La dialectique de la déviance dans Les carnets du sous-sol de Dostoïevski

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Dans la Théorie du roman de Georg Lukacs, le roman de la seconde moitié du dix-neuvième siècle apparaît à la fois comme déviant et mise en forme de la déviance : déviant en ce qu'il décompose la relation à la réalité sociale que Luckas érige en critère de la forme romanesque, mise en forme de la déviance en ce que des représentations de l'inadéquation de l'individu au monde y sont à l’œuvre. Au cœur de ce type de roman s'exprimerait ce que Lukacs appelle « la situation profondément tragique d'un homme qui vit directement, au plus profond de lui-même, ce qui est seul essentiel, mais qui ne peut qu'échouer de la plus pitoyable façon sitôt qu'il se heurte à la moindre réalité extérieure » (Lukacs, 1968, p.118). Le roman qui fait de cette situation tragique son objet serait, selon Lukacs, incapable d'assurer la structuration formelle de la totalité sociale. Une telle incapacité entraînerait un dépérissement de la forme romanesque n'existant, pense-t-il, qu'en tant que résultat de cette structuration. Je vais ici montrer en quoi Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski est un exemple particulièrement éclairant de cet échec de la subjectivité face au monde, de cette déviance devenue forme qui se mue sous la plume de Luckas en déviance de la forme. Je vais ensuite tenter, à travers la pensée de Theodor W. Adorno, une dialectisation du problème au terme de laquelle le dépérissement de la forme diagnostiqué par Lukacs deviendra critique du dépérissement de l'individualisme dans la société capitaliste.

Le mur, donc, c'est un mur

Le narrateur des Carnets du sous-sol est un déviant conscient de sa déviance. En fait, c'est précisément en vertu de sa conscience qu'il peut être qualifié de déviant. S'il se trouve en contradiction avec les normes établies par la société, c'est par excès de conscience. Les raisons de son inadéquation au monde, il les connaît jusque dans les moindres détails, mais loin de lui permettre de surmonter une telle inadéquation, cette connaissance est cela même qui l'y enfonce : « Je vous assure messieurs, avoir une conscience trop développée, c'est une maladie, une maladie dans le plein sens du terme » (Dostoeïvski, 1992, p.15). Si le narrateur parle de sa conscience comme d'une maladie, c'est par ce qu'elle le contraint à l'immobilisme; ainsi, la santé selon lui correspond à l'action : « On aurait largement assez de la conscience qui pousse les soit-disant hommes d'exception, ou les hommes d'action » (Dostoeïvski, 1992, p.15). C'est donc d'une conscience limitée, ou en tout cas moins développée que celle du narrateur, dont ces hommes ont besoin pour agir. L'action, pour lui, implique d'être en paix avec le monde, même quand c'est contre le monde qu'elle est dirigée. Le narrateur, afin d'illustrer cet état de fait, utilise la figure du mur, le mur comme limite posée par l'ordre objectif du monde :

devant le mur, ce genre de messieurs, je veux dire les hommes spontanés et les hommes d'action, ils s’aplatissent le plus sincèrement du monde. Pour eux, ce mur n'est pas un obstacle comme, par exemple, pour nous, les hommes qui pensons, et qui, par conséquent, n'agissons pas; pas un prétexte pour rebrousser chemin... Non, ils s’aplatissent de tout cœur. Le mur agit sur eux comme un calmant, une libération morale (Dostoïevski, 1992, p.19).

La conscience limitée des hommes d'action, qui en les empêchant de voir l'ordre objectif des choses leur permet d’avancer, est aussi ce qui fait qu'ils acceptent, au final, de se soumettre à cet ordre. De leur côté, ceux qui, comme le narrateur, souffrent d'un excès de conscience, savent trop bien que l'issue du combat est décidé d'avance : ils sont trop conscients du caractère infranchissable des limites que l'ordre des choses leur impose pour les tester, trop fiers pour aller s'écraser contre le mur. Mais cette fierté est aussi une honte terrible, la honte de celui qui « se ressent lui-même, le plus sincèrement du monde, comme une souris, et non plus comme un homme » (Dostoeïevski, 1992, p.20) : 

