L’identique et le non-identique : le discours polémique du premier éditorial de la revue La Conspiration dépressionniste

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L’« autre » n’est pas nécessairement ce qui diffère de « soi »; il peut aussi contredire le « même ». Dès lors, il est possible de s’identifier, soi, à cette altérité qui se dresse contre le commun et en révèle la contingence et les limites. Se revendiquer comme l’autre d’un ordre existant, dominant – c’est seulement en tant qu’il domine que cet ordre peut s’instituer en référence et être qualifié de « même » –, implique un rapport ambigu à la hiérarchisation : c’est se poser en dominé et, simultanément, refuser ce statut, prétendre à une plus grande valeur, vouloir renverser, ne serait-ce que symboliquement, la distribution des positions. L’altérité, alors, désigne cette différence irréductible qui résiste au familier et qui invite au dépassement de celui-ci. Elle est l’indice, la tentation utopique, ou au moins hétérotopique, d’un autre monde possible. Parce qu’il implique une référence à l’histoire – à celle qui est encore à faire et qu’il s’agit de réorienter, voire de réanimer –, ce genre d’altérité ne peut pas reposer sur une différence « naturelle », apanage d’un groupe particulier aux frontières immuables. Bien au contraire, l’altérité dont il est question ici est de celles qui n’existent que du moment qu’on les nomme, et qui doivent être continuellement réaffirmées pour se maintenir; elle se situe sur le plan du discours et des idées, de ce qu’on appelle avec mépris « l’idéologie ». Plutôt que de relever d’une prétendue différence de fait, elle est instituée sur un désaccord, un différend qui, pour être construit discursivement, ne se veut pas moins radical.

C’est donc pour comprendre comment la représentation, ou plutôt la constitution d’une altérité peut être à la base d’un contre-discours critique que nous nous proposons d’étudier le premier éditorial de La Conspiration dépressionniste (2003-2013), revue où se côtoient créations, satires et essais de critique politique et culturelle. Ce texte manifestaire montre bien, selon nous, les fonctions essentielles du discours polémique : il met en scène, pour l’exacerber, un conflit entre deux positions discursives jugées irréconciliables. Nous croyons que le caractère polémique du discours de la Conspiration – au moins autant que le contenu de celui-ci – permet à cette revue de s’instituer dans l’espace discursif en tant que pôle de contestation radicale. Le conflit unilatéralement instauré dès le premier éditorial oppose, d’un côté, les tenants d’un ordre hégémonique qui neutralise toute altérité en imposant systématiquement une doxa convenue et inaltérable; de l’autre, les artisans de la revue et leur désir de faire entendre une voix irréductiblement différente. Nous verrons comment les rédacteurs de La Conspiration dépressionniste confrontent leur raison parallèle à un sens commun qui ne souffre pas la contradiction. Mais d’abord, nous établirons quelques références historiques et théoriques auxquelles nous nous référerons dans notre argumentation.

La différence sans le différend

En s’appuyant sur une lecture des premiers éditoriaux de plus de quatre-vingt revues fondées au Québec entre 1990 et 2004 – autant des revues d’idées et des revues artistiques que des revues savantes –, la sociologue Andrée Fortin avance que, durant cette période, les « nouveaux 1 » acteurs du champ intellectuel s’adonnent à une dénonciation tous azimuts du cynisme, de la rectitude et de l’institutionnalisation (2006, 378). Les revues qui apparaissent au tournant du XXIe siècle auraient presque toutes en commun la volonté de se poser en faux contre ce qu’elles considèrent être une morosité intellectuelle omniprésente résultant de l’hégémonie inquestionnée de la pensée néolibérale. Fortin affirme ainsi que « si de prime abord, la charge peut rappeler celle portée au XIXe siècle contre l’apathie et la torpeur, ce n’est plus sur fond de silence que les intellectuels affirment prendre la parole, mais en opposition à une parole convenue et vide de sens » (378). Lorsqu’elle paraît pour la première fois, en 2003, La Conspiration dépressionniste est donc loin d’être seule à diagnostiquer l’hégémonie délétère d’un discours unique afin de prétendre y échapper. Mais il faut voir en quoi le rapport proprement conflictuel qu’elle entretient avec le discours dominant la distingue de la très grande majorité de ses contemporaines qui « sont marquées par un souci de dialogue et valorisent le pluralisme plutôt qu’elles ne défendent des positions très tranchées » (379).

