S’il y a un aspect de The Alexandria Quartet de Lawrence Durrell (1957-1960) qui a été abondamment commenté par les critiques de l’auteur, c’est bien son exotisme outrancier. Ce récit d’un écrivain en devenir, calqué sur un Durrell qui a lui-même travaillé au Foreign Office durant son séjour à Alexandrie, est bien campé dans un système narratif carburant à l’orientalisme. Naïvement, le lecteur se laisse raconter des historiettes, des rituels et des coutumes d’outre-mer paradoxalement si étranges et si familiers : qu’il connaît sans doute depuis sa tendre enfance. Sa compréhension dépend essentiellement d’éléments qu’il connaît déjà. Il interprète les gestes des personnages alexandrins en fonction d’un répertoire culturel qui lui permet de donner du sens à leurs actes. C’est par l’intermédiaire de ce va-et-vient encyclopédique que le lecteur manipule des stéréotypes (Dufays, 2010, 23). Suivant cette perspective, cet article analyse comment le déjà-vu et le déjà-là participent à façonner le portait de l’Arabe dans The Alexandria Quartet.
Si plusieurs commentateurs n’hésitent pas à classer l’œuvre de Lawrence Durrell parmi les plus grands textes exotiques du dernier siècle (Pelletier, Moura), peu d’entre eux se sont réellement intéressés au fonctionnement de cet «exotisme». De façon générale, l’exotique, comme l’explique Moura, «peut être défini comme aptitude à être ému par le spectacle surprenant qu’offre l’étranger et comme désir d’en rendre la singularité par le moyen de l’art». Le lecteur, ajoute-t-il, reconnaît l'exotisme essentiellement par la description (Moura, 2000, 535). C’est par l’ensemble des lieux, des personnes, des actes que le lointain parvient au lecteur. Pas n’importe quel lecteur : celui anticipé par l’auteur, car il va sans dire que, par exemple pour le Quartet, un lecteur alexandrin ne ressentirait pas cette singularité de la même façon qu’un lecteur anglais.
Nous allons donc dans un premier temps examiner le profil de ce lecteur occidental à partir de la figure de l’auteur. Si les Britanniques tentent de maintenir une certaine emprise sur la région du Nil, il n’en demeure pas moins que l’Égypte est depuis l’Antiquité une porte vers l’Orient et toute sa mythologie. Mais comme nous l’avons déjà souligné, cette description de l’Orient «has less to do with the Orient than it does with “our” world» (Said, 1994, 12.). En fait, Said va plus loin et rajoute que ce qui compte, c’est notre connaissance de l’Orient, car elle fait autorité, elle domine ce même Orient et s’impose comme seule réalité. Au sujet du Quartet, James Gifford note d’ailleurs que : « [it] is an orientalist text in that it stirs ideas of the mystical Muslim world which one must admit exists primarily in the Western mind. However, this superficial image evoked for mood is quickly usurped by an Orient which is completely unknown» (Gifford, 1999). Cette méconnaissance se traduit notamment par la constante confusion (parfois volontaire) entre les cultures copte et musulmane. Dans Justine, par exemple, le narrateur révèle que plusieurs des amis de Nessim Hosnani le surnomment « Prince » (Justine, 29). Bien qu’il s’agisse d’une boutade, elle est en quelque sorte avérée par le texte. La description de Nessim qui s’ensuit s'inscrit dans une logique Europe/Orient singulière : « Yet the factors which gave him a reputation for eccentricity were neither of them remarkable to those who had lived outside the Levant » (Ibid.). Ce sobriquet renvoie donc à une vision traditionnellement occidentale d’un Arabe tout droit issu des Mille et une nuits, alors qu’en fait Nessim est Copte. De plus, au moment où le narrateur fait ce rapprochement douteux sur les manières princières de son ami, il poursuit en affirmant que celles-ci n’ont rien de particulier pour un Occidental. Or, il contredit à nouveau cette vision de Nessim : « People were inclined to attribute his manners to a foreign education, but in fact Germany and England had done little » (Ibid). Cet appel au savoir (fictionnel) sur l’Orient est nécessaire, car le « lecteur recherche […] en premier lieu une certaine conformité du texte aux stéréotypes qui forment sa compétence » (Dufays, 122). Il a dès le départ une certaine difficulté à se figurer un tableau complet du personnage de Nessim, que dédouble une « inconstance » dans la description raciale, un phénomène que Durrell entretient tout au long du Quartet, en plus de l’appliquer à plusieurs autres personnages, comme il le sera montré plus loin.
