Les théories coloniales se fondent sur un présupposé essentiel de légitimation qui consiste à déployer un appareil discursif concernant la supériorité raciale du colonisateur sur le colonisé, ce qui justifie son intervention par de douteux fondements humanistes et civilisateurs. Généralement, « […] lorsque des hommes oppriment leurs semblables, l’oppresseur trouve toujours, dans le caractère de l’opprimé, la pleine justification de l’oppression qu’il exerce […] » (Taguieff, 2002, 7) et préfère fabriquer, à partir du colonisé, une surface de projection pour brouiller le reflet que lui renverraient les pratiques coloniales. La grande machine colonialiste fonctionne donc avant tout sur la base de fondements discursifs, grâce à « un mode d’attribution causale, celui qui consiste à expliquer les inégalités sociales par les caractéristiques des individus ou des groupes infériorisés ou marginalisés […] » (9) qui maintient en place une conception hiérarchisée des différents groupes ethniques. Selon cette approche, on comprend que colonisateur et colonisé fonctionnent dans une dynamique où le second tenant représente l’Autre ultime du premier, retranché à ce statut par l’exercice d’une logique binaire où tout ce qui sert à l’identifier est ce qui se trouve dans la marge différentielle qui les sépare. Dans cette logique, la réalité du métis est écartée. Car si le colonisé est repoussé dans les confins de sa différence, le métis se présente comme vivement problématique en ce qu’il incarne une position extrêmement ambiguë du point de vue de la question raciale. Puisque le discours colonial habituel vise à « découvrir et mettre en évidence les différences entre colonisateur et colonisé » (Memmi, 1972, 76), le métis inquiète un système d’ordonnancement qui est non seulement incapable de comptabiliser l’ambigüité raciale et les rapports de correspondance entre des individus de groupes raciaux distincts, mais qui repose aussi sur le présupposé de leur inexistence. C’est sans doute pour cela qu’on cherche fréquemment à gommer le métis : Autre intermédiaire, ni tout à fait étranger ni tout à fait soi, son existence elle-même est subversive en ce qu’elle remet en question l’appareil discursif du colonisateur. Le métis alarme et ébranle la structure justement parce qu’il échappe à toute catégorisation dans un système de classification simple qui rejette la notion de nuance.
Le sujet métis incarne l’objet de mépris ultime, rejeté par une communauté oppressée refusant de le reconnaître comme sien et qui, par conséquent, le retranche dans les rangs de l’oppresseur sans que ce dernier ne l’agrège pour autant. En somme, toute velléité d’identification devient impossible pour le métis, qui est condamné à la position intermédiaire, à l’inconfort de l’entre-deux identitaire et culturel. Dans cette analyse de Métisse blanche de Kim Lefèvre – le récit autobiographie de son enfance au Vietnam –, l’idée du métissage, telle que longuement commentée par de nombreux essais, va nous intéresser surtout dans le rapport qui l’unit intrinsèquement au corps et aux notions de la souillure et de l’abjection, telles que les conçoit Julia Kristeva, notions qui tendent à faire du corps métis un corps-déchet. Kim Lefèvre intègre cette perception sociale de sa propre corporalité et perçoit son corps métis comme un objet horrifiant en ce qu’il est la preuve charnelle d’une impureté raciale et le signe d’une corruption du sang. Nous nous intéresserons par conséquent à la fonction du corps dans la définition identitaire et dans son rapport à la parole qui le marque. Le corps métis étant révélateur puisqu’il met en évidence le rôle que joue le corps en tant que surface d’inscription discursive, il s’agira de voir en quoi regards et paroles modulent ce corps qui porte le stigmate social. Nous pourrons ensuite relever quelles échappatoires se dessine la narratrice de Métisse blanche pour se dérober à cette définition de soi imposée de l’extérieur.
