La frontière a partie liée avec l’idée d’avancée, de progression, entre quête et conquête, comme le signale d’ailleurs son étymologie militaire, le front, « frons ». Dans la mythologie de la fondation de l’Amérique, le Frontier désigne la zone vierge de toute civilisation, reculant sous les avancées héroïques des pionniers :
Up to our own day American history has been in a large degree the history of the colonization of the Great West. The existence of an area of free land, its continuous recession, and the advance of American settlement westward, explain American development. (Turner, 1893, p.1)
Dans les pages de Frederick Jackson Turner, l’Ouest se donne comme le lieu de tous les possibles, de toutes les projections utopiques, départageant l’ordre de l’anarchie, la civilisation de la sauvagerie et marquant le triomphe volontariste du progrès. Les personnages de Cormac McCarthy, notamment ceux de The Border Trilogy arrivent après la Conquête de l’Ouest et vivent dans l’écriture de son mythe et même son érosion. En effet, l’intrigue s’étend de 1940 à 1953 : le Frontier n’est plus, officiellement depuis 1890, selon le Bureau du recensement des Etats-Unis, considérant le territoire suffisamment connu et maîtrisé ; plus de Frontière donc mais des frontières, « boundaries » ou « borders ». Les nouveaux possibles terrains de l’aventure et de l’accomplissement de soi se déplacent nécessairement, apparaissant désormais plus au Sud, vers le Mexique et sa frontière,
comme si la frontière de Turner, nécessairement stoppée dans son élan vers l’Ouest par la côte Pacifique avait tout bonnement changé de cap, et viré au Sud, où elle continue aujourd’hui d’ouvrir, au Mexique, sur le monde fascinant et terrifiant d’une nature sauvage, où l’homme civilisé se trouve confronté à l’anomie sociale. (Grandjeat, 1997, p.134)
L’axe Est-Ouest désormais balisé se détourne ainsi vers un axe Nord-Sud, où tout semble à découvrir. L’espace narratif et fictionnel est donc celui de la frontière américano-mexicaine que les personnages traversent tour à tour, dans une expérience tendant vers le rite initiatique et la douleur d’un apprentissage dont l’aboutissement est l’échec et la perte. Les trois romans de The Border Trilogy s’organisent autour de deux figures héroïques et tragiques : d’abord John Grady Cole dans All The Pretty Horses (1992) dont l’intrigue se déroule en 1949, puis Billy Parham dans The Crossing (1994), œuvre où s’opère une remontée dans le temps pour se situer en 1940. C’est dans le dernier roman, Cities Of The Plain (1998) que sont réunis John Grady et Billy, en 1953.
Dans cette étude, nous nous proposons d’axer nos réflexions sur la figure de John Grady Cole, personnage central de la trilogie, mais aussi de réfléchir sur la validité et les conséquences de son expérience du passage de la frontière. En effet, si nous faisons l’hypothèse que la trilogie s’inscrit dans la tradition du roman d’initiation, la frontière américano-mexicaine serait le seuil qui permettrait cet apprentissage. Pourtant ce seuil est mouvant, en apparence perméable : on est frappé dans la trilogie par la porosité de cette ligne, les personnages passant très facilement du Nord au Sud, ce qui laisse entendre que le véritable seuil est peut-être ailleurs et ne peut se réduire à la ligne frontalière officielle. Les allers-retours de part et d’autre de la frontière traduisent ainsi l’angoissante mouvance d’une ligne qui se dérobe constamment. Nous nous interrogerons donc sur cette instabilité qui met en question l’apprentissage du personnage : en effet, le seuil semble se transformer en mur lorsqu’il s’agit de rencontrer l’Autre (de s’y confronter), au Sud, dans l’au-delà de la frontière. Le Mexique symboliserait cette altérité qui échappe, mettant en question l’identité même de celui qui traverse là où plus rien n’est identique à soi. Ce pays n’est pas en effet décrit chez McCarthy comme un territoire circonscrit, géographique : c’est un espace qui semble échapper constamment à l’Américain. Si traverser la frontière s’avère une expérience problématique, en quoi celle-ci redéfinirait le statut même de héros romanesque ? Quel héroïsme est d’ailleurs rendu possible par une frontière mouvante ?
