L’œuvre romanesque de l’auteur congolais Henri Lopes (Grand Prix Littéraire d’Afrique noire en 1972 et en 1990 ; Grand Prix de la Francophonie en 1993) énonce le désarroi des marginalisés suite à la rencontre de l’Afrique et de la France. L’écrivain retraduit dans ses textes la décadence des relations Nord/Sud, par la peinture des détresses d’un corps social en situation de colonisation. Dans le présent article, nous démontrerons que le personnage lopésien éprouve, dans sa confrontation au protagoniste européen, des troubles identitaires. À travers l’analyse des liens qu’entretiennent, dans Le Pleurer-rire, Le Chercheur d’Afriques, La Nouvelle Romance et Le Lys et le flamboyant, les dimensions idéologique, sociologique et esthétique des textes, nous explorerons les modalités narratives qu’exploite l’auteur pour se faire l’interprète d’un monde déchiré entre un Nord hégémonique (la France) et un Sud dominé (l’Afrique).
Les rapports que le Nord entretient avec le Sud dans les romans de Lopes se fondent sur une volonté affichée d’assujettissement de l’Africain. Les peuples du Sud, objets d’un procès de dépossession (territoriale, culturelle et identitaire), sont représentés comme des peuples vaincus qui tentent de s’affirmer dans une Histoire de laquelle ils sont absents. En mettant en lumière le quotidien des colonisés, de ceux-là même qui n’étaient rien, Lopes leur donne une existence. C’est ainsi que, pour le métis et le colonisé, ces « intouchables », le Nord est un lieu de solitude, d’errance, de déracinement, de perte, où on expérimente l’exclusion, le rejet.
L’analyse de la poétique de Lopes nous aidera à mettre en évidence, d’une part, une organisation textuelle qui, dans la réécriture de la dialectique Nord/Sud, reconfigure la pensée coloniale et dissout la hiérarchie raciale. La production romanesque de Lopes constitue une forme de chronique de l’Africain (particulièrement du métis) néantisé par l’entreprise expansionniste européenne. Des procédés narratifs tels que le morcellement du récit, l’intertextualité et le mélange des langues permettent de rendre compte du malaise qui instaure, dans les textes, de nouveaux territoires d’adversité. Ce qui domine chez Lopes, c’est la figure du métis (surtout biologique) derrière laquelle se cache celle de l’étranger – un métis qui, au lieu d’être le symbole de la rencontre des continents et des races, représente la mise à distance de l’autre, d’un enfermement dans l’espace et dans l’être. D’autre part, l’ostracisme étant dépeint dans la société romanesque lopésienne comme une banalité, nous montrerons que le discours de l’auteur fait de la fabrication des stéréotypes et des préjugés un outil essentiel dans l’énonciation de la domination du Nord sur le Sud.
La structure du roman lopésien est fragmentée, comme si la psychologie bouleversée des personnages du sud, perturbés par l’expérience de la cohabitation avec le colonisateur venu du Nord, avait une incidence sur les modalités d’écriture. Nous avons ainsi des récits marqués par une forte déchronologie. En effet, la linéarité narrative se fissure sous la poussée de récits analeptiques, qui nous font, certes, découvrir les trajectoires tumultueuses des protagonistes africains à travers l’Afrique et l’Europe, mais tendent surtout à dévoiler leur amertume.
Dans les quatre œuvres que nous étudions, la circularité des récits ramène le lecteur dans les souvenirs des personnages et révèle un épisode de vie troublant. Par exemple, Monsieur Verhaegen, le père belge d’Olga, se souvient du fils qu’il a eu avec une femme congolaise et qu’il n’a pas reconnu. Dans Le Chercheur d’Afriques, André, un métis angoissé par son identité fluctuante, revit à travers ses souvenirs d’enfance les déchirements entre les colons français et les Africains. Sa mémoire le replonge dans une époque agitée au cours de laquelle l’Autre prenait le visage de l’ennemi. Il se souvient du jour où, tandis qu’il jouait avec ses camarades africains, sa mère lui lança : « Eux, ce sont des sauvages ! Toi, tu es un fils de Blanc » (Lopes, 1990 : 104). L’écriture de Lopes tranche ainsi avec le récit linéairement homogène des romanciers africains d’expression française de son époque. Par exemple, Le Pleurer-rire alterne des digressions historiques, des chroniques politiques véhémentes, des scènes de mœurs et des aventures libidinales qui survivent dans la mémoire des narrateurs et que rapportent plusieurs locuteurs antagonistes (l’un se trouve en exil en France et les autres vivent en Afrique). De plus, dans ce roman, un avertissement au début du texte reproduit un discours démagogique censé fustiger les « forces obscures [impérialistes] qui cherchent à semer la confusion dans chaque recoin [d’Afrique] et à y introduire des idéologies étrangères et dissolvantes ». La convocation d’un tel avertissement contribue à une mise en contexte qui inscrit le récit dans une ère de méfiances couplée de défiance.
