toutes leurs possessions physiques et en enfilant un costume d’époque qui leur permet d’entrer dans la « virtualité réaliste » en endossant une identité fictive qui facilite l’assimilation. Il n’existe donc aucun pont symbolique entre Bâle et les villes historiques. Jean-Michel Dewailly, dans « L’espace récréatif : du réel au virtuel? » explique que la prépondérance de ces simulacres « existe depuis longtemps dans le processus de création de l’espace récréatif » (1997, 210) et montre pourquoi la configuration sociale des villes historiques est cruciale à l’intégration efficace d’une réalité extérieure (les transitaires) à un cadre restreint (l’enclave que sont les villes historiques). Mais le costume n’est pas tout; pour que le virtuel soit accepté par les transitaires, il faut qu’il respecte les échos du passé qui demeurent sur la terre ferme. Émile Flament, dans « Quelques remarques sur l’espace touristique », précise à ce sujet que « le succès et le développement [de ces types de virtualités touristiques] dépendent très largement de l’idée que s’en fait la société : une portion d’espace devient touristique si elle coïncide avec ses goûts et ses mythes » (1975, 616). Entrent en jeu ici les notions d’immersion et de perméabilité du cadre virtuel. Christian Metz dans Le signifiant imaginaire, explique que

[p]our qu’un sujet « aime » [une représentation virtuelle], il faut en somme que le détail de la diégèse flatte suffisamment ses fantasmes conscients et inconscients pour lui permettre un certain assouvissement pulsionnel, et il faut aussi que cet assouvissement reste contenu dans certaines limites, qu’il demeure en deçà du point où se mobiliseraient l’angoisse et le rejet. (1993, 316)

La qualité de l’immersion qui débute aux portes des villes historiques et qui s’approfondit au fur et à mesure du voyage dépend de la réponse des visiteurs à leurs propres attentesvis-à-vis non pas des reconstitutions de Palladio, mais de l’Histoire avec un grand H, celle d’avant la crue. Ainsi, en théorie, il devrait y avoir des meurtres aux mains de Jack l’Éventreur dans le Londres du XIXesiècle parce que c’est, pour le dire simplement, de l’époque. Or les meurtres vont nuire à l’immersion en poussant la transgression de la violence à sa limite de rupture.

Du point de vue de l’expérience sensorielle, la ligne est mince8 entre le fait de visiter Paris et le fait de visiter la ville historique de Paris telle qu’elle s’inscrit dans le Réseau de Palladio. Les gens qui visitent la ville historique savent qu’il ne s’agit pas du Paris originel9, cataclysme oblige, et l’acception « virtuelle » ne colle que momentanément aux créations de Palladio, ne serait-ce que lorsque l’illusion est assez convaincante pour faire oublier que la vraie tour Eiffel gît sous vingt mètres d’eau.

Combler le vide : les villes historiques et le discours sur le passé

Paris, Londres et Mexico City, trois épicentres sociaux de leur civilisation respective, sont disparues du jour au lendemain, laissant au présent la tâche de bâtir son avenir sur un gouffre. De ce fait, comme le « tourisme existe parce qu’il existe des vides qui ne peuvent le rester dans la mentalité capitaliste et coloniale de l’occident » (Dewailly 1997, 106-107), l’Histoire doit être restaurée, ne serait-ce qu’en partie, pour apaiser l’angoisse post-apocalyptique. Dans Le Quadrille des Assassins, ce vide à la base des mouvements touristiques est comblé par une reconstitution touristique qui se permet de ne présenter qu’une version édulcorée et subjective de l’Histoire :

Le crime est absent des villes historiques [...]. [Il n’y a] ni police ni fichier. Les bobbies qui se promènent dans les rues sont des locataires comme les autres. Ils connaissent leur rôle à la perfection. Et quand ils ont à courir après des malfrats, ces derniers sont joués par des acteurs engagés pour la circonstance, pour donner plus d’authenticité à la reconstitution. (Jubert 2002, 41)

