Petite apologie de la violence pure dans les jeux vidéo

Article au format PDF: 

 

Que l'on nous pardonne ce titre tape-à-l'œil, qui, s'il est exact, masque sans doute le fait que cet article développe une thèse se voulant la plus nuancée possible ; la pureté dont il est question est une variation particulièrement rare et subtile de la violence. Il s'agira alors de déterminer dans quelles mesures le geste violent peut avoir une portée culturelle en lui-même et comment les dispositifs créateurs d'espaces virtuels que sont les jeux vidéo font partie des objets les plus à même de révéler et de magnifier cette face du phénomène de la violence.

Nous espérons ainsi, sinon réfuter, du moins dépasser une critique commune qui décrie les jeux vidéo pour leur violence, voire les accuse de provoquer des comportements violents chez leurs jeunes et influençables utilisateurs1. L'objectif n'est nullement de justifier le recours à la violence dans tous les jeux vidéo, mais de montrer, par l'examen d'exemples précis, en quoi la performance d'un acte violent est un phénomène polymorphe qui ne peut en aucun cas appeler une critique ou une condamnation unilatérale – et que cette critique est nulle et non avenue si elle s'exerce sans avoir préalablement joué au jeu.

Mais, avant de nous plonger dans ces études de cas, il nous faut partir d'une conception satisfaisante, à défaut d'être définitive, de la violence ; et une telle conception a été remarquablement élaborée dans le chapitre « Sur la violence » du Crisis of the Republic d'Hannah Arendt (Arendt, 2012, pp. 914-986). D'après la philosophe, la violence peut être définie selon trois modalités : elle est une pratique justifiable, mais illégitime, arbitraire et instrumentale. Le premier couple d'oppositions permet à Arendt de fonder une différence entre le pouvoir, qui a besoin de légitimité pour s'exercer, c'est-à-dire qui tire son appui et sa force des actions passées, et la violence qui ne peut être légitime, mais, à la rigueur, justifiée en vue d'un but à atteindre (Arendt, 2012, p. 948). Qu'aucune action passée ne puisse raisonnablement mener à la violence est précisément ce qui fonde une partie de son caractère arbitraire. Par là est signifié que la violence n'est pas la continuation de la politique par d'autres moyens, mais la négation même du nécessaire fait politique qui permet aux hommes de s'entendre et de bâtir un monde. La violence, elle, n'est alors que le négatif de cette conduite, ayant de plus une propension plus importante que la politique à engendrer l'imprévisible (Arendt, 2012, p. 915).

Quant au terme instrumental, il recouvre en fait un double sens : il signifie à la fois que la violence use d'instruments et que, par ce fait, elle devient elle-même outil d'une fin, d'un objectif déterminé par le pouvoir (Arendt, 2012, pp. 43-44). La violence n'apparaît jamais comme une conception, mais comme un geste – et le terme même de violence ne devient alors qu'un universel qui regroupe tous les instruments de violence réels et possibles, sans leur donner une réelle unité. La teneur et la nature de ce geste ne sont jamais qualifiées positivement, mais sont seulement quantifiées (et nous reviendrons plus bas sur ce point).

Représentation et instrumentation

Cette conception de la violence posée, nous pouvons donc aborder la représentation et l'exécution d'actes violents dans les espaces vidéoludiques. Une première illustration sera fournie par une des séries les plus populaires de ces dernières années, celle des Call of Duty, et plus particulièrement par l'épisode Call of Duty: Modern Warfare 2 (Infinity Ward, 2009). Dans celui-ci, le joueur incarne différents soldats américains engagés dans des théâtres d'opérations variés, allant des favelas brésiliennes aux bourgades afghanes, en passant par des banlieues américaines envahies par l'armée russe. Si le scénario est fictionnel, la modélisation des armes, des uniformes et tout simplement du monde de jeu se veut le plus photo-réaliste possible. Ce réalisme est tempéré par des accommodements relatifs aux mécaniques de jeu : l'avatar est magiquement bien plus résistant aux balles que ses adversaires, ce qui permet au joueur de tuer à lui seul une bonne centaine d'ennemis par niveau. Le point peut-être le plus dérangeant est que cette accumulation de morts, loin de paraître outrancière et grotesque, est intégrée comme une routine qui déshumanise le rapport à l'autre. Si l'on ajoute à cela le fait évident qu'une telle performance ne présente aucun danger mortel pour le joueur, il faut alors dire que la vision sous-jacente qui règle cette violence est très proche des positions théoriques d'Arendt : l'acte violent est ici un acte instrumenté, justifié diégétiquement à court terme (par les objectifs du niveau) et à long terme (par le scénario global), mais également comme instrument de compétition, puisque l'essentiel de la durée de vie de ce jeu réside dans la possibilité de jouer en ligne contre d'autres adversaires humains. Cette concordance avec les vues théoriques d'Arendt nous pose néanmoins problème parce qu'elle masque tout un pan de la violence que la restitution de sa pureté nous paraît devoir remettre en lumière.