Si la parole publique est effectivement monopolisée par un discours hégémonique, on pourrait s’attendre à ce que les créateurs de nouvelles publications s’attaquent en masse à ceux qui incarnent cet ordre unique, et qu’ils cherchent à contester activement celui-ci en proposant des discours critiques qui s’y attaquent clairement. Or, il semble que les « jeunes » intellectuels des années 1990 et du début des années 2000 se contentent majoritairement de présenter leurs paroles divergentes, sans chercher à s’inscrire dans une véritable dynamique de confrontation. « [L]e pluralisme qu’elles souhaitent ne conduit pas les revues à se situer les unes par rapport aux autres », écrit encore Fortin, ajoutant que « si on dénonce un discours ennuyeux ou politiquement correct, ne sont pas nommés ceux qui le tiennent » (396). La polyphonie privilégiée par ces revues refuse ainsi bien souvent toute conflictualité véritable. Il ne s’agit pas tant de contester le discours dominant que de chercher à se faire entendre aussi; il ne s’agit pas d’abattre un ordre existant et ses institutions, mais de rendre celles-ci plus inclusives, d’obtenir à son tour une place au soleil. Jean-Philippe Warren, à partir des constats formulés par Fortin, s’est penché plus spécifiquement sur une dizaine de revues d’idées associées à la gauche et fondées ou refondées entre 1990 et 2003. Il relève dans le discours de ces revues, qu’il juge représentatives de la pensée des jeunes intellectuels de gauche – ou en tout cas d’une tendance importante de ce qu’il appelle la « gauche bien-pensante » (2008, 37) – une volonté de « démocratiser la démocratie » (44) ainsi que des revendications pour un État qui « fasse preuve de plus de souplesse, de flexibilité et d’adaptabilité » (43). Il explique qu’à partir des années 1990, la gauche québécoise émergente

vise à l’inclusion la plus vaste possible, elle ne tolère aucune marginalité; en revanche elle encourage le maximum de diversité et de pluralisme, elle rêve […] d’une grande foire collective des différences. […] On aura ainsi des déclarations à la fois en faveur du droit à l’égalité et du droit à la différence – ou encore des articles qui plaident pour la différence en même temps qu’ils s’opposent à la différentiation (43).

Les rédacteurs des revues qui apparaissent au Québec au tournant du millénaire semblent vouloir faire place à la différence tout en ignorant l’hypothèse du différend. Cette pensée de l’intégration totale, nous l’avons dit, se bâtit sur un refus fondamental de la conflictualité. On appelle à la multiplication des discours et des projets de société, mais on évacue la possibilité que puissent apparaître des volontés contradictoires, sans parler de l’éventualité que certains discours radicaux s’avèrent proprement inconciliables avec les présupposés et les objectifs de la société telle qu’elle se présente. En fait, il est possible de se demander quel genre de « différences » on espère voir advenir, si on suppose d’emblée qu’elles ne viendront pas troubler outre mesure un monde qui devrait seulement se montrer un peu plus « flexible », si on s’imagine qu’elles se ressembleront toutes suffisamment pour cohabiter sans trop de heurts…

Plusieurs penseurs en philosophie politique contemporaine se sont attachés à démontrer que cette tendance à souhaiter la résorption de tous les antagonismes, dans une communauté unifiée, constitue non seulement un espoir vain, mais aussi l’une des plus importantes erreurs de l’idéologie libérale qui sous-tend nos sociétés. En réponse à cette tendance qu’ils jugent problématique, certains, comme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, insistent sur le caractère inéluctable du conflit et affirment qu’il existe dans toute société des divergences qui forment des contradictions irréconciliables : « [...] people argue and, inasmuch as a set of social practices – codes, beliefs, etc. – can adopt a propositional structure 2, there is no reason why they should not give rise to contradictory propositions » (2014, 110). Dès lors, croire que l’on peut appeler à la multiplication des discours dans l’espace public sans accepter la conséquence inévitable de cette polyphonie qu’est l’émergence d’irréductibles antagonismes relèverait d’un optimisme quelque peu exagéré. Aussi, et surtout, ce serait ne pas voir que toute pacification des relations entre parties antagonistes résulte non pas d’un consensus effectif, mais bien d’une stabilisation des rapports de pouvoir, c’est-à-dire de l’hégémonie momentanée d’une formation discursive, au détriment des autres. En effet, comme l’indique Chantal Mouffe,

the central problem with the diverse forms of cosmopolitanism is that they all postulate, albeit in different guises, the availability of a form of consensual governance transcending […] conflict and negativity. […] Such an approach overlooks the fact that since power relations are constitutive of the social, every order is by necessity a hegemonic order (2005, 106).