Les villes historiques, dans leur fonction ludique qui les associe aux parcs d’attraction, sont idéalisées par les habitants de la terre ferme qui ne connaissent que des bribes de l’Histoire véritable de l’humanité et qui, comme l’explicitent l’anthropologue Saskia Cousin et le professeur Bertrand Réau dansSociologie du tourisme, « cherchent à retrouver le style de vie de leurs ancêtres » en « projetant leur voyage dans l’espace comme un voyage dans le temps » (2009, 50). Cette recherche de l’utopie s’actualise dans une enceinte10 où les règles de la société englobante ne s’appliquent plus et où la quête identitaire trouve sa résolution dans les récits proposés. Vincent Coëffë et Philippe Violier, dans l’article « Les lieux touristiques : de quel(s) paradis parle-t-on? Variations sur le thème de l’urbanité touristique », expliquent qu’

[a]lors que la plupart des systèmes religieux placent le paradis dans un « au-delà » inaccessible en ce monde, le tourisme produit [...] des « idéalités » suscitées par et pour une existence terrestre. Le tourisme [...] s’appuie bien sur des utopies, des « lieux de bonne qualité » (u-topos), mais qui ne sont pas pour autant des « non-lieux », [c’est-à-dire] de purs signifiants, sans référent dans le monde réel. Le tourisme implique en effet un déplacement vers des lieux qui sont pratiqués in situ, qui sont mis à l’épreuve de l’expérience même s’ils émergent d’abord à la conscience par l’imagination, acte cognitif qui vient suppléer l’impossible atteinte du lieu par les sens. (2008, parag. 1)

Les lieux touristiques peuvent se permettre de ressusciter les récits de l’Histoire en n’en conservant que les grandes lignes puisque leur ambition est toujours d’offrir aux touristes une partie émergée (rentable) de l’iceberg. Ce qui se trouve sous l’eau (ce qui est ennuyant ou trop dangereux) nuit à l’avènement d’un virtuel réalisé où les touristes peuvent vivre comme des Français du XVIIesiècle sans craindre de se faire guillotiner ou de mourir du typhus.

Les villes historiques offrent en somme une Histoire sur mesure apte à remplir le vide laissé par le cataclysme, tout en aidant à la préservation des savoirs. Coëffé et Violier notent à cet effet que « certaines pratiques dites ''traditionnelles'' auraient sans doute disparu sans leur réactivation/réappropriation par l’univers du tourisme » et donnent comme exemple « [l]a danse balinaise [...] ou la danse hawaiienne (hula) » (2008, parag. 28). Dans le roman, les savoirs réactualisés par la résurrection des villes historiques sont multiples et touchent à tous les domaines du savoir humain, que ce soit l’aéronautique (Jubert 2002, 35), la cryogénie (43), la cuisine (57, 73, 157, 159) la musique (69, 247, 248), l’automatisation (69), la mythologie (331), et même la taxidermie (69). Chaque ville visitée par Roberta et Martineau est un nouvel environnement physique et temporel, où les habits, les identités, et les mœurs s’adaptent au rythme des époques représentées.

Les paradigmes de la transgression

Roberta aiguilla la conversation sur les villes historiques, sur l’intérêt qui poussait leurs habitants à adopter les us et coutumes d’un autre temps. Certes, l’époque était à l’évasion. Qui ne rêvait pas de s’inventer une autre vie? Elle-même, Roberta Morgenstern, aurait peut-être aimé être autre chose qu’enquêtrice pour le ministère de la Sécurité11
Hervé Jubert, Le Quadrille des Assassins

La société bâloise, encadrée par des dispositifs de sécurité sans failles et un gouvernement totalitaire à peine voilé, n’est plus en mesure de produire des savoirs transgressifs : lorsque « la race des tueurs en série [s’est] éteinte » (Jubert 2002, 28), c’est la possibilité même de la rupture avec l’ordre établi qui s’est vue mise à mort. Grâce aux « traceurs, [...] ces nanomachines qui traînent partout, fichent, récoltent, prédisent, alertent la Sécurité » (30), les instances de pouvoir sont en mesure de contrôler tout ce qui se produitdans l’espace post-apocalyptique (les villes historiques faisant état d’exception). En effet, les nanorobots « avaient amélioré la Sécurité au point de remettre en question l’existence même du Bureau des Affaires criminelles. Les assassins étaient quatre fois sur cinq appréhendés sur-le-champ par les miliciens reliés aux traceurs et au Fichier. » (26) Pour ces raisons, si le gouvernement en place se dit démocratique (le Maire a en effet été élu), ses pratiques de contrôle — qui s’inscrivent d’ailleurs dans la lignée des théories de Jeremy Bentham12 sur la surveillance passive des détenus — sont totalitaires.