Il pourrait pourtant apparaître que la violence de Call of Duty est une violence pure, dans la mesure où elle montre sans effet de mise en scène, sans réelle distance et de manière réaliste des actes violents et meurtriers. Or, il faut selon nous faire une différence entre la crudité de la violence et sa pureté. Nous entendons par là un caractère, non pas essentiel, mais pur, dans le sens pris par ce terme quand il est question, dans les laboratoires, de corps chimiques purs. Il y a sans aucun doute un élément profondément rassurant dans l'idée que la violence à l'état pur équivaudrait à l'acte meurtrier, horrible et cru, parce qu'elle permet de condamner a priori la violence comme un potentiel de destruction quantifiable selon son intensité et sa portée, négatif et inhumain. Cette idée, Arendt la pousse dans ses derniers retranchements en montrant comment les outils de violence sont devenus tellement massifs qu'ils ne peuvent même plus servir d'instrument de pouvoir, ce qui tendrait à signifier que l'explosion d'une bombe atomique est une manifestation de violence pure, ici au sens où, par son ampleur, un tel acte excéderait toute portée politique2. Il faut alors comprendre que, aussi cru soit-il, voire même plus cru que la moindre explosion atomique qui n'apparaît que sous la forme d'un lointain champignon de fumée, l'acte violent de Call of Duty est un acte qui n'est pas de la violence pure, car il présente une modalité très spéciale et déterminée de la violence, la violence guerrière, c'est-à-dire disposant d'un cadre de pouvoir tentant de la légitimer. Ce qui est gênant dans les jeux de cette sorte, ce n'est pas tant qu'ils montrent et permettent d'effectuer un acte de violence, mais un acte de guerre : la violence baigne dans un contexte qui la justifie intrinsèquement sans que jamais un questionnement sur ce contexte n'émerge.

Il convient en dernier lieu de noter que la série des Call of Duty, voire au fond tous les jeux vidéo de guerre, laisse de côté un élément décisif des manifestations violentes lors d'une guerre : la satisfaction physique et spirituelle que le soldat peut y trouver. Arendt connaissait bien un de ces témoignages, puisqu'elle l'a préfacé et invite à sa lecture dans une note de bas de page (Arendt, 2012, p.958) ; il s'agit du livre The Warriors de Jesse Glenn Gray, qui traite de son expérience de la Seconde Guerre mondiale. Dans celui-ci, Glenn Gray tente notamment de comprendre pourquoi les hommes semblent toujours trouver quelque chose de profondément aimable dans la guerre (Glenn Gray, 2012, pp. 69-104). Corroborant alors d'autres expériences de combattants, comme celles d'Ernst Jünger ou du Père Teilhard de Chardin, Glenn Gray note combien l'acte violent peut parfois élever à une sorte de plénitude spirituelle. Une telle possibilité d'élévation est souvent corrélée au danger de mort imminente qui fait prendre à la vie une dimension absolue (Glenn Gray, pp. 5-57, 79-80, 88-89). Arendt ne semble pas avoir retenu ce caractère positif de la violence puisque ces expériences ont pour corrélat la mise entre parenthèses du contexte idéologique de la guerre. Le vocabulaire déployé lors de la description de ces expériences extrêmes est celui de la force, de l’énergie, et il est alors notable que l'acte violent devient son propre contexte. Certes, la guerre est toujours présente et la finalité de l'acte violent est toujours d'assurer une victoire politique ; sa valeur instrumentale n'a pas changé, mais sa valeur morale ou spirituelle a évolué parce que le contexte de cet acte n'est plus simplement le champ de bataille broyant des forces humaines à l'œuvre, mais la sanctification d'une vie au front. Arendt ne pouvait donner son plein sens à une telle expérience dans la mesure où elle aurait introduit une brèche dans sa théorie : la violence n'est plus envisagée comme potentiel de destruction, mais de création3.