La malheureuse souris, en plus de sa saleté originelle, a eu le temps de s'entourer du cercle que représentent les questions et les doutes, et tant d'autres saletés; à une seule question, elle a ajouté tant d'autres questions sans réponse que c'est à son corps défendant qu'elle a vu s'amasser autour d'elle une sorte de fange mortifère, un genre de boue malodorante que viennent composer ses doutes, ses inquiétudes et, pour finir, les crachats que lui envoient les hommes d'action spontanés qui, l'entourant gravement comme ses tyrans ou ses juges, la couvrent, riant à gorge déployée, de ridicule (Dostoïevski, 1992, pp.20-21).

Le narrateur aimerait être semblable aux hommes d'action, c'est-à-dire à ceux qui se soumettent à l'ordre objectif du monde, à ce mur sur lequel ils peuvent s'écraser et trouver le repos tout en posant une limite à leur volonté. Mais la conscience accrue qu'il porte avec lui comme une fatalité ne lui permet rien de tel. Il ne peut se cacher ni la naïveté des hommes d'action, ni la fausseté de leurs motifs et encore moins la puérilité de leur insoumission ; il les envie et les méprise à la fois. Il les envie parce qu'ils savent vivre et les méprise parce que cette vie n'est à ses yeux qu'un mensonge, qu'une misérable mise en scène dans laquelle les hommes d'action ne sont que de pauvres pantins se balançant au bout d'une corde que remuent les lois de la nature :

quand on vous démontre qu'au fond, une seule goutte de votre propre graisse doit vous être plus chère qu'un bon million de vos semblables et que cet argument résout finalement les prétendues vertus et les devoirs, tous ces délires et autres préjugés – acceptez-le tel quel, qu'est-ce que vous y pouvez, c'est comme deux fois deux – mathématique. Répliquez donc, pour voir. Mais enfin, vous criera-t-on, on ne peut pas se révolter? C'est deux fois deux font quatre! La nature ne vous demande pas votre avis; ça lui est bien égal, ce que vous voulez et que vous soyez d'accord ou non avec ses lois. Vous êtes forcés de la prendre comme elle est – elle, par conséquent, et tous ses résultats. Le mur, donc, c'est un mur (Dostoeïvski, 1992, p.22-23).

La nature se confond ici avec un ordre social naturalisé, avec la façade pétrifiée de la société bourgeoise se développant sur la base des sciences positives modernes. Le mur du narrateur est cette façade pétrifiée, cette seconde nature dont parle Lukacs pour qualifier la réification des relations humaines dans la société capitaliste, et qui comme la première, chosifiée par les sciences naturelles, est une nature morte : « deux et deux font quatre, ce n'est déjà plus la vie messieurs, mais le début de la mort » (Dostoeïvski, 1992, p.48). Le mur représente l'ultime limite posée par l'idéologie bourgeoise, c'est-à-dire l'intérêt individuel égoïste, et la conscience accrue du narrateur lui fait voir toute la fausseté, aussi réelle soit-elle, de cette limite socialement produite :

Qu'est-ce qu'un intérêt? Et puis, pouvez-vous à coup sûr prendre sur vous de définir ce qui est intéressant pour l'homme? Et que se passerait-il si cet intérêt, certaines fois, non seulement pouvait, mais devait consister, justement, à se souhaiter non pas ce qui est profitable, mais ce qui est le pire? Et s'il en est ainsi, si ce genre de situation peut se produire, alors, c'est toute votre loi qui tombe à l'eau (Dostoeïvski, 1992, p.32).