La pensée de Milan Kundera à ce sujet est éclairante, surtout dans un contexte social comme celui du roman de Jubert, où l’idéalisation du passé que représente la popularité des villes historiques est opposée aux désillusions vis-à-vis l’avenir qu’illustre le discours des habitants de Bâle. Kundera, dans une courte entrevue avec Philip Roth, explique à cet effet que le totalitarisme « is not only hell, but also the dream of paradise, the age-old dream of a world where everybody would live in harmony, united by a single common will and faith, without secrets from one another » (1981, 233), ce qui est, en somme, l’état de la réalité bâloise. Il ajoute toutefois : « Once the dream of paradise starts to turn into reality, however, here and there people begin to crop up who stands in its way, and so the rulers of paradise must build a little gulag on the side of Eden. »(233) Ce goulag n’advient pas dans l’univers jubérien puisque l’instance de contrôle qui rend cohérente l’utopie est en essence déjà contraignante. Pour s’évader du « paradis » bâlois, le premier Éden, la population de Bâle doit se tourner vers la réalité créée par le comte. Les villes historiques deviennent alors le second Éden, cette fois-ci plus idéalisé et apte à encadrer les modalités de l’utopie sociale recherchée par les touristes. 

La sécurité comme moteur identitaire

Les paradigmes de sécurité imposés par le gouvernement « montre[nt] d’entrée de jeu le défi posé à la démocratie : celle-ci, récusant les modèles politiques autoritaires, suppose une confiance entre les citoyens, tout en étant aussi confrontée à la concurrence des pouvoirs » (Cornu 2016, 41). Cette relation de confiance est entravée par la création des traceurs, qui vont arrêter le cours de l’Histoire après la crue en empêchant l’humain de commettre des erreurs : l’Histoire nous enseigne que les plus grandes découvertes de l’humanité sont nées de la transgression (ou de l’erreur que permet la liberté); citons par exemple l’ordinateur d’Alan Turing pour contrer le nazisme ou la colle forte inventée par accident par Harry Coover Jr.

Dans les villes historiques, la liberté s’oppose à la sécurité qui, « à l’aide d’institutions et d’expériences variées qui préservent les individus d’un contact direct avec la folie, le crime, la sexualité, la nature et la mort13 » (Stone 2009, 27), contrôle la portée évolutive de l’humanité. Hors des restrictions qu’imposent les traceurs (ces derniers ne pouvant pas pénétrer les limites des enclaves), l’individu peut s’altérer sans devenir marginal, parce que les villes historiques existent en tant que lieux permissifsoù l’homogénéité sociale est composée d’une multitude d’éléments qui n’auraient pas lieu d’exister dans la réalité de Bâle. Certains transitaires ne s’y aventurent que pour endosser temporairement une nouvelle identité, « [d]’autres choisissent de se confronter à leurs limites physiques en cultivant le danger » (Cousin et Réau 2009, 51), par exemple en visitant les bas-fonds londoniens ou en profitant des Plaisirs de l’Île enchantée parisienne. En rejetant la sécurité de la société englobante, il est question pour certains touristes « de “se dépasser”, [et] d’expérimenter la transgression de l’ordre et des codes quotidiens », par exemple, le « rapport au temps, à l’espace, à la nature » (51) ou à l’identité.

Dans le roman, les villes historiques ne sont pas sécuritaires. Quoique les maladies de l’époque, par exemple le typhus ou la peste, n’y aient pas été propagées, plusieurs éléments problématiques ou gênants de l’Histoire humaine, que la société tente d’élaguer de ses récits historiques, sont représentés, par exemple la prostitution ou le jeu. Par ailleurs, dans certains cas, l’attrait de la reconstitution ne dépend pas de ce qui est recréé mais plutôt de la manière dont tout sera anéanti. Ainsi, les villes de Lisbonne et de San Francisco, deux villes historiques mineures, sont « destinées à être détruites une fois par semaine [par un incendie et un séisme,] puis [à être] reconstruites en deux jours » (Jubert 2002, 31). Les touristes qui visitent ces villes savent qu’ils pénètrent un environnement potentiellement dangereux. Ces lieux qui permettent tous les vices interdits dans le monde extérieur, comme l’explique Mary Graham en parlant de la taverne du Black Dog14, sont d’ailleurs « à la hauteur de la description que les guides » (11) en donnent et occupent une place centrale dans le parcours obligé des reconstitutions.

