Analytique du féminin postmoderne : du processus de subjectivation dans Les Mots pour le dire de Marie Cardinal

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La philosophie postmoderne s'appréhende comme un mouvement, un courant de pensée qui conteste le formalisme et le dogmatisme intellectuel, qui se met en œuvre à travers diverses pratiques aspirant à décentrer, dédogmatiser la pensée et tendant de façon générale vers la délégitimation du sujet parlant. Toujours pris et contaminé dans et par le discours, le sujet postmoderne se conçoit en termes apocalyptiques, de perte et de dispersion. L'identité apparaît dès lors comme une représentation discursive située historiquement, comme une construction. Le sujet dans son identité – c'est-à-dire identique dans sa représentation, dans sa finitude – devient une aberration, au mieux, une fiction, un mirage. Il s'agit pour la pensée postmoderne de dévoiler la représentation en ce qu'elle est ce processus qui crée du sujet. Ce qui se nomme ainsi subjectivation, est l'un des principaux champs d'investigation de la psychanalyse, discipline qui repose sur l'idée que le sujet en arriverait à se définir et se construire à travers des phénomènes et des actes qui échapperaient à sa conscience et à sa rationalité. C'est d'ailleurs ce qui est en jeu dans Les Mots pour le dire de Marie Cardinal. Nous confiant l'histoire de sa psychanalyse, l'auteur fait le récit d'un malaise dont elle traque les traces jusque dans les moments les plus lointains et les plus intimes de son enfance. S'étant présentée chez un psychanalyste à la suite de troubles physiques – elle ne cesse de saigner, suer, trembler, etc. –, ce dernier lui propose de l'aider à guérir. S'amorce dès lors une thérapie qui s'échelonnera sur sept ans, une thérapie reposant sur le contrat de ses aveux et d'honoraires substantiels. Le roman se présente ainsi comme la transcription de son analyse, mais plus encore, comme une expérience narrative où la mise en mots de son existence joue tantôt un rôle curatif et cathartique, tantôt un rôle de création de soi. Tel un livre qui se construit par les mots, Marie Cardinal adviendra, printanière, libérée, sa cohérence retrouvée.

Nous nous proposons donc de questionner l'entreprise psychanalytique telle qu'elle est mobilisée dans Les Mots pour le dire. Si de manière générale, la psychanalyse consiste en une pratique thérapeutique visant à libérer le sujet de ses troubles névrotiques et, ainsi, à l'émanciper, en le resituant dans son identité et sa souveraineté, la psychanalyse telle que menée dans le roman de Marie Cardinal ne se présente pas d'emblée comme telle. En effet, elle semble bien plus faire office d'expérience postmoderne, visant non pas à assurer la subjectivation, mais à décentrer le sujet et à le faire voler en éclat. De la sorte, il s'agira de considérer la psychanalyse qui sous-tend le roman comme cas de figure de l'expérience postmoderne, expérience qui pourrait tenir sous la question « Comment le sujet se postmodernise-t-il? ». Après une mise en contexte théorique préalable, nous aborderons la psychanalyse, telle qu'elle se joue dans Les Mots pour le dire, en trois temps : la forme autobiographique, le corps et la femme.

Postmodernisme, psychanalyse et sujet

À l'aune de la pensée postmoderne, la conception de la subjectivité telle que développée par la théorie psychanalytique s'envisage avec une certaine ambivalence. L’œuvre de Michel Foucault, que nous prenons ici comme représentant de la philosophie postmoderne, offre de la psychanalyse une critique ambiguë, voire contradictoire. Dans les premiers moments de sa production intellectuelle, principalement dans Histoire de la folie à l'âge classique et Les Mots et les choses, Foucault célèbre le rôle que la psychanalyse aurait eu dans le décloisonnement de la pensée et du discours occidental, permettant de comprendre l'esprit non plus seulement en terme de conscience, mais d'inconscience, plus seulement en terme de raison, mais de déraison. Ce faisant, sollicite l'impensé de la pensée, l'intérieur du savoir positif, en demandant si

cette Loi-Langage (à la fois parole et système de parole) que la psychanalyse s'efforce de faire parler, [ne serait] pas ce en quoi toute une signification prend une origine plus lointaine qu'elle-même, mais aussi ce dont le retour est promis dans l'acte même de l'analyse? (Foucault, 1966, p. 383).