Bien que n’apparaissant pas dans The Crossing, John Grady Cole est incontestablement le héros de la trilogie, lui, le cowboy d’un western disparu, nostalgique d’un monde qui n’a peut-être jamais existé. Il rêve de partir à la rencontre des chevaux sauvages qui semblent être un fantasme de l’homme, du monde sans l’homme, précisément. En quête d’aventure, il part, quitte le territoire familial et national avec son ami Lacey Rawlins pour une déterritorialisation radicale et absolue : le Mexique. Ce pays est la terra incognita dont il est impossible d’avoir la cartographie :
It was an oil company road map that Rawlins had picked up at the cafe and he looked at it and he looked south toward the gap in the low hills. There were roads and rivers and towns on the American side of the map as far south as the Rio Grande and beyond that all was white. (McCarthy, 1992, p. 10)
La carte des deux adolescents est en effet blanche derrière la frontière, du côté du Mexique. Les deux jeunes gens rêvent d’inscrire leur histoire sur ce Sud fantasmé. Pourtant, ce trou, cette béance n’apparaît pas tant comme la promesse de l’aventure que précisément comme sa négation et son impossibilité. En effet, les deux adolescents vont se faire embaucher au Mexique comme cowboys, puis, soupçonnés de vol de chevaux, ils vont subir l’expérience douloureuse de la prison mexicaine. De retour aux États-Unis, ils semblent ne rien avoir appris. Ainsi, John Grady donne l’impression de s’être dépouillé de son identité américaine : « Where is your country? He said. I dont know, said John Grady. I dont know where it is. I dont know what happens to country. Rawlins didnt answer. [sic]» (McCarthy,1992, p. 68). Le contenu de l’apprentissage est clairement considéré ici sous l’angle de la négativité.
Pourtant, nous pouvons considérer que nous sommes bien dans la perspective d’un roman de formation. La frontière serait le lieu temporalisé d’un rite initiatique, le prélude et la possibilité de l’accomplissement d’un individu. Il faut cependant définir quelle est la nature de ce rite pour le personnage de John Grady. Dans un ouvrage désormais classique, Arnold Van Gennep a rassemblé dans la même catégorie l’ensemble des rites concernant les différents champs de l’existence humaine, intimes et collectifs : les « rites de passage ». En effet, selon Gennep, tout rite de passage s’inscrit dans la dynamique d’un changement de lieu, de statut social et d'âge, dans une chronologie qui est celle de l’initiation : il est toujours composé de trois temps, « préliminaire », « liminaire » (ce qui nous intéresse ici, à savoir le seuil), enfin « postliminaire ». Du point de vue de l’initié, nous le comprendrons sous les termes de séparation (de l’état antérieur), marge (l’entre deux), enfin agrégation (à un état nouveau). Arnold Van Gennep propose cette métaphore frappante pour faire comprendre la nature du rite initiatique, ses implications à la fois individuelles et sociales : « chaque société générale peut être considérée comme une sorte de maison divisée en chambres et couloirs » (Van Gennep, 1909, p. 41). Et de fait, dès les premières pages de All The Pretty Horses, John Grady est décrit comme l’homme du seuil, qui ne cesse en effet de faire des entrées et des sorties de la maison familiale, comme si sa place en ce monde n’était pas fixée, « like a man come to the end of something » (McCarthy, 1992, p.4). Le seuil est bien la marque de l’ambiguïté, dont on ne sait s’il sera la possibilité d’une initiation ou la promesse du néant et de la disparition. Le destin romanesque de ce jeune homme de seize ans semble déjà scellé, avant même que son aventure n’ait débuté : quelle est donc la validité de son initiation et de son expérience du seuil et de la marge ? Comment est-il guidé à travers cet espace étranger ?