Chez Lopes, un réseau intertextuel traverse les récits pour refléter les antagonismes nés de la colonisation de l’Afrique par les Européens, pour peindre les rapports Nord/Sud conflictuels. Cette modalité prolonge le travestissement de la forme romanesque classique et fait du récit lopésien un hypertexte sans cesse modifié et refaçonné par les textes qu’il absorbe.
Dans Le Pleurer-rire, le héraut du dictateur Bwakamabé, Aziz Sonika, s’en prend, par le truchement des éditoriaux du journal La Croix du Sud, à cette France qui s’est mise à dénoncer la politique sanguinaire de l’autocrate. Selon lui, il fallait se « prémunir contre la pourriture [d’un Nord] engagé dans un processus de décadence » (Lopes, 1982 : 61). Le texte reprend aussi un long extrait de Jacques le fataliste de Denis Diderot dans lequel le locuteur, un maître d’hôtel, se défend de produire des « récits érotico-pornographiques [qui pourraient] contaminer l’Afrique vierge par l’exportation systématique de mœurs dissolues » (Ibid. : 254). C’est dire qu’ici, l’Europe est perçue comme un lieu où naissent les vices, que l’Afrique devrait se garder de copier.
L’écriture lopésienne s’ouvre aussi à la pluralité générique. Plurilinguistique et polyphonique, elle est traversée par plusieurs discours (politique, idéologique, religieux, sensuel) et aussi par divers genres traditionnels tels le conte, les proverbes et les chants. L’œuvre est ainsi parsemée de chroniques historiques rapportant les conflits militaires ou politiques qui ont jalonné l’époque récente et que Lopes juxtapose à des récits anecdotiques, à des interviews. L’Histoire est un prétexte pour porter une critique contre la domination coloniale française ; le romancier congolais se fait prospecteur, examinateur de la mémoire douloureuse, du passé. Ainsi, dans Le Pleurer-rire, le dictateur Bwakamabé raconte son expérience dans l’armée française lors de la guerre d’Algérie :
En Algérie, contre les fellaghas, je commandais déjà une compagnie. […] Le groupe des harkis était particulièrement uni et solide. Quand les fellaghas les attrapaient, s’en encombraient pas. Tchiouf, pas de quartier. Pas de prisonniers. […] À Khenchela, dans les Aurès, j’ai commencé à faire le tour de la ville. C’était nécessaire, ne serait-ce que pour montrer aux Arabes que les troupes françaises étaient là. […] J’ai constaté qu’il y avait des fellaghas dans la région. Les soi-disant F.L.N. Des révolutionnaires, des gens qui rêvaient de la libération de leur patrie. (Ibid.: 117-118)
Lopes fait ici le procès de la colonisation ; son imaginaire représente un lieu historique (l’Algérie sur la voie de la décolonisation) où est omniprésent le souvenir d’une violence qui a déchiré deux peuples (Algériens et Français), deux espaces (le Nord et le Sud de la Méditerranée). Son texte marque l’opposition du scripteur à une idéologie qui ravalait l’Autre au rang de sujet. Le verbe du narrateur prend un ton sombre pour conférer à la tragédie un relief plus funeste, pour dire la vie agonique (Miron, 1998 : 81) des colonisés du Sud.
