Préface

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Les déviances ont ceci de particulier, elles se définissent précisément à partir de ce qu’elles mettent en péril. Comme si interroger les déviances revenait toujours, en même temps, à interroger l’autre côté, qui est quelque chose comme la ligne droite (du sens commun, de la norme, de la volonté unique de l’être ensemble dans un espace familial, social et politique). En cela, les déviances sont toujours périlleuses. Au sens classique du terme, un « péril », en latin periculum, c’est un essai, une expérience, une épreuve, mais c’est aussi un risque, un procès, voire une damnation, un danger pour l’âme. C’est pourquoi les déviances représentent un péril pour tout ce qu’elles font « dévier », ce qu’elles pervertissent en somme. Mais elles sont aussi périlleuses pour les « déviants » eux-mêmes, pour ceux et celles qui, volontairement ou non, s’écartent du chemin, font dévier le cours de leur vie, brisent la ligne du confort et de l’indifférence. Cela, on le sait, conduit parfois à une liberté trop grande, presque volatile, et avérée dangereuse. Cela peut conduire à la mort, à la maladie, à la folie, à l’exclusion sociale, au malentendu.

Ce n’est pas un jugement que de dire les périls de la déviance. Les déviances sont périlleuses parce qu’il y aura toujours de l’autre côté une volonté bien réelle d’en finir avec elles. C’est pourquoi les déviances sont morales autant que politiques. Morales, parce qu’elles touchent à la question du sens de nos gestes, quand les gestes commis au quotidien révèlent des comportements et des identités. Politiques, parce que les déviances ne se définissent jamais seules sur le registre des ambiguïtés sociales et des écarts de conduite. Elles sont politiques, parce qu’elles touchent à l’unité de l’être ensemble dont elles disent les échecs. Elles témoignent des ratés qui se produisent à l’intérieur de l’oïkos, de la demeure. Elles produisent des fractures, là où il aurait fallu que triomphe une volonté unique et sans ambiguïté. Par conséquent, les déviances s’avèrent toujours, de près ou de loin, une menace pour le sens commun, la réalité publique d’une illusoire plénitude et la trop suspecte tranquilité de la norme. En ce sens, toute déviance a peut-être quelque chose d’hérétique; et comme dans tout procès pour « hérésie », il n’y a pas de condamnation qui ne soit pas d’abord une défense contre quelque chose que l’on tient pour une menace. Quoi qu’il en soit, les déviances nous obligent à des gestes de protection, voire de conjuration, parce qu’elles sont profondément agaçantes, déstabilisantes et subversives.

Certes, il ne suffit pas d’être « déviant » pour être subversif. Tous les artistes et les écrivains le savent, pour ceux qui se sont vraiment collés au problème de la subversion. Il y a des pratiques déviantes qui sont sans effet, comme il y a des tentatives de subversion qui tombent à plat. Et s’il faut juger des actes, il nous arrive souvent de confondre subversion et provocation, déviance et incohérence. Dans une autre perspective, il arrive que la déviance s’avère être une ligne de conduite par rapport à une pratique, quand l’intégrité de la démarche passe justement par le désir de s’écarter de la ligne. Il arrive aussi que la déviance relève d’une nécessité politique, quand la déviance devient synonyme de dissidence et d’indignation — ce qui ne va pas sans impliquer la criminalisation des gestes commis en rupture de ban. Non seulement la déviance se définit d’être hors norme, mais en même temps, elle nous permet de constater l’inquiétante puissance de la norme, son caractère rigide et obstiné, qu’on accueille parfois de bonne grâce comme une condition naturelle. Être déviant, est-ce que ce n’est pas désigner comme symptôme ce qui semble être la norme pour mieux mettre en perspective une réalité qui n’est peut-être qu’une construction admise sans discuter? On parle alors de « faire violence à la norme », en mettant en valeur les rapports de force, entre la norme et l’exception, entre la rigidité des codes et la nécessité d’en interroger la dimension aliénante et symptomatique. Par conséquent, la déviance n’est-elle pas une manière de rendre visible la norme? Est-ce que ce n’est pas une manière de la désigner comme une construction légale? Une fiction instituée des codes?

C’est une question de la plus grande importance. Ce qu’on regroupe derrière la dimension normative de l’existence n’est jamais si bien visible, comme fiction, que lorsqu’elle est ébranlée dans ses fondements mêmes. Cela dit, rien n’est simple dans cette histoire. Il n’y a pas la « norme » et ceux qui ont le pouvoir de l’ébranler. Il n’y a pas la « loi » et ceux qui sont en dehors de la loi. Il n’y a pas les « codes » et les agents de la subversion. S’il y a une chose qui caractérise la norme, la loi, les codes institués de la fonction symbolique, c’est le fait qu’il y a toujours une part d’inconscient qui fait s’enraciner en nous la dimension normative de l’existence. C’est pourquoi il n’est pas si sûr que l’on sache déjà de quoi nous sommes aliénés. Ne vivons-nous pas à une époque beaucoup plus conservatrice que nous voudrions bien l’admettre? Ne sommes-nous pas confrontés à de nouvelles rigidités morales, à des systèmes de valeurs qui précisément font consensus alors même qu’on croyait avoir dépassé les croyances qui les fondent, et que l’on dit, souvent à tort, avoir abandonnées? Et puis, après tout, n’y a-t-il pas des normes qu’on finit par oublier faute de les interroger? Enfin, n’y a-t-il pas toujours une part d’inconscient dans le fait de tenir pour évidentes certaines réalités qui sont, en fait, des constructions culturelles, des fictions idéologiques ou des habitudes de pensée?