Violence et contexte : la valeur morale de l'acte violent

Il nous semble alors important de ne pas comprendre simplement le geste violent selon un couple instrument/fin, mais aussi selon un couple geste/contexte, c'est-à-dire d’envisager que le geste violent soit un acte créateur d'un sens in situ. Le premier couple ne permet de ramener l'acte violent qu'à sa fin, et donc au sens qu'il a, non pas sur le champ de bataille, mais depuis la salle de commande, sans attention aucune à sa manifestation : qu'il s'agisse d'un coup de fusil ou d'un lancer de grenade est indifférent. L'acte violent est, dans ce cas, un potentiel de destruction, jugé en fonction de son efficacité et, à l'aune d'une moralité occidentale, il sera presque toujours perdant face à des actes non violents visant la même fin. Le contexte, ou le milieu, c'est au contraire l'ensemble des intrications psychiques, morales et matérielles du geste violent au moment où il est acté. Il a été vu plus haut comment la violence pouvait être créatrice de valeur lorsque sa relation directe au pouvoir qui l'instrumente s'estompe, lorsque cette instrumentation n'est plus vue comme un horizon indépassable, mais comme une donnée non essentielle. Dire cela, c'est envisager de faire de la violence un geste comme un autre et affirmer que sa valeur n'est fixée que par sa relation au milieu ; c'est donc faire de la violence un geste qui peut être nécessaire, non pas pour viser une fin, mais en et par soi.

Une telle vue semble difficilement applicable à une situation quotidienne dans la mesure où il apparaît évident qu'attenter à l'intégrité d'autrui ne peut pas ne pas être jugé en terme moraux et politiques. Mais, si nous parlons de jeux vidéo, nous nous trouvons dans un univers esthétique clos, dans lequel cette relation morale n'a pas autant de force, voire ne s'applique pas ; il n'y a pas nécessairement, malgré les apparences, d'actes plus ou moins moraux dans un jeu vidéo donné. Par exemple, au début de Deux Ex : Human Revolution (Eidos Montréal, 2011), il est demandé au joueur de choisir entre une arme non létale et des armes létales, choix qui influence l'approche du premier niveau en aiguillant le joueur vers des chemins différents. De plus, il est même possible, et cela sera récompensé par un trophée qui a pour nom « Pacifiste »4, de finir le jeu en ne tuant aucun ennemi, à l'exception des « boss », terme désignant les adversaires plus coriaces que la moyenne qui clôturent certains niveaux. Choisir ce chemin n'est à aucun moment sanctionné de manière morale, il ne s'agit que de proposer une expérience de jeu différente et résolument plus difficile que la voie normale qui permet d'avoir recours à un arsenal plus puissant et imposant. Mais, un joueur ne peut-il pas choisir cette voie pour des raisons liées à ses valeurs ? Dans nos propres expériences de jeu, il est vrai que, lorsque le choix nous est donné, nous préférons avoir le moins possible recours aux armes létales. Mais, cette apparente moralité ne résiste que bien peu aux situations où l'approche la plus violente est la plus facile ou la plus amusante, et si nous nous sommes nous-mêmes attelés à obtenir ce trophée « Pacifiste », c'est par esprit de défi. Nous ne nions pas que quelqu'un de plus vertueux que nous pourrait s’en tenir à l'attitude pacifiste, mais, d'une part, il devient malaisé de comprendre les raisons qui l'auraient poussé à se procurer ce jeu particulier, et de l'autre, un tel comportement s'apparenterait à un vœu pieu puisque le joueur serait seul juge de sa moralité ; l'espace du jeu, lui, n'a d'existence que comme enregistrement d'une performance dont la norme est résolument violente. En un sens, il s'agit de sauver les apparences : un tel joueur importe ses règles de conduite dans le monde du jeu afin de préserver l'apparence d'humanité des ennemis quand, en fait, le fait d'éliminer un garde est un acte purement mécanique5.

Ce que le recours aux environnements numériques rend palpable, c'est que la valeur morale d'un geste ne réside pas dans sa nature, mais dans le contexte dans lequel celui-ci s'inscrit, ce qui nous conduit à soutenir que cette même valeur est plus présente lorsque le joueur tue des élèves dans Super Columbine Massacre RPG! (Ledonne, 2005) qu'en épargnant des gardes dans Deus Ex : Human Revolution. Le titre du jeu de Danny Ledonne résume bien son contenu : il s'agit d'un jeu de rôle à la japonaise dans lequel le joueur dirige Eric Harris et Dylan Klebold, les auteurs du massacre au lycée Columbine en 1999, lors de la préparation et de l’exécution dudit massacre, ainsi qu'aux Enfers après leur suicide. Bien que le jeu ne cherche pas à juger ou à condamner nos actions, il ne s'agit nullement d'une apologie des auteurs, mais d'une tentative d'exploration de leurs actions et motifs. L'intérêt du jeu est essentiellement dans les dialogues et autres textes qui permettent d'explorer l'histoire et la psyché de Harris et Klebold.