C’est donc le conflit, et non le consensus, qui serait la condition sine qua non de la liberté politique et d’une véritable démocratie. C’est seulement lorsque les participants au débat public acceptent qu’ils peuvent ne pas s’entendre et insistent sur ce qui les oppose les uns aux autres que la domination d’un type de discours sur les autres peut être exposée et contestée et que des alternatives politiques claires apparaissent enfin (3). Dans la mesure où les contradictions entre les intérêts et les volontés politiques sont inévitables, il semble qu’il faille choisir entre reconnaître ou ignorer l’insurmontable « négativité » du social.

Le discours polémique comme mise en scène du conflictuel

Le discours polémique, croyons-nous, peut contribuer à la nécessaire mise en évidence des contradictions à l’œuvre dans une société ou dans un champ plus spécifique de celle-ci. Pour Dominique Garand, ce type de discours se définit par une relation privilégiée avec le conflit, qui l’alimente et qu’il alimente (1998, 216). La polémique exacerbe la conflictualité et, surtout, procède à une mise en scène de celle-ci, conférant ainsi une intelligibilité à l’espace social. Elle y dessine et y cultive des lignes de fracture claires, et expose tout en le négociant férocement un état inégal des rapports de forces. Il ne s’agit pas de révéler la structure sous-jacente du conflit, mais de la produire par une « interprétation performative » (222) pour offrir une prise à l’action transformatrice. Dans le discours polémique, le sujet traduit en un « tort » attribuable à un autre sujet une souffrance ou une insatisfaction qui menace son intégrité et, de cette façon, instaure la possibilité de sa réparation. « Tout se joue dans le passage entre la perception et l’interprétation, entre l’interprétation et la décision. Ici, le facteur déterminant est la mise en récit : comment le sujet en arrive à raconter les faits », écrit encore Garand (223). Dans tous les cas, la « mise en récit » polémique implique la représentation d’une situation de conflit mettant aux prises deux positions discursives contradictoires.

Garand suggère que le discours polémique peut être compris comme proposant une grille d’interprétation du monde où chaque chose trouve sa place. Le schéma actantiel type qu’instaure le discours polémique fait s’affronter un Sujet et un Anti‑Sujet (225). Chacun s’y trouve associé à un ensemble d’Objets – qui peuvent être des pratiques – connotés positivement ou négativement selon qu’ils se trouvent d’un côté ou de l’autre de l’axe conflictuel. De même, le discours de chacun se situe par rapport à une Référence, un « principe structurant » (244) distinct de celui de l’adversaire et qui informe les prises de positions antagonistes :

[l]e conflictuel polémique se déploie sur le théâtre de l’intersubjectivité, il nécessite la rencontre (de prédominance imaginaire) entre deux sujets, deux forces, deux volontés autour de problèmes qui concernent la vie collective, mais aussi les conditions de viabilité des discours. La logique du polemos est duelle, ant-agonique : corps-à-corps dont l’enjeu principal est la primauté d’une identité sur l’autre (217).

Il importe de comprendre que les actants de ce schéma – Sujets, Objets, Références, etc. – ne désignent pas en toute transparence les acteurs et les phénomènes réellement à l’œuvre dans une situation de crise concrète. Ce sont plutôt des constructions imaginaires du polémiste, qui cherche à rendre intelligible son monde et qui, pour ce faire, tend à se le représenter sur le mode dichotomique du conflit entre Soi et l’Ennemi.

Garand insiste : le conflit polémique ne peut survenir que si, au-delà de leurs divergences, les actants partagent un ensemble de présupposés et de valeurs, une Référence commune (245-246). On peut dès lors comprendre le conflit comme le choc des interprétations divergentes d’une même tradition. Selon nous, il ne faut toutefois pas voir là la preuve que toute manifestation d’une négativité du social reposerait d’abord sur une positivité plus fondamentale. Au contraire, nous croyons que la perpétuelle manifestation de nouveaux antagonismes révèle que les valeurs et les principes sur lesquels s’érige une société sont à toutes fins pratiques impossibles à charger d’un contenu définitif. Pierre Bourdieu parle ainsi de l’indétermination du sens commun, dont la valeur et les contenus spécifiques sont toujours à fixer. Il affirme que la détermination de la signification pratique, concrète, du « trésor commun » constitue l’objet véritable de la lutte politique : « les mots du lexique politique portent en eux la polémique sous forme de la polysémie qui est la trace des usages antagonistes qu’en ont fait ou en font des groupes différents » (1984, 6). En somme, s’il est incontestable qu’une culture commune se cache derrière tout conflit, il faut plutôt souligner l’indécidabilité du sens de celle-ci pour saisir vraiment la nature des impasses et des contradictions qui sont le lot des polémiques d’une certaine ampleur.

