Les années 1920 et 1930 voient l’émergence du premier mouvement « d’émancipation spirituelle » (Locke, 2010) des Africains-Américains. Quête d’affirmation, refus de soumission à la suprématie blanche et importante revendication de progrès social : la Renaissance de Harlem, ainsi qu’on la nomme aujourd’hui, suggère un important renouvellement de l’identité noire. L’effervescence n’est pas, on s’en doute bien, exclusivement politique ou sociale : les deux décennies permettent l’éclosion et la diffusion d’une riche littérature. Au centre des préoccupations des auteurs figure évidemment le rapport des Noirs à la société états-unienne. Qu’est-ce que la race? Qu’est-ce qu’être Noir dans une société raciste? Comment parvenir à l’égalité raciale? Mais aussi et surtout : comment valoriser pour la première fois l’héritage culturel des Africains-Américains, comment faire émerger une identité culturelle noire?
Autant de questions qui permettent de réfléchir à la publication massive de passing novels durant la période. Ces romans, héritiers d’une tradition populaire du XIXe siècle, la tragédie mulâtre (tragic mulatto/a), sont souvent jugés conservateurs, voire réactionnaires (Miller, 2000, p. 93), ce qui paraît étonnant en regard du bouillonnement culturel qui définit l’époque. C’est qu’ils suivent une trame narrative convenue : ils mettent obligatoirement en scène un personnage mulâtre à la peau très pâle (souvent une femme), dont les efforts en vue de passer pour Blanc1 le condamnent à mourir par incapacité d’assumer son double héritage racial et son identité noire. Le passing novel se conforme de plus à des codes narratifs contraignants et ne subvertit d’aucune manière l’idéologie raciste, puisque la protagoniste souffre fatalement de se découvrir ou d’être découverte comme Africaine-Américaine : passer, c’est passer inaperçue, c’est taire et rendre invisible son identité noire pour donner la prérogative à son identité blanche. À bien y regarder, pourtant, la représentation et l’étude du personnage mulâtre s’inscrit parfaitement dans le contexte de la Renaissance de Harlem. Plusieurs auteurs l’utilisent comme symbole de médiation, d’exploration entre les races (Gallego, 2003, p. 12). À la frontière de deux cultures, de deux héritages, de deux mondes, la mulâtre permet de croire à l’inclusion de l’héritage africain-américain au sein de la société blanche et raciste, aspire même à une certaine égalité raciale. Son destin, certes tracé d’avance, autorise néanmoins la coexistence de deux races ennemies et laisse entrevoir une possibilité de dialogue entre elles.
Roman publié en 1929, Passing s’inscrit dès son titre dans la tradition des passing novels et de la tragédie mulâtre, mais révèle également une qualité d’écriture indéniable. Thriller psychologique sur fond de tragédie antique, il plonge la lectrice dans le Harlem bourgeois des années 1920. Noires à la peau très pâle2, les amies Irene Redfield et Clare Kendry sont réunies par hasard, après douze ans de séparation. Alors qu’Irene prend part à diverses activités pour la promotion des droits des Noirs et dit assumer sa négritude (tout en profitant à l’occasion des avantages que lui confère la pâleur de sa peau), Clare a choisi de passer pour blanche et a épousé un homme raciste, John Bellew, qui ignore tout de ses origines. Le lien houleux qui unit les deux femmes, relevant à la fois de la répulsion et d’une profonde attirance, devient d’autant plus problématique lorsque Clare exprime le désir de renouer avec la communauté noire et de participer aux événements mondains qu’Irene organise ou fréquente elle-même. Récit d’un entre-deux races, récit nerveux et pourtant contenu, poli, Passing propose une fascinante réflexion sur les aléas de l’appartenance raciale : comment jouer à la fois les dominants et les dominés? Comment incarner la traversée d’une identité à l’autre? Du reste, la tension qui anime les deux protagonistes atteint son point culminant dans la défenestration de Clare, aucun indice ne permettant de savoir hors de tout doute si la jeune femme s’est suicidée ou si Irene l’a assassinée.