En ce sens, l'acte violent n'est ni justifié, ni légitimé, il est simplement contextualisé pour qu'il puisse nourrir une interrogation et donner à la totalité de l'expérience une signification satisfaisante6. Remarquons d'ailleurs que l'usage d'un système de combat de type jeu de rôle, c'est-à-dire au tour par tour et non en temps réel, est un élément important pour l'émergence de cette dimension significative. Les actions ne sont pas accomplies de manière directe, mais passent par la sélection d'options dans des menus. Cette forme ne rend pas l'action non violente, car s'agit toujours de tuer des adolescents parfaitement innocents et absolument sans défense puisque les uns ne réagissent jamais, tandis que les attaques des autres sont pour le moins dérisoires, mais elle permet d'offrir un support qui, réduisant le fun et la prouesse d'agilité, laisse l'opportunité au joueur de s'interroger sur ce qui est en train de se passer7. Nous ne sommes pas en train de dire que le massacre est une pratique vidéoludique privilégiée : le même jeu produit avec un autre mécanisme d'action en 3D temps réel aurait sans doute eu moins d'impact. Il faut ici comparer ce massacre perpétré par le joueur avec celui qu'il est possible de faire dans le troisième niveau de Call of Duty: Modern Warfare 2, intitulé « No Russian ». Dans celui-ci, on joue un soldat américain infiltré parmi un groupuscule terroriste russe, contexte qui permet déjà de justifier cette pratique sans s'interroger un seul instant sur le problème du rapport de la fin et des moyens. De plus, à plusieurs reprises, des avertissements extradiégétiques présentaient d'entrée cet acte du massacre comme une mauvaise chose pouvant heurter la sensibilité et proposaient de sauter cette séquence8. Ce double caractère, qui réduit la violence à son instrumentalité, tout en la condamnant a priori par l'aspect optionnel de la séquence, rend la violence stérile : elle reste un moyen non nécessaire et guerrier de parvenir à une fin.

Nous avons néanmoins vu que le contexte d'un acte de violence consiste aussi dans la forme de cet acte même : l'outil n'est pas qu'un potentiel de destruction, il donne forme au geste. Mais une telle réévaluation de l'acte violent comme instrument de signification ne peut échapper à une question : pourquoi avoir recours à ce geste ? Pourquoi avoir ce besoin de tirer et ne pas se contenter de lire une synthèse, ou comme Danny Ledonne lui-même, d'aller consulter les rapports d'enquête ? Si cela est justifiable, par une volonté d'éducation, en quoi cette demande de passer par l'acte est-elle légitime, pour reprendre la dichotomie conceptuelle d'Arendt ?

Pourquoi recourir à la violence ?

Justifier le geste violent dans les jeux vidéo recouvre en fait une double exigence puisque cela revient, d'une part, à expliquer pourquoi nous avons recours à la violence plutôt qu'à tel autre comportement et, d'autre part, en quoi le geste violent peut avoir une valeur culturelle, ce qui constituerait davantage un processus de légitimation. Une réponse, qui semble d'autant plus s'imposer qu'elle réunirait les deux aspects, serait d'en appeler à la théorie aristotélicienne de la catharsis. Cette explication aurait ainsi l'avantage de réduire l'usage du geste violent à un rôle quasi-médical de réduction de la violence, tout en faisant de celle-ci une pratique qui partagerait les mêmes mécanismes psychiques que les formes culturelles reconnues socialement comme plus élevées.