Dans l’autobiographie de Kim Lefèvre, le lien entre le mythe de la pureté et la théorie de l’abjection formulée par Kristeva permet de faire signifier beaucoup d’éléments qui font retour dans le texte de façon presque incessante. Pierre-André Targuieff consacre, dans La couleur et le sang et Doctrines de la race et hantise du métissage, une grande partie de sa réflexion au rapport qui unit le discours colonial à l’obsession de cette pureté du sang. L’Occident y serait préoccupé par la crainte permanente de ce mélange des sangs en ce qu’il incarnerait une dissolution identitaire :
l’éradication de l’élément ethniquement supérieur s’opère par son embourbement dans l’élément inférieur : immersion dans la tourbe humaine […]. D’où une certaine image de la déchéance historiquement produite : l’élément supérieur se perd en perdant son identité ethnique originelle (Taguieff, 2002, 34).
Le métissage se présente ici comme une contamination de la race supérieure par un agent racial inférieur dans lequel « le métissage, étant facteur d’homogénéisation, […] favorise, ce faisant, la descente de l’humanité différenciée vers la médiocrité et l’égalité raciale […] » (Taguieff, 1991, 53). Le métis incarne donc une menace pour l’artillerie idéologique du pays colonisateur en ce qu’il tend à créer une indifférenciation. C’est là que réside en majeure partie son pouvoir horrifiant : son existence même est le signe d’une proximité biologique entre les groupes ethniques.
Pour maintenir la structure idéologique, le colonisateur s’emploie à faire du métis « la nouvelle figure de l’être contre nature […], voire le fruit monstrueux d’une faute inexpiable, d’un péché contre le sang » (53). L’obsession de la préservation d’un sang pur engendre le rejet fondamental de tout ce qui est impur, donc hétérogène. Comme le fait remarquer Targuieff, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que le métissage, parce qu’il porte en lui une part de la race qui se proclame supérieure, soit considéré avec davantage d’égards que la race inférieure dont il est aussi partiellement issu, c’est tout l’inverse qui se produit. Le métissage, au contraire, surpasse en monstruosité ce qui le précède et s’amalgame en lui, le métis étant « mélange du pur et de l’impur, ou mélange de types purs incomparables, sans commune nature, dont les produits ne peuvent qu’être impurs […] » (57). Ici, le Vietnamien, quoiqu’inférieur, possèderait néanmoins le mérite de l’intégrité raciale : il serait purement inférieur. Dans le corps du métis en revanche circule un sang blasphématoire en ce qu’il autorise la perversion des jus sanguinis les uns avec les autres.
La hantise qu’inspire le métissage n’est pas étrangère à l’abjection telle que commentée par Kristeva, dans laquelle ce qui octroie à l’horreur un tel pouvoir est précisément ce statut indéfinissable de l’entre-deux qui lui est apposé :
Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Écœuré, il rejette. […] Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui (Kristeva, 1908, 9).
Il y a donc double ambiguïté, celle de la nature de l’objet abject et celle du rapport que le sujet entretient avec celui-ci. Parce que l’identité de l’objet est incernable, parce qu’elle ne peut être retranchée entièrement dans la sphère de l’Autre, elle remet aussi en cause l’identité du sujet qui l’aborde. D’autant plus que ce n’est pas « […] l’absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte » (12). Le métis perturbe non pas parce qu’il est semblable ou parce qu’il est différent, mais parce qu’il ne respecte pas cette délimitation entre Soi et Autre. Son existence, positionnée exactement sur la ligne de partage, nie la viabilité d’une telle délimitation, constitue une menace à ce découpage du sens binaire préétabli. Comme le font remarquer Alexis Nouss et François Laplantine, « la pensée encore aujourd’hui largement dominante est une pensée de la séparation qui procède à une organisation binaire de notre espace mental ainsi qu’à une répartition dualiste des gens et des genres […] » (Laplantine et Nouss, 1997, 72). Le métis est abject parce qu’il n’est ni l’un ni l’autre, ni sans doute l’un et l’autre, mais la preuve concrète que ni ce un ni cet autre n’existent vraiment. L’inquiétude que génère le métissage vient de ce qu’il est à la fois trop près pour être abhorré et trop loin pour être absorbé, d’autant plus qu’il relève de l’abject parce qu’il subvertit l’opposition entre dedans et dehors que sous-tend la phobie qu’incarne le clivage du moi (Kristeva, 1980, 15). Si le colonisé ou le colonisateur est le miroir inversé dans lequel je se regarde et dans lequel je se reconnait par opposition, le métis est l’image parasitaire qui brouille ce rapport symétrique en raison de sa nature composite.
