Vers une généalogie (minimale) du Sadopop

Article au format PDF: 

 

Dès le grand schisme entre les cultures populaires et le processus de la « civilisation des mœurs » décrit par Norbert Elias (1973) il a été de bon ton de se distinguer de la vulgarité des premières, traversées par les désordres carnavalesques du « bas corporel » lubrique et une violence qui fait peur, signe distinctif de ces « classes (devenues) dangereuses ». La culture populaire serait ainsi définie a contrario par le double processus de la curialisation pacificatrice des guerriers et du contrôle des pulsions érotiques des corps aristocratiques, vouée au sensationnalisme même du sexe et du sang...

Principal objet des récits à destination du peuple, le crime a suscité depuis cinq siècles la production d'une quantité considérable de discours. Occasionnels, canards et complaintes, gravures et placards, littérature bleue et littérature de la gueuserie, puis faits divers et romans populaires, tous firent du crime l'un des thèmes principaux, sinon le principe même de leur dynamique narrative

écrit Dominique Kalifa (Kalifa, 1995, p. 68).

Deux « fabriques » ou mécaniques significatives se dégagent à l'orée de la première modernité : la naissance du gore littéraire dans les « histoires tragiques », inspirées des « canards sanglants », et l'émergence d'une littérature érotique spécialisée et clandestine, fruit et contestation de la progression de la « civilisation des mœurs ». Dans cette transition vers le régime fantasmatique de la violence et la sexualité représentées, il y a déjà un tournant qu'on peut dire « présadien » ou sadien (que l'on affectionne la téléologie ou le plagiat anticipatif cher à Pierre Bayard) dans l'exaltation mutuelle des ambiguïtés de la mort et du désir, ce que corroborera l'intérêt profond marqué par le Divin Marquis pour ces textes. Violence et érotisme allaient ainsi s'allier dans une production qu'on dira « populaire », par le caractère quantitatif de sa réception, réitératif de sa production et « sensationnaliste » de son esthétique, faisant appel aux « bas instincts » (même si c'est, et ce sera toujours, pour dénoncer le vice) face au culte du juste milieu qui caractérise « l'honnête homme » de la culture « policée ». Cette alliance surgit au moment même où, selon l'hypothèse du célèbre historien des mentalités Philippe Ariès, on assiste à la « naissance » (toute baroque) du lien entre Eros et Thanatos (le passage de « la mort du moi » à « la mort du toi » constituant pour l'historien l'origine des fantasmes « érotico-macabres » qui culmineront à l'âge romantique). Ce lien est comme « incarné » dans l'émergence de l'algolagnie en tant que « nouvelle » pratique et progressive « structure de sentiment », comme l'atteste le traité de Meibomius sur De Usu Flagrorum in re Venerea de 1643.

À la confluence parfaite de ces deux dispositifs de la littérature « populaire » que l'on vient d'analyser, celui, gore, des histoires tragiques et celui, pornographique, du libertinage flagellant le tournant Sadien radicalise définitivement ce double héritage. Significativement, Sade lui-même devient vite personnage de roman gothique, dont il incarne le parfait villain, « homme fatal » et « libertin prédateur sexuel » littéralement monstrifié, puis du roman-feuilleton qui en est l'héritier. Or, « depuis que le marquis de Sade a décrété que le seul véritable plaisir dans la vie était d'enculer quelqu'un dont on tranche en même temps [...] la tête de manière à provoquer quelques délicieuses contractions de l'anus, il paraît difficile d'en rajouter », comme l'écrit Bernard Arcand (Arcand, 1991, p. 182). Ce sera là tout le paradoxe de notre « tradition de la transgression » contemporaine, que d'avoir toujours la radicalité sadienne derrière elle, comme un horizon indépassable, contrairement à ce que prétend la vulgate de la téléologie « émancipatrice » ou « catastrophiste » de la violence des représentations.

Avec l'avènement de la « littérature industrielle » honnie par Sainte-Beuve, l'on accusera la culture de masses naissante de carburer au sensationnalisme, capitalisant par pur profit le double axe de l'Eros et le Thanatos, alors même que le Romantisme Noir, placé tout entier « à l'ombre du Divin Marquis » (Mario Praz, 1999) faisait de ce même axe le cœur de « LA littérature » enfin dégagée de l'emprise des « Belles Lettres ». Pour la critique il y aurait désormais deux érotismes cruels, celui, « qui n'ose dire son nom » d'une haute culture de la perversité, devenue pure révolte contre l'ordre sexuel bourgeois (par l'artiste bourgeois anti-bourgeois), et celui, bas et avilissant, du Sadopop (destiné selon Sainte-Beuve à « exploiter fructueusement les mauvais penchants du public », notamment des classes laborieuses, à tout moment susceptibles de devenir dangereuses). Or les deux ne sont jamais trop éloignés, se mirant sans cesse au reflet de l'autre sous la double égide du legs d'une œuvre elle-même hybride, celle de Sade, pornographe « bas » et philosophe « éclairé ». Ainsi le Romantisme noir s'est nourri lui-même du double courant érotique et violent du Sadopop, qui devient son principal allié (qu'il doit cependant désavouer stratégiquement) dans la guerre contre le classicisme académique d'une culture savante sclérosée, que ce soit dans le domaine du roman gothique, du mélodrame ou du roman pornographique (Gamiani, publié sous le manteau par nul autre que Musset restera pour tout le siècle l'emblème du porno-gothique)1.