Nous ne supposons pas que tout conflit mette aux prises des partis qui ne sauraient en aucun cas s’entendre. Nous insistons simplement sur le fait qu’il existe des situations où la réconciliation des positions est loin d’être évidente, et qu’il faut savoir repérer ces moments, qui sont à proprement parler ceux qui font l’histoire. Le sociologue américain Lewis A. Coser différencie deux types de conflictualité : tandis que certains conflits peuvent se résoudre par des modifications plus ou moins importantes apportées au système social en place, il en est d’autres qui impliquent un changement de système parce que les exigences ou les valeurs qui font agir les contestataires s’avèrent impossibles à assimiler par celui déjà existant. Pour Coser, c’est

l’élément négatif, l’opposition, [qui] conditionne le changement lorsque le conflit entre les sous-groupes d’un système devient si acharné qu’à un certain moment le système s’effondre. Tout système social contient des éléments de tension et de conflits potentiels; si dans l’analyse de la structure sociale d’un système ces éléments sont ignorés, si l’harmonie des relations sociales est le seul centre d’attention, alors il n’est pas possible d’envisager un changement social fondamental (1982, 96).

Dans un antagonisme, « c’est le mauvais côté qui provoque le mouvement qui créé l’histoire, en constituant la lutte », comme le veut le mot de Marx (Coser, 1982, 96) – le « bon côté » étant celui qui se range du côté de l’ordre social et qui défend ses droits acquis. Dès lors, chercher à toute chose son bon côté en espérant que tous puissent finalement coexister dans une harmonie enfin accomplie, n’est-ce pas, en dernière analyse, garantir la pérennité de l’ordre même auquel il s’agit parfois de s’attaquer, prévenir tout changement significatif dans l’organisation d’une société, bref, poser « l’absurde problème de l’élimination de l’histoire » (96)? Inversement, se pourrait-il que la parole polémique, si souvent associée à l’obstination, à la mauvaise foi, au piétinement de la pensée, puisse jouer un rôle crucial dans la dynamique sociale, en permettant à des perspectives nouvelles de se faire jour?

Notre hypothèse est que La Conspiration dépressionniste échappe à la tendance contemporaine à souhaiter l’intégration totale des différences dans une « démocratie démocratisée », et que cela se manifeste à travers un discours où l’antagonisme prend une tonalité radicale, où la contestation assume son « mauvais côté » et met en scène une véritable opposition. Il s’agira donc de voir comment le manifeste de la revue, par sa « polémicité », propose une « interprétation performative » de la précarité constitutive de toute formation sociale et délimite un axe conflictuel qui permet de distinguer clairement deux partis. Nous verrons que le conflit entre ceux-ci est présenté par les rédacteurs comme correspondant à celui qui existe inévitablement entre un ordre hégémonique et les différences irréductibles qui en menacent toujours la stabilité. Pour ce faire, nous nous concentrerons sur un procédé central du discours polémique : la dichotomisation. Ce terme est choisi par Ruth Amossy pour désigner la réduction des options disponibles à deux ensembles contradictoires (2014, 55-61). C’est donc au conflit des Références tel que mis en scène par la Conspiration que nous nous intéresserons.