C’est donc au dégoût et à la fascination de ceux qui l’entourent que sera confrontée la narratrice de Métisse blanche. Le corps métis, en tant qu’abjection, est perçu comme un corps-déchet, impropre à la reproduction. Or c’est justement à ce nœud de la condition féminine que va se rattacher la jeune femme : étant déclarée impure en raison du mélange racial dont elle est le produit, elle adoptera un comportement compensatoire conséquent avec la société alors extrêmement corsetée du Vietnam. Pour Lefèvre, la virginité va devenir une véritable obsession, une manière de rachat et une autre modalité de la pureté du sang. C’est pourquoi, entre autres, les menstruations prendront une importance aussi capitale dans le récit : elles deviennent le signe patent d’un corps resté stérile, une preuve charnelle de l’innocence, et sont donc l’incarnation d’un sang qui, à sa manière, est un gage de pureté, fonction que le sang de l’hérédité ne peut remplir.
L’apparition des règles chez la jeune Kim se déroule sous le signe de l’angoisse et révèle une étrangeté du corps, une perte de maitrise dans un univers où le contrôle de soi est primordial : « En hâte je me déshabillai, constatant avec horreur mon entrecuisse ensanglanté. “C’est probablement une blessure interne”, pensai-je. Avais-je par inadvertance avalé un morceau de verre qui m’aurait déchiré les entrailles? » (Lefèvre, 2003, 123) La comparaison qui fait des menstruations le signe visible d’une blessure, d’une déchirure interne, n’est pas anodine : étant alors un signe d’étrangeté (Kim Lefèvre évolue dans un monde où l’on garde le silence sur les processus biologiques et où le corps de la femme est marqué par le tabou), les règles sont perçues comme une perte d’intégrité du corps, comme une absence de contrôle sur le transit entre intérieur et extérieur de soi. De plus, comme la blessure, la féminité et ses signes sont une marque, une meurtrissure qui module l’individu et la façon dont il est perçu :
Désormais je devais modifier mon comportement : parler d’une voix douce, avoir des gestes plus lents, baisser les yeux avec modestie, surtout devant les hommes, en un mot, construire ma féminité […]. Je ne comprenais pas pourquoi ce sang pouvait à ce point bouleverser ma vie (124).
Les règles sont le signe patent d’un devenir femme et incarnent plus qu’une fatalité biologique puisqu’elles font transiter le sujet d’un statut social à l’autre. Il s’agit donc de l’origine d’un sentiment d’abjection provoqué par la porosité du moi, mais aussi du statut social ambigu : ni déjà mariée ni encore enfant, Kim Lefèvre occupe une position sociale transitoire. Le sang menstruel devient objet central de la constitution de l’identité féminine et n’est pas sans entrer en tension avec la question de l’origine – étant entendu que le sang menstruel est à la fois le signe de la possibilité de procréation et en même temps la preuve que cette procréation n’a pas eu lieu. Il y a alors un renversement : alors que c’est généralement le sang menstuel qui est présenté comme une abjection, une souillure, il est ici signe de pureté, symbole de rachat de la souillure originelle du sang, dont les règles sont une façon de se débarrasser et de garantir le statut du corps féminin non fécondé. Un parallèle se crée alors entre le sang des origines, souillé, abject, et celui des menstruations, qui sert en quelque sorte à filtrer l’impureté du premier en faisant montre chaque fois d’une appartenance typologique à la race vietnamienne et à ses codes. La preuve de l’adhésion à un social qui serait purement vietnamien vient, par l’adoption d’une attitude exemplaire, agir comme une compensation de l’origine métissée :
Il n’y avait pour cela qu’une chose à faire : se comporter comme une forteresse imprenable. Aucune faiblesse de la chair ou du cœur. La vie d’une jeune fille était un sentier étroit qui devait la conduire de la virginité au mariage. Toujours dire « non » à un âge où le cœur ne demande qu’à s’épancher, où la bouche appelle le baiser, exige une sorte d’héroïsme. Je vécus ce refus jusqu’à la douleur, puisant ma force dans la détermination de prouver que, sur ce point, je valais bien une Vietnamienne de pure race (363).