Cette finale ambiguë, tout comme la dualité identitaire de Clare, a été maintes fois discutée par la critique. On a peu commenté, en revanche, la « turbulence émotionnelle » d’Irene (Tate, 2007, p. 344), sa colère grandissante qui mène potentiellement à la mort de Clare. Cette irruption de l’affect et de la violence dans le texte procède pourtant d’une même hybridité : tout comme le personnage mulâtre qui passe met au jour une seconde identité cachée, la colère est représentée dans le roman de Larsen selon divers procédés duels, comme une force émergeant de manière oblique. Manifestation honteuse et taboue, elle menace d’étouffer et d’interrompre le discours, et constitue une « fissure à la surface sociale de la conversation » (Butler, 2009, p. 180, je souligne). C’est sous le signe de la multiplicité et du métissage que je souhaite ici aborder son étude. Je m’intéresserai à la double intrigue qui régit Passing et verrai comment la colère d’Irene émerge sur deux niveaux textuels. La colère semble guider l’intrigue tout entière vers son dénouement tragique. Dans l’univers rigide que Larsen met en scène, son jaillissement paraît au premier abord difficilement envisageable : Passing est un récit où la politesse est de mise, où les femmes prennent le thé en discutant de choses futiles, réglant leur vie en fonction de leurs activités mondaines et souriant de leurs sourires convenus. La colère d’Irene, dans ces conditions, apparaît en effet comme une fissure, l’attaque ultime aux conventions et à la bonne tenue de ces personnages. Elle menace l’ordre du discours, impose un certain désordre, fait surgir une forme de théâtralité qui dérange et dérègle la structure contraignante de l’intrigue. Elle constitue, à son tour, une frontière entre deux pôles fixes, deux univers.
Le petit monde dans lequel évolue Irene Redfield est propre, sécuritaire, artificiel, voire anachronique (Tate, 2007, p. 342). Entre la prochaine tasse de thé à prendre chez une amie et le prochain achat à effectuer, tout est réglé au quart de tour : « I’m filled up. Dinner and bridge » (Larsen, 2004, p. 14). Chez Irene, l’horaire est calculé et serré, les sorties mondaines sont prévues longtemps d’avance. On nage en pleine répétition d’un quotidien bourgeois et futile, où prendre le thé et faire une partie de bridge sont une tâche, presque une obsession. Irene joue un rôle, qu’on devine être celui de femme de la bonne société. Elle répète inlassablement la même routine et les mêmes gestes, en plus de revêtir ses plus belles robes et d’apparaître en public sous son meilleur jour. Elle respecte à la lettre les conventions sociales de son époque, fait de son quotidien une sorte de rituel où les apparences doivent être préservées à tout prix. La banalité d’un tel mode de vie prend des allures de cérémonie, comme si une menace devait être tenue à distance : « [T]o her, security was the most important and desired thing in life » (Larsen, 2004, p. 87). Derrière la futilité, on sent une insécurité profonde, une peur de prime abord incompréhensible, mais qui a à voir, justement, avec la colère.
Pas surprenant que la structure du roman soit elle-même contrainte et possède un caractère routinier. Trois parties de longueur plus ou moins égale constituées chacune de quatre scènes : voilà qui devrait garantir à l’intrigue de Passing une importante rigidité, un effet de répétition rassurant. Les parties (les deux premières, tout particulièrement) suivent un même modèle, sont organisées selon un enchaînement semblable d’événements : les personnages « entrent en scène » à des moments précis, reviennent à intervalles réguliers. De la même manière, les lieux dans lesquels se déroule le récit se recoupent : la première scène de chaque partie se tient chez Irene alors que la troisième donne généralement lieu à un rassemblement extérieur (thé chez Clare, soirée de bienfaisance, réunion chez des amis). Larsen réécrit toujours la même scène, met au point une intrigue cyclique, un bref enchaînement narratif répété trois fois, mais qui pourrait l’être sans fin. Dès les toutes premières pages, les événements se succèdent de manière attendue et convenue : Irene oscille toujours entre le désir de ne plus jamais côtoyer Clare (« She was through with Clare Kendry » [Larsen, 2004, p. 21]) et celui, irrésistible, de garder contact avec elle (« At that moment it seemed a dreadful thing to think of never seeing Clare Kendry again » [Larsen, 2004, p. 20]). Passing est ainsi l’histoire d’un univers réglé et mécanique, une pièce à jouer et à rejouer invariablement, un récit programmé d’avance où les personnages font figure de marionnettes imperturbables. À l’image de la vie d’Irene, la structure narrative de Passing semble banale, voire lassante.