Les meurtres commis par Jack, La Voisin, Monteczuma et le comte vont toutefois corrompre la portée ludico-subversive des reconstitutions historiques en remettant en question tous les paradigmes de contrôle de la société englobante. Ainsi, en visite à Tenochtitlán lors des derniers moments sanglants de Monteczuma,

Roberta esp[ère] de tout son cœur n’assister qu’à une reconstitution [du sacrifice humain]. Palladio n’oserait jamais faire couler du sang humain devant le Club Fortuny, se disait-elle. Et pourtant, il était devenu tellement facile de commettre les pires atrocités dans un monde où les dés de la réalité étaient à l’origine pipés. (336)

Comme la Sécurité bâloise n’a pas juridiction dans les villes historiques (26),le crime qui aurait dû disparaître avec l’utilisation des nanorobots peut ressurgir dans des époques où les techniques de contrôle sont beaucoup moins performantes. Cette caractéristique d’un tourisme qualifié de « sombre15 », traduction littérale de l’expression anglaise « dark tourism », évoque une période de l’Histoire lors de laquelle ce qui est transgressif aujourd’hui ne l’était pas nécessairement jadis. La quête d’altérité des transitaires, qui naît d’un désenchantement face à la société totalitaire, trouve un exutoire dans les villes de Palladio.

Le tourisme sombre

Les villes historiques présentent une réalité « en trompe-l’œil qui ne laiss[e] rien deviner de sa véritable nature » (40). Dans ce contexte touristique altéré, une dualité est créée. D’un côté, les visiteursveulent confronter les paradigmes fondateurs (sécurité, stabilité, routine) de leur société d’adoption avant de réintégrer la réalité bâloise post-apocalyptique morne et anhistorique, grâce à ce que permettent les codes sociaux plus malléables des villes de Palladio. De l’autre, les Bâlois évoluent dans un espace qui devrait constituer un espace touristique par excellence, principalement parce que ce qui demeure suite au cataclysme fait partie de l’Histoire « réelle », par opposition aux reconstitutions subjectives des cités de Palladio. Ainsi, l’attrait de Paris, de Londres, de Venise et de Mexico / Tenochtitlán est paradoxal : il est créé par l’incapacité des survivants du cataclysme à faire de l’Histoire tangible, celle qui demeure après la crue, quelque chose de valable. Richard Sharpley dans« Shedding Light on Dark Tourism: An Introduction » explique à cet effet, à l’aide d’exemples comme le naufrage du SS Morro Castleou les camps de concentration de la Shoah, que les lieux de désastre attirent davantage les touristes que les destinations plus ludiques (2009, 9). Bâle la survivante devrait donc, en théorie, être encore plus visitée. Or ce n’est pas le cas : la seule mention d’un quelconque attrait pour la ville émane de Roberta, qui affirme parfois « entrer dans une de ces vieilles églises dont sa ville regorgeait et [...] se laisser frapper par la sombre pesanteur de l’édifice » (Jubert 2002, 67). Pour expliquer ce phénomène, nous proposons que le désastre tel qu’il apparaît dans LeQuadrille des Assassins, parce qu’ayant affecté l’entièreté de la population, a altéré le paradigme touristique à un point tel que les lieux ayant survécu à la crue ne peuvent plus conserver leur charge symbolique. Au sein de ces espaces anhistoriques, la seule alternative possible pour conserver un quelconque lien avec le passé est la reconstitution. Les villes de Paris, de Londres, de San Francisco, de Lisbonne, de Tenochtitlán et de Venise sont donc présentées à la fois comme des parcs d’attraction et comme des « [p]erilous places » (Sharpley 2009, 9). Dans ces espaces où les dispositifs de contrôle employés sont moins performants, les « savoirs-autres », qui n’ont pas été affectés par le cataclysme, peuvent repénétrer le discours social sans risque d’être censurés.

Parallèlement, et comme nous l’avons expliqué, les touristes se rendent dans les villes historiques afin de contester le rapport qu’entretient leur vision de l’Histoire avec l’autorité maître des discours hégémoniques. Il est question pour eux de visiter les sites historiques où ont eu lieu de grands bouleversements afin d’intégrer physiquement l’espace de l’Histoire et de participer symboliquement aux événements qui s’y sont produits (Sharpley 2009, 18).