La lutte pour la préservation de la virginité est certes une violence faite à soi-même, mais cette contrainte est le prix à payer pour faire démonstration de sa valeur sociale. La virginité place donc la narratrice sur un plan d’égalité avec les autres jeunes filles vietnamiennes. Cette dernière l’affirme :
Nous n’étions pas seules dans cette lutte contre le mal. La morale, la religion, une surveillance sociale sans faille nous soutenaient. Les réussites étaient louées et les échecs sévèrement blâmés. La récompense suprême consistait à acquérir la renommée d’une jeune fille « difficile », « inaccessible ». Ces qualificatifs – comme autant de joyaux – rehaussaient notre éclat et augmentaient pour ainsi dire notre valeur marchande. Dans cette compétition, j’avais un handicap : mon métissage, porteur d’immoralité, atavisme auquel je croyais moi-même (381).
En préservant à tout prix sa virginité, Kim Lefèvre est en accord avec les codes qui régissent son environnement social, en adéquation avec ce que ce dernier prescrit. Sa lutte contre elle-même, qui est certes éprouvante dans le cadre d’un processus de constitution identitaire, lui permet de se rattacher d’une manière ou d’une autre au social qui la rejette. L’adéquation est complète alors que le dégout de son propre corps est intégré par la narratrice qui, fuyant constamment son image, paie le prix de l’adhésion sociale : faire de son corps un objet de dégout qui correspond à la perception qu’en renvoie l’environnement social. Si le sang qui coule dans ses veines est celui du traître, il faut donc doublement certifier la valeur de celui que l’on perd chaque mois. La virginité permet au personnage de s’intégrer à son milieu en ce qu’elle parvient, sur ce plan, à être en parfaite adéquation avec les jeunes filles de son âge. Voilà entre autres pourquoi la perte de la virginité représente une hantise sans nom, puisqu’avec elle viendrait la perte de toute appartenance à la communauté vietnamienne, la rupture du seul fil qui puisse la relier à ce modèle féminin auquel elle veut à tout prix correspondre :
La peur de perdre ma virginité me rendait malade. Je faisais des cauchemars où un homme grand et âgé, muni d’un sabre, me chassait à coups de pied […]. La foule massée autour de moi me couvrait de crachats. J’essayais de me défendre, mais aucun son ne sortait de ma bouche (125).
La préservation maladive de la virginité relève moins d’une peur de cet homme muni d’un sabre, c’est-à-dire de la relation sexuelle, que de la réprobation de la foule et de la négation de sa condition de véritable Vietnamienne.