Pourtant, il y a bel et bien une fissure, une menace que tout s’écroule, que le flegme devienne emportement, que la colère trouble la quiétude et l’apparente monotonie de l’univers d’Irene. Cette menace paraît d’abord inoffensive tant est banalisée la colère du personnage. Par une curieuse contradiction, la colère d’Irene est taboue mais on la retrouve partout. Il faut dire que le traitement de l’émotion relève presque exclusivement d’une nomination explicite par la voix narrative. La colère est si souvent nommée qu’on ne croirait pas utile d’y accorder de l’attention. Les mots « anger », « annoyance », « irritation », « resentment », « rage » ou « fury », à force d’être répétés, deviennent en quelque sorte naturels, invisibles : Irene est constamment fâchée (ou à tout le moins contrariée), et pour des raisons qui sont le plus souvent anodines. À l’idée de revoir Clare alors qu’elle a un horaire chargé, Irene éprouve une irritation grandissante (Larsen, 2004, p. 21); à discuter autour d’un thé avec Clare et leur copine Gertrude, elle devient subitement pleine de ressentiment (Larsen, 2004, p. 24); à se disputer avec son mari à propos de l’éducation sexuelle de leurs fils, elle est furieuse puis s’exhorte au calme en tentant de réprimer sa colère (Larsen, 2004, p. 45). Un tel procédé octroie certes à la voix narrative un pouvoir important : « le narrateur a pour fonction de révéler plus que ce qu’Irene peut elle-même se risquer à révéler » (Butler, 2009, p. 173). La narration permet à la lectrice de bien saisir l’état émotionnel d’Irene, mais pose vite un piège en transformant la divulgation en simple généralité : par les multiples répétitions, la colère peut être ignorée ou sembler sans conséquence. Du reste, le quotidien d’Irene étant placé sous le signe de l’artifice, on assiste à une dépersonnalisation du personnage. Puisque c’est la prochaine tasse de thé à prendre qui compte, on a du mal à cerner qui est vraiment Irene : hormis son besoin de sécurité, peu de choses nous sont dites à son sujet. Paradoxalement, seule la colère l’humanise. Dans sa personnalité et son univers aseptisés, on trouve une nouvelle forme de passage, une nouvelle frontière : Irene passe pour une femme calme, exemplaire et rangée alors qu’elle cache une profonde colère.
Il faut donc s’intéresser à la condamnation de l’affect qui marque le roman tout entier. Il y a fort à parier que la colère d’Irene est banalisée au nom d’une politesse, d’une retenue relevant à la fois des personnages et de la narration. Irene tait constamment ses sentiments: « Inside the shop, she stilled the trembling of her lips and drove back her rising anger » (Larsen, 2004, p. 46). Tout acte ou toute parole qui ne s’inscrit pas dans le déroulement de la routine bourgeoise est profondément refoulé. Mais il y a plus encore : on a affaire à un camouflage des émotions dans la narration. Malgré la nomination fréquente de certaines actions et certains mots liés au continuum de la colère, la voix narrative évacue à coup sûr de nombreuses informations. Faisant écho à la structure rigoureuse de l’intrigue et à l’autocensure émotive d’Irene, les phrases de Passing sont marquées par une importante économie de mots, elles sont courtes et sèches et restent souvent inachevées : « How savagely she had clawed those boys […] And how deliberately she had – » (Larsen, 2004, p. 3). On trouve dans Passing un mutisme, quelque chose de l’ordre d’un silence obligé, la présence d’une rage folle sous la surface lisse et bien réglée. La colère est nommée (par l’instance narrative, mais pas par le personnage) et pourtant enfouie (par les deux), comme si la répétition du mot faisait écran à une réelle présence de l’émotion, comme si sa seule mention exposait déjà au pire. Du reste, la répression presque maladive indique un malaise : sous ces manifestations « banales » il y a peut-être une colère fondée, des débordements à prévoir, une menace plus importante qu’elle ne le semblait a priori. Sous la colère nommée et donc banalisée en couve une autre, celle-là dangereuse, explosive. On peut alors voir apparaître un second niveau de sens, une deuxième intrigue, comme un sous-texte qui émerge.
L’expression de la colère procède dans Passing d’un appel au théâtral, à la performance. Le jeu convenu d’Irene, celui qui régit prétendument son existence, est lentement remplacé par l’émergence d’un excès, d’une outrance. Réprimée et banalisée, la colère menace néanmoins d’exploser, elle déborde dans le récit qu’on croyait mécanique. Porteuse d’un dérèglement progressif du discours, elle fait jaillir le désordre. Ce qui devait demeurer masqué devient public, se transforme en spectacle.