Dans le roman de chevalerie, le personnage du guide est essentiel dans l’errance et le parcours du héros. Il lui permet de franchir les obstacles, scande et valide les étapes d’un cheminement à la fois géographique et spirituel. Sur le chemin, le chevalier rencontre souvent un nain, une jeune fille à un gué, un carrefour (lieux de passage et de traversée) qui orientent la quête du héros. Dans l’apprentissage de John Grady, nous pouvons considérer que ce dernier rencontre deux personnes qui feraient figures de guides. Il s’agit de la duègne Doña Alfonsa dans All the Pretty Horses et le cuchillero, Eduardo dans Cities of the Plain. John Grady s’oppose à eux dans deux longs dialogues que nous allons mettre en parallèle. Ils se situent en effet à deux moments-clefs de l’apprentissage du personnage : le premier dialogue avec Doña Alfonsa a lieu au moment où il est rejeté définitivement de l’hacienda de la Purisima, le deuxième avec Eduardo le conduit à la mort. Ces guides apparaissent donc comme des figures perverties car elles conduisent John non pas à travers mais en dehors, l’expulsent et le condamnent à rester dans la marge.
L’apprentissage de John Grady Cole est ainsi douloureux. Il tombe amoureux deux fois : l’une dans All The Pretty Horses, la seconde dans Cities Of The Plain. Dans le premier roman, le cowboy se prend de passion pour Alejandra, fille du propriétaire de l’hacienda qui l’embauche, amour impossible et tragique. Dans Cities Of The Plain, l’objet de son amour est Magdalena, prostituée qu’il rencontre dans une maison close d’une ville-frontière mexicaine. Il meurt de vouloir l’épouser car Eduardo lui signifie à plusieurs reprises qu’une prostituée est une marchandise, la propriété d’un autre.
La duègne et Eduardo, deux versants de la société mexicaine, se présentent comme deux symboles de l’altérité radicale à laquelle se heurte John Grady. Le dialogue qu’il engage avec ces derniers prend ainsi la forme d’une confrontation entre le Nord et le Sud. De la sorte, la duègne signifie au jeune homme son expulsion de l’hacienda de la Purisima avec l’interdiction de revoir Alejandra. Eduardo, quant à lui, le tue car John Grady n’a pas respecté une règle simple : ne pas convoiter ce qui est considéré comme le bien d’autrui. Ces confrontations/rencontres se révèlent pour le jeune homme paradoxales et insatisfaisantes. En fin de compte, il ne s’agit pas pour la duègne et Eduardo de lui révéler ou lui donner les codes d’un pays mais bien au contraire de lui signifier combien ce code est hermétique, indéchiffrable. D'ailleurs, la langue n’est pas seulement à appréhender du point de vue strict du lexique ou de la grammaire, elle est aussi l’expression même du surgissement de l’altérité, radicalement autre et que John Grady ne pourra jamais ramener à lui-même et à son identité. Déjà, dans la prison de All The Pretty Horses, John Grady est averti par Emilio Perez : « Even in a place like this where we are concerned with fundamental things the mind of the anglo is closed in this rare way. » (McCarthy, All the Pretty Horses, p.43) John Grady est renvoyé à son statut d’anglo qui ne peut pénétrer et comprendre le Mexique :
You dont speak the language.
He speaks it, said Rawlins.
Perez shook his head. No, he said. You dont speak it. (McCarthy, 1992, p. 43)
De la même façon, la duègne Doña Alfonsa mêle parfois à son discours en anglais des expressions mexicaines qu’elle définit comme intraduisibles : « Teniamos compadrazgo con su familia. You understand? There is no translation » (McCarthy, 1992, p.53). Le Mexique semble impénétrable et pour l’Américain apparaît constamment sous l’angle de la négativité et de l’impossibilité de la connaissance.
Si le Mexique est une langue, il est aussi un passé. Le Mexique est donc moins spatialisé que temporalisé. Dans le long passage où Doña Alfonsa raconte sa jeunesse, elle dévoile en même temps l’histoire terrible et sanglante de la Révolution. Par son récit, les frontières géographiques deviennent non seulement infranchissables mais finalement impossibles à comprendre car le Mexique n’est pas un espace mais une temporalité construite par une histoire complexe. La traversée de John Grady n’aura donc jamais lieu, les guides pervertis qu’incarnent Eduardo et la duègne œuvrant bien plus à son expulsion qu’à son intégration.