Pour exprimer le désarroi social, Lopes souligne la diversité des identités linguistiques dans un environnement colonial marqué par la cohabitation malaisée entre Africains et Français. Par la mobilisation de différentes langues dans les textes, c’est la fixité des appartenances sociales et raciales ainsi qu’un utopique rapprochement Nord/Sud qui sont mis en lumière. En effet, l’usage itératif du lingala (langue congolaise) par le romancier dévoile le rapport complexe que certains protagonistes entretiennent avec la langue française. Lopes fait entendre ainsi une parole nouvelle à travers un « français métissé et créolisé » pour produire un contre-discours capable de porter les récriminations d’une partie de son personnel diégétique. Chez Lopes, la plupart des énoncés empruntés aux langues africaines (comme le lingala, le kikongo et surtout le français populaire africain) sont des outils qui reflètent ou expriment les tribulations, la stratification et les subordinations dans le corps social. Pour le narrateur intradiégétique Maître d’Hôtel, les « en haut de en haut [c’est-à-dire les puissants, les autorités], il vaut mieux s’en tenir éloigné » (Lopes, 1982 : 30). Quant aux matatas qu’évoque André, la voix narrative de Le Lys et le flamboyant, ils désignent en lingala les différends avec le pouvoir colonial. Un peu comme si, derrière ces mots qui se distinguent du français conventionnel, l’auteur cherchait à exprimer simultanément la complexité et la richesse de la société africaine au temps des colonies, un espace qu’il appréhende comme un laboratoire de rencontres et de tensions interculturelles.
Dans la production romanesque lopesienne, le sujet africain est aux prises avec un écartèlement diglossique. Par conséquent, des conflits latents et des enjeux identitaires s’y trouvent mis en lumière, notamment l'assimilation de la langue dominée (le lingala du Congo) par la langue dominante (le français). C’est que entrés, sous la contrainte, en contact avec la langue française alors en position de domination, plusieurs personnages africains des récits sont déchirés entre la langue du colon et celle de leurs ancêtres. Ces personnages seront constamment amenés à faire un choix entre les valeurs, la culture, la langue du colonisateur et leur langue maternelle. Dans Le Chercheur d’Afriques, assis à la terrasse d’un restaurant à Bruxelles, André et son cousin Vouragan discutent. C’est André qui raconte :
Une lueur de scandale jaillissait un instant des regards surgelés des passants. Sans transition, nous passions du lingala au français, pour revenir au lingala, voire au kikongo émaillé de français ou, quelquefois, à un kigangoulou rapiécé de lingala. (Lopes, 1990 : 14)
Le romancier se saisit de la langue française et « l'adopte pour la travailler de l'intérieur » (Grutman, 2005 : 61). Ses textes sont traversés par des mots et expressions, par les accents de sa langue d'origine (le lingala), ce qui crée un effet polyphonique avec le français. À travers le français approximatif parlé par des personnages congolais peu lettrés qui côtoie le français standard des colons ou des évolués, l’œuvre de Lopes fait apparaître la relation conflictuelle entre ces langues, l’auteur y rendant ainsi visibles, entre oral et écrit, ou encore entre français conventionnel, lingala et français populaire congolais, les dissensions, la fracture Nord/Sud. La langue d’écriture se charge d’originalité et l’hybridité devient le moyen d’exprimer la rencontre difficile des langues et des cultures. Et comme l’explique Rainier Grutman, « la francophonie [étant] dans une large mesure une réalité postcoloniale, il ne faut pas s’étonner qu’en tant que système littéraire, elle soit sous-tendue par des contacts linguistiques asymétriques » (Ibid. : 61). Lopes s’arrache à l’aliénation du français pour l’enrichir en le déformant et il invente un langage poétique qui mêle les langues tout en soulignant leurs frictions.
On a l’impression que, dans l’imaginaire des personnages du Sud, pèse un sentiment d’infériorité vis-à-vis des colonisateurs venus du Nord. Rien d’étonnant alors si leur discours et leur vocabulaire reflètent le statut de dominé qu’ils ont intériorisé. Dans leur langage, est ainsi mise en relief la détresse qui habite l’âme des colonisés, condamnés à la soumission. Car, comme le dit Pierre Bourdieu, les échanges linguistiques cachent des rapports de pouvoir. Par exemple, dans Le Lys et le flamboyant, M’ma Eugénie, une Congolaise, se réjouissait que le Ciel ait donné à sa fille un conjoint, un « beau parti […] qui n’était pas nègre mais Français » (Lopes, 1997: 196). Dans Le Pleurer-rire, le langage populaire désobligeant, le ton désinvolte des répliques et des commentaires des protagonistes, les suppositions hostiles de certaines voix narratives opposées, la récurrence de certains poncifs, contribuent à édifier une rhétorique du duel et de la discorde entre personnages africains et français.