Les toutes premières pages du roman sont, à cet effet, révélatrices. Dans la chaleur étouffante d’août, Irene fait des courses lorsqu’elle aperçoit un homme tomber du sixième étage d’un immeuble. Cette chute, qui annonce la scène finale du roman, est intéressante dans la mesure où elle ne trouve aucune suite. De l’homme qui gît au sol tout près d’Irene, on ne saura rien du tout : « Was the man dead, or only faint? Someone asked her. But Irene didn’t know and didn’t try to discover. She edged her way out of the increasing crowd, feeling disagreeably damp and sticky and soiled from contact with so many sweating bodies » (Larsen, 2004, p. 4). Le corps qui chute, qui tombe, au sol comme dans le texte, est vite effacé sans autre explication. Toute l’attention est plutôt portée vers le besoin irrépressible qu’a Irene de quitter la scène : la chaleur est insupportable, les corps transpirent, il reste encore des courses à faire. Irene n’éprouve pas seulement du désintérêt devant le drame qui vient de se jouer sous ses yeux : elle doit partir, fuir cet événement étrange, ce corps surgi de nulle part. Sa vie bien remplie ne supporte pas une telle perturbation. Et l’homme, il faut le rappeler, n’est pas victime d’une crise cardiaque ou d’un événement qu’on pourrait qualifier d’ « ordinaire ». Sa chute relève du spectaculaire, de la mise en scène. Son corps s’expose.
Voilà qui donne le ton. Par la suite, Larsen multiplie les passages où l’excès menace la rigidité de l’intrigue, où la retenue disparaît pour faire brièvement place à la fébrilité et à l’exagération. D’abord simple manifestation physique (« Brilliant red patches flamed in Irene Redfield’s warm olive cheeks » [Larsen, 2004, p. 3]) ou action furtive et étouffée (« Irene hung up the receiver with an emphatic bang, her thoughts immediately filled with self-reproach » [Larsen, 2004, p. 22]), l’expression de la colère devient de plus en plus marquée, les événements d’abord innocents ou même insignifiants prenant graduellement un nouveau sens. Placés l’un à la suite de l’autre, les éclats de colère guident l’intrigue vers son dénouement tragique, notamment en ce qu’ils paraissent de plus en plus outranciers. Ils annoncent une fin brutale et théâtrale, où la rage et la mort éclatent au grand jour.
Malgré la retenue et le tabou, Irene pose en effet des gestes inusités en regard du rôle qu’elle devrait jouer : la femme distinguée et bien mise devient nerveuse et fébrile. Lorsque John Bellew, lors d’une scène terrorisante, blague à propos de Clare, affirmant que la peau de sa femme s’assombrit avec le temps et qu’elle pourrait un jour devenir complètement noire (rappelons que Bellew est raciste et qu’il ignore que Clare est effectivement Noire), Irene éclate d’un rire démesuré :
He roared with laugher. Clare ringing bell-like laugh joined his. Gertrude after another uneasy shift in her seat added her shrill one. Irene who had been sitting with lips tightly compressed, cried out : “That’s good!” and gave way to gales of laughter. She laughed and laughed and laughed. Tears ran down her cheeks. Her side ached. Her throat hurt. She laughed on and on and on, long after the others had subsided. Until, catching sight of Clare’s face, the need for a more quiet enjoyment of this priceless joke, and for caution, struck her. At once she stopped […] This wasn’t funny […] In Irene, rage had not retreated (Larsen, 2004, p. 29-30).
Frappe, dans cet extrait, le temps que met Irene avant de commencer à rire. La (fausse) rigolade est déjà amorcée depuis un bon moment lorsque la jeune femme explose à son tour. Le caractère simulé d’un tel éclat est on ne peut plus clair : le rire d’Irene masque avant toute chose la colère devant les propos ignobles de Bellew. Il est feint et calculé, il trouble le bon déroulement de la rencontre entre amis. Le rire constitue une menace : il risque de rendre la colère publique, de déranger la scène, de faire jaillir la vérité.