L’erreur, sans doute, de John Grady est de se tromper sur les termes de l’échange. Au Mexique, il y a échange sans communication, sans mélange des cultures. Il est uniquement commercial et monétaire alors que John Grady le voudrait humain et symbolique. En effet, l’échange qui pourrait signifier la perméabilité de la frontière, révèle en fait la différence fondamentale et irréductible entre le Nord et le Sud. Dans All the Pretty Horses, on ne cesse de demander à John Grady les papiers administratifs, « los documentos », de son cheval, en somme l’acte de propriété. Jimmy Blevins (jeune homme mystérieux qui traverse la frontière avec Rawlins et Cole) est arrêté, suspecté d’être un voleur de chevaux car on suppose au Mexique qu’il n’est pas possible qu’un jeune homme possède un aussi bon cheval. Cependant une fois les papiers fournis, il n’y a pas plus de garantie. De la même façon, sa sortie de prison est monnayée par la duègne selon les termes d’un marché « bargain » qui lui échappe : Alejandra s’engage à ne plus voir son amant. Dans Cities Of The Plain, Eduardo tue Grady, car il lui reproche d’avoir voulu s’approprier une de ses prostituées et ainsi oublié qu’elle n'est qu'une valeur marchande : « They cannot seem to see that the most elementary fact concerning whores […] Is that they are whores, said Eduardo. » (McCarthy, 1998, p. 81). Quand John Grady évoque l’idée de mariage et d’amour, le maquereau ne parle pas la même langue et, tout en le marquant un peu à chaque fois de son couteau, il ne cesse de répéter presque incrédule, « for a whore », gravant d’inanité et d’insignifiance le combat et la mort de John Grady. En s’appropriant Magdalena sans vouloir payer, notre héros a transgressé une valeur simple de l’échange.
Les deux guides en viennent ainsi à l'exclure et la deuxième exclusion est définitive et mortelle. L’exil du personnage est donc double : il quitte l’Amérique pour le Mexique, le Nord pour le Sud. Là est le premier exil, dans le mouvement de séparation des siens et de sa terre natale. Mais le Mexique n’offre rien et le rejette. Alors a lieu le second exil : n’appartenant plus au Nord, il est maintenant rejeté par le Sud, condamné à l’errance. Si le voyage est une odyssée, le retour est impossible, John Grady est allé trop loin, perdu dans les franges et les marges de l’humanité. Par l’impossibilité de se marier, on lui refuse la possibilité de fonder un foyer, de s’ancrer dans une appartenance individuelle et familiale, en somme de s’agréger.
La trajectoire de John Grady semble se retourner sur elle-même : le lecteur est en effet frappé par la répétition tragique et fatale de son histoire, l’intrigue de Cities Of The Plain étant la version dégradée de l’histoire de All The Pretty Horses. La première idylle est pastorale, lyrique, a pour cadre l’hacienda de la Purisima, la Très Pure. La deuxième se situe dans les bas-fonds, la boue des villes-frontières, John Grady finissant sa triste existence la rue de la Noche Triste.