Les romans de Lopes décrivent des situations dans lesquelles le régime colonial a fragmenté le corps social en deux camps distincts : les Européens et ceux qu’on appelle les « indigènes ». Et comme le dit Jean-Paul Sartre dans sa préface à Les damnés de la terre, « les premiers disposaient du Verbe, les autres l’empruntaient. » (Fanon, 2002 : 17) La puissance coloniale n’aura donc pas de mal à modeler une élite acquise à sa culture en offrant des bourses d’études à de jeunes Africains. Ainsi, dans Le Chercheur d’Afriques, André Leclerc quitte, dans la fleur de l’adolescence, le Congo pour rejoindre Paris et Nantes.
La conquête de l’espace africain par les colonisateurs français, à une époque où la notion d’intégration n’alimentait pas les débats, avait pour dessein ultime, nous l’avons dit, la domination. L’œuvre romanesque de Lopes traduit cette réalité par une représentation des tensions raciales, dévoilant l’utopie de toute entreprise de croisement des cultures à cette période. Ce choc interculturel montre l'échec du rapprochement de deux peuples que l’Histoire réunit sous les tropiques, au Sud. C’est pourquoi le Noir est représenté comme un personnage marginal jeté dans un environnement où sa présence et son humanité sont constamment écrasées, niées. D’où sa mise à l’écart sur ses propres terres :
Avant l’Indépendance, des lignes de démarcation séparaient les principaux quartiers de Brazzaville. Au centre, le Plateau, la Plaine et Mpila, domaines exclusifs des Européens, coincés, au nord et au sud, par Poto-Poto et Bacongo, deux villages […], lieux de résidence forcés des indigènes. La nuit tombée, les limites devenaient des frontières entre pays étrangers et […] tout Noir surpris dans le centre-ville était suspecté de vol ou de projet séditieux. (Lopes, 1997 : 37)
De plus,
À Léopoldville […] vivaient […] dos à dos, d’un côté la gent européenne, intelligente, travailleuse, compétente, propre, honnête, en un mot civilisée, de l’autre la masse des nègres qu’on traitait […] de sauvages ou, tout bonnement, de macaques, paresseux, sales et repoussants. (Ibid. : 38)
Le stéréotype racial (et dans une moindre mesure, culturel), instrument de marginalisation et de classification, est exhibé unilatéralement. Quel que soit l’espace (Afrique ou Europe), la cause de l’Africain est jugée avant d'avoir été entendue. Son altérité est perçue comme extrême, mystérieuse, pénible à supporter. En examinant les dénominations de l'Autre dans les récits, on peut remarquer que ce dernier est objet et victime de la vision réductrice des Européens : « moricaud » (Lopes, 1990 : 45), « sauvage » (Ibid. : 104), « étranger de mauvais sang, chacal, cancrelat, méduse » (Ibid. : 242). Bref, dans les rapports Nord/Sud, l’homme du Sud est enfermé dans sa différence par des regards qui déforment son image. Il se confond avec l’être maléfique de qui l’on devrait se méfier. Dans Le Pleurer-rire, le dictateur Bwakamabé, reproduisant de bonne foi les clichés et préjugés, salue dans un discours « la France éternelle, patrie de la liberté et des droits de l’homme, qu’elle avait si généreusement exportés sur le continent africain jusqu'alors enfoncé dans la barbarie » (Lopes, 1982 : 263). En clair, l’Autre, c’est-à-dire le colonisé noir, est perçu comme l’image du Mal. Ce dernier ne peut pas échapper à un sévère jugement de valeur, à des représentations collectives réductrices, avec pour conséquence, le déploiement, à son encontre, de plusieurs formes d’agressivité. L’écrivain représente un monde où l’amertume des colonisés s’étale dans un langage qui dit leur anxiété face aux préjugés : « Ici [à Nantes], comme à Chartres et plus qu’à Paris, ils [les Européens de peau blanche] ne peuvent s’empêcher de couler un regard dans ma direction » (Lopes, 1990 : 59), dit André dans Le Chercheur d’Afriques.