Cette participation à l’Histoire ne se fait cependant pas en vase clos. Les touristes évoluent aux côtés de centaines d’individus qui cherchent comme eux à transgresser les codes de la réalité bâloise. En suivant cette logique, la rupture se voit renforcée par un effet de masse qui fait de l’anonymat de l’individu une pierre d’assise de l’altération sociale; impossible de conserver son identité en entrant dans les villes historiques, il faut changer de peau pour participer au passé. Alors que le tourisme sombre, dans son acception usuelle, est associé à un refus « de rencontrer l’Autre » au profit d’une glorification du développement individuel (Cousin et Réau 2009, 51), la forme qu’il prend dans Le Quadrille des Assassinsforce les transitaires à faire face à l’altérité, voyage virtuel dans le temps oblige. Ainsi, les Plaisirs de l’Île enchantée de Versailles, les cris et les hurlements du Black Dog16 ou la visite du Palais des Doges ne sont que quelques exemples de ces interactions au cœurdu mouvement transgressif opéré par les touristes.

Si ceux-ci sont désintéressés par l’Histoire tangible du cataclysme qui a balafré la Terre, ils sont enchantés à l’idée de participer aux valses organisées dans « Versailles la somptueuse, où tout était permis, voire fortement conseillé » (Jubert 2002, 166). La rencontre de l’Autre passe ainsi par la réactivation du tourisme sombre dans des univers symboliques sous-tendus par le désastre, mais d’où, dans la logique du roman, ce dernier est absent.

Dans l’ombre du tourisme, là où sont racontés les récits de l’humanité, le comte contrôle le virtuel et ce qui peut s’y produire. Alors que, comme l’explique Charles Perraton dans « Du cinéma à la ville : Disney, maître des lieux », les parcs Disney mettent en place un cadre de contrôle positif, dans le sens qu’ils présentent des utopies sociales et technologiques (2004, 25) axées vers l’avenir, les villes historiques rendent possible l’existence d’une sphère légale qui échappe à l’autorité : elles s’opposent aux paradigmes de contrôle du monde extérieur.

Les parcs thématiques comme reconfigurateurs de l’espace-temps

Comment Hans-Friedrich avait-il pu suivre les jumeaux s’il faisait partie de la première réalité [celle de Bâle]? Dans quelle version de la ville se promenaient-ils? Eux-mêmes se trouvaient-ils dans l’original de Saint-Jacques-de-la-Boucherie ou dans une de ses contrefaçons? Dans une de ses contrefaçons, de toute manière, ville historique oblige17
Hervé Jubert, Le Quadrille des Assassins

Les villes de Palladio sont à la fois des musées à ciel ouvert et des parcs thématiques dont le thème principal est l’Histoire. Elles présentent un espace virtuel pré-apocalyptique qu’il est possible d’opposer à l’espace post-apocalyptique qui les environne. Comme le fait le Parc jurassique, les villes historiques opèrent une « configuration imaginaire » (Perraton 2004, 7) qui trouve son point de divergence, aussi appelé « événement fondateur » (Henriet 1999, 28), dans le cataclysme18, et son point de convergence dans la réactivation de l’Histoire au sein d’un lieu en apparence hétérotopique. L’espace transgressif évoqué, où les modalités extérieures n’ont pas à être respectées19, « est présent[é] et perç[u] comme te[l] par ses résidents » et évoque « en ce sens une utopie qui a trouvé un espace où se matérialiser » (Kane 2004, 110).

Le parc thématique, dans sa fonction ludique, est « un dispositif opérateur de rêves » (Perraton 2004, 10) qui donne au touriste le pouvoir de modifier l’Histoire en y participant. Les villes historiques apparaissent « dès lors comme un dispositif spatial de pouvoir et de communication visant à faire du visiteur un objet intégré dans un mécanisme et une rhétorique d’objectivation » (11) où il entre en rapport avec un univers temporel qui l’extirpe de sa propre époque et lui permet d’évoluer sans contraintes.