Dans le cas qui nous occupe, les qualificatifs accordés aux jeunes filles vierges (que Kim Lefèvre compare à des joyaux) et la valeur qui leur est accordée sont cruciaux. Le mot choisi pour déterminer le corps et son appréciation est ce qui en fixe littéralement le prix. C’est déjà dire à quel point la parole et le regard de l’autre marquent le corps. Dans un milieu social où la virginité est d’une importance aussi cruciale dans la détermination de la valeur d’un individu, on parle très peu, paradoxalement, de la réalité du corps féminin. De là, un décalage important s’opère entre l’expérience réelle du corps sexué et le discours corseté tenu à propos de ce dernier. La jeune Kim raconte : « un jour que son regard s’était plongé dans le mien avec plus d’insistance que de coutume, je m’enfuis, effrayée. Je me dis : “Ça y est, j’ai perdu ma virginité!” » (186). En plus de mettre l’accent sur l’écart qui existe entre la connaissance de son propre corps et la marque discursive que le social y appose, une telle citation met au jour la toute-puissance du regard de l’autre sur le statut du sujet et la perception qu’il a de lui-même. Dans le cas du corps métis, cela apparait d’autant plus frappant que la marque de la différence est visible (traits et pigment) et audible (accent et bilinguisme) à la fois, ce qui revient à dire que le métis habite un espace culturel médian qui est apparent ; sa condition est donc fortement modulée par des questions de regard et de langage.
Évoluant dans un social qui fait d’elle tantôt un objet de mépris, tantôt un objet de fascination, mais en tout cas toujours un objet, la constitution de sa propre identité devient pour Kim Lefèvre un problème épineux : en effet, elle ne peut avoir lieu que dans un milieu qui répudie les individus de sa condition, ce qui engendre un rapport problématique à sa propre identité. Elle raconte par exemple qu’« en ville, on ne se lassait pas de médire [d’elle]. [Elle] devenai[t] une sorte de curiosité : métisse, immorale, folle, tels étaient les qualificatifs qu’on [lui] attribuait. [Elle] écoutai[t], surprise, [s]on histoire qu[‘elle] ne reconnaissai[t] pas » (264). Il y a donc prise en charge discursive du métis et de son existence par le social dont, paradoxalement, il fait partie, sans toutefois y être véritablement inclus. Le métis est celui qui est parlé plutôt qu’il ne parle et n’est donc pas autorisé de facto à l’appropriation de sa voix singulière. Il est fortement sémantisé de l’extérieur et, étant donné que le corps qu’il possède est précisément le signe de sa différence, c’est ce corps avant tout qui est la cible de cette inscription. Aussi, dans un récit comme celui de Kim Lefèvre, le rôle du regard et de la parole devient primordial. C’est ce que démontre un épisode comme celui du châtiment imposé à la jeune fille au moment où sa liaison avec un professeur est découverte :
[Mon beau-père] écumait de rage, brandissant un martinet qui s’abattit aussitôt sur mon dos. J’avalai mes cris. Ma mère l’encourageait, ponctuant les coups d’insultes dont le caractère ordurier me stupéfiait et me blessait plus sûrement que les zébrures ensanglantées de ma peau (256).
Une relation hiérarchique s’instaure entre la blessure qu’ouvre le fouet et celle infligée par les paroles de reniement de la mère. Ce sont les insultes qui marquent plus sûrement le corps de la jeune fille coupable en ce qu’elles nomment la chair qui est battue, accolant à ce corps, signifiant charnel, un signifié imposé du dehors.
Si l’insulte marque la chair autant que le martinet, elle possède à tout le moins un avantage, celui de reconnaitre l’existence de celle que l’on calomnie en lui donnant une place dans le discours, qu’elle soit enviable ou non. Car pour la jeune narratrice, l’attitude habituelle du beau-père est bien pire encore :
Il ne prononçait jamais mon prénom, ne m’adressait pas la parole, ne posait pas les yeux sur moi. Quand il m’arrivait de me trouver en face de lui, son regard me traversait comme si je n’étais qu’un écran de fumée […]. Je faisais des cauchemars où mon corps se dissolvait dans l’air […]. Son indifférence me liquéfiait intérieurement […] (121).