La psychanalyse se poserait alors comme une contre-science, à l'encontre de toute science positive, et permettrait la réhabilitation de la parole du « fou », l'arrachant à l'expérience asilaire. Au lieu d'exclure cette parole, la psychanalyse la reconnaît, la place au sein d'une technique d'enquête, d'une recherche de vérité.

Avec La Volonté de savoir, Foucault opère un revirement radical de point de vue. Il reproche à la psychanalyse de fonctionner de la même manière que toute autre science normalisatrice : elle n'a pas redonné au sexe la part qui lui était due; elle l'aurait bien plutôt placé en

un des points décisifs marqués depuis le XVIIIe siècle par les stratégies de savoir et de pouvoir; [relançant] ainsi avec une efficacité admirable, digne des plus grands sprirituels et directeurs de l'époque classique, l'injonction séculaire d'avoir à connaître le sexe et à le mettre en discours (Foucault, 1976, p. 210).

Participant à la production de la folie via une prétendue logique répressive, elle constituerait à présent une technologie du pouvoir qui créerait la vérité du sexe à partir de laquelle le corps social et individuel peut être pris en charge, régulé, discipliné. Elle ferait des phénomènes psychiques inconscients des universaux anthropologiques, des invariants humains. La psychanalyse s'annoncerait avec hypocrisie comme science objective et émancipatrice, alors qu'elle ne s'appliquerait qu'à créer un sujet que l'on ne pourrait connaître encore une fois sous l'angle du normal ou du pathologique.

Cette ambivalence théorique chez Foucault semble provenir d'une oscillation entre deux fonctions qu'il attribut à la psychanalyse : à la fois principe d'enquête du pouvoir et objet de critique en ce qu'elle participe de ce pouvoir (Bissonnette, 2010, pp. 28-44). Elle agit tantôt comme analyse critique de la représentation du sujet, tantôt comme contrainte de la subjectivité, rendant le sujet dépendant de la loi et du manque : oscillation entre vérité qui émancipe et vérité qui attache, confusion entre « sujet » et « sujet à ».

Afin de résoudre cette tension paradoxale, il faudrait que nous puissions penser la psychanalyse comme technique postmoderne de subjectivation, c'est-à-dire inévitablement prise dans une dynamique de savoir/pouvoir, mais permettant également de façonner des expériences affectives propre au sujet, de forger de manière critique, en revisitant les vestiges et monuments de son passé, et en le remettant en relation avec le présent, des dispositions de savoir et de pouvoir ayant leur propre historicité (Ibid., pp. 28-44).

Autobiographie : récit de soi, technique de soi

Il se trouve dans Les Mots pour le dire que la méthode d'analyse, à laquelle est soumise et se soumet Marie Cardinal, s'apparente à une méthode revendiquée par Foucault, à savoir la généalogie. Technique d'enquête, cette dernière s'oppose à un processus historique traditionnel, positif et linéaire, au «déploiement métahistorique des significations idéales et des indéfinies téléologies. Elle s'oppose à la recherche de l'"origine" (Foucault, 2001, p. 1004). S'opérant en un double mouvement – la descente (Herkunft) et l'émergence (Entstehung) –, l'analyse généalogique s'applique à retrouver dans la multiplicité des événements passés – retenus et perdus – les conditions d'apparition des singularités du présent.

Sur le plan formel, le roman de Marie Cardinal s'engage dans ce double mouvement. À la fois auteure et protagoniste du récit, Marie Cardinal vient doter l'analyse d'une double épaisseur. L'analyse engendrée par la psychanalyse constitue tout un récit de soi pouvant tenir sous le genre autobiographique. Pour Linda Hutcheon, théoricienne du postmodernisme, l'écriture autobiographique participe d'une problématisation de la subjectivité et s'annonce comme un mode d'auto-représentation remettant en question la construction même de cette représentation (Hutcheon, 2002, pp. 38-39). En effet, la (psych)analyse vise, à travers la remémoration et le récit du passé, à saisir les moments-clés, les éléments déterminants responsables de l'état du patient. Il s'agit d'en situer l'origine, l'élaboration à l'intérieur de souvenirs, de l'imaginaire, d'une symbolique particulière. Il s'agit enfin de comprendre les répercutions psychiques de ces événements signifiants et d'envisager à partir de là la direction à suivre pour une reconstruction de soi. Cela prend l'allure d'une mise en perspective, d'une prise de distance avec soi, bref d'une re-présentation. À partir du moment où Marie Cardinal remet cette analyste en récit, qu'elle acquiert cette double épaisseur représentationnelle, il est possible de parler de re-re-présentation :