Comme nous l’avons vu précédemment, l’instance de contrôle de la société englobante ne permet pas la marginalité. Les villes historiques, en réponse à cette répression, vont subvertir le discours de la sécurité en matérialisant, « dans une grande variété d’environnements aménagés [...] qui sont autant de lieux d’exercice d’un pouvoir perçu comme liberté par ceux qu’il assujettit » (Kane 2004, 115), des voies d’accès à un savoir-autre, qu’il soit lié à la sexualité, à la violence ou simplement à une Histoire plus libérale de l’humanité véhiculée par les époques représentées. Nous sommes d’avis que puisqu’elles contrôlent les paradigmes spatiaux et temporels à même leurs enclaves, les villes historiques peuvent se permettre de contrôler en ne contrôlant pas. En effet, les transitaires vont s’y adonner à tous les vices qui leurs sont interdits dans Bâle, et seront ainsi en mesure de retourner chez eux en ayant purgé leurs pulsions20. En arrachant le touriste à son espace d’énonciation originel et exclusif, les villes historiques font du savoir-autre le socle du tourisme et établissent le respect de l’environnement spatio-temporel comme condition sine qua nonde la transgression. Être expulsé des villes historiques reviendrait en effet à ne plus avoir accès à la transgression, ce qui fait d’elles les gardiennes de l’ordre civil à même les enceintes.

Le parc EPCOT de Walt Disney et celui mis en scène dans le film Jurassic Parkde 1993, inspiré du roman de Michael Crichton paru en 1990, sont, en ce sens, des hétérotopies et des hétérochronies21 qui inscrivent leur altération des paradigmes spatio-temporels dans les mêmes sphères sociales, identitaires et heuristiques que mobilisent les villes historiques de Palladio. Dans ce dernier cas, « [l]a contestation dont fait acte l’hétérotopie vis-à-vis le lieu de la vie sociale normaleest centrale, car c’est par elle que l’hétérotopie permet aux sujets, à travers le discours qu’ils produisent, de se construire comme acteurs de leur propre liberté » (Kane 2004, 112-113). Les transitaires, lorsqu’ils enfilent symboliquement l’identité d’une autre époque, et tant et aussi longtemps qu’ils demeurent dans l’univers virtuel nourri par la reconstitution, habitent réellement un autre lieu, une autre époque. La possibilité même de cette altération identitaire soutient à elle-seule le contre-discours au totalitarisme qui existe sur la terre ferme.

Les parcs Disney

Chez Walt Disney, cette contestation des discours prend la forme du projet « Experimental Prototype Community of Tomorrow, plus connu par son acronyme EPCOT22» (Paci 2004, 31). Viva Paci, dans son article « “I Have Seen The Future” : projection sur la ville », cite Disney lorsqu’il décrit EPCOT comme « une ville habitable, à la fine pointe de la technologie et conçue de manière à pouvoir continuellement intégrer des nouveautés technologiques, tout en stimulant leur création » (131). Dans la ville utopique d’EPCOT, comme dans les parcs Disney d’ailleurs, les technologies de contrôle de la perception (absence d’horloges et de déchets, altération des émotions par la musique et les odeurs, entraînement quasi-militaire des employés) (Perraton 2004, 25) contredisent « la “magie” bienheureuse des lieux opposée à la dure réalité du monde » (Bonenfant 2004, 160). Il en va de même pour les touristes qui pénètrent dans les villes historiques, et plus particulièrement Londres.

À Londres, le référent temporel par excellence, Big Ben, se trouve « maintenant en dehors du territoire habité de la ville historique » (Jubert 2002, 102) et est laissé à l’abandon, à moitié submergé. Il est donc impossible pour les touristes londoniens, contrairement à ceux de Paris (161) et de Venise (227), de se situer temporellement. Certes, certains touristes se voient remettre des montres à gousset à l'entrée des villes, mais la majorité des transitaires n’ont pas accès au temps. Tout est rythmé par les figurants, qui décident quand ferment les restaurants et quand ouvrent les boulangeries le matin, par exemple. Le déroulement du temps historique change quant à lui selon les humeurs du comte : un jour Londres est représenté lors de l’exposition universelle de 1851, un autre alors que Jack l’Éventreur sévit dans Whitechapel. Ainsi « le temps n’est plus le même, non pas qu’il passe trop vite, comme les vacances, mais il n’est simplement plus une dimension » (Bonenfant 2004, 163) apte à altérer l'expérience des touristes.

Les hétérotopies EPCOT et Londres vont pousser encore plus loin la reconfiguration en modifiant, cette fois-ci spatialement, la réalité mise en scène. Cette configuration se concrétisera par une maîtrise du climat : EPCOT, « protégé des intempéries, baignant dans un climat confortable, abrité sous une cloche de verre » (Paci 2004, 138), n’est pas sans rappeler le Londres de Palladio où ce sont les Roms qui sont à « l’origine du smog » et qui sont « chargés des effets de brouillard, entre autres » (Jubert 2002, 102). Dans les deux cas, il n’est pas question de se satisfaire de l’espace naturel mais de rendre utopiques les zones habitées.