Cette répétition met en question l’héroïsme possible du personnage. La répétition est d’ailleurs d’abord de nature théâtrale: en effet, Eduardo semble orchestrer la rencontre et le combat avec John Grady. Il est le maître de la situation : « His shadow on the wall of the warehouse looked like some dark conductor raising his baton to commence. » ou bien plus loin, « He looked like an actor pacing a stage. At times he hardly seemed to notice the boy ». Eduardo semble parler seul ou à des spectateurs invisibles « some unseen witness » (McCarthy, 1998, p.81) et concentre à lui-seul les membres d’un spectacle théâtral : il est le metteur en scène, dirigeant les mouvements de John Grady (« they circled » est une phrase redondante dans le texte), il est acteur et se fait récitant. Plus étonnant encore, il évoque John Grady à la troisième personne, commentant l’action, comme si le jeune homme n’était pas présent, ou comme s’il était en dehors de cette action, lui-même spectateur : « He calls me names » ou bien plus frappant encore « The suitor speaks » (McCarthy, 1998, p.81), renvoyant John Grady au rôle convenu de prétendant et de jeune premier. Le libre-arbitre a peu de place ici, comme si tout était déjà joué. La répétition se donne en premier lieu en vue d’un spectacle à venir dont Eduardo serait à la fois l’auteur et le metteur en scène. Cela renforce la dimension tragique du personnage puisqu’il joue un rôle prédéfini dans une pièce dont il ne peut modifier le cours. Ce motif de la répétition est présent dans les paroles de la duègne. Lorsque John Grady se défend de sa culpabilité, niant son identité de voleur de chevaux, Doña Alfonsa lui fait cette réponse implacable :
The affair of the stolen horse was known here even before you arrived. The thieves were known to be Americans. When he questioned you about this you denied everything. Some months later your friend returned to the town of Encantada and committed murder. The victim an officer of the state. No one can dispute these facts. (McCarthy, 1992, p. 52)
L’ambiguïté repose ici sur la proposition subordonnée « before you arrived » comme si la pièce à venir attendait son acteur principal, comme si l’acte pouvait préexister à la personne à qui on peut l’imputer. Cette phrase révèle aussi que le crime premier de John Grady réside dans sa nationalité américaine. Il était donc prédestiné à être rejeté par le Mexique.
Si, dans une perspective théâtrale, la répétition est celle d’un spectacle à venir, elle peut être aussi celle d’un fait passé, la duplication d’un événement qui a déjà eu lieu. La répétition possède une ambiguïté profonde, ambiguïté qui frappe la destinée et l’histoire mêmes des hommes :
If there is a pattern there it will not shape itself to anything these eyes can recognize. Because the question for me was always whether that shape we see in our lives was there from the beginning or whether these random events are only called a pattern after the fact. Because otherwise we are nothing.(McCarthy, 1992, p. 52)
C’est là toute la question du destin de John Grady : son existence romanesque n’est-elle pas en fin de compte un motif, un pattern, non pas initiateur et fondateur, mais au contraire tristement dupliqué et dégradé. Dans les deux dialogues, l’Autre renvoie le personnage au même et à l’identique. Dans les paroles d’Eduardo, l’histoire de celui qu’il appelle le “farmboy” est banale et répétitive. Il connaît l’issue de la scène : «You think we have not seen your kind before? I have seen your kind before. Many and many. You think I dont know America? I know America.» (McCarthy, 1998, p. 82)
Eduardo connaît donc le genre, le type, the kind de John Grady et lui refuse l’exclusivité héroïque d’un destin : l’individualité se fond dans une communauté anonyme, mise en échec par le Mexique, pays factice qui ne permet pas de faire coïncider le rêve et la réalité. Le mythe de la Frontière s’est donc bien déplacé vers le Sud puisque l’Ouest n’est qu’un « leprous paradise » :
They drift down out of your leprous paradise seeking a thing now extinct among them. A thing for which perhaps they no longer even have a name. Being farmboys of course the first place they think to look is in a whorehouse. (McCarthy, 1998, p. 82)