Maintenant que je me suis mis en tête de raconter ma maladie. Maintenant que je me suis accordé le suppliciant privilège qui consiste à décrire les images affreuses et les sensations douloureuses que faisait naître en moi le souvenir d'événements passés, il me semble que je suis un metteur en scène avec sa caméra qui, arrimé au bout de l'immense bras d'une grue, est capable aussi bien de descendre filmer en gros plan les détails énormément grossis d'un visage, que de s'élever au-dessus du plateau pour saisir l'ensemble de la scène (Cardinal, 1975, p. 18).

L'analyse prend sa dimension autobiographique dès lors qu'elle est transposée dans une forme littéraire. C'est comme cela que Marie Cardinal décide de raconter l'histoire de son analyse, en en faisant un roman, car « l'analyse, cela ne peut pas s'écrire. Il faudrait des milliers de pages répétées pour exprimer interminablement le rien, le vide, le vague, le lent, le mort, l'essentiel, le parfaitement simple [...] Énorme livre boursouflé avec des pages blanches » (Cardinal, 1975, p. 237). Pour reprendre les propos de Hutcheon, le rôle de la narration constitue en soi un système de conceptualisation, mettant en branle tout un processus de représentation passant par la fiction (Hutcheon, 2002, p. 47), ce qui permet d'offrir une nouvelle désignation à ce genre de procédé littéraire, celle de ''méta-analyse''. La méta-analyse comme elle se manifeste dans Les Mots pour le dire joue le rôle d'une métafiction historique à un niveau individuel et subjectif. Grâce à sa double activité, qui tend à servir des fins réelles et fictives, elle permet à la représentation non plus de faire réflexion, mais de remettre en question l'histoire du sujet et de déconstruire et de démasquer les dispositions de sa construction.

La généalogie, dans une perspective littéraire et qui se joue dans le « méta » de la méta-analyse, « permet de dissocier le Moi et de faire pulluler, aux lieux et places de sa synthèse vide, mille événements maintenant perdus » (Foucault, 2001, p. 1009), et d'ainsi procéder à l'émergence d'un être autrement réfléchi, d' un sujet qui joue de ces mille événements passés, qui en fait des outils, des dalles pour sa propre construction. Ces événements, dans Les Mots pour le dire, se matérialisent dans le langage sous forme de mots. L'écriture autobiographique, dans le cas de Marie Cardinal, c'est rechercher dans les mots leur événementialité, les comprendre dans leur acceptabilité historique, de questionner leur surface visible : « Je comprenais que les mots pouvaient être mes alliés ou mes ennemis mais que, de tout manière, il m'étaient étrangers. Ils étaient des outils façonnés depuis longtemps et mis à ma disposition pour communiquer avec les autres » (Cardinal, 2002, p. 229). Flottant ainsi dans leur hypocrisie, parodiant la réalité, ne pouvant désigner autre chose que ce pourquoi on les emploie, les mots deviennent pour Marie Cardinal acteurs pour la mise en scène de sa propre histoire :

Les mots étaient des étuis, ils contenaient tous une matière vitale […] Les mots pouvaient être des particules vibratiles animant constamment l'existence [...] Les mots pouvaient être des blessures ou des cicatrices de blessure[...] Les mots pouvaient enfin être des monstres, les S.S. de l'inconscient, refoulant la pensée des vivants dans les prisons de l'oubli […] J'avais écrit des livres avec des mots qui étaient des objets, je les rangeais selon un ordre que je trouvais cohérent, convenable et esthétique. Je n'avais pas vu qu'ils contenaient de la matière vivante (Ibid., pp. 229-231).

Écrivant cela, elle nous indique que les mots – qu'elle a employés dans le passé, et ceux qu'elle mobilise en même temps qu'elle écrit – sont le fait d'une contingence et qu'ils sont invoqués dans le cadre d'un projet bien précis : celui de la mise en récit de l'expérience subjective qui est la sienne.