Du fait que nous parlons, et aussi longtemps qu’on réussisse à se reconnaître sujet du langage, il faut composer avec le fait que le code, la norme, le sens commun s’écrivent en nous. Lorsque l’enfant apprend à parler, c’est déjà parce qu’il laisse l’Autre parler en lui. En ce sens, lorsque nous parlons, c’est un peu comme si on devait laisser à l’Autre la liberté de nous donner quelque chose, qui est un legs et un attachement (le langage, la fonction symbolique), mais qui n’en est pas moins un texte institué par l’Autre, écrit en « langue normative » pour parler comme Pierre Guyotat. Ce que Freud a très tôt reconnu, Roland Barthes devait l’énoncer d’une façon plus radicale encore : « Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif » (Barthes, 1978, p. 12). Est-ce dire, comme Barthes le suggère, qu’il n’y aurait de liberté vraie, absolument neuve et sans contrainte, que « hors du langage »? Barthes pensait alors à Kierkegaard et à Nietzsche. On peut aussi penser à l’expérience intérieure de Bataille qui, du fait même de sa radicalité, ne peut qu’être vécue que comme une déviance intérieure, un mouvement vers l’impossible. Cependant, cette liberté est invivable. Elle passe par la singularité mystique de Kierkegaard en contemplation devant le sacrifice d’Abraham, acte inouï et terrifiant, profondément « déviant » au regard de la réalité humaine, et où la parole n’a plus rien à faire, parce que l’acte en lui-même se passe de tout argument. C’est aussi une liberté qui passe par une critique des servilités du langage, selon Nietzsche, mais qui culmine dans le cri silencieux de la folie. Enfin, cette liberté « hors du langage » est aussi celle qu’on voit tout entière absorbée par l’angoisse, au sens de Bataille, qui est ce point où le sujet est avalé.

Alors quoi? D’un côté, il y aurait la vision d’un langage sans extérieur, « c’est un huis clos », comme le dit Roland Barthes, de l’autre, l’expérience d’une déviance radicale, « hors du langage » (p. 15), mais qui confine au sacrifice ou à la folie, et qui relève d’une expérience quasi autistique de la liberté. En réalité, il nous faudrait peut-être nous inspirer de l’idée défendue dans ce très beau discours de Barthes, et où, entre deux invivables, il propose de concevoir la littérature comme une manière de « tricher » avec le langage : « [À] nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. » (p. 16) L’hypothèse n’est pas seulement celle d’une époque préoccupée, après Mai 68, de mettre en valeur la fonction « révolutionnaire » de la littérature. C’est une hypothèse qui concerne également la valeur de la déviance, comme tricherie, mais aussi comme mise en péril des codes qui, bien avant que de s’attaquer au monde extérieur, commence par faire violence à l’écrivain lui-même.

Écrire revient toujours d’une manière ou d’une autre à faire violence à la langue de l’Autre dont l’écrivain peut être le dépositaire ou le servant, certes, mais aussi le traître et le pervertisseur. C’est en faisant violence à sa propre langue, dont il est lui-même, en quelque sorte, une anomalie, bref, en s’attaquant d’une manière ou d’une autres à ce qui s’est déposé en lui, que l’écrivain déplace, fait dévier, détourne la fonction normative du langage pour la retourner sur son envers, c’est-à-dire là où il commence lui-même à perdre pied. C’est pourquoi ce dossier, qui prend pour thème les déviances, n’est pas en lui-même un dossier marginal qui ne s’intéresserait qu’à des figures d’exception. C’est parce que la déviance est belle et bien au cœur de la question littéraire, que les textes qui sont réunis ici, touchent à quelque chose d’essentiel. Comme on pourra le lire à travers Proust, Dostoïevski, Hervé Guibert, Dorothy Allison, Isabelle Eberhardt et Marina De Van, écrire sur les réalités aliénantes du discours, ou les réalités « troublées » du corps, du désir et de la sexualité, les machines sociales, les dispositifs pulsionnels, les systèmes de représentations politiques, morales et sociales, c’est aussi écrire à partir des dispositions dissidentes du sujet qui accumule les gestes de ruptures, les tentatives d’éloignement, de mise à distance et de réappropriations des valeurs symboliques. C’est par conséquent un très beau dossier qui est présenté ici, et dont l’axe de réflexion s’avère d’une brûlante actualité.

 

Bibliographie

Barthes, Roland. 1978. Leçon. Paris : Seuil, coll. « Points ».

 

Pour citer cet article: 

Lussier, Alexis. 2013. « Préface », Postures, Dossier « Déviances », n°18, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/preface> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Déviances », n°18, p. 9-12.