« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu ; et le Verbe était Dieu » ainsi que l’affirme le premier verset de l’Évangile selon saint Jean (Crampon 1894) ; encore faut-il savoir être attentif à ce Verbe, céder à la tentation du sens, vouloir se faire herméneute. La Bible — étymologiquement, les Livres (du grec ancien biblos) — se compose de deux temps religieux, à savoir le Tanakh (Torah, Neviim, Ketuvim: appelés aussi l'Ancien Testament), socle du judaïsme qui, selon Levinas, est plus important pour la croyance, et du Nouveau Testament qui en est une lecture figurative (Auerbach 1994). Si elle est source majeure de la pensée occidentale, la Bible propose plus qu’une spiritualité : elle offre également des formes ainsi que des registres dans lesquels cette spiritualité est en jeu : « Ô Dieu! Ô mon Dieu! Jetez sur moi vos regards ; pourquoi m’avez-vous abandonné? La voix de mes péchés est bien opposée au salut que j’attends. / Mon Dieu! Je crierai pendant le jour, et vous ne m’exaucerez pas ; je crierai pendant la nuit, et l’on ne me l’imputera point à la folie. » (Psaume 21, Bible de Sacy) Dans l’esprit des Psaumes, la méditation devient un genre littéraire mobilisé par les protestants dans le cadre pénitentiel des Guerres de religion au XVIe siècle (Bèze, Du Plessis-Mornay, Sponde, d’Aubigné), alors que les catholiques méditent davantage sur la rédemption du Christ (Du Vair, Desportes, La Ceppède).
La Bible peut fournir des formes, mais la culture chrétienne, plus largement, peut offrir des postures spirituelles. Depuis le Moyen Âge latin, des figures de mystiques, comme les anachorètes, ou de nomades, tels les pèlerins et les moines itinérants, s’élancent vers Celui qui manque et cherchent des mots pour jouer Son absence (De Certeau 1987). Ce mouvement peut être incarné sous forme de quête de l’Au-delà, de parole mystique ou prophétique, ou encore par un récit d’initiation. Or, comment ce dernier peut-il être encore possible dans un monde de mobilité constante où le sujet est dépourvu d’ancrage? Dans la tradition judéo-chrétienne, la prophétie dépasse l'expérience personnelle. Les prophètes sont appelé.es par Dieu pour transmettre un message à une communauté (Néher 1995 [1955], 10). Cet appel suppose un dialogue avec Dieu. Les prophètes deviennent des sujets fracturés par la présence écrasante de l’Autre (Cliche 1998, 115) et incarnent la Parole divine dans toute sa violence et son amour incommensurables. Le corps des prophètes contient ainsi une révélation divine, et c’est à chacun.e d’entre elleux de choisir comment la transmettre. Le ton, le moment convenu de la parole, ainsi que le registre utilisé sont uniques à chaque prophète. L’énonciation prophétique est intrinsèquement subjective. Certain.es sont happés par Dieu, par « le poids et la souffrance du dehors » (Blanchot 1986 [1959], 113), alors que d’autres croient l’être ou le désirent ardemment — cette ambiguïté permet un riche terrain d’exploration pour les écrivain.es. Le remaniement, le détournement, la réactualisation de la tradition prophétique se frayent un chemin chez Paul Auster (Cité de verre), Samuel Beckett (Comment c’est), Marguerite Duras (La pluie d’été), Umberto Eco (Le nom de la rose), Sarah Kane (4.48 Psychose) sans une fois se répéter. La prophétie est infinie, autant au sens d’une infinité de possibilités qu’au sens de l’inachevé, de l’ordre de ce qui est constamment à refaire, à redire.
Littérature et spiritualité peuvent également être abordées à travers les enjeux suscités par le sacré et le profane. Prenons les exemples des romans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, La Dernière Tentation du Christ de Nikos Kazantzaki ou encore L’Évangile selon Jésus-Christ de José Saramago. Ces romans témoignent tous en quelque sorte d’une profanation romanesque puisqu’ils proposent des relectures de la Passion, des nuances à caractères agnostiques, des bouffonneries parodiques (pour Boulgakov plus spécifiquement), etc. Selon Jean Kaempfer, « [ces transpositions romanesques] s’emparent d’une narration dont le lieu de profération majeur est l’église, le temple, pour l’entraîner dans les espaces laïques de la littérature, et la soumettre à un contrat de lecture défini par le plaisir et l’impertinence du critère de vérité. » (2003, 168) Le profane s’en prend donc au sacré en remettant en question le statut qu’a le savoir dans une culture donnée. C’est notamment ce qu’a constaté Bakhtine lorsqu’il a étudié l’œuvre de François Rabelais (1970). La profanation du sacré par la littérature joue donc un rôle subversif puisqu’elle rabaisse les idoles, celles des mythes dominants, et rétablit un dialogue entre différentes cultures, discours, esthétiques et idéologies. Le profane ne vise pas à remplacer le sacré, mais à faire couple avec lui (Dakroub 2016). Profaner — au sens littéraire — est peut-être au fond une manière qu’ont les discours non reconnus par les autorités en place de s’arroger une parole qui leur était jusque-là enlevée.