Mais reprenons le texte exact d'Aristote qui explique qu’ : « En représentant la pitié et la frayeur, [la tragédie] réalise une épuration de ce genre d'émotions ». (Aristote, 1980, 49b24-28, p. 57) Laissons pour l'instant de côté le difficile problème de savoir si le terme grec katharsis désigne une épuration ou bien une purgation. La première difficulté pour l'importation de cette doctrine dans le champ vidéoludique est que l'effet de la catharsis se fonde sur la distanciation que crée la représentation. Nous avons certes vu au paragraphe précédent comment la distance qu'instaure le virtuel par rapport à la chair et à la douleur d'autrui est ce qui permet l'émergence de contextes dégageant la violence de son rôle instrumental. Mais cette distance, aussi féconde soit-elle, n'en reste pas moins résolue par un acte qui influe sur la forme de l’œuvre. Or, la théorie d'Aristote est valable pour le spectateur, mais à aucun moment celui-ci n'évoque l'acteur, puisque le spectacle n'est qu'un élément accessoire de la tragédie9. Le joueur de jeux vidéo, quant à lui, est pris entre ces deux postures – et l'on sait combien les problème des motivations de l'acteur et de la réalité de ses émotions sont sources de discussions et de débats dans l'histoire et dans la théorie du théâtre. Ce désintérêt pour celui qui accomplit l'acte théâtral se comprend si l'on songe que ce qui intéresse Aristote, c'est l'effet durable qu'avait le théâtre sur la communauté. Une théorie de la catharsis présuppose que la valeur de l'art réside dans le bien qu'elle prodigue aux citoyens et que ce bien réside lui-même dans un état d'esprit, dans un sentiment qui a une permanence au-delà des portes du théâtre, ce dont ne peut pas se targuer le geste. Dans une optique inverse, les textes sur l'acteur cherchent à comprendre comment mobiliser, ou non, des sentiments pour qu'ils se transforment en éphémères et parfaits gestes théâtraux. Ils ne pensent à aucun moment, du moins à notre connaissance, l'influence du jeu sur la personnalité urbaine et culturelle de l'acteur. Mais, comme le joueur de jeux vidéo participe de ces deux figures, il est clair que la théorie de la catharsis ne peut être acceptée comme telle et demanderait à être repensée.

Un deuxième problème adjacent est donc apparu : nous parlons de la violence comme geste quand Aristote, lui, ne parle que d'émotions, toujours avec l'idée implicite que c'est cette donnée mentale qui est créatrice dans la durée. Une manière de contourner le problème serait de soutenir que, par l'acte violent, le joueur se libère de son agressivité, la catharsis étant alors comprise comme une purgation, et non comme une purification, des émotions négatives. Cette idée ne nous satisfait pas et elle nous semble même être un rassurant leurre. Dire que par l'exercice d'un acte violent, somme toute inoffensif pour la société, nous nous déchargeons de notre agressivité, c’est confiner la violence à être l'expression d'une passion jugée négativement et ce, quel que soit le contexte dans lequel l'acte violent appert. En outre, pousser à ses extrémités, cette conception revient à condamner a priori les jeux vidéo comme porteurs d'une valeur culturelle inférieure. Car, si l'on accepte de dire que la violence peut purger l'agressivité, ne devient-il pas préférable que cette purgation prenne la forme, non pas du jeu de combat, mais d'une pièce de Shakespeare qui ferait de l'agressivité une culture socialement utile et qui se passerait de toute manifestation de masse de cette violence, sacrifiant en quelque sorte un acteur au bien commun ?

Tant que la violence sera reconnue comme un phénomène arbitraire, les solutions qui se passent d'elle seront toujours vues comme préférables. Nous avons déjà rapidement évoqué ce point : il n'y a d'arbitraire que parce que la violence est implicitement envisagée comme un négatif, par rapport à la norme politique de la parole créatrice de polis. La violence a ainsi toujours le caractère d'une fuite ou d'un renoncement à la concertation ou à la contestation réglée. Le nécessaire, c'est donc la parole comme ce qui a été éprouvé, attesté, ce qui reste comme culture transmissible. Cette réflexion politique se transmet alors sans peine au champ esthétique et préfère la représentation au geste, la position du spectateur à celle de l'acteur. Notre discussion ne peut donc plus avancer tant que nous ne posons pas, au moins hypothétiquement, le geste, limité dans le cadre du présent article au geste violent, comme un phénomène aussi positif que le dialogue politique ou la culture comme texte transmis. Pour cela, il nous faut refuser d'amalgamer, comme le fait Arendt, les dimensions instrumentales et instrumentées de la violence ; l'acte violent est bien un acte qui use d'instruments, mais que le fait d'user d'instrument ne se comprenne que dans un rapport à la fin est douteux. Mais, si nous comprenons la forme de ce geste, quelle est sa matérialité ? Il est remarquable qu'à aucun moment de « Sur la violence » Arendt ne définisse ce qu'accomplit la violence, autrement que par son impact politique. Posons alors que le geste violent est un geste qui marque l'esprit ou la chair, de soi ou d'autrui, mais qui n'est pas nécessairement destruction.