Lopes met également en scène des personnages métis qui voient dans les regards chargés de haines portés à leur encontre, une forme d’exclusion silencieuse. Par son profond déchirement intérieur, le métis métaphorise les liens complexes entre deux cultures, deux espaces. Il est méprisé aussi bien en Europe que dans le Sud sur la base d’un seul facteur : la pigmentation. Son désarroi, sa torture d’être l’un et l’autre ou encore l’un ou l’autre, peuvent être compris ici comme le reflet du choc Nord/Sud. Sous prétexte de décrire la situation des métis dans le monde, Lopes s’interroge sur leur exclusion sociale de façon oblique et ironique. Son écriture rompt avec tout discours complaisant sur la condition des marginaux et des minorités ; son langage dit vertement la misère de ceux qui souffrent du regard porté sur leur différence. Dans Le Chercheur d’Afriques, André l’Africain s’indigne d’être lourdement observé dans les rues de Paris : « Depuis mon arrivée à Paris, j’avais perdu l’habitude d’être ainsi, sinon désigné, du moins dévisagé. […] J’ai réappris à avaler ma susceptibilité […]. J’insulte les regards grossiers braqués sur ma peau. » (Ibid. : 46)
L’œuvre d’Henri Lopes est donc la fabulation de la situation douloureuse du métis en qui le Nord et le Sud se retrouvent et se repoussent simultanément. Il suffit d’observer les énoncés par lesquels il est décrit et qui l’inscrivent dans un entre-deux marquant sa marginalisation dans la société africaine : « Cafés-au-lait, Blancs-manioc, bâtards, enfants de pères inconnus, nègres blancs, demis-demis, chauves-souris, chicorées améliorées, enfants de putains » (Lopes, 1997 : 200) ; tout un discours brodé d’expressions dévalorisantes qui incorpore dans le récit le champ lexical de l’infériorité du sujet métis. Ce dernier, submergé par l’obsession de son mal-être, en vient à s’auto-dévaluer, de sorte que des personnages féminins métisses (Tantine Honorine, Kolélé) peuvent affirmer que « le salut des métisses [africaines] résid[e] dans leur évolution vers des comportements européens » (Ibid. : 116) et qu’il faut se garder d’épouser des Noirs « parce qu’il [faut] progresser et tourner le dos au monde indigène » (Ibid. : 29).
Le roman lopésien met en scène des sujets métis qui s’inventent parfois une image dépouillée de tout lien avec d’éventuelles racines africaines en usant d’un lexique péjoratif. Ses récits disent ainsi le malaise de personnages africains confrontés à la difficulté de se fixer et de vivre au Nord. Aussi, Kolélé et André changent-ils plusieurs fois d’identité et de pays, en quête d’eux-mêmes et d’un milieu de vie accommodant. Ce dernier connaîtra en France « le malaise de se sentir un fruit dépareillé » (Ibid. : 134).
Le monde raconté par Lopes est une mosaïque fragmentée, une composition hétéroclite où le Nord et le Sud ne parviennent pas à se concilier. Le texte lopésien se fait l’écho d’une conversation impossible entre ces deux sociétés qui se rencontrent sans fusionner. Et même si Lopes prend la figure de héraut du métissage, ses récits décrivent un héros déchu qui fait l’expérience intime de la marginalité : le métis africain qui, au Nord comme au Sud, se voit poussé aux limites de l’altérité. Il devient alors l’allégorie de la discorde.
L’œuvre romanesque lopésienne se construit à travers une poétique qui exprime l’inquiétude, la contrariété, l’isolement, la résignation, la révolte et la marginalité. C’est pourquoi on peut affirmer qu’elle pense le monde comme « chaos [d’une] réalité » (Mudimbe-Boyi, 2011 : 121) sociale dans laquelle le sujet africain fait l’expérience de son aliénation face à un Nord oppressant. Le parcours du colonisé mène progressivement de la lumière de l’espérance à l’obscurité du désenchantement, mais on veut se rappeler, avec Jean-Paul Sartre, que « la vie humaine commence de l’autre côté du désespoir » (Sartre, 1947 : 236). Le tragique de l’opposition Nord/Sud dans le roman lopésien ne suggère-t-il pas implicitement un avenir chargé de promesses, au-delà de la nuit, par-delà les discordes?
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