Ce scénario mettant en scène un Nessim pris entre deux civilisations n’est pas sans rappeler les origines de Lawrence Durrell lui-même. Né en Inde, il est issu d’une famille bourgeoise qui « was well integrated into the Raj and admired the sense of privilege and rank characteristic of hierarchical British society» (Kaczvinsky, 2007, 101). Si Durrell n’a jamais hésité à se moquer de l’Angleterre, qu’il surnommait Puddin’ Island et considérait comme une société pompeuse et suffisante, il n’en demeure pas moins qu’il ne s’est jamais complètement distancié des politiques et des structures sociales de l’Empire. C’est d’ailleurs depuis une île, territoire similaire à la nation-mère, que le narrateur de Justine décrit son expérience alexandrine : «On these spring mornings while the island slowly uncurls from the sea in the light of an early sun I walk about on the deserted beaches, trying to recover my memories of the time spent in Upper Egypt.» (Justine, 185) Kaczvinsky parlera d’ornementalism pour qualifier cette «hierarchy made visible, immanent and actual » (Kaczvinsky, 2007, 95). Il ne faut toutefois pas se méprendre sur Durrell : s’il fait montre d’un goût prononcé pour la hiérarchie et la mondanité, il serait faux de réduire sa position complexe à celle d’un royaliste ou d’un conservateur empreint d’un ordre déjà révolu dans le Quartet. L’écrivain Pursewarden émet semblable nuance dans Mountolive:
Today it all looks to me like a silly shadow-play, for ruling is an art, not a science, just as a society is an organism, not a system. Its smallest unit is the family and really royalism is the right structure for it—for a Royal Family is a mirror image of the human, a legitimate idolatry. I mean, for us, the British, with our essentially quixotic temperament and mental sloth. I don’t know about the others. As for capitalism, its errors and injustices are all remediable, by fair taxation. We should be hunting not for an imaginary equality among men, but simply for a decent equity (Mountolive, 439)
En ce qui concerne Durrell, il s’agit davantage d’une idéologie relevant du «chacun à sa place» et reconduisant l’importance de connaître la place de chacun dans l’Alexandrie du Quartet. Le narrateur insiste sur cet aspect dès le début de sa relation avec Justine :
It can come to nothing, this love-affair between a poor school teacher and an Alexandrian society woman. How bitter it would be to have it all end in a conventional scandal which would leave us alone together and give you the task of deciding how to dispose of me. (Justine, 28)
L’auteur a lui-même assumé semblable tâche du «who’s who» de 1942 à 1945 alors qu’il travaille au Caire et à Alexandrie en tant que Public Information Officer. C’est essentiellement à partir de cette prédisposition d’esprit que Durrell s’intéresse à l’univers hellénique de l’Égypte, car comme le souligne Lilios : « hardly any Islamic, Arabic-speaking Egyptian characters of any significance appear in the Quartet» (Lillios, 2004, 22.). En fait, le projet de Durrell est entièrement basé sur l’Alexandrie d’un personnage qu’il n’a jamais rencontré, le poète d’origine grecque Constantine Cavafy. Ironiquement, Lillios note que l’auteur avoue en entrevue avoir longuement hésité à établir le récit du Quartet à Athènes, « but it lacked Alexandria’s juxtaposition of races and cultures» (24). Cette pluralité semble plutôt anecdotique, car comme il a été souligné, le roman présente surtout la portion grecque d’Alexandrie.
Ainsi, l’Égypte que Durrell idéalise et décrit semble plaquée sur des principes et des attentes qui participent davantage à un point de vue occidental sur l’Orient à telle enseigne qu’il exclut totalement les éléments qui composent cet Orient, tels que les Arabes et les musulmans.