Plus encore, au fil des pages, la colère émerge et conduit à des explosions plus fracassantes. Celles-ci envahissent à la fois le texte et la vie du personnage, jusqu’à faire paraître outranciers les agissements d’Irene. La colère du personnage explose sans crier gare, devient toujours plus violente, jusqu’à susciter l’incompréhension de la lectrice. Comme lors d’une scène étrange, alors qu’Irene croit son mari coupable d’une relation adultère avec Clare, sans toutefois disposer d’indices confirmant son intuition :
Actually, she didn’t count. She was, to him, only the mother of his sons. That was all. Alone she was nothing. Worse. An obstacle.
Rage boiled up in her.
There was a slight crash. On her floor at her feet lay the shattered cup. Dark stains dotted the bright rug. Spread. The chatter stopped. Went on. Before her, Zulena gathered up the white fragments (Larsen, 2004, p. 73).
La colère, comme le souligne Judith Butler, se répand subitement dans le texte comme le thé se répand au sol, sorte de tache de sang à nettoyer rapidement (Butler, 2009, p. 178). Intéressant, ici, comment elle monte en Irene tout en étant étouffée : il y a achoppement dans la narration, comme si la tasse brisée surgissait d’ailleurs, sans que personne la touche. La lectrice sait qu’Irene a brisé la tasse; néanmoins, l’ellipse fait que, sans autres détails, l’incident pourrait paraître extérieur au personnage. Vite, surtout, il faut ramasser les dégâts : les morceaux sont balayés par la domestique dès qu’ils ont touché le sol. Ils miment, voire incarnent une fébrilité qu’on ne voudrait pas voir émerger. Irene, du reste, annonce la fin de Passing : si la colère en vient à se répandre pour vrai, si elle vient troubler l’ordre et la rigidité autant du texte que de la petite société dépeinte, alors il faut l’étouffer une fois pour toutes, il faut faire disparaître Clare. Celle-ci constitue en effet une double menace : elle pourrait à tout moment dévoiler son identité secrète, mais aussi rendre visible la rage enfouie d’Irene. Ainsi, la contrariété et la subtile irritation deviennent graduellement colère et indignation puis rage et fureur, transformant Irene en personnage irrationnel et incontrôlable. L’événement, à la fois énorme et infime (en témoigne le quasi-oxymore « slight crash »), signale la fin d’un monde.
Évidemment, Irene tente de rester stoïque, de sauver le jeu : « She wanted no empty spaces of time in which her mind would immediately return to that horror which she had not yet gathered sufficient courage to face. Pouring tea properly and nicely was an occupation that required a kind of well-balanced attention » (Larsen, 2004, p. 71). Il lui faut répéter la routine, exécuter les actions familières, maintenir intact ce qui menace de s’écrouler : « She went on pouring. Made repetitions of her smile. Answered questions. Manufactured conversations » (Larsen, 2004, p. 72). Intéressant, ici, comme la frontière est mince entre le fait de verser (« pouring ») et de renverser du thé. Le premier geste symbolise l’ordre et le deuxième, l’exact contraire. On n’est pas bien loin de la tension entre les couleurs de peau: entre blanc et noir, entre oppresseur et opprimé se trouve une ligne bien fragile... Irene ne parvient plus à masquer la douleur et la colère qui l’affligent, remettant sa vie entière en question. Elle craque, son agitation l’emporte, elle s’abandonne aux larmes et aux tremblements :
Sitting there alone in the forsaken dining-room, unconsciously pressing the hands lying in her lap, tightly together, she was seized by a convulsion of shivering […] Surely, she was going mad with fear and suspicion. She must not work herself up. She must not! Where were all the self-control, the common sense, that she was so proud of? Now, if ever, was the time for it (Larsen, 2004, p. 84).
On peut évidemment questionner de telles réactions, se demander pourquoi Irene devient si émotive pour ce qui n’est au fond qu’une intuition. Quoi qu’il en soit, le désir de vengeance est là, Irene souhaitant en quelque sorte la mort de Clare : « She wanted to be free of her, and of her furtive comings and goings. If something would happen… Anything. She didn’t care what. Not even if it were that Clare’s Margery3 were ill, or dying. Not even if Bellew should discover – » (Larsen, 2004, p. 78). Le texte lui-même subit cette agitation, les phrases devenant de plus en plus syncopées, les événements déboulant à une vitesse folle, comme le tic-tac frénétique de l’horloge : « The clock chimed. One. Two. Three. Four. Five. Six » (Larsen, 2004, p. 75).