Le narrateur, pour se révolter contre la loi de ses contemporains, doit nier ses intérêts, ou plutôt s'accrocher au seul que lui refuse l'idéologie bourgeoise, celui de faire une grimace au monde des intérêts et de s'en détourner. Ainsi, il se coupe du monde et de toute action sur lui. Il développe, dans son isolement, une riche et profonde vie intérieure, une vie pleinement occupée par ce qu'il appelle le « beau et le sublime ». Toutefois, il s'agit d'une vie où il a renoncé à toute extériorisation, ou plutôt, d'une existence dévorée par la conscience de l'échec assuré de son extériorisation, sans pour autant être capable d'y renoncer complètement :

Bien sûr, le mieux aurait été de rester simplement chez moi. Mais c'était cela le plus impossible; quand quelque chose commençait à m'attirer, ça m'attirait tout entier, des pieds jusqu'à la tête. Toute la vie, après je me serais moqué de moi : « La frousse qu'il a eue, la frousse de la réalité, la frousse! » Non, j'avais un désir passionné de démontrer à cette «racaille» que je n'avais rien d'un lâche, comme je le pensais moi-même. Bien plus : au paroxysme le plus brûlant de ma fièvre de lâcheté, je rêvais de tenir le haut du pavé, de vaincre, de les entraîner tous, de les obliger à m'aimer (Dostoeïvski, 1992, p.93).

Le narrateur, face aux hommes d'action, se sent terriblement diminué. Il aimerait leur montrer ce dont il est capable, déployer devant eux toute la richesse de sa vie intérieure et ainsi, gagner leur estime et leur admiration. Pas un instant il ne cesse de considérer le monde extérieur comme un affreux mensonge, comme étant « pitoyable, pas littéraire, commun» (Dostoeïvski, 1992, p.93). L'écart entre la réalité au sein de laquelle le beau et le sublime sont absents et la vie intérieure, littéraire, du narrateur ne cesse jamais d'être ressenti par celui-ci. Mais il sait cependant que la littérature n'a rien à voir avec ce qu'il appelle « la vie vivante » et, par conséquent, se sent irrésistiblement attirer vers cela même qu'il méprise. Incapable d'y réaliser quoi que ce soit, mais ne pouvant se guérir de l'envie de conquérir le monde, il s'adonne à sa littérarisation. Il sait très bien que cela n'est qu'une manière de se replier encore un peu plus sur sa vie intérieure. Aussi, la seconde moitié du roman est l'accumulation de ses échecs dans ses tentatives pour réduire la réalité à son intériorité débordante. La vie se déploie toujours de manière trop étroite pour sa conscience démesurément large, toujours trop peu littéraire : « Alors, la voilà donc, la voilà donc, cette confrontation à la réalité... Autre chose, hein? Que le Pape qui quitte Rome pour s'en aller au Brésil : autre chose, hein? Que le bal au bord du lac de Côme » (Dostoeïvski, 1992, p.107). Tout puissant lorsqu'il s'élève intérieurement vers le beau et le sublime, le narrateur des Carnets n'est à l'extérieur qu'un incapable.

Intégration et déviance

Il y a, dans le chapitre de La théorie du roman où Lukacs critique ce qu'il appelle, selon sa typologie du roman, le romantisme de la désillusion, un reproche qu'il aurait pu faire aux Carnets :

dire oui au monde, ce serait justifier une attitude philistine, privée de toute idée, la terne possibilité d'un accommodement quelconque avec la réalité; ce serait déboucher sur une satire facile et plate. Et dire oui sans équivoque à l'intériorité romantique, ce serait aboutir de façon nécessaire à la débauche informe d'un lyrisme psychologique qui ne serait que vide reflet et frivole adoration de soi. Mais les deux principes qui président à la structuration du monde sont trop hostiles l'un à l'autre, trop hétérogènes l'un par rapport à l'autre pour qu'il soit possible de les accepter en même temps... et leur dire non à tous les deux — seule voie qui permette la création — ne peut que renouveler et renforcer le péril fondamental qui guette ce type de roman : la dissolution de la forme dans un pessimisme inconsolable (Lukacs, 1968, p.117).

Cette double négation, à la fois de soi et des autres, s'applique bien au narrateur des Carnets, qui sait que son royaume intérieur est tout aussi étranger à la « vie vivante » que ne le sont ses contemporains, les hommes d'action. À la solitude du narrateur des Carnets, qui s'est coupé de la réalité sans toutefois pouvoir masquer sa dépendance à celle-ci, Lukacs oppose celle vécue dans le monde, qui est selon lui la substance même de tout roman réussi. La déviance du narrateur des Carnets, dans la mesure où elle brise la dialectique entre l'individu et la société qui structure selon Lukacs la forme romanesque, est donc aussi une déviance de la forme.