John Grady perd peu à peu son identité, son individualité se confond dans la multitude anonyme des suitors, des farmboys. Eduardo le tue doublement : il l’éventre, et lui refuse sa singularité. Dans l’échange qu'il a avec ce dernier, John Grady non seulement parle peu mais dans le récit, il perd son nom et son statut d’homme : «The boy lunged and grabbed for his arm. He spun away and passed the blade twice more across the boy's belly. The boy made a lunge…» (McCarthy, 1998, p. 82) L’homme redevient enfant dans un rite de passage inversé, renvoyant John Grady à la duplication et à l’anonymat. D’ailleurs, le jeune homme éventré et seul dans la rue se fait aider d’un garçon à qui il raconte une histoire, la sienne, se faisant le conteur de sa propre existence :
He told him that he was a great filero and that he had just killed an evil man and that he needed the boy's help. He said that the police would be looking for him and that he needed to hide from them. He spoke for a long time. He told the boy of his exploits as a knifefighter and he reached with great difficulty to his hip pocket and got his billfold and gave it to the boy. (McCarthy, 1998, p.83)
Dépossédé de lui-même, il tente de ressaisir son être dans une histoire héroïque. Sans doute doit-on y voir ici le fait que le Mexique ne peut fournir l’aventure et l’épopée : il ne s’agirait que d’un cliché, un lieu proprement commun sur lequel les jeunes américains et leur « hunger for mysteries » (McCarthy, 1998, p. 82) plaquent leurs fantasmes, comme sur une toile à peindre. Le Mexique se réduit ici à un décor de carton-pâte, sans perspective :
Your kind cannot bear that the world be ordinary. That it contain nothing save what stands before one. But the Mexican world is a world of adornment only and underneath it is very plain indeed. While your world he passed the blade back and forth like a shuttle through a loom your world totters upon an unspoken labyrinth of questions. And we will devour you, my friend. You and all your pale empire. (McCarthy, 1998, p. 82)
Le Mexique n’est qu’un décor labyrinthique, un dédale sans profondeur ni centre : le labyrinthe, espace initiatique fondamental ne permet pas l’accès à la connaissance. La rue de la Noche Triste est l’endroit où se côtoient les pauvres farmboys et leur quête vaine d’aventure ainsi que les touristes, sans doute nord-américains, à la rencontre non pas du Mexique mais d’une carte postale. L’Aventure se mue en circuit.
Le va-et-vient du couteau du cuchillero, celui de la douleur (« Holding himself close that he not escape from himself for he felt it over and over » (McCarthy, 1998, p.83)) sont à penser en parallèle des allers et venues de part et d’autre de la frontière, évoquant l’idée d’une intériorisation de la frontière, de la césure.
Le couteau, arme avec laquelle John Grady tue, se fait couper la joue puis tuer, symbolise cette scission intérieure. Il est l’homme de la traversée, de la transgression. Parti avec son ami Rawlins, ce dernier étant à la recherche d’un cliché, il parcourt avant tout un espace intérieur, celui d’un trajet initiatique qui le conduira aux franges et aux marges. John Grady opère sa véritable transformation lorsqu’il est seul, séparé de son ami, dans cette prison mexicaine, dont les règles semblent à la fois hermétiques et arbitraires. C’est en prison qu’il tue, acte autant définitif que séparatif : la cicatrice qu’il arbore à partir de ce moment-là et qu’il observe dans un miroir, rendu à sa propre étrangeté, est le signe d’une double scission : scission du monde des hommes et scission, coupure de lui-même et de son identité. Il tente de rétablir une fausse symétrie alors même qu’il fait l’expérience de la souffrance et de la division :
He studied his face in a clouded glass. His jaw was bruised and swollen. If he moved his head in the mirror to a certain place he could restore some symmetry to the two sides of his face and the pain was tolerable if he kept his mouth shut. (McCarthy, 1992, p. 58)
Il connaît aussi la douloureuse séparation de celle qu’il aime, pensée comme un point de non-retour. Dépossédé de lui-même, réduit au silence par la douleur («if he kept his mouth shut»), il est comme possédé par un autre qui pénètre en lui, la souffrance se personnifiant en une entité mauvaise (le Diable est bien le Diviseur…). La douleur suppose une altération définitive, dans cette confrontation à l’altérité ; l’imperméabilité de cette frontière a pour conséquence tragique de révéler la porosité de l’âme elle-même :