Le corps : entre extase et fragment

Les mots se présentant de la sorte comme témoins et outils d'une histoire, jouent un rôle bien spécifique dans le récit de la psychanalyse de Marie Cardinal. Si l'auteure nous montre la fonction postmoderne de la méta-analyse que constitue Les Mots pour le dire, il faut à présent s'attarder aux effets engendrés par ces mots, à ce que leur événementialité, leur irruption historique singulière, produisent. Comme le mentionne Foucault,

Le corps: surface d'inscription des événements (alors que le langage les marque et les idées les dissolvent), lieu de dissociation du Moi (auquel il essaie de prêter la chimère d'une unité substantielle), volume en perpétuel effritement. La généalogie, comme analyse de la provenance, est donc à l'articulation du corps et de l'histoire. Elle doit montrer le corps tout imprimé d'histoire, et l'histoire ruinant le corps (Foucault, 2001, p. 1011).

Si, dans une perspective corporelle, la généalogie s'attarde à resituer les conditions d'apparition d'une singularité à partir d'éléments déterminants, dans Les Mots pour le dire, le corps de Marie Cardinal s'appréhende à partir de ses éléments, de ses divers organes. Les mots, en ce qu'ils sont des événements du langage, deviennent événements corporels ; le corps apparaît comme l'effet d'une histoire subjective : fragmenté et forgé par et dans des traumatismes passés. Ainsi, le clitoris est associé à la honte que Marie Cardinal a éprouvé à se masturber lorsqu'elle était une enfant ; ensuite le ventre, celui de sa mère, évoquant la colère et la violence qu'elle a ressenti à l'égard de l'avortement manqué, de sa naissance non-désirée ; puis l'anus, symbole de gêne et de colère, la rattachant au moment où son père l'a filmé, par derrière, à son insu, en train d'uriner; l'œil, le sien, celui de sa mère, de son père, représentant la discipline, assujettissement à un regard et à des valeurs qui lui ont fait violence. Enfin, le vagin, qui rappelle une agression sexuelle, se rapporte à une souffrance essentiellement féminine.

La psychanalyse s'annonce ainsi comme une expérience de descente dans les méandres de son vague corporel, dans l'espace des monuments de sa corporalité, à travers la densité de ces mots. Mais paradoxalement, il s'agit d'une expérience qui s'ancre de prime abord dans une sorte d'oubli du corps. En effet, Marie Cardinal, avant que la singularité des mots puisse lui apparaître, se voit dans l'obligation de délaisser sa matérialité, sa vie corporelle. Embarrassée et tourmentée par des saignements excessifs et des sueurs abondantes – par ce corps qui se détraque, elle se présente exsangue dans le bureau du docteur avec la ferme intention de parler de son sang, de sa condition de saignante pour se voir aussitôt replacée et se faire répondre que ses saignements ne sont d'aucun intérêt. Son « esprit libéré du sang » (Cardinal, 1975, p. 38), Marie Cardinal devra alors s'engager dans un processus à travers lequel elle sera menée à se retrouver hors d'elle-même, en extase (en ex-stase, littéralement « se tenir en dehors »), loin de la lourdeur de son corps. En effet, pendant presque la moitié du récit, le corps devient synonyme de fardeau, synonyme de lourdeur et de morbide :

Je me noyais, je n'arrivais plus à respirer, il y avait des microbes partout, des acides rongeurs partout, des enflures de pus partout. Pourquoi cette vie qui se nourrit d'elle-même? Pourquoi ces gestations repues d'agonies? Pourquoi mon corps vieillit-il? Pourquoi fabrique-t-il des liquides et des matières puantes? Pourquoi ma sueur, ma crotte, ma pisse?[...] Qu'y a-t-il de stable à part la mort? Où se reposer sinon dans la mort qui est la décomposition même? (Ibid., p. 34)

Le corps, dans les premiers moments du récit, est associé au chaos et à l'instabilité. Constamment, elle se réfère à la viscosité, la lourdeur, la puanteur l'épaisseur de son corps. À d'autres moments, elle a recours à des figure de style – à quelques égards métonymiques – pour parler d'elle, se définissant à travers des termes corporels et matériels: « la petite fille-étron » (Ibid., p. 140), « la suante », « la tremblante », « la saignante », « la palpitante » (Ibid., p. 154).