Cette démesure de l'individu solitaire qui tente sans jamais y parvenir de réduire le monde à son intériorité est aussi présente dans la pensée du philosophe Theodor. W. Adorno, notamment à travers son idée de l'intégration de la déviance par le capitalisme tardif. En témoigne la citation suivante, tirée de Minima Moralia : « Les distances que l'on prend par rapport au rouage du système représentent un luxe qui n'est possible que comme produit du système lui-même » (Adorno, 2003, p.27). Pour Adorno, la société moderne est fondée sur le principe de l'intégration : intégration de la nature à la technique par la rationalité instrumentale des sciences positives, intégration de l'individu au collectif par l'industrie culturelle, mais aussi intégration de la déviance au processus de reproduction de la totalité sociale par le mécanisme universel de la concurrence.

Si la société bourgeoise, comme l'ont montré Hegel et Marx, s'est constituée sur le mode de la totalité, et si elle tend par conséquent à ramener toutes les différences sous un principe unique, c'est néanmoins par la division de ses parties et par leur mise en concurrence qu'elle assure sa reproduction. L'individualisme est donc, dans la société capitaliste, un moment de l'universel, moment nécessaire au maintien du tout opérant par-delà les individus. C'est d'ailleurs parce qu'il est conscient de cela que Lukacs fait du roman, dont le développement est indissociable de l'avènement de la bourgeoisie en tant que classe sociale, le genre de la solitude vécue dans le monde. En d'autres mots, le capitalisme montant repose sur la concurrence entre des entrepreneurs qui, comme les hommes d'action dont parle le narrateur des Carnets, luttent pour la poursuite de leur intérêt individuel et reproduisent par cette lutte la société. Toutefois, la concentration toujours plus grande de la richesse qui accompagne le passage du capitalisme concurrentiel au capitalisme monopolistique, provoque un bouleversement de la conscience bourgeoise. L'entreprise individuelle, de plus en plus médiatisée par le pouvoir central, devient vaine et prévisible, sans lien réel avec le cours des choses, mais se poursuit néanmoins, comme l'ombre de ce qu'elle fut pendant un temps. L’individualisme confiant et optimiste du bourgeois entrepreneur, justifié dans ses actes par l'économie politique et les sciences positives, fait place à celui, pessimiste et résigné, du narrateur des Carnets.

Toutefois, les liens entre les transformations économiques et cet individualisme demeurent voilés aux individus : «L’assujettissement de la vie au processus de production rabaisse chacun d'entre nous et impose quelque chose de cet isolement et de cette solitude où nous avons la tentation de voir notre choix souverain » (Adorno, 2003, p.28). Dans l'impossibilité pour l'individu moderne de voir les liens entre sa déviance et les rouages du système se trouve, selon Adorno, le secret infernal du mécanisme de l'intégration. La perte de toutes les illusions sur le monde extérieur s'accompagne d'un repli sur soi, d'une fuite vers l'intériorité qui radicalise la solitude de l'individu et lui fait courir le risque de confondre sa situation avec un choix souverain. C'est la conscience de ce risque qui explique la sévérité du jugement de Lukacs sur la littérature moderne.