L’identique et le non-identique

Dichotomiser, selon Amossy, permet d’insister sur le fait que « deux opinions antithétiques s’excluent l’une l’autre » (56). Pour Marcelo Dascal, il s’agit plus précisément d’un procédé visant à « radicaliser une polarité en accentuant l’incompatibilité des pôles et l’inexistence d’alternatives intermédiaires, soulignant le caractère évident de la dichotomie aussi bien que le pôle qui doit recevoir la préférence » (Amossy, 2014, 56). Ces auteurs ne parlent pas simplement de dichotomie, mais bien de dichotomisation, c’est-à-dire d’un procédé couramment utilisé en contexte polémique 3 et qui permet aux débatteurs de représenter leur désaccord sous une forme manichéenne, ou du moins simplifiée, en s’arrogeant le bon rôle. On peut lire dans « Les Poings sur les hics : pétition de principes », le premier éditorial de La Conspiration dépressionniste, que « la pensée dogmatique de la dépression permanente est celle qui cherche à effacer la distinction des voix en ramenant le non-identique à l’identique; [et qu’]à l’inverse une pensée libre et autonome cherche justement à éviter ce monologisme » (Gauthier, Miville-Allard et Beaudet, 2009, 20). Si on en croit les rédacteurs de la revue, l’une des tâches qui incombe à une prise de parole se voulant vraiment contestataire consiste à instaurer un dialogisme conflictuel, lequel devrait assurer la distinction et la reproduction des différences pour éviter que celles-ci ne soient éliminées par l’homogénéisation « dépressionniste ». Cette insistance sur le dialogisme fait écho aux propos de Ruth Amossy, pour qui le discours polémique est essentiellement dialogique, sans être pour autant dialogal (2014, 208). C’est-à-dire que toute intervention polémique impliquerait un rapport chargé à la parole de l’adversaire, qui « n’apparaît que dans l’effort fait pour la contrer » (208). Que ce dialogisme soit non dialogal signifie qu’il ne se construit pas sur le modèle de la délibération commune, où les intervenants sont à l’écoute les uns des autres et cherchent un terrain d’entente, une solution mitoyenne. Pour Amossy, la polémique ne doit pas être évaluée à l’aune de la délibération puisque ce n’est pas là sa fonction : elle participe plutôt de la circulation des discours; elle permet aux différentes options de se faire connaître et de se situer les unes par rapport aux autres, aux divergences de se manifester, aux discours minoritaires de se tailler une place dans l’espace public (207-211).

Le dialogisme est incontestablement l’un des procédés centraux de l’éditorial de la Conspiration. Le texte est entrecoupé par des « citations » attribuées à différents personnages, réels ou non. En guise d’intertitres, des mentions comme celles-ci sont intercalées : « Un publiciste à l’affût : avez-vous déjà pensé à “La Conspiration dépressionniste, une revue jeune et dynamite?!” » (Gauthier, Miville-Allard et Beaudet, 2009, 17); « Double-you : 11 septembre! Grrr! » (17); « Un professeur de politique : arrêtez de perdre votre temps et allez lire The Economist! » (20). De toute évidence, les rédacteurs de la Conspiration se soucient de nommer ceux qui tiennent le discours qu’ils cherchent à combattre – contrairement à la tendance générale observée par Andrée Fortin dans son corpus de revues. Cette présence de voix autres permet de situer leur discours dans un univers plus large et de dessiner les contours des réseaux de solidarité et d’inimitié dans lesquels ils cherchent à inscrire la revue. Mais les « citations » introduites tout au long du texte ne proviennent pas uniquement d’adversaires : un extrait du texte surréaliste « La révolution encore et toujours » est attribué à « une bande de voyants » (17); on cite un passage de Schopenhauer sur l’inanité des études universitaires (18); et on fait dire à Jésus Cri Rastaquouère4 : « fichtre qu’on s’ennuie de toi, Diogène! » (18). Cette présence, aux côtés des voix adverses, de quelques interventions qui s’accordent plutôt au ton général du texte nous permet de lire tous ces discours non pas simplement pour eux-mêmes, mais en cherchant à voir en quoi ils peuvent être contradictoires.

Alors que les paroles concurrentes semblent tenir de la répétition, celles des alliés sont caractérisées par une relative originalité. Les propos attribués aux figures ennemies n’apparaissent pas sous la forme de citations exactes, mais plutôt à la manière de lieux communs que l’on attribue au discours antagoniste. Ce mode de présentation de la parole de l’autre s’avère d’autant plus significatif que le ressassement inlassable des mêmes arguments est exactement ce qui est reproché à la partie adverse. En faisant dire à George « Double-You » Bush : « 11 septembre! Grr! » alors qu’il n’est en aucun cas question des événements de 2001 dans le texte où sont insérées ces interjections, on suggère que l’homme est intempestif et monomaniaque, qu’il ne sait dire qu’une chose et la répète constamment. Le passage suivant reconduit une image semblable de l’opposant :

Une brebis folklorique : Monsieur et madame Toulemonde ne comprennent pas ce que vous dites… cela nuit à la conscientisation des masses… au nom du marteau et de la faucille, je déclare votre texte n’être que pure divagation clownesque... (19)