Nous pouvons désormais analyser la représentation de l’Arabe par l’intermédiaire de deux éléments: la posture d’écrivain de Durrell et l'exotisme en tant que tel. Si cette posture est effectivement difficile à établir en regard de ce faux-semblant d’exotisme, c’est qu’il est déjà complexe de démêler ce qui est ironique de ce qui relève de l’ignorance chez Durrell. Sans présumer des intentions de l’auteur, il est tout de même possible d’analyser le texte afin de mieux cerner ce qui compose l’effet d’étrangeté qu’il paraît d’abord naturel d’associer à l’exotisme.
L’exotisme littéraire renvoie d’ordinaire à l’extérieur de soi, à la nostalgie, au désir de rencontre de l’Autre. Daniel-Henri Pageaux en retient deux aspects : « La théâtralisation, qui change l’autre en spectacle et l’inclut dans un décor; la sexualisation, qui permet de le dominer ou de s’y abandonner» (Pageaux). Alexandrie est sans aucun doute un théâtre où «only the city is real». Le narrateur décrit chacun des personnages comme s’ils se promenaient sur une scène, notablement Justine :
And with what feeling she reached the passage where the old man throws aside the ancient love-letter which had so moved him and exclaims: “I go sadly out on to the balcony; anything to change this train of thought, even if only to see some little movement in the city I love, in its streets and shops!” Herself pushing open the shutters to stand on the dark balcony above a city of coloured lights: feeling the evening wind stir from the confines of Asia: her body for an instant forgotten (Justine, 28-29).
Sa position surélevée sur le balcon donne au passage une tonalité théâtrale. Le regard que porte Justine sur cette ville lumineuse et colorée ramène en mémoire le célèbre monologue All the World’s A Stage dans As You Like It de Shakespeare. Mais elle n’est pas seulement un observateur, elle est elle-même le centre d’attraction. Dans cet extrait, le narrateur met Justine en spectacle, lui fait répéter les gestes et s'approprier les pensées d’un personnage issu des écrits du vieux poète. Le balcon, prélude à l’amour dans l’univers shakespearien, est depuis le XIXe siècle le lieu des amours pervers tels que Baudelaire les a versifiés : « Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses, / Que ton sein m'était doux! que ton cœur m'était bon! » (Baudelaire, 1858, 152). Ces brumes vespérales ne sont pas sans rappeler le vent des confins de l’Asie exalté par le narrateur du Quartet. Cette mise en scène relève d’un exotisme sensuel et érotisé où le balcon est à la fois le lieu de l’exhibition d’une sexualité interdite et le refuge d’un rationalisme occidental qui occulte et moralise ce rapport hors norme. N’est-ce pas ce que conclut Justine en déclarant : «You talk as if there was a choice. We are not wrong or evil enough to exercise choice. All this is part of an experiment arranged by something else, the city perhaps, or another part of ourselves» (Justine, 28).
La sexualité appelle généralement dans le Quartet le laisser aller, l’abandon de soi. Dès les premières pages de Justine, Pombal résume la vie sexuelle alexandrine en ces termes : «To a Frenchman the love here is interesting. They act before they reflect. When the time comes to doubt, to suffer remorse, it is too hot, nobody has the energy. It lacks finesse, this animalism, but it suits me.» (Justine, 12) La chaleur et l’animalité sont deux éléments qui reviennent souvent sous la plume de celui que le Français désigne sous le sobriquet Brother Ass pour décrire le «baudouinage» :
I told myself in a mirror whose cracks had been pasted over with the trimmings of postage stamps. I meant of course the whole portentous scrimmage of sex itself, the act of penetration which could lead a man to despair for the sake of a creature with two breasts and le croissant as the picturesque Levant slang has it. The sound within had increased to a sly groaning and squeaking — a combustible human voice adding itself to the jostling of an ancient wooden-slatted bed. This was presumably the identical undifferentiated act which Justine and I shared with the common world to which we belonged. How did it differ? How far had our feelings carried us from the truth of the simple, devoid beast-like act itself? (Justine, 151)
L’entremêlement des mots « croissant » et « Levant » associe explicitement l’exotisme à l'érotisme. Il procède en outre de la dynamique déjà notée opposant la relation raisonnée que le narrateur qualifie de «greek passion-love» (Justine, 137) à un monde «faintly warm and sticky inside», à l’image du tarbush1 qu’il ramasse quelques instants avant cet épisode.