La relation au temps et à l’Histoire qu’entretiennent EPCOT et les villes historiques est tout aussi déformée, même si les représentations mises en scène par Disney et Jubert sont diamétralement opposées. Alors que le thème d’EPCOT est axé vers l’avenir (« Bâtir le monde de demain »), celui de l’exposition du Londres de Palladio va plutôt dans le sens de « Recréer le monde d’autrefois ». Pourtant, malgré ces divergences, les deux parcs manifestent un rapport dénaturé avec l’Histoire, le premier la rejetant au profit d’une évolution technologique constante, la seconde isolant certaines époques en les présentant comme représentatives d’une humanité disparue.

Le projet EPCOT proposé en même temps que « l’Expo 39 (dont le thème général était justement “Building the World of Tomorrow”) » (Paci 2004, 133) ne verra jamais le jour. Après la mort de Disney, l’idée est avortée et le parc EPCOT devient un panorama international où une dizaine de pays participent au monde virtuel disneyen en y injectant leurs propres images. Ainsi, à l’image des villes historiques, les représentations d’EPCOT ne rendent que des éléments hyper-focalisés de la réalité de chaque culture.

Le Parc jurassique et l’isolement spatial

Les villes historiques, contrairement aux parcs disneyens qui « sont liés à tous les autres espaces par leur emplacement (situés aux États-Unis, près d’autoroutes, près de villes, etc.) » (Bonenfant 2004, 160), sont isolées spatialement23, à l’instar de l’Isla Nublar où a été construit le Parc jurassique. Là, dans un isolement spatial complet et une relation à un passé fossilisé sans cesse ébranlée par les habitants sauriens de l’île, c’est un passé vivant qui pénètre le présent. Àngel Quintana, dans Virtuel? À l’ère numérique, le cinéma est toujours le plus réaliste des artsexplique, à propos du film Jurassic Parkde 1993, que dans le parc,

[g]râce à la génétique, le scientifique est capable de cloner quinze espèces de dinosaures exterminés, de les faire vivre à l’intérieur d’un circuit hautement sécurisé et de créer un parc thématique dans lequel, théoriquement, l’Aventure est possible seulement de manière virtuelle, dans les limites fixées par le spectacle. Des clôtures électriques délimitent l’espace où la fiction débouche sur la réalité. (2008, 55)

Le cas du Parc jurassique est particulier puisque l’espace virtuel y est dédoublé. À même l’île (qui constitue la première zone virtuelle) se trouve le territoire clôturé (seconde zone virtuelle) où les dinosaures sont libres de se déplacer, que nous pourrions considérer comme transgressif vis-à-vis des préceptes éthiques de la science. Si les plaisirs de Versailles et l’alcool du Black Dog sont rafraîchissants par rapport à la société où évoluent habituellement les touristes, le fait de ressusciter des dinosaures est d’emblée beaucoup plus dangereux pour l’ordre établi.

Le roman de Crichton présente une interpénétration spatio-temporelle vouée à l’échec : d’un côté, les scientifiques vont créer les dinosaures dans le but de faire du Parc jurassique une destination touristique; de l’autre, les dinosaures vont pénétrer le premier espace virtuel et massacrer la majorité de leurs créateurs. Les paradigmes limitateurs que présente admirablement bien le film (ici les clôtures électrifiées et l’océan qui entoure l’île) sont en effet inaptes à contenir les soubresauts subversifs des créatures, qui ne cherchent qu’à détrôner leurs créateurs de leur place en haut de la chaîne alimentaire, et bientôt les dinosaures pénètrent l’espace et le réel. Les villes historiques, au contraire du Parc jurassique, seront en mesure de limiter les éclaboussures en restreignant la portée de ce qu’elles proposent, les enclaves limitant efficacement le déplacement des tueurs, par exemple.