La vérité négative du littéraire

Bien que partageant les vues de Lukacs sur la nature de l'individualisme dans la société capitaliste, Adorno refuse la critique de la littérature moderne que Lukacs en déduit. Si tous deux s'entendent pour dire que la littérature produit une connaissance objective de la réalité, ils ont une vision différente de la forme que prend cette connaissance. Alors que Lukacs comprend les jugements sur le monde qu'il découvre dans les œuvres littéraires comme des représentations positives d'un rapport particulier de la conscience au monde, Adorno, lui, insiste sur le caractère irréductible de ces jugements par rapport à la connaissance telle qu'elle fonctionne dans la réalité empirique. L’œuvre d’art, dit Adorno, « ne prononce pas de jugements ; c’est en tant que totalité qu’elle devient elle-même un jugement, et qu'ainsi elle apporte un correctif à la non-vérité que contient tout jugement séparé » (Adorno, 1984, p.190). Les éléments qui dans une œuvre littéraire peuvent être interprétés comme des jugements univoques, ne sont vrais que tant qu’ils sont médiatisés par la loi formelle de l'œuvre. C'est la correction, par la force de cette médiation, de la non-vérité de ces jugements en tant que jugements séparés qui seule fait apparaître ce qu’il y a de vérité dans l'œuvre. Cette vérité n'a rien à voir avec les différents énoncés univoques qui s’y trouvent, mais concerne plutôt l’harmonie immanente de l'œuvre : l’interpénétration et l’assemblage de ses différents éléments en une totalité. La médiation par l'œuvre de ses différents éléments est ce qui la distingue des connaissances produites par la raison subjective, dont les structures « s'en prennent immédiatement à la réalité » (Adorno, 1984, p.190). La non-vérité des jugements univoques contenus dans une œuvre littéraire est en même temps celle du monde empirique régi par les jugements séparés. L’œuvre en tant que totalité, à travers la médiation de ses éléments par sa loi formelle, est une critique de la totalité réelle dans laquelle les jugements, à jamais séparés entre eux par la médiation fausse des relations sociales réifiées, demeurent enfermés dans l’isolement de leur non-vérité :

C’est seulement en vertu de sa séparation vis-à-vis de la réalité empirique, qui permet à l’art de façonner selon ses besoins le rapport du tout aux parties, que l’œuvre devient Être à la puissance deux. Les œuvres d’art sont des copies du vivant empirique pour autant qu’elles procurent à celui-ci ce qui lui est refusé au dehors et l’affranchissent de ce qu’en fait l’expérience extérieure chosifiante (Adorno, 2011, p.20).

Ce qui dans l'œuvre littéraire s'oppose au monde empirique constitue une critique de la totalité sociale dans laquelle le tout ne parvient à intégrer les parties qu'en les isolant les unes des autres et où la connaissance ne peut s'unifier qu'en opposant les jugements entre eux. Si l'œuvre se constitue en totalité, c'est dans un geste d'imitation de la réalité. Mais elle s'oppose en même temps à celle-ci, par une organisation du tout et des parties dans laquelle la non-vérité de chacune des parties en tant qu'élément séparé est dépassée par la médiation de la loi formelle objective. Par ce double mouvement d'identification et d'opposition au monde, elle parvient à donner au langage ce qui lui est « refusé au dehors » ; elle lui donne la possibilité d'être davantage qu'un sens pétrifié par son incapacité à dépasser sa propre univocité. Libérer le langage de l'univocité, ce serait l'affranchir de cette « expérience extérieure chosifiante » qui fait de lui une pure fonction utilitaire, une enveloppe interchangeable servant à transmettre des messages.

C'est la métamorphose du sens opérée par la loi formelle de l’œuvre littéraire que Lukacs passe sous silence, lorsqu'il relève des éléments de la littérature moderne pour en faire un simple contenu de sens communicable. Parce qu'il interprète la disparition du social représentée dans le romantisme de la désillusion comme un reflet de cette disparition telle qu'elle est prescrite, dans la réalité, par l'idéologie individualiste, il escamote la médiation opérée par la loi formelle des œuvres :

L'absence du monde dans l'art moderne dont s'indigne Lukacs est deux choses à la fois : vérité et paraître du sujet délié. Vérité, parce que dans une constitution du monde universellement atomiste l'aliénation gouverne les hommes. Mais le sujet délié est un paraître, parce qu’objectivement la totalité sociale précède l'individu et parce qu'elle est achevée et reproduite au travers de l'aliénation, de la contradiction de la société. Les grandes œuvres d'art d'avant-garde transgressent ce paraître de la subjectivité, en mettant en relief la fragilité de ce qui n'est qu'individuel, y saisissant en même temps ce tout dont l'individuel ne peut encore rien savoir (Adorno, 1984, p.182).