Si ces exemples montrent bien que le narrateur tente de romancer et d’orientaliser son récit afin de séduire un lectorat occidental prédisposé aux récits empreints de charme oriental, une lecture attentive du Quartet dévoile un mécanisme beaucoup plus complexe en ce qui a trait à l’usage de cet effet d’exotisme. Bien qu’il revête les caractéristiques d’un « théâtre bariolé », pour reprendre les mots de Moura, l’exotisme de Durrell s’avère un artifice, une « réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance » (Segalen, 1978, 38).
L’interprétation commune du récit du Quartet s’aligne sur celle du narrateur, suivant ainsi un dessein déceptif. L’exotisme ne s’y réduit pourtant pas à un ornement attrayant, mais recouvre ce que Victor Segalen nomme « le sentiment que nous avons du Divers » (385). Il identifie de cette façon la complexité du dehors et du rapport à l’Autre que Durrell se propose d’explorer dans son œuvre et qu’il exprime notamment par l’intermédiaire de Justine :
“Look! Five different pictures of the same subject. Now if I wrote I would try for a multi-dimensional effect in character, a sort of prism-sightedness. Why should not people show more than one profile at a time?” (Justine, 28)
C’est à cette multiplication cubiste des facettes d’un même profil que s’attache le narrateur dans le premier tome du Quartet. Entre celles-ci, des interstices demeurent pourtant : l’œuvre de Durrell est ainsi parsemée de blancs qui rendent difficile la circonscription des objets schématisés dans le texte, suivant une stratégie d’écriture nommée indétermination. S’il y a indétermination dans les objets schématisés, c’est qu’il y en a déjà dans la perception de ceux-ci.
Wolfgang Iser considère l’indétermination comme une condition fondamentale de la communication, ajoutant qu’« elle permet la participation du lecteur à l’intention du texte » (Iser, 1976, 55.). Elle stimule l’imagination du lecteur, qui doit suppléer au texte pour pouvoir continuer sa lecture. Rachel Bouvet remarque que, chez Iser, l’indétermination doit toujours être résolue (Bouvet, 1998, 9). Or, l’analyse du texte fantastique montre que ce n’est pas toujours le cas. Bouvet distingue deux types d’indétermination dans les recherches d’Ingarden et Iser : 1) les négations primaires qui consistent en les transgressions de l’ensemble des connaissances et du bagage culturel du lecteur; 2) les négations secondaires qui sont le produit des stratégies d’écriture et des configurations sémantiques du lecteur. C’est cette deuxième catégorie qui intéresse particulièrement Bouvet et pousse la théoricienne à l’explorer dans le cadre du texte fantastique où la négation secondaire rend impossible la résolution d’un texte en plus de dévoiler au lecteur sa propre position dans les rouages de celui-ci.
Bertrand Gervais rappelle que les indéterminations dépendent du mode de lecture et insiste quant au choix que le lecteur doit faire : « comprendre mieux ou progresser plus avant» (Gervais, 2006, 43). Ces deux régimes ont des motivations différentes. À ce sujet, Bouvet, s’inspirant de Gervais, distingue la lecture-en-progression de la lecture-en-compréhension. La première est gouvernée par le désir de se laisser emporter par le récit, de suivre l’intrigue. Il s’agit d’une lecture minimale qui forme des illusions cognitives. La lecture-en-compréhension exige pour sa part de comprendre et de prendre son temps.
Dans cette perspective, si le premier tome du Quartet est au départ fragmentaire, il se développe rapidement dans la seconde partie une trame narrative créant un certain suspense quant à la relation de Darley et Justine et à l’éventualité que Nessim, instruit de cela, en vienne à commettre l’irréparable. Cette tension est dénotée dans un style haletant en plus d’être accompagnée de plus en plus de révélations sur la possible double vie que mènent certains personnages (Cohen qui est à la tête des services secrets, par exemple). Le lecteur du Quartet procède donc avant tout selon une « lecture en progression » et se préoccupe conséquemment peu des blancs dans la narration.