La véritable hantise trouve moins sa source dans la stigmatisation du corps par la parole que dans la totale négation de celui-ci par le regard. Car les théories concernant le stade du miroir nous l’apprennent (Lacan, 1949, 449-455), l’un des facteurs fondamentaux de la construction de soi est la reconnaissance de sa propre image par l’individu lui-même et la validation de cette image par l’Autre. Le choix de définir l’indifférence comme liquéfiante n’est pas anodin puisqu’effectivement, le fait de n’être pas regardée et d’être par conséquent niée enclenche une désarticulation du moi. C’est pourquoi la photographie et le miroir sont aussi capitaux pour la jeune Kim Lefèvre : ils sont tous deux des outils de définition de soi puisqu’ils fournissent un regard, permettent une auto-auscultation qui compense l’absence de considération. Ils permettent ce que le milieu social interdit au métis : la construction d’une image de soi par soi. Lefèvre raconte :
La vision de la photographie me bouleversa au point que ma mère, inquiète, courut chercher la glace de son mari, qu’elle me tendit. Je regardai dans le miroir : ma surprise fut profonde. Je n’étais pas du tout comme je m’étais imaginée. Je dus reconnaitre que j’étais plus proche de la photo que de l’idée que j’avais de moi-même. Ce visage étranger, ce regard interrogatif de quelqu’un qui ne savait pas très bien où il se trouvait, c’était donc moi. Je pris douloureusement conscience de mon altérité. Mais, si brutale qu’elle fût, cette découverte eut au moins le mérite de me guérir de ma cécité intérieure. Je savais désormais que je n’étais pas pareille aux autres (Lefèvre, 2003, 155).
La scrutation de son propre visage va permettre à Kim Lefèvre d’apprivoiser une différence dont elle ignorait même jusqu’à l’existence (subissant un traitement différent de la part des autres, il n’en reste pas moins qu’elle ne sait pas sur quelle base est effectuée cette discrimination). L’image spéculaire permet non seulement de se constituer en tant que sujet, mais aussi d’avoir accès à une certaine forme d’extranéité, de lire son propre visage tel qu’il est perçu et d’y décrypter la différence, bref, d’accéder à une forme de compréhension par autoréférentialité :
Je voulais connaitre ce que les gens éprouvaient en me voyant. J’avais beaucoup de mal car le miroir était très petit et je n’arrivais jamais à saisir la totalité de ma figure. Cela ne m’empêchait pas d’être sans cesse étonnée par mes propres traits. Je ne parvenais pas à superposer l’image du miroir avec la représentation subjective que j’avais de moi-même (159)
En ce sens, le miroir et la photographie sont des façons de se réapproprier son propre corps, de le prendre en charge par la réflexion, et ce dans les deux acceptions du terme. On remarque rapidement que, dans Métisse blanche, le premier tenant de cette réappropriation de soi reste avant tout le langage et l’acculturation qui l’accompagne.
Ce premier survol de Métisse blanche expose la question métisse selon le rapport que la jeune narratrice entretient avec le discours colonial dans lequel elle et son univers social sont baignés. Le texte aborde en premier lieu le métissage de son auteure comme une tare généalogique, une abomination – en effet, cette dernière peut difficilement l’interpréter autrement étant donné son désir d’adaptation à ce social qui la rejette. La seule solution viable d’adhésion semble, de prime abord, l’adoption d’un comportement systématique et mimétique de négation de soi. Pourtant, cette méthode de désolidarisation d’avec soi-même, qui vise à résoudre le conflit identitaire en prenant parti contre sa propre identité, va être évincée par une autre qui, plutôt que de nier le métissage pour briser le rapport conflictuel entretenu avec lui, va en faire un outil d’insertion. Par le biais du langage, l’entre-deux, plutôt que de fournir un motif d’exclusion, va devenir un passe-droit vers des réalités différentes dont Kim Lefèvre saura tirer parti et qu’elle emploiera afin de maîtriser les codes de plusieurs cultures distinctes.