En introduisant ces paroles comme celles d’une « brebis folklorique », on impose d’entrée de jeu l’idée qu’elles proviennent d’un individu qui se contente de suivre le troupeau et de rejouer de vieux airs dépassés. Ce portrait se réalise d’ailleurs : la brebis évoque les sempiternels époux Toulemonde, et invoque le pouvoir aujourd’hui déchu du marteau et de la faucille pour jeter l’anathème sur la Conspiration. Ici, ce n’est pas parce qu’il réfère au socialisme que le symbole soviétique doit être rejeté, mais bien parce qu’il reconduit une version archaïque et exagérément institutionnalisée de la pensée de gauche. En faisant intervenir un tel antagoniste, les auteurs de l’éditorial montrent bien que l’antinomie entre l’ancien et le nouveau, le fixe et l’inventif, est déterminante pour eux – plus encore que celle entre la droite et la gauche, par exemple.

Les rédacteurs de la Conspiration ne répugnent pas à évoquer la pensée de prédécesseurs éminents. Mais se réclamer de Schopenhauer et de Diogène – et même, dans une certaine mesure, de Jésus… –, c’est s’inscrire dans une lignée de philosophes trouble-fêtes qui n’étaient pas « dans le vent », qui ont fait figure de marginaux et de contestataires. Les propos des surréalistes et de Schopenhauer prennent d’ailleurs la forme de critiques adressées à des institutions puissantes – la finance, l’université – et se définissent donc par une posture d’extériorité par rapport à celles-ci.  Par ailleurs, les mots qui leur sont attribués sont directement extraits de leurs œuvres. C’est là un indice qu’on aurait affaire à des pensées idiosyncratiques, dont la spécificité ne saurait être rendue dans les mots de la langue courante sans être travestie. Nous remarquons aussi que, si les antagonistes sont le plus souvent réduits à des types – « un publiciste », « un professeur », « des universitaires », « un boomer » –, parmi les alliés se retrouvent des individus dotés de noms propres : Schopenhauer, Diogène ou, implicitement, Picabia. Dans tous les cas, le contraste entre conformisme et originalité s’impose bel et bien.

Toutefois, le discours de l’autre n’apparaît pas seulement lorsqu’il « interrompt » explicitement le texte. Dans la mesure où nous reconnaissons que ces interruptions sont autant d’images conçues par les auteurs pour servir leurs objectifs argumentatifs, nous pouvons aisément retrouver les traces d’une dichotomisation équivalente dans le corps de l’éditorial. Une attention portée au lexique permet de remarquer que la caractérisation des pôles discursifs mis en conflit par la Conspiration suit une logique fort similaire à celle que nous avons déjà établie. Il est question d’échapper aux « stratégies et aux catégories provenant des experts de l’industrie culturelle », d’« éviter l’enfessoiement réducteur des catégorisations forcées », de n’« adhérer à aucun mouvement en particulier », de refuser les « cases faciles dans lesquelles on pourrait […] loger » la revue (17). On parle aussi de dépressionnisme, évidemment : de « la monstrueuse banalité, la platitude et l’insignifiance qui régissent nos vies » (17), de « pochitude », de « formes d’abrutissement » omniprésentes (18), de culture enfermée dans une « monotonalité sérieuse » (20). Deux ensembles sémantiques se dessinent ainsi distinctement : l’un réunit les mentions relatives à l’étroitesse des catégories de la pensée dominante; l’autre, les références à l’ennui comme expérience décisive du monde contemporain.

Le discours de la Conspiration, lui, s’autodéfinit selon des termes bien différents. Ce « périodique atypique » voué à « l’expression du ras-le-bol » affirme défendre « une ligne éditoriale insolente qui ne peut être bêtement fixée sous une définition rigide », ce qui serait « un gage de liberté de parole, d’autonomie artistique et intellectuelle » (17). On dit chercher à « débrouiller pour s’ouvrir » (17) et vouloir « se situer dans une sphère d’échange originale » (20), tandis que les vocables « fiction », « instincts », « expérimentation », « modification », « imaginaire », résonnent un peu partout dans le texte. Il nous semble que cet univers sémantique rompt à la fois avec celui de la « catégorisation forcée » et avec celui du « dépressionnisme » : on y sent autant une volonté de ne pas se laisser cerner trop facilement et d’offrir toujours un surplus de sens qui déborde ou déplace les lieux communs de la pensée hégémonique, qu’un désir de jouissance et de créativité qui vise à rompre avec la « pochitude » ambiante. L’antagonisme qui se manifeste ici correspond généralement à celui du répétitif et de l’original, mais prend une couleur un peu différente, s’apparentant à l’opposition entre contrainte et liberté.