Cette analyse du mode de lecture laisse bien sûr en suspens plusieurs questions au sujet du processus propre au lecteur du Quartet. Lire la suite du récit ne fixe pas le sens de celui-ci. En fait, Balthazar, Mountolive et Clea offrent des issues distinctes aux intrigues du premier tome sans nécessairement se contredire tout à fait. Ces différentes réalités coexistent même, dans une certaine mesure. Si c’est toutefois le cas, pourquoi le lecteur n’est-il pas complètement désorienté? Comment peut-il encore suivre la lecture anticipée par l’auteur comme un train déroule sous lui les rails? Après tout, pour que le roman leurre son lecteur comme il le fait, il faut qu’il l’ait bien conduit jusqu’au piège que lui tendait l’auteur. L’exotisme participe à la mise en place de cette mécanique.
Il importe de considérer la question du genre littéraire. Selon Dufays, le genre est un « ensemble plus ou moins organisé de séquences stéréotypées et de topoï qui permet de structurer une série illimitée de discours» (Dufays, 101). Le genre auquel appartient avant tout le Quartet est le récit de voyage. Moura le classe plus précisément dans la rubrique du récit de voyage rétrospectif (Moura, 597.). Justine débute notamment avec cette declaration :
I have escaped to this island with a few books and the child — Melissa’s child. I do not know why I use the word “escape”. The villagers say jokingly that only a sick man would choose such a remote place to rebuild. Well, then, I have come here to heal myself, if you like to put it that way… (Justine, 17)
C’est ainsi que s’amorce ce premier retour en arrière raconté dans un style fragmentaire rappelant le carnet de voyage. Considérant le fait que le narrateur s’installe sur une île, le choix du mot «escape» est effectivement particulier, puisqu’il va à l’encontre du récit plus commun depuis le XVIIIe siècle de Daniel Defoe ou de Jonathan Swift. L’île n’est plus le lieu dont il faut s’échapper, elle ici est un refuge, un hospice pour le voyageur.
Évidemment, ce genre produit son lot d’exotisme. Il carbure à l’effet d’étrangeté en employant une toponymie étrangère, la rue Fuad ou le lac Mareotis par exemple, ou encore en utilisant un vocabulaire issu d’autres langues : «tarbush, croissant, Bab, etc.» Mais il renvoie aussi à du déjà-vu/déjà-connu :
Justine had a child, by whom I do not know. It was kidnapped and disappeared one day. About six years old. A girl. These things do happen quite frequently in Egypt as you know. Later she heard that it had been seen or recognized and began a frantic hunt for it through the Arab quarter of every town, through every house of ill-fame, since you know what happens to parentless children in Egypt. (Justine, 82)
L’usage redoublé en quelques lignes du «you know» fait appel aux idées reçues du lecteur, une première fois en mettant de nouveau à l’avant-plan cette vision d’un pays inhospitalier et barbare, la seconde en faisant un rapprochement douteux entre l’exploitation sexuelle des enfants et les quartier arabes. Ce stéréotype a pour but de stimuler la réaction «passive» et «automatique» du lecteur à l’univers référentiel du texte. Si c’est avant tout par la récurrence que les stéréotypes fonctionnent, Dufays a également répertorié, notamment grâce aux études d’Amossy (le discours clichés, 1982), cinq fonctions de ceux-ci :
1) comme ils sont aisément reconnaissables, ils donnent une impression de clarté, d'univocité, et accélèrent ainsi le rythme de la lecture;
2) comme ce sont aussi des signaux génériques, ils orientent l’attention du lecteur vers des horizons de sens familiers;
3) ils favorisent la production de l'illusion référentielle, contribuent à l'effet de vraisemblance et de réalisme, libèrent des significations conformes à la conception que le lecteur se fait du réel ;
4) ils stimulent l'identification du lecteur aux personnages de la fiction en lui proposant des situations qu'il reconnait comme conformes à son expérience ou à ses fantasmes;
5) comme les lieux communs de la rhétorique ancienne, ils confèrent au discours qui les emploie une certaine force argumentative (Dufays, 230).
Ainsi, ces clichés exotiques ont avant tout dans le Quartet une fonction ornementale, en particulier lorsque le narrateur, se sentant épié par les hommes de Nessim, demande à One-eye Hamid si l’homme qu’il a aperçu correspondait au signalement de l’un des hommes de son ami copte et conclut non sans une certaine pointe de racisme : «but it also might have been any of the 150,000 inhabitants of the province» (Justine, 122) Suivant cet énoncé, le personnage de Selim serait interchangeable avec n’importe lequel des 150 000 Arabes de la région. De plus, le mot «master», employé pour décrire la relation entre Hamid et Darley, renvoie une fois de plus à un imaginaire de la servitude propre au monde arabe qu’exacerbent à la fin du XIXe siècle plusieurs peintres français ayant visité le Moyen-Orient ou le Maghreb, notamment Benjamin-Constant.
En ce qui concerne ce préjugé culturel, Dufays note que «toute lecture est d’emblée conditionnée par des préjugés ou par des habitudes contractées lors de lectures antérieures» (Dufays, 219).Ces lectures exotiques antérieures sont d’ailleurs soulignées dans Balthazar:
This robust mind was far from splenetic though its judgements were harsh. I have seen him so moved in describing Joyce’s encroaching blindness and D. H. Lawrence’s illness that his hand shook and he turned pale. He showed me once a letter from the latter in which Lawrence had written: “In you I feel a sort of profanity — almost a hate for the tender growing quick in things, the dark Gods….” He buckled. He deeply loved Lawrence but had no hesitation in replying on a post-card: “My dear DHL. This side idolatry — I am simply trying not to copy your habit of building a Taj Mahal around anything as simple as a good f—k.” (Balthazar, 283)
Dans le dernier extrait, Durrell en profite pour moquer la surenchère stylistique de son compatriote, D. H. Lawrence, qui visite dès 1919 l’Australie, l’Italie, Ceylan, les États-Unis, le Mexique et le Sud de la France. La carrière de Lawrence le mène à écrire plusieurs textes, souvent à caractère érotique, explorant les thèmes du voyage, de la nature et de l’exotisme.
La remarque ironique sur l’écriture de D.H. Lawrence démontre que Durrell est bien conscient de l’effet produit par les clichés exotiques qu’il utilise pour construire son récit. En fait, l’exotisme chez Durrell a une double, voire une triple fonction. La fonction au premier degré a déjà été notée qui maintient le lecteur dans un processus «passif» afin qu’il puisse progresser, mais existent aussi deux fonctions plus subversives. Dufays parle alors d’une énonciation aux deuxième et troisième degrés. Au deuxième degré, l’énoncé est présenté comme un déjà-dit dont nul n’est dupe. Celui-ci est traité façon ludique ou ironique. L’extrait raillant D.H. Lawrence et sa vision du Taj Mahal relève de cette catégorie. L’énoncé au troisième degré présente le stéréotype d’une manière complexe en le traitant alternativement ou simultanément comme un signe ordinaire et comme une citation. Deux opérations découlent de ce procédé : l’identification du procédé formel et l’interprétation de la valeur qu’accorde l’auteur au stéréotype (Dufays, 227).
Cette double fonction de l’exotisme, là où elle semble créer de l’étrangeté, permet au lecteur de poursuivre sa lecture malgré certaines indéterminations, pour ensuite se révéler être une mystification qui a profité de ses automatismes. De nombreuses scènes du Quartet participent de ce procédé.
C’est le cas du récit de Narouz, le frère de Nessim. Introduit pour la première fois dans Balthazar, il est l’un des personnages qui suscitent le plus de sentiments contradictoires chez le narrateur :
But when he raised his head to look at him, you saw at once what it was that had ruled Narouz’s life like a dark star. His upper lip was split literally from the spur of the nose — as if by some terrific punch: it was a hare-lip which had not been caught up and bared in time. It exposed the ends of a white tooth and ended in two little pink tongues of flesh in the centre of his upper lip which were always wet. His dark hair grew down low and curly, like a heifer’s, on to his brow. His eyes were splendid: of a blueness and innocence that made them almost like Clea’s: indeed his whole ugliness took splendour from them. He had grown a ragged and uneven moustache over his upper lip, as someone will train ivy over an ugly wall — but the scar showed through wherever the hair was thin: and his short, unsatisfactory beard too was a poor disguise: looked simply as if he had remained unshaven for a week. It had no shape of its own and confused the outlines of his taurine neck and high