Approche esthétique de la violence pure

Mais, pourquoi ce caractère phénoménologique, au fond assez banal, n'a pas été exploré par Arendt ? Parce que celui-ci est comme éclipsé lorsque la violence prend place dans l'espace public ; nos corps et nos esprits sont l'étoffe même de l'espace commun, et en ce sens, y attenter, c’est bien avoir un dessein politique. Quand elle n'est pas destruction ou guerre, la trivialité s'efface et seul son poids politique est retenu, ce qui fait de l'acte violent un outrage ou une injure ; l'acte s'efface devant la signification et est alors perçu comme un accident instrumental. C'est donc dans un cadre autre que l'espace public politique que la violence nue doit être mise au jour. Que l'on songe ainsi à la fameuse provocation du Second manifeste du surréalisme d'André Breton qui pose que « l'acte surréaliste le plus simple » est le fait d'ouvrir le feu au milieu de la rue et de massacrer au hasard les passants (Breton, 1985, 74). Il a sans doute eu raison de s'abstenir, dans la mesure où, même en clamant une intention gratuite ou esthétique, l'action violente redevient immédiatement une relation de pouvoir puisqu'elle attire l'autorité vers elle (sauf à imaginer une société qui considérerait le meurtre comme objet esthétique, ce qui n'est clairement pas à souhaiter). L'acte violent rentre toujours dans des cadres et sa version chimiquement pure ne fait pas exception à la règle. Précisément, celle-ci naît d'un cadre esthétique suffisamment lâche pour laisser le geste violent advenir, sans que cette violence soit trop extrême pour faire rebasculer sa portée dans le champ politique. Par là, on voit que l'acte de violence pure n'est pas l'acte le plus cruel ou le plus cru, mais l'acte qui use de son milieu comme décor, quelle que soit son intensité, non comme justification ou comme limite : l'acte de violence pure est celui qui n'a de compte à rendre à personne ; la violence est comme en symbiose avec son environnement et la tension qu'elle crée se résout dans le geste lui-même. Un tel geste n'aurait pas de signification assignable a posteriori, comme c'est le cas dans Super Columbine Massacre RPG! où le geste violent est pris dans l'économie du questionnement sur le sens à tirer du massacre de Columbine, mais fait sens dans le présent en devenant la clef de voûte du contexte dans lequel il appert.

Pour prendre un exemple dans une autre forme de culture populaire, et par là même pour comprendre comment un acte de violence pure peut avoir une actualisation physique, malgré la dimension politique de notre existence, tournons-nous vers le pogo. Le pogo est une pratique, assez commune dans les concerts de rock ou de métal, lors de laquelle les auditeurs se rentrent les uns dans les autres d'une manière désordonnée. Ce geste est violent, car l'usage qui est fait du corps est bien de marquer l'autre, ou de se marquer soi-même, en suivant plus ou moins les cellules rythmiques et musicales. Remarquons que cette pratique, aussi désordonnée qu'elle apparaisse, n'est pas dénuée de règles élémentaires (relever ceux qui tombent avant de relancer une charge, par exemple) ; elle va dans le sens d'un chaos, mais d'un chaos qui a conscience que, pour rester chaos, il ne doit pas franchir certaines limites. Une telle pratique, si elle ne favorise pas l'écoute, se légitime néanmoins parce qu'elle dégage une énergie propre, quelque part entre la danse et le chahut. Le pogo, que l'on pourrait peut-être qualifier de phénomène parasite dans la mesure où il s'appuie sur une œuvre ou une performance autonome, crée pourtant son propre régime d'expérience dont l'élan et le choc sont le moteur et la finalité. En cela, cette pratique nous semble être une manifestation de violence pure.