Raison instrumentale et avant-gardisme

Ce qui est particulièrement révélateur des dynamiques de l’écriture polémique, dans ce premier éditorial, c’est qu’avant même d’insister sur ce qui, concrètement, les fait s’inscrire en faux contre l’hégémonie, les rédacteurs tiennent à souligner que leur rapport à celle-ci prend la forme d’un conflit entre tout ce qui reconduit le même et ce qui voudrait s’instituer comme un autre inassimilable, c’est-à-dire entre l’identique et le non-identique. Nous pourrions presque parler d’une « polémicité réflexive », tant la mise en scène de la conflictualité comme conflictualité qui est au cœur de ce texte invite à lire l’ensemble de la revue comme une manifestation radicale de négativité. Si jusqu’ici nous avons généralement évacué les questions de contenu pour nous pencher plutôt sur le conflit logique qui y est représenté, nous ne pourrions prétendre rendre compte fidèlement du discours de la Conspiration sans montrer qu’elle sait très bien à quoi elle se mesure et quel est le mal qu’elle dénonce. La seule représentation d’un antagonisme entre identité et altérité ne suffirait pas à faire un discours substantiel. Il faut encore savoir pointer du doigt, précisément, ce qu’est le vieux monde dont on ne veut plus, et sur quelle base on le rejette. Qu’est-ce que le « dépressionnisme »? Que cache ce néologisme?

Sans vouloir réduire le terme à cette seule définition, on peut dire qu’il désigne à la fois le régime capitaliste dans sa phase actuelle et l’État bureaucratique tel qu’il se déploie dans la plupart des pays occidentaux, ou plutôt que l’idée de « conspiration dépressionniste » réfère spécifiquement à l’intrication des pouvoirs économiques et étatiques. Cette interdépendance, nous l’avons mentionné, se manifeste d’abord, en 2003, sous la forme du néolibéralisme, mais elle caractérise aussi un interventionnisme de type keynésien. Plus fondamentalement, la subordination de l’activité de l’État aux principes généraux du capitalisme suppose une forme de rationalité spécifique dans laquelle les finalités de l’action collective ne peuvent être remises en question dans le cadre de la discussion publique, celle-ci étant condamnée à ne porter que sur les meilleurs moyens d’arriver à des fins prédéterminées. C’est à la critique de cette « raison dépressionniste » que se livre la Conspiration :

Il est tout à votre honneur de vous préoccuper du sort des peuples et de veiller à ce que les pick-up trucks soient distribués équitablement, mais nous ne mangeons pas de ce pain transgénique. On a même vu récemment un gauchiste réclamer la nationalisation du pétrole pour éviter l’exploitation des masses par les compagnies pétrolières : voilà indéniablement ce qu’on appelle un gazé (19)!

Dans cet extrait, les rédacteurs affirment que la différence entre l’exploitation pétrolière menée par l’entreprise privée et celle prise en charge par l’État est négligeable, parce que, malgré tout, cette dernière ne remet pas en cause les objectifs de la collectivité. Pourtant, « c’est toute la vie qui est à changer : l’humain n’est pas une machine à travailler, à produire, à consommer, une créature économique à gérer » (19). La rationalité dénoncée ici est cette forme de pensée qui ne sait envisager la transformation des pratiques sociales que partiellement, superficiellement; or, « les refus partiels cautionnent la domination globale » (19).

La raison qui abandonne la problématisation des fins et se contente servilement de perfectionner les moyens porte un nom : c’est la raison instrumentale. Il se trouve que la critique de la Zweckrationalität (la « raison-quant-aux-fins », chez Max Weber) est l’un des leitmotivs de la pensée avant-gardiste en art. Selon la théorisation de l’avant-gardisme proposée par Peter Bürger, ce qui définit le projet artistico-politique de mouvements comme Dada et le surréalisme, c’est avant tout une ambition de transférer à la praxis sociale les principes de l’autonomie artistique. Au cours du XIXe siècle, la pratique et l’expérience esthétiques se seraient graduellement définies par leur insoumission à la logique productive bourgeoise, c’est-à-dire par leur extériorité quant aux finalités impliquées par le régime capitaliste. Bürger écrit ainsi :

L’intention des mouvements d’avant-garde peut être définie comme la tentative de transférer dans la pratique de la vie l’expérience esthétique (qui s’oppose à la praxis vivante) à laquelle l’esthétisme a donné naissance. Ce qui était entré le plus durement en conflit avec la rationalité instrumentale de la société bourgeoise était ainsi destiné à devenir un principe d’organisation de la vie (2013, 58).