Ainsi, le métissage permet de se distinguer en tant qu’individu et transforme le personnage en agent intermédiaire entre les cultures, où ce dernier sait tirer avantage de sa différence sur le plan linguistique avant tout. Déjà, lorsqu’elle raconte aux autres enfants du village son passage à l’orphelinat, Kim Lefèvre remarque cet attrait pour la parole exotique et le parti qu’elle peut en tirer :
Ils buvaient mes paroles. Je me sentais très savante. […] Ils trouvaient la langue française heurtée, chuintante, comme si l’on mâchait une boulette de riz tout en parlant. Chacun s’essayait à prononcer en rougissant un mot, puis éclatait aussitôt de rire devant l’impossibilité de prononcer le « je » ou le « che » (187).
Par la suite, entourée de Français, la narratrice aura recours au même processus : « […] je leur chantai les chansons de semailles et de récoltes de mon village vietnamien. Ils m’écoutèrent avec beaucoup de sympathie, sans commentaires malgré l’étrangeté de la langue. Je me sentis étrangère et choyée » (88). Le langage, dans Métisse blanche, possède un statut ambigu puisque son usage est non seulement multiple, mais parfois complètement inversé. Ici, traduttore, traditore devient un adage qui change tout à fait de sens : ce n’est désormais plus la traduction qui fait du sujet parlant un traître, mais le traître qui est absout par sa traduction. Et pourtant, alors qu’ici le langage (et surtout le bilinguisme) tient lieu de facteur de différenciation valorisant et ostentatoire, il est aussi un mécanisme de camouflage, comme c’est le cas lorsque Kim fréquente les bandes de garçons des rues : afin d’être acceptée comme l’une des leurs, la jeune fille adopte le même jargon et parvient à être agrégée par le clan. Il semble donc que, dans le langage, réside une alternative permettant à la narratrice de tirer parti de son métissage. Il s’agira pour elle de dire (et donc d’articuler, de mettre en forme) par la bande sa différence. Si elle l’est de façon détournée, c’est surtout parce que l’énonciation en est davantage responsable que l’énoncé lui-même. C’est ce que nous indique la scène se déroulant dans la salle à manger du directeur français pour lequel travaille la mère de Kim :
d’un côté les Vietnamiennes – ma mère et mes sœurs, – menues, réservées, comme effacées contre le mur; de l’autre le directeur, géant flamboyant, le teint laiteux […], et moi dans l’espace vide entre les deux, petite abeille se posant tantôt sur un objet, tantôt sur un autre, psalmodiant ma litanie de substantifs (165).
Dans cet extrait, la parole est vidée de son contenu, dépourvue d’ordre syntagmatique; elle devient phatique en ce qu’elle ne sert qu’à créer un lien communicationnel entre les protagonistes. De plus, le langage y reprend à son avantage le stigmate de l’entre-deux pour en renverser le sens. Cet extrait le montre bien puisque ce sont ces substantifs qui permettent à Kim ces nombreux allers-retours entre le social que représente sa famille et celui du colon. La traduction, dont le bilinguisme est le prérequis, permet à Kim Lefèvre de se situer dans l’espace intermédiaire entre les deux sémisosphères (Lotman, 1999) du Vietnam colonial et postcolonial. Kim Lefèvre est un agent social transfuge, certes, mais aussi un passeur culturel qui, situé à la limite de ces deux horizons sémantiques, permet leur articulation; d’où un sentiment possible d’adéquation au monde, dans lequel une fonction est désormais occupée. Dès lors, le métissage « n’apparait plus comme une donnée maudite de l’être, mais de plus en plus comme une source possible de richesses et de disponibilité » (Glissant, 1999, 49) : la double appartenance, d’abord signe de traîtrise, devient symbole de coexistence grâce à l’émergence d’un langage qui s’émancipe de la contrainte du choix.