Pour en revenir aux jeux vidéo, le recours que font les jeux vidéo aux espaces simulés numériquement permet d'accéder à un éventail plus large d'actes violents, dans la mesure où ceux-ci ne vont pas marquer le corps physique, et donc politique, des joueurs. Le caractère clos de ces mondes incite alors à voir l'espace numérique comme un décor, comme un prétexte à l'acte violent qui deviendrait à la fois geste et milieu. Il nous semble que c'est précisément ce qui advient dans le cas du jeu Hotline Miami (Dennaton Games, 2012). Dans celui-ci, le joueur incarne un tueur à gages, qui reçoit ses missions par l'intermédiaire de coups de fil anonymes et qui exécute ses contrats vêtu d'un masque d'animal. Le jeu se veut très difficile dans la mesure où un seul coup suffit à tuer l'avatar. Dans le même temps, par le système de décompte des points qui encourage l'enchaînement rapide des meurtres, par la bande-son composée de morceaux d'électro hypnotiques et nerveux et par l'ambiance visuelle aux couleurs fluo qui verse dans la démesure sanguinolente, le joueur est incité à aller le plus vite possible, à s'abandonner à une sorte de vertige de la rapidité et de l'efficacité. Là où le pogo est apparence et pratique de chaos, Hotline Miami propose, sous une apparence de chaos, une véritable exigence chorégraphique qui oblige le joueur à maîtriser son parcours à la perfection.

Rapidité, vertige, excitation sensorielle, gestuelle plutôt que contemplation, on semble ainsi tomber dans la catégorie de ce que Marianne Massin, à la suite de Valéry, nomme « l'hyperesthésie » (Massin, 2013, p. 90), mère d'une « stupeur » qui s'oppose au dynamisme d'une expérience esthétique contemplative. Soit, mais cette critique n'est pas dirimante, car il nous semble qu'avec des moyens difficilement qualifiables d'hyperesthésique, le récent jeu Super Hot (Iwanicki, 2013) arrive à la même expérience esthétique. Là où Hotline Miami joue sur les réflexes et sur la rapidité, Super Hot propose une expérience plus posée et épurée. Le jeu ne dispose pas même de l'ébauche d'un scénario, le joueur évolue dans des couloirs blancs où des silhouettes rouges, qui éclatent en morceaux comme du verre lorsqu'elles sont touchées, l'agressent. Le détail original est que le temps ne défile à vitesse normale que si l'avatar est lui-même en mouvement, créant donc une temporalité étrange et un rythme relativement lent. Ici, de même que dans Hotline Miami, la moindre balle est mortelle et le jeu s'articule alors comme la découverte d'une chorégraphie. La différence entre ces deux jeux étant de degré et non de nature, l'hyperesthésie n'est donc pas essentielle, mais est un choix esthétique qui, dans le cas d'Hotline Miami, se met au service d'une expérience du geste. La critique de Massin n'a plus cours, car ce qui est à l’œuvre est précisément l'émergence d'une expérience esthétique dont la contemplation n'est pas la finalité.

Nous sommes donc en présence de deux jeux de violence pure. Le geste violent est le contexte même et il ne cherche aucune justification, tout en étant à l'abri du pouvoir. Mais, quelle peut alors être sa qualité esthétique ? Il ne s'agit pas ici de comparer de tels jeux vidéo aux pièces de Shakespeare : il s'agit de deux domaines esthétiques différents, puisque l'un s'abîme dans une contemplation, c'est-à-dire explore une profondeur que l'on espère toujours renouvelée, tandis que l'autre se résout en acte. Nous ne pouvons ici qu'indiquer qu'une piste de réflexion pour comprendre cette nouvelle facette de l'expérience esthétique. Ces gestes sont des inspirations, non pas à transposer cette violence dans le cadre politique, mais à être vécus, pour eux-mêmes, comme gestes créateurs. Mais, créateurs de quoi ? Nous aimerions dire, de rythme, au sens où celui-ci devient le support d'une transformation d'une expérience contraignante du monde. L'exemple le plus emblématique est sans doute le blues des bagnes, scandé par les coups de pioches, documenté notamment par les enregistrements de l'ethnomusicologue Alan Lomax (Lomax, 1994). Le geste et son rythme sont ici rendus créateurs par l'adjonction du chant qui vient féconder ce geste comme contexte : le choc à intervalles réguliers de la pioche devient un rythme humain et spirituel. Le jeu vidéo qui use du geste, et ici de l'acte de violence pure, ne procède pas autrement, quoique de manière inverse : il fournit un contexte que le joueur doit actualiser sur le mode chorégraphique. Mais, on voit toute la difficulté de cette tâche puisqu'elle impose d'épurer au préalable toute tentative de justification, de considérer le fait violent comme ce qui soutient le monde et non ce qui tente de lui apporter une signification. Qu'il soit fruit d'une débauche d'effet et de vitesse ou bien d'un milieu plus épuré, l'acte violent enfante un rythme et, si l'on se souvient de la lointaine parenté de ces deux mots en grec ancien, donner un rythme, c'est donner une forme à notre existence.