Étrangement, à l'instar de la pratique ascétique – par laquelle est prônée le dépassement du corps en vue d'une perfectibilité morale, d'une élévation de la raison et de l'esprit, vers un absolu, toujours plus près de la vérité – la psychanalyse s'avère être une pratique extatique, qui se joue par un dédoublement. Marie Cardinal nous le confie : « Pour raconter le passage […], il faut que j'éloigne la folle de moi, que je la tienne à distance, que je me dédouble. » (Ibid., p. 14). Ainsi, au fil de sa thérapie, elle se pose continuellement en extériorité, sort d'elle-même, prenant une position d'observatrice (ob-server, regarder en face), se faisant face, se rencontrant, faisant sa propre connaissance. Cette perspective sur elle-même lui permet de s'abstraire et de saisir une part d'elle à laquelle elle n'avait pas eu accès jusqu'à ce jour. C'est comme cela qu'elle rencontre la folle:

Je faisais face à la chose. Elle n'était plus aussi vague, bien que je ne sache pas la définir. [...] J'ai compris que j'étais la folle. Elle me faisait peur parce qu'elle transportait la chose en elle. [...] Une certitude était acquise ; la chose était à l'intérieur de mon esprit, elle n'était pas ailleurs dans mon corps et elle n'était pas à l'extérieur. J'étais seule avec elle. Toute ma vie n'était qu'une histoire entre elle et moi (Ibid., pp. 39-40).

Navigant dans les vestiges de son passé, elle se retrouve en enfance: « La petite fille qui se masturbait au milieu des dictionnaires, dans le soleil qui lui caressait les fesses, […] venait de naître sur le divan du docteur […], [cette] enfant qui se masturbait c'était moi » (Ibid., pp. 105-106). La petite fille la rejoint comme cela, alors qu'elle dépose « chez le petit docteur les sacs pesants de [s]a vie » (Ibid., p. 141). Elle l'accompagnera désormais dans son récit, devenant cet embryon caché qu'il s'agit de faire naître. Elle chemine ainsi dans un continuel dédoublement, vers un accouchement de soi, moment à partir duquel le corps sera revisité, retrouvé, enfin :

Maintenant je découvrais mon vagin et je savais qu'il en serait désormais avec lui comme avec mon anus: nous allions vivre ensemble comme je vivais avec mes cheveux, mes doigts de pied, la peau de mon dos, toutes les parties de mon corps, comme je vivais avec ma violence, ma dissimulation, ma sensualité, mon autorité, ma volonté, mon courage, ma gaité. Harmonieusement, sans honte, sans dégoût, dans discrimination (Ibid., p. 249).

L'expérience extatique, telle qu'engendrée par la psychanalyse de Marie Cardinal, permet d'abord de constater que le corps s'est vu oublié à travers le refoulement d'événements traumatiques ; ensuite, que le corps ne peut prendre sa cohérence et retrouver sa consistance, qu'à travers la remémoration et la démystification de ces mots qui témoignent et marquent son corps. Chez Marie Cardinal, le renouvellement des valeurs et la re-connaissance de soi et de sa corporalité doit toutefois s'accomplir à travers une fragmentation du corps et par ce qui semble être un repliement du corps sur lui-même – les mots-organes se dédoublant. À l'instar de ce que souligne Foucault, il en va d'une multiplication du corps, l'opposant à lui-même (Foucault, 2001, p. 1015).

La femme et la folle

Comme nous l'avons vu, l'analyse généalogique procède par un retour critique de l'histoire, histoire qui serait celle des corps. Cependant, ce corps ne semble pas avoir de sexe. Dans la pensée foucaldienne, le corps – lieu de la construction subjective – est sexuellement neutre, et c'est sur cet aspect de la théorie de Foucault que porte la principale critique féministe. Comme l'indique Margaret A. McLaren dans son ouvrage Feminism, Foucault and embodied subjectivity, la théorie foucaldienne de même que de nombreuses théories postmodernes, échoue à élaborer une critique du sujet féminin (McLaren, 2002, p. 2). Les rapports de pouvoir et les événements qui s'inscrivent sur le corps ne sont pas considérés dans un rapport de différence sexe/genre, laissant dans l'ombre le traitement particulier adressé à un corps de genre féminin. Or, le corps de la femme est historiquement sujet de rapports spécifiquement différents (Ibid., p. 82). Les Mots pour le dire est un roman qui se fonde sur l'histoire d'une femme. Dès lors, comment Marie Cardinal en arrive-t-elle à élaborer une technique critique qui permet à la femme de se dégager des rapports qui ont contraint sa subjectivité à une féminité forcée et qui assujettissent son corps de femme?