Cette fragilité de l'individuel dans ses efforts pour paraître autosuffisant, que nous avons vu apparaître dans les Carnets et que Lukacs interprète comme un aveu de culpabilité de la part de la littérature moderne, Adorno la voit plutôt comme une inscription, dans le texte, de la totalité sociale en tant que présence d'une absence. L'aveuglement par lequel l'individu moderne confond son isolement extrême avec un choix souverain, une fois médiatisé par la loi formelle de l’œuvre littéraire, devient sa propre conscience critique :

Même le prétendu solipsisme, qui d'après Lukacs serait une rechute dans l'immédiateté illusoire du sujet, ne signifie pas dans l'art, comme dans les mauvaise épistémologies, la négation de l'objet, mais il tend dialectiquement à la réconciliation avec lui. L'objet est recueilli en tant qu'image dans le sujet, au lieu, comme le lui ordonne le monde aliéné, de se pétrifier devant lui, comme une chose. C'est grâce à la contradiction entre cet objet réconcilié dans l'image, c'est-à-dire spontanément recueilli dans le sujet, et l'objet concrètement irréconcilié qui lui est extérieur que l’œuvre d'art est une critique de la réalité concrète. Elle en est la connaissance négative (Adorno, 1984, p.181).

L'individu qui dans la réalité ne connaît du monde que sa façade pétrifiée, c'est-à-dire le mur et sa loi implacable : deux et deux font quatre, apparaît dans la littérature moderne comme renfermant en lui-même la vérité du monde. Ainsi, il dévoile cette vérité comme organisation universelle de la déviance. Alors que Lukacs reproche à cette littérature d'exagérer la solitude et de causer ainsi la disparition de la totalité, Adorno considère une telle exagération comme la connaissance négative de cette totalité, qui ne réalise les individus qu'à travers leur aliénation. La déviance du narrateur des Carnets en dévoilerait donc plus, dans sa quête délirante pour réduire le monde à sa propre vie intérieure, sur la totalité sociale que le grand roman réaliste glorifié par Lukacs : «L'art ne connaît pas la réalité en la reproduisant de manière photographique, mais en exprimant, grâce à sa constitution autonome, ce que voile la forme empirique de la réalité » (Adorno, 1984, p.184). Ce qui est voilé par la forme empirique de la réalité, ici, est justement la totalité sociale, dont la présence se manifeste jusque dans la solitude la plus absolue. En appliquant un traitement esthétique à cette réalité obstruée, la littérature moderne, loin de se contenter de la refléter, opère son dévoilement.

Ainsi la déviance dont il s'agit dans Les carnets du sous-sol en est une qui nous appartient à tous et à toutes, une déviance qui, si elle se présente comme absolument individuelle, est en fait absolument médiatisée par la société. Léguée à notre monde contemporain comme la présence fantomatique d'un individualisme déchu, il ne revient pas au sujet isolé, par sa décision souveraine, de la dépasser. Elle dépend bien plus de conditions objectives sur lesquelles les individus isolés n'ont que très peu de prise. La littérature, en la représentant jusque dans ses manifestations les plus extrêmes, permet de lever le voile sur ces conditions qui se dérobent toujours plus, dans la réalité, à la conscience individuelle.

 

Bibliographie

Adorno, Theodor. W. 2011. Théorie esthétique. Éditions Klincksieck, 514 p.

Adorno, Theodor. W. 1984. « Une réconciliation extorquée ». Notes sur la littérature. Paris : Éditions Flammarion, p. 171-199.

Adorno, Theodor. W. 2003. Minima Moralia. Paris : Éditions Payot, 368 p.

Dostoïevski, Fiodor. 1992. Les carnets du sous-sol. Paris : Éditions Babel, 192 p.

Lukacs, Georg. 1968. La théorie du roman. Paris : Éditions Denoël, 192 p.

Pour citer cet article: 

Leguerrier, Louis-Thomas. 2013. « La dialectique de la déviance dans Les carnets du sous-sol de Dostoïevski », Postures, Dossier « Déviances », n°18, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/leguerrier-18> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Déviances », n°18, p. 59-68.