La mort de Clare, tout ambiguë qu’elle soit, est intéressante puisqu’elle fait surgir une dernière fois le spectaculaire : « What happened next, Irene Redfield never afterwards allowed herself to remember. Never clearly. One moment Clare had been there, a vital glowing thing, like a flame of red and gold. The next she was gone » (Larsen, 2004, p. 91). Mourir défenestrée, voilà qui n’est pas banal, qui relève à la fois de l’étrange et du tragique. Clare disparaît, littéralement : il ne reste plus rien d’elle, pas même de corps à ramasser comme les morceaux de la tasse de thé fracassée. Et pourtant, tout en aboutissant à un non-dit, à un vide textuel qui oblige à la supposition, Passing se termine comme il a commencé, sur une traversée du privé au public, sur une volonté d’exposition et d’exhibition, et sur une chute réelle et symbolique. Le corps de Clare, sans être décrit une fois au sol – c’est comme s’il s’était volatilisé –, a été poussé vers l’extérieur, a fait irruption dans le domaine public. Tout en étouffant une fois pour toutes la tension qui a fait évoluer l’intrigue du roman, il dévoile officiellement l’identité cachée de la jeune femme. Il symbolise ainsi la fin du passage, comme s’il rendait Clare à sa véritable race. Surtout, il expose ce qui avait été jusque-là profondément refoulé, il met au jour l’immense violence contenue et accumulée au fil des pages. Il s’impose comme une ultime explosion.
Ce qui devait donc être répétition et rigidité devient nervosité et perte de contrôle. Au-delà des événements isolés, des éclats et des corps surgis, différentes préoccupations esthétiques et textuelles mettent la colère en scène : la structure de Passing se dérègle, les scènes deviennent plus courtes, l’ordre des événements est dérangé, la température change4. En fait, la colère impose un double niveau de jeu, elle superpose deux mises en scène : le jeu convenu qui réglait froidement l’existence d’Irene est bouleversé par l’émergence d’une nouvelle pièce, par l’irruption d’un nouveau scénario et d’une nouvelle performance à livrer. Irene devient une caricature d’elle-même, sa colère exacerbe le ridicule de la première mise en scène, de son existence convenue. Le drame bourgeois se mue en tragédie.
Il n’y aurait évidemment pas de double mise en scène, pas de duplicité, sans la relation ambiguë qui lie Irene à Clare. C’est Clare qui fait émerger la colère d’Irene, qui dérègle tout son univers. Dès la première page du roman, Clare impose une menace, et Irene le sent très bien qui refuse d’ouvrir la lettre qu’elle vient de recevoir de son amie : « She was wholly unable to comprehend such an attitude towards danger as she was sure the letter’s contents would reveal; and she disliked the idea of opening and reading it » (Larsen, 2004, p. 1). Il y a tout lieu de croire que Clare renvoie à Irene l’image de sa propre captivité. Sous les tasses de thé et les parties de bridge, n’y a-t-il pas, au fond, qu’un vide? Prise dans le jeu des apparences, Irene n’en demeure pas moins une femme noire dont l’identité, je l’ai souligné plus haut, se résume à un mode de vie précis et circonscrit. Difficile de savoir qui elle est vraiment, quelles sont ses aspirations. Elle incarne un personnage figé et réduit à incarner des conventions sociales. Dans le métissage, la mobilité sociale qu’elle suggère, Clare, quant à elle, trouble le statu quo. Son passage déstabilise la sécurité et le confort d’Irene, suscitant du coup un danger. Clare renvoie, comme un miroir, l’idée selon laquelle Irene réprime toute passion, toute émotion, toute force de vie. En passant, en étant tout à la fois noire et blanche, Clare met au point un jeu de transgression et de subversion qui n’est pas sans contraster avec l’immobilisme, la vacuité identitaire d’Irene. Cette dernière est coincée dans un jeu à jouer à la perfection : boire du thé, organiser des bals de bienfaisance, porter de belles robes. Il y a chez elle un conflit de nature « historique » (Butler, 2009, p. 183), la nécessité d’être loyale à sa « race », à son mariage et à ses enfants tout en aspirant, sans doute, à autre chose. Clare renvoie à Irene l’inconfort de son statut de femme noire, statut qui paraissait de prime abord parfaitement assumé. Peut-on voir là la source de la colère? Serait-ce l’apparente liberté raciale de Clare qui provoquerait la colère d’Irene, colère qui serait alors masquée derrière un désir de sécurité toujours plus fort, mais aussi derrière une irrationalité grandissante? Serait-ce à tout le moins dans cette hybridité raciale que naîtraient les sentiments ambigus d’Irene, jusqu’à faire surgir la violence? La nécessité de protéger Clare contre son mari raciste ébranle la protagoniste de Passing et l’oblige à faire face à l’oppression dont elle est, malgré elle, victime :
Sitting alone in the quiet living-room in the pleasant fire-light, Irene Redfield wished, for the first time in her life, that she had not been born a Negro. For the first time she suffered and rebelled because she was unable to disregard the burden of race. It was, she cried silently, enough to suffer as a woman, an individual, on one’s own account, without having to suffer for the race as well. It was a brutality, and undeserved. Surely, no other people so cursed as Ham’s dark children [sic] (Larsen, 2004, p. 78).