Dans une histoire des corps au sein de la pensée occidentale, Elizabeth Grosz souligne que les fondements de la rationalité occidentale repose sur une profonde somatophobie : le corps aurait été considéré, dès les premiers moments de la philosophie, comme un obstacle, un danger pour la raison, son développement, son progrès. Ce à partir de quoi le corps se serait envisagé et appréhendé dans un rapport dichotomique corps/raison. Ce genre de relations dualistes, où deux catégories s'opposent et s'excluent mutuellement, se seraient par la suite multipliées et superposées. Ainsi, l'ordre du corporel a-t-il été associé à la nature que l'on opposait à la culture, et au féminin que l'on opposait au masculin. La femme s'est alors retrouvée, en raison de sa sexualité et son pouvoir de reproduction, associée à cet l'ordre du corporel, mais aussi et surtout rejetée de l'ordre de la raison (Elizabeth Grozs, 1994, pp. 3-24). Le récit de Marie Cardinal s'ancre dans cette dichotomie première : « J'ai commencé à penser […] à ce que c'était d'être une femme. J'ai pensé à nos corps, le mien, celui de ma mère, celui des autres. Toutes pareilles, toutes trouées » (Marie Cardinal, 1975, p. 247). Son récit est celui d'une femme, de sa corporalité, mais c'est également celui d'une folle, selon le mot qu'elle-même emploie : celle assujettie à ses désordres physiques, celle dont la parole est irrationnelle, celle qui est hospitalisée. Cependant, sur le divan du psychanalyste, elle rencontre la folle, elle l'observe et enfin la rejoint de nouveau. En effet, la narratrice effectue un retour sur sa folie:

C'est ça avoir un vagin. C'est ça être une femme: servir un homme et aimer des enfants jusqu'à la vieillesse. Jusqu'à ce qu'on vous conduise à l'asile[...]. Ah! Oui, vraiment, la conscience de ma spécificité féminine m'en avait fait découvrir de belles! [...] je n'avais aucun rôle à jouer dans cette société où j'étais née et où j'étais devenue folle. Aucun rôle sinon donner des garçons pour faire marcher les guerres et les gouvernements et des filles pour faire, à leur tour, des garçons. Trente-sept ans de soumission absolue. […] Si je n'était pas devenue folle je n'en serais jamais sortie (Cardinal, 1975, pp. 252-278).

Ici, l'expérience de la folie, expérience essentiellement corporelle, constitue ce savoir transgressif, qui émancipe. La folie, comme résultat d'années de refoulement de désirs interdits, comme le symptôme d'une société patriarcale a crée une féminité morbide. La femme-folle se dévoile comme l'effet d'un rapport de savoir et de pouvoir qui a complétement aliéner corps de Marie Cardinal. Pour elle, la folie s'est avérée être sa planche de salut, y trouvant le lieu d'une expérience extatique et d'une redécouverte de sa féminité. La folie tient ainsi lieu de passage, traversée vers la subjectivité, transition nécessaire pour désamorcer l'effet du pouvoir. Toute dichotomie corps/esprit – folie/raison ne va plus de soi. La psychanalyse de Marie Cardinal, dans l'analyse et dans l'écriture, c'est la découverte de lieux de passage, points d'articulation entre son corps et son histoire. Dans cette optique, la psychanalyse apparaît comme technique postmoderne de subjectivation, et dans Les Mots pour le dire, comme généalogie de la femme.