Cette relation entre le « présent-créateur » et le « passé-créature » permet d’ailleurs de tisser des parallèles entre le monde de Jurassic Parket celui des villes historiques. Les deux récits font ainsi état d’une supériorité du passé : dans Jurassic Park, même si ce sont les humains qui l’emportent ultimement sur les dinosaures, la relation de pouvoir entre les deux espèces est sans équivoque : les vélociraptors, tyrannosaures et sauriens à collerette, s’ils étaient libérés dans l’espace réel, domineraient le monde à nouveau. Cette glorification du passé, qu’on retrouve chez Jubert, est d’ailleurs raffermie par une certaine démonisation de la science, ou du moins par une remise en question de sa valeur intrinsèque dans l’évolution civilisationnelle. Si Roberta agit comme porte-parole de la dénonciation des automobiles, chez Crichton, c’est par le docteur Ian Malcolm qu’est énoncée la distanciation éthique vis-à-vis la reconstitution génétique des dinosaures : « Vos scientifiques étaient tellement préoccupés par ce qu’ils pouvaient faire qu’ils ne se sont pas demandé s’ils en avaient le droit! » (1993) Ce « droit » évoqué par Malcolm ne concerne pas un ordre humain quelconque, mais bien celui du divin. Il est sous-entendu que le droit de créer / recréer la vie ne devrait pas incomber aux humains. Sans nécessairement rejeter l’histoire scientifique de l’humanité, il est pertinent de se questionner sur la place qu’occupe le statu quodans les décisions que prennent les entités de pouvoir lorsqu’il est question de bouleverser l’ordre des choses, par exemple en ramenant des dinosaures à la vie ou en ressuscitant La Voisin.

Ce qui survit au désastre

En somme, nous proposons que le roman de Jubert refocalise l’Histoire de manière à rendre compte de son inaptitude à être utilisée comme récit de légitimation d’une société post-apocalyptique. Cette renégociation de la valeur intrinsèque du passé comme fondation du présent pousse l’humanité à dégager une nouvelle utilité au discours historique : le comte Palladio, créateur des villes, est à la tête d’un véritable empire touristique où la véracité du discours sur le passé est altérée par l’omnipotence de son créateur quant à ce qui peut être représenté.

Les villes historiques se présentent et agissent à titre de lieux permissifs qui sont légiférés différemment que l’est le monde en périphérie. Les cadres de contrôle de la société extérieure sont totalitaires, autant en ce qui a trait à la liberté d’expression qu’à la liberté de déplacement, ou de rassemblement. Or, les villes de Palladio se situent spatialement hors du présent anhistorique, et la violence, la sexualité débridée et le danger qu’elles permettent vont rendre possible la remise en question de la doxa rigide de la réalité post-apocalyptique.

Les villes historiques de Londres, de Paris, de Venise et de Mexico / Tenochtitlán empruntent d’ailleurs aux parcs thématiques, comme ceux de Walt Disney ou celui présenté dans Jurassic Parkde Michael Crichton,leur fonction de reconfigurateur de l’espace-temps. La mainmise des villes historiques sur le déroulement à la fois journalier et historique du temps leur permet en effet de contourner la réalité problématique du monde post-apocalyptique pour n’offrir à la perception que ce qui ne risque pas d’entraîner une rupture de la cohérence virtuelle.

Comme nous l’avons montré, le rapport entre le virtuel, l’histoire et la transgression tel qu’il est réactivé dans Le Quadrille des Assassins d’Hervé Jubert est complexe et protéiforme. Les reconstitutions historiques, nécessaires à la préservation de l’Histoire, permettent aussi à celles et ceux évoluant dans un monde post-apocalyptique de faire l’expérience de la vie dans le Londres de Jack l’Éventreur ou le Venise des Doges. Les villes historiques, comme les parcs Disney et le Parc jurassique, reconfigurent la relation spatio-temporelle du sujet avec son environnement, ce qui lui permet ultimement de transgresser les codes du monde extérieur. Ces hétérotopies ne sont toutefois pas exemptes de leur propre codification : les représentations de Palladio sont conditionnées par des intérêts marchands et juridiques qui viennent tordre le faisceau du tourisme historique et rappeler aux touristes qu’ils évoluent toujours, malgré l’illusion, dans un monde post-apocalyptique.

 

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Pour citer cet article: 

Lanouette, Frédéric. 2019. « Le tourisme historique dans l’univers post-apocalyptique du Quadrille des Assassins d’Hervé Jubert ». Postures, n 30 (Automne) : Dossier « Récits eschatologiques  : un point final pour l’humanité? ». http://revuepostures.com/fr/articles/lanouette-30 (Consulté le xx / xx / xxxx).