En paraissant blanche, en paraissant libre, Clare exige d’Irene qu’elle pose un regard sur sa propre identité. Elle dévoile une marque d’infériorité qu’Irene voudrait sans doute taire. Au fond, dit Clare, l’héritage racial, même dissimulé derrière une peau pâle et d’importants moyens financiers, constitue une tare, une souffrance.
On assiste, dans Passing, à la représentation d’une colère feutrée, dissimulée derrière un univers faste et riche que peu d’auteurs noirs, avant Nella Larsen, avaient mis en scène (Tate, 2007). Cette bourgeoisie émergente, malgré les moyens dont elle dispose, ne peut se soustraire au racisme. « Dad, why is it that they only lynch coloured people? » (Larsen, 2007, p. 82) demande Ted, le fils d’Irene. Malgré les belles robes, le confort matériel et la classe sociale, l’oppression raciale est toujours bien présente : c’est Clare, précisément, qui permet de l’exposer au grand jour. Être Noire, en somme, pose problème : qu’on fasse semblant d’accepter sa négritude ou qu’on joue vainement à être Blanche, on demeure l’objet d’une haine historique. Et on est, même si on tente de le cacher, en colère. Dans un roman où prédominent « l’ambiguïté du signe, la multiplicité du sens, la polysémie de l’interprétation » (Murat, 2010, p. 8), la colère et la violence sont à leur tour porteuses d’une dualité et émergent de manière oblique : si elles ne sont pas bonnes à dire, elles envahissent le texte de Larsen avec une force peu commune. À la manière des races qui s’entrechoquent et s’entrecroisent, elles constituent un passage, une frontière, elles suggèrent une hybridité métaphorique entre deux mondes qu’on croyait jusque-là irréconciliables.
Butler, Judith. 2009. « “Passing”, “Queering” : le défi psychanalytique de Nella Larsen », dans Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe, traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris : Éditions Amsterdam, p. 171-193.
Davis, Angela. 1983. Femmes, race et classe, traduit de l’anglais par Dominique Taffin, Paris : Des femmes, 341 p.
Gallego Duran, Maria del Mar. 2003. Passing Novels in the Harlem Renaissance : Identity Politics and Textual Strategies, Münster : Lit Verlag, coll. « Forecast », 214 p.
Hutchinson, Georges (dir.). 2007. The Cambridge Companion to the Harlem Renaissance, New York : Cambridge University Press, 272 p.
Larsen, Nella. 2004 (1929). Passing, New York : Dover Publications, 94 p.
Locke, Alain. 2010 (1925). « Enter the New Negro », National Humanities Center [en ligne], http://nationalhumanitiescenter.org/pds/maai3/migrations/text8/lockenewn....
Miller, Ericka. 2000. The Other Reconstruction : Where Violence and Womanhood Meet in the Writings of Wells-Barnet, Grimké, and Larsen, New York : Garland Pub, 153 p.
Murat, Laure. 2010. « Préface », dans Nella Larsen, Clair-obscur, traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Paris : Flammarion, p. 7-29.
Tate, Claudia. 2007. « Nella Larsen’s Passing : A Problem of Interpretation », dans Nella Larsen, Passing (édition critique sous la direction de Carla Kaplan), New York, W.W. Norton & Company, p. 342-350.
Gibeau, Ariane. 2013. « La colère et son double. Violence et métissages dans Passing de Nella Larsen », Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/gibeau-17> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, p. 81-93.