Marie Cardinal ne concède pourtant pas un statut absolu à son émancipation en tant que femme. Certes, elle a bien sûr réussi à se défaire du joug du passé et de la morale bourgeoise de ses parents et à se réapproprier sa vie corporelle, enfin. Toutefois, elle garde sur l'expérience de la psychanalyse et sa féminité renouvelée un regard critique. Lors d'un accès de colère contre son psychanalyste, elle enrage de s'être sortie du carcan de la pensée bourgeoise pour retomber dans un autre carcan, celui de l'analyse, et dont son psychanalyste est l'un des gardes-chiourmes. Et son psychanalyste de lui répondre : « Au moins en êtes-vous consciente » (Ibid., p. 253). C'est ici que Marie Cardinal opère un retour critique sur sa position, qu'elle constate qu'il n'y a jamais d'émancipation absolue, sinon que des émancipations situées, le carcan se dédoublant et se reproduisant infiniment dans ses occurrences.

Le processus de subjectivation tel que vécu dans Les Mots pour le dire est un processus qui a permis à Marie Cardinal de se resituer en tant que femme mais aussi au sein du contexte historique et des rapports de pouvoir qui sont les siens. Ce processus postmoderne s'élabore à l'intérieur de la méthode psychanalytique. Bien que celle-ci tienne le rôle de science normalisatrice, où la folle doit être soignée, la psychanalyse qu'entreprend Marie Cardinal ne la libère pas d'un pouvoir oppressant et n'élimine pas à jamais l'oppresseur, mais lui offre plutôt l'occasion de se repositionner et de se retravailler à l'intérieur même des modalités de pouvoir par lesquelles elle est investie. C'est ainsi qu'elle garde la folle auprès d'elle, sans l'occulter : «Seul le docteur et moi, nous savions qu'elle existait toujours dans une coin de mon crâne» (Ibid., p. 220).

La psychanalyse offre une technique d'analyse subjective qui, chez Marie Cardinal, se dote d'une double épaisseur représentationnelle. En effet, elle aura été l'occasion de la mise en récit de sa propre analyse; analyse qui aura été à la fois descente et émergence. Ce récit de soi, comme technique de création du sujet, s'est joué tout au long du roman, à l'intérieur des dichotomies. L'opposition corps/esprit, la psychanalyse en brouille la limite : cette dernière crée des lieux de passage, du corporel au psychique, puis au corporel de nouveau. Le sujet traverse et se défini par cette traversée. L'opposition entre raison et déraison ne va plus de soi. L'expérience de la folie est apparaît comme transition nécessaire à l'émancipation du sujet, en l'occurrence de la femme. À la lumière de cette analyse, il semble donc que la subjectivité de la femme se joue dans cette traversée et que l'écriture se révèle, suite à la décente dans les dédales de son histoire, comme émergeant par cette prise de parole : « Non seulement j'avais découvert le moyen de m'exprimer mais j'avais trouvé toute seule le chemin qui m'éloignait de ma famille, de mon milieu, me permettant ainsi de construire un univers qui m'était propre » (Ibid.).

L'écriture sera ainsi advenue à l'articulation du corps de Marie Cardinal et de sa propre histoire, aura montré son corps tout imprimé d'histoire, et l'histoire ruinant le corps, celui de cette femme.

 

Bibliographie

Bissonnette, Jean-François. 2010. « Savoir, pouvoir et inconscient: de la psychanalyse comme dispositif de subjectivation », dans PhaenEx 5, no. 2, automne/hiver, pp. 28-44.

Cardinal, Marie. 1975. Les mots pour le dire. Paris : Grasset, 279 p.

Foucault, Michel. 1961. Histoire de la folie à l'âge classique. Paris : Gallimard, 583 p.

_______. 1966. Les mots et les choses. Paris : Gallimard, 400 p.

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_______. 2001. « Nietzsche, la généalogie, l'histoire », dans Dits et Écrits I, 1954-1975. Paris : Gallimard, pp. 1004-1024.

Grosz, Elizabeth. 1994. Volatile bodies: Toward a corporeal feminismBloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 272 p.

Hutcheon, Linda. 2002. The Politics of Postmodernism. New York et Londres : Routledge, 232 p.

McLaren, Margaret A. 2002. Feminism, Foucault, and Embodied Subjectivity. Albany, NY : State University of New York Press, 230 p.

 

Pour citer cet article: 

Pelletier, Laurence. 2013. « Analytique du féminin postmoderne : du processus de subjectivation dans Les Mots pour le dire de Marie Cardinal», Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/pelletier-17> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, p. 127-138.