He saw very clearly how all his life led only to this moment and all after led nowhere at all. He felt something cold and soulless enter him like another being and he imagined that it smiled malignly and he had no reason to believe that it would ever leave. (McCarthy,1992, p. 57)
La deuxième confrontation amène la mort, tragique. Il meurt seul, tenant ses tripes à pleines mains, confronté à l’insoutenable légèreté de son être, pour reprendre la formule frappante de Milan Kundera:
[...] that lightness that he took for his soul and which stood so tentatively at the door of his corporeal self. Like some light footed animal that stood testing the air at the open door of a cage. He heard the distant toll of bells from the cathedral in the city and he heard his own breath soft and uncertain in the cold and the dark of the child's playhouse in that alien land where he lay in his blood. (McCarthy, 1998, p. 83)
La douleur morale le transperce, la douleur physique, après la pénétration du couteau dans la chair, fait de la mort une sortie de soi, concrète et sordide, dans l’image des intestins retenus par une main ensanglantée et dans lesquels il n’y a rien à lire, si ce n’est la fin. Cette cérémonie sacrificielle ne répond pas aux questions, comme le laissent entendre les paroles d’Eduardo : « Perhaps he will see the truth at last in his own intestines. As do the old brujos of the campo » (McCarthy, 1998, p. 82) John Grady est donc bien l’homme du seuil : «he took for his soul and which stood so tentatively at the door of his corporeal self.», comme s’il avait intériorisé la frontière, comme si c’était elle qui traversait l’individu et le scindait irrémédiablement. La cicatrice sur la joue était déjà la marque de la séparation intérieure, et ce couteau qui entaille John Grady, une dépossession dernière. Il s’échappe de lui-même et en a la conscience douloureuse : le « tissu de l’âme » pour paraphraser Leibniz se défait et se déplie, en une extériorité qui le rend à l’altérité. Il va mourir sur une terre étrangère absolument, « in that alien land ». Doit-on rappeler ici que le terme anglais « alien » vient du latin « alienus », c’est-à-dire l’autre qui ne peut être réduit à soi, l’alien qui ne peut se comprendre comme un « alter », qui se pense par rapport à soi, peut apporter une altération ? C’est précisément au moment de mourir que John Grady prend conscience que le Mexique n’est pas sa terre, alors même que le retour au Nord est désormais impossible. Le Mexique apparaît donc comme le lieu paradoxal de l’initiation solitaire car la mort ne révèle pas tant l’appartenance à la patrie perdue (l’Amérique) que l’exil et l’exclusion. La traversée est intériorisée car elle est avant tout passage, mimant dans son perpétuel mouvement la mort elle-même, le grand passage.
Ainsi, on ne traverse pas indemne la frontière. L’instabilité apparente du seuil se révèle être un mur, celui de la confrontation à une altérité irréductible. Si le rite de passage est triple mouvement de séparation, de marge et d’agrégation, on peut y voir l’échec de John Grady qui a su se séparer, errer dans la marge pour ne jamais s’agréger à un monde nouveau. En effet, les deux figures de la duègne et du cuchillero, figures d’autorité, ne l’ont précisément pas autorisé à pénétrer dans leur monde. En lieu et place d’une agrégation, c’est la désagrégation du corps et de l’identité.
L’échec de John Grady tient sans doute à la nature de la frontière qu’il tente de traverser : inaccessible, elle ne se donne ni comme point de départ ni comme point d’arrivée car elle ne peut se réduire à la cartographie d’un pays. Tel est donc le statut de cette aventure, et celui du héros dans la trilogie de Cormac McCarthy : « C'est en se confrontant à un espace que chaque héros fait l’expérience de la dépossession de soi dans un premier temps, du renouvellement de soi dans un deuxième temps. » (Le Blanc, 1998). Si John Grady fait bien l’épreuve de la dépossession de soi, celle-ci semble être bien trop radicale pour aboutir au renouvellement de l’être : c’est l’expérience absolue de la perte dans l’espace hostile de la frontière, qui ne permet plus la conquête.
Ainsi, le seuil est le deuil de l’être. Et la trilogie de McCarthy n’est pas un western. En effet, nous ne sommes plus dans le roman et le mythe de la Frontière. Cormac McCarthy travaille la matière d’un roman paradoxal qui serait un après où disparaît la possibilité de l’Aventure.
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