Envisager la violence comme un geste positif, c’est donc l'envisager comme créatrice et comme instrument, non pas d'une fin, mais comme instrument rythmique. Mais, parce que la violence est marque sur soi ou sur les autres, si elle n'est pas toujours destructrice, elle n'est jamais innocente et est toujours à manier avec la plus extrême précaution.

De fait, la violence pure n'a jamais été et ne pourra jamais être la violence « naturelle » qui a cours dans l'espace politique. La violence pure est véritablement comparable à de l'eau ou à du quartz pur, qui sont des produits hautement artificiels, introuvables à l'état naturel. Elle réclame un contexte qui ne fasse que prolonger le geste, ou le rendre possible, sans aucunement chercher à le justifier. Si les éléments naturels ont besoin du laboratoire pour retrouver leur pureté, la violence a besoin de limites esthétiques pour trouver la sienne. Ce n'est pas à dire que cette abstraction est le seul moyen d'esthétiser la violence de manière satisfaisante : il existe des jeux de guerre qui tentent de réfléchir au sens de la violence guerrière réelle par l'usage de la violence virtuelle de manière plus que convaincante, ainsi Spec Ops: the Line (Yager, 2012). Mais ici, ce qui importe dans ce jeu, c'est le sens que le joueur, comme spectateur, peut tirer des actes qu'il a accomplis comme acteur (et alors les comparaisons avec d'autres arts, notamment le cinéma de guerre, deviennent pertinentes et nécessaires), quand le présent article s’intéressait exclusivement à la possibilité que le geste violent ait une valeur en lui-même. À défaut d'avoir pu l'exprimer d'une manière satisfaisante, car nous ne sommes qu'au début de nos recherches à ce sujet, nous espérons avoir indiqué une piste pertinente en reliant le problème du geste à celui du rythme.

 

Ludographie

Call of Duty: Modern Warfare 2. 2009 : Infinity Ward, Activision.>

Deus Ex : Human Revolution. 2001.Eidos Montréal, Square Enix.

Hotline Miami. 2012 : Dennaton Games, Devolver Digital.

Spec Ops: The Line. 2012 : Yager, 2K Games.

Super Columbine Massacre RPG!. 2005 : Ledonne, Danny.

Super Hot. 2013 : Iwanicki, Piotr.
 

Discographie

Lomax, Alan. 1994. Negro Prison Blues and Songs, Legacy International.
 

Filmographie

Ledonne, Danny. 2008. Playing Columbine.
 

Bibliographie

Arendt, Hannah. 1993. Qu'est-ce que la politique, texte étali par Ursula Ludz. Münich : Piper Verlag, trad. par Sylvie Courtine-Denamy. 1995. Paris : Éditions du Seuil.

Arendt, Hannah. 1972. Crisis of the Republic. New York : Harcourt, trad. Par Guy Durand, Du mensonge à la violence. Essai de politique contemporaine, in Arendt, Hannah. 2012. L'Humaine condition. Paris : Gallimard, coll. « Quarto », 2012, pp. 837-986.

Aristote. 1980. De Poetica, (éd. Bekker, t. I, 47a-62b) trad. par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique ».

Breton, André. 1985. Manifeste du Surréalisme. Paris : Gallimard, coll. « Folio Essais ».

Glenn Gray, Jesse. 1959. The Warriors. Reflections on Men in Battle. New York : Harcourt, trad. par Simon Duran, 2012. Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre. Paris : Tallandier, coll. « Texto ».

Massin, Marianne. 2013. Expérience esthétique et art contemporain. Rennes : Presses Universitaire de Rennes, coll. « Aesthetica ».

M. S. B. 2012. « A Sea of Endless Bullets : Spec Ops, No Russian And Interactive Atrocity ». Magical Wasteland, document consultable en ligne : http://www.magicalwasteland.com/mw/2012/8/2/a-sea-of-endless-bullets-spec-ops-no-russian-and-interactive.html (accédé le 15/10/13).

Patocka, Jan. 1999. « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre » dans Jan Patocka, Essais Hérétiques sur la philosophie de l'histoire, trad. Erika Abrams. Lagrasse : Verdier, pp. 153-174.

Pour citer cet article: 

Morisset, Thomas. 2014. « Petite apologie de la violence pure dans les jeux vidéo », Postures, Dossier « Violence et culture populaire », n°19, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/morisset-19> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, « Violence et culture populaire », n°19, p. 25-39.