Dans cet ordre d’idée, l’instruction joue un rôle capital dans le devenir de la narratrice et, autant que tout le reste, marque le sujet et sa place dans le social à un tel point qu’elle relève presque elle aussi de la sphère charnelle. C’est ce que laisse entendre l’une des scènes de village où les filles épient l’apprentissage des garçons, auquel elles n’ont pas accès :
quelques fois nous nous aventurions jusqu’au lieu interdit, surprenant à travers une fente la vie studieuse de nos compagnons de jeu […]. Ils essayaient de reproduire les calligraphies des grands maîtres […]. Pour ceux qui n’étaient pas entièrement attentifs, le maître laissait tomber sur leur dos nu ou leur crâne rasé une pluie de coups. À la sortie, ils nous montraient les zébrures enflées qu’avait laissées le martinet sur leur peau nue (Lefèvre, 2003, 99).
Ici, la différence marque le corps (ou encore, le corps opère la différentiation) de façon plus générale, puisque la distinction s’effectue selon la modalité du genre. L’extrait reste cependant traversé par l’idée que l’accession au savoir marque et module ce corps, le transforme. Les zébrures sont une punition, mais aussi le gage de l’acquisition de ce savoir – elles sont l’objet d’une monstration compulsive de la part des garçons aux jeunes filles, qui ne les possèdent pas. Par ailleurs, ce qui est écrit par les élèves est uniquement recopié. Il s’agit de la calligraphie des grands maitres, c’est-à-dire qu’il est avant tout question de mimétisme culturel et non pas de production personnelle. La question du savoir (surtout académique) et de sa mise en forme par le sujet recoupe donc la plupart des dimensions de la différence métisse que nous avons voulu tisser entre elles pour en arriver à ce nœud fondamental qui traverse toute la démarche de l’écriture de Kim Lefèvre : celui de l’importance des discours identitaires fixes sur l’autoperception et la prise en charge de son propre destin par l’appropriation de son statut d’énonciateur. En somme, il importe de rendre évidente la façon dont s’opère une opposition/distinction entre le dire d’autrui (parole monolithique extérieure du groupe) et le dire autre (parole singulière et dissidente du métis). En ce sens, la question de la forme s’avère d’une grande pertinence et mériterait une attention beaucoup plus soigneuse. En effet, le roman autobiographique se présente comme une manière de saisir rétrospectivement, dans la langue, un vécu soumis à de nouvelles lectures par le fait même de sa mise en mot. De par sa nature, le récit autobiographique est une tentative de mainmise sur sa propre histoire identitaire, qui se construit au sein même de la narration. Ainsi Métisse blanche serait, autant que l’histoire qui y est inscrite, une modalité supplémentaire de la prise en charge de son propre je, qu’il soit identitaire ou romanesque.
GLISSANT, Édouard. 1999. « Métissages et créolisation », Discours sur le métissage, identités métisses. Paris : L’Harmattan.
KRISTEVA, Julia. 1980. Pouvoir de l’horreur : essai sur l’abjection. Paris : Seuil, coll. « Tel quel ».
LACAN, Jacques. 1949. « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je : telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique », Revue française de psychanalyse : 449-455.
LAPLANTINE, François et Alexis Nouss. 1997. Le métissage. Paris : Flammarion, coll. « Dominos ».
LEFÈVRE, Kim. 2003. Métisse blanche. La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube, coll. « L’Aube poche ».
LOTMAN, Youri. 1999. La sémiosphère, Limoges : Presses Universitaires de Limoges.
MEMMI, Albert. 1972. Portrait du colonisé. Montréal : L’Étincelle.
TAGUIEFF, André. 1991. « Doctrines de la race et hantise du métissage », Métissages, La Pensée Sauvage, coll. « Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie ».
TAGUIEFF, André. 2002. La couleur et le sang : doctrines racistes à la française. Paris : Mille et Une Nuits, « Essai ».
Perron, Laurence. 2017. «L’autre et le métis : inscription de l’altérité dans le corps et dans la parole dans Métisse blanche de Kim Lefèvre», Postures, L'Autre : poétique et représentations littéraires de l'altérité, n°25, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/perron-25> (Consulté le xx / xx / xxxx).