L'opposition entre « littérature blanche » et sensationnalisme populaire sera donc avant tout dialectique. Dans sa précieuse étude consacrée à ce mouvement jusque-là singulièrement évincée du canon académique (Glinoer, 2009), Anthony Glinoer souligne la continuité de l'inspiration « frénétique » depuis les Histoires tragiques (1614) de François de Rosset jusqu'à nos jours, ainsi que sa diversité générique à travers le temps (mélodrame, Grand-Guignol, cinéma gore, etc.). La périodisation qu'il propose à partir de la singularité du frénétisme des « petits romantiques » met en relief des « classes de textes » ayant des modèles ou des repoussoirs en commun, nuançant ainsi le modèle de la filiation ininterrompue du divertissement de masses sadique étudié entre autres par Twitchell (Twitchell, 1985 ; Twitchell, 1989). Du goût des décadents pour les excès des productions clandestines du fladge (romans de flagellation) à la fascination surréaliste pour Fantômas (dont témoigne entre autres la célèbre Complainte de Desnos) ou l'impact du roman hard-boiled sur la littérature d'après-guerre, de Camus à Boris Vian, le « frénétisme » populaire n'aura de cesse de nourrir les expérimentations de la « haute littérature ».

Ce dialogue a repris de plus belle dans le brouillage des codes qui marque, dans les sociétés de consommation, la longue route de l'hypermodernité : de l'Orange Mécanique de Anthony Burguess jusqu'au American Psycho de Easton Ellis « la (haute) littérature » ne cesse de puiser dans le Sadopop (de plus en plus triomphal) pour se ressourcer et dire le malaise qui la fonde. Plusieurs autres études se sont penchées sur la transformation de cette dialectique à l'âge postmoderne, où, après une première période de « haut postmodernisme » qui recombinait les stratégies modernistes (parodie, subversion, ironie, distanciation, complexification) de réappropriation de la culture populaire (comme en témoignent les œuvres de Coover, Barth, Pynchon ou Manuel Puig) on est progressivement arrivé à une période d'imbrication et, pour d'aucuns, de quasi-indistinction, n'en déplaise aux partisans forcenés ou nostalgiques des grandes heures de la « littérature blanche » immaculée (c'est notamment la thèse de Peter Swirski dans From Lowbrow to Nobrow, 2005). Et la combinaison de violence et érotisme se trouve, encore une fois, au cœur de ce processus, renforcé par cette culture de l'extrême, voire de « l'extrémisation » qu'analyse Paul Ardenne (Extrême. Esthétiques de la limite dépassée, 2006).

De Houellebecq à Jelinek ou Jonathan Littell nous voyons ainsi à l'oeuvre un parfait chassé-croisé des codes où l'auteur « littéraire » puise dans les matériaux du Sadopop pour bâtir son œuvre (et aussi son succès médiatique) tandis que le Sadopop lui-même (du « torture porn » post-bataillien à des séries mainstream telles que True Detective) puise dans les analyses critiques de la culture savante pour reconfigurer ses propres mythes. Ironiquement, au bout du processus, c'est la littérature de circuit restreint qui non seulement s'abreuve au Sadopop pour nourrir sa créativité (selon un processus déjà étudié par Bakthine dans les littératures européennes de la première modernité) et sa réflexion (dont on ne peut pas toujours dire qu'elle dépasse la compléxité de son objet) mais fonctionne désormais sur les mêmes principes d'exploitation sensationnaliste (la polémique fabriquée de toutes pièces autour de romans tels que Rose bonbon de Nicolas Jones-Gorlin ou Il entrerait dans la légende de Louis Skorecki en fournit une preuve presque caricaturale).

La transgression, pilier de l'esthétique de la modernité la plus élitaire, serait-elle ainsi réduite au simple jeu de « l'exploitation de la transgression » qui a longtemps caractérisé le Sadopop? Et ce dernier serait-il paradoxalement devenu, en intégrant les codes de la haute culture qui longtemps le postula comme son Double honteux, le seul territoire véritablement transgresseur de notre époque (avec des œuvres telles que Lost Girls de Allan Moore, Lord Horror de David Britton and Michael Butterworth – œuvre post-ballardienne encore interdite – ou A Serbian Movie)? Ou bien est-ce que tout ce système de la transgression établi par la modernité sadienne est-il exténué, parachevé dans sa pure spectacularisation, toutes catégories confondues?

 

Bibliographie

Arcand, Bernard. 1991. Le Jaguar et le Tamanoir, Anthropologie de la pornographie. Montréal : Boréal, 399 p.

Ardenne, Paul. 2006. Extrême. Esthétiques de la limite dépassée. Paris : Flammarion, 466 p.

Elias, Norbert. 1973. La Civilisation des moeurs. Paris : Calmann- Lévy, 345 p.

Glinoer, Anthony. 2009. La littérature frénétique. Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Les Littéraires », 274 p.

Kalifa, Dominique. 1995. « Crimes. Fait divers et culture populaire à la fin du XIXe siècle », dans Genèses, no. 19, pp. 68-92.

Praz, Mario. 1999. La chair, la mort et le diable dans la littérature du xixe siècle. Le romantisme noir. Paris : Gallimard, coll. Tel, 504 p.

Swirski, Peter. 2005. From Lowbrow to Nobrow. Montréal : McGill-Queen's University Press, 224 p.

Twitchell, James. 1985. Dreadful Pleasures: An Anatomy of  Modern Horror. New York : Oxford University Press, 360

_______. 1989. Preposterous Violence : Fables of Aggression in Modern Culture, New York : Oxford University Press, 350 p.

Pour citer cet article: 

Dominguez Leiva, Antonio. 2014. « Vers une généalogie (minimale) du Sadopop », Postures, Dossier « Violence et culture populaire », n°19, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/domingez-leiva-19> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, « Violence et culture populaire », n°19, p. 15-20.