Si l’anti-structure de renversement carnavalesque et liminaire est éclatée, c’est parce que le sujet n’est plus fidèle aux vérités immuables : sa croyance repose sur une interprétation d’expériences disparates prenant sens comme foi (Hervieu-Léger 2001). Le sacré, s’opposant au profane et dont la fête, ce temps supérieur vécu par les pèlerins, ou l’union mystique, constitue une porte d’entrée, est ce « devant quoi l’homme suspend sa conduite » (Caillois 1988). Ainsi, cette expérience hiérophanique, comme l’appelle Eliade (1968), découverte de l’altérité totale lors de laquelle le sujet est saisi par le tremendum et le fascinans (Otto 1995), devient aujourd’hui multiple. Le supermarché comme église (DeLillo, Bruit de fond) ou le parcours vers l’Alaska comme pèlerinage (Krakauer, Voyage au bout de la solitude)? Si tout est rituel, rien ne l’est (Wunenberger 1977) : le sacré se dissout alors dans du relativisme et de l’individualisme. L’élan spirituel, en dehors de l’esthétique théologique d’Urs von Balthasar, peut s’exprimer, entre autres, par le haïku et l’utamakura, l’imaginaire ésotérique, le rapport à la Terre des peuples autochtones ou par le resurgissement de ces croyances décolonisées.
« Dieu est mort ! », s’exclame encore Nietzsche dans Le Gai Savoir (Livre troisième 1901 [1882], §125), et se demande par la suite : « Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d'inventer ? ». En effet, la fin annoncée de la métaphysique occidentale a provoqué l’effondrement des grands récits religieux — l’une des caractéristiques de la postmodernité (Lyotard 1979) — et la disparition des rituels collectifs (Byung-Chul Han 2020) propres au christianisme. Or, les croyances, provoquant la désinformation et le détachement de l’individu du corps social se propagent à profusion; le discours théologique, infusé par l’eschatologie, demeure également sous-jacent à notre société qui se dit séculière (Taylor 2011). Le marché de l’édition connaît en effet un grand engouement pour la littérature dite « spirituelle »; en même temps, la pratique du pèlerinage et d’autres activités de transformation sont en croissance constante. Si l’accès au sacré n’est pas encore perdu, comment cela s’exprime-t-il dans les textes littéraires, en Occident comme ailleurs ?
Pour ce trente-neuvième numéro, Postures invitait les chercheur.euses à étudier les rapports entre le texte littéraire et la spiritualité.
Dans la première section, « Le sacré dissimulé », Sophie Archambault propose une lecture du motif de la tresse comme symbole sacré et surnaturel dans son article « La sacralisation capilllaire : le cas de la (dé)tresse dans “La Chevelure” de Guy de Maupassant ». À travers les yeux du collectionneur d’antiquités, l’autrice examine l’inclination surnaturelle accordée aux cheveux d’une défunte, lesquels jouent sur la dualité entre la vie et la mort qui pousse le protagoniste vers la folie.
La deuxième section, intitulée « Figures de prophètes », nous laissera l’occasion de méditer sur des incarnations modernes de prophètes. Ainsi dans son article « Le “Franchissement de Minuit” dans 4.48 Psychose : Sarah Kane avec Jérémie », Julian Ballester analyse le rôle de la parole prophétique quant à l’imminence de la destruction dans le livre de Jérémie afin d’ensuite dresser des rapprochements entre les mécanismes de la voix prophétique et ceux de la voix de la protagoniste de Kane. Cette dernière, marquée par la venue prochaine de son suicide, rejoue le principe hébraïque de la parole tel un outil pour repousser la mort. Mikołaj Wyrzykowski, pour sa part, propose un article sur « [l]e midrash et le machal dans les chansons de Bob Dylan ». Figure mythique de la musique du XXe siècle, Bob Dylan s’énonce et agit en prophète lorsqu’il réutilise les vieux rythmes et paroles de la musique folk américaine ou traverse les États-Unis lors de sa tournée sans fin, son visage peint en blanc. Or, pratiquant l’imposture, il cherche à fuir ce titre, à se dissimuler sous de multiples personnages inventés et visions fantasmagoriques. On peut néanmoins déceler dans la chanson dylanienne un grand héritage de tradition juive, notamment à travers le midrash et le machal qui sont explorés par l’auteur dans cet article en tant que pratiques d’écriture.
Enfin, la dernière section du numéro, « Paroles alchimiques », nous permettra de réfléchir sur les rapports entre la foi et l’écriture poétique. Alexandra Sorano propose, dans « Henri Michaux et la mort de Dieu : le verbe mescalinien », une lecture du poète à partir de la perte de la foi de ce dernier. Ce serait en effet l’absence de croyance religieuse qui provoquerait l’élan poétique mescalinien de l’écrivain. En découle un nouveau langage hors normes et hétéroclite qui accompagne l’exploration de nouvelles facettes de l’intériorité de l’auteur. Finalement, pour clore le numéro, Nina Pellegrino propose un article osé et provocateur : « Rimbaud le Christ ou Postures d'Arthur Rimbaud, l'individuation alchimique d'un mystique chrétien ». Elle y analyse la vie et les vers d’Arthur Rimbaud selon le « complexe du Christ » dont le poète était touché. Plusieurs « postures » du poète sont alors explorées : ascétique, prophétique, alchimique, mystique... Si Jésus proclame que Son Royaume n’est pas de ce monde, Rimbaud écrit bien que « la vraie est ailleurs » : les deux incarnent, selon l’autrice, la recherche de transcendance, tant par leur vie que par leur parole; Rimbaud devient ainsi une véritable figure christique.
Berger Soucie, Kevin et al. 2024. « De la création par le verbe à la mort de Dieu : littérature et spiritualité », Postures, no 39, En ligne <www.revuepostures.com/fr/articles/litterature-et-spiritualité-39> (Consulté le xx / xx / xxxx).