Plus précisément, l’autonomie acquise par l’art au cours de son affirmation esthétique « suppose […] que les moyens artistiques puissent être librement choisis, c’est-à-dire ne soient plus entravés par un système de normes stylistiques dans lesquelles s’expriment, fût-ce de manière médiate, les normes sociales » (28). L’utopie avant-gardiste est donc celle d’un monde où la pratique de la vie collective n’est pas a priori subordonnée à telle ou telle finalité, nécessairement contingente et limitée, mais comporte, comme l’art, une part d’autocritique qui rend possible l’expérimentation et grâce à laquelle « des alternatives se pensent à la société administrée » (Quintyn, 2015, 40).

Dans cette perspective, le conflit mis en scène dans le premier éditorial de La Conspiration dépressionniste ferait s’affronter raison instrumentale et raison avant-gardiste. Lorsque les auteurs de ce texte manifestaire écrivent que « l’autonomie artistique est un gag éculé du XIXe siècle », ils ne suggèrent certainement pas que la pratique artistique doive récuser ses prétentions à la souveraineté pour intégrer l’ordre dépressionniste. Au contraire, ce qu’ils affirment, c’est que « la seule position qui convienne, c’est dans et contre », puisque c’est « alors [que] la littérature et l’art deviennent transformants, engageants » (Gauthier, Miville-Allard et Beaudet, 2009, 19). Ce qu’ils réclament, à l’instar des avant-gardes historiques, « c’est un dépassement (Aufhebung) de l’art, au sens hégélien du terme : l’art ne doit pas […] être détruit; il doit être transféré dans la vie pratique, de manière à y être conservé, dût-il pour cela être transformé » (Bürger, 2013, 82-83). Cette transformation ne peut évidemment pas prendre la forme d’une intégration à l’ordre déjà en place : il serait alors impossible de prétendre à une quelconque conservation de l’art et de son principe d’autodétermination. Dans sa rencontre avec la vie pratique, où domine la rationalité instrumentale, l’art doit jouer le rôle du « mauvais côté qui finit par prendre le pas sur le bon », comme le réclamait Marx (Coser, 1982, 96), et amener la société à s’instituer sur le socle d’une autocritique permanente plutôt que sur un ensemble de principes et d’objectifs fixés une fois pour toute.

La Conspiration insiste sur la radicalité de son refus du monde tel qu’il va, parce qu’elle sait qu’autrement sa différence sera inévitablement niée dans le mouvement même où elle sera intégrée à l’ensemble. En attendant, ce qui nous est donné à voir dans l’écriture polémique de la revue, c’est un monde où les promesses de la raison avant-gardiste sont radicalement exclues par le règne sans partage de la rationalité instrumentale indexée à des « impératifs » incontestés. C’est en discourant « avec sa méthodologie propre : c’est-à-dire la réflexion et l’agression en état de fusion » (Gauther, Miville-Allard et Beaudet, 2009, 17) que La Conspiration dépressionniste marque sa différence et avive le différend, s’assure de distinguer le non-identique de l’identique, et peut espérer formuler une alternative sérieuse au dépressionnisme.

 

BIBLIOGRAPHIE

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GAUTHIER, Mathieu, Jasmin MIVILLE-ALLARD et Simon-Pierre BEAUDET. 2009 [2003]. « Les Poings sur les hics : pétition de principes », dans La Conspiration dépressionniste, volumes 1 à 5 (2003-2008). Montréal : Moult / Lux, p. 17-20.

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QUINTYN, Olivier. 2015. Valences de l'avant-garde : essai sur l'avant-garde, l'art contemporain et l'institution. Paris : Questions théoriques, 163 p.

WARREN, Jean-Philippe. 2008. « "Faites ce que vous pouvez et faites-le par plaisir" : les jeunes intellectuels québécois de gauche vus à travers quelques revues », dans Francis Dupuis-Déri (dir.). Québec en mouvements : idées et pratiques militantes contemporaines. Montréal : Lux, p. 35-56.

Pour citer cet article: 

Ross, Alexis. 2017. «L’identique et le non-identique : le discours polémique du premier éditorial de la revue La Conspiration dépressionniste», Postures, L'Autre : poétique et représentations littéraires de l'altérité, n°25, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/ross-25> (Consulté le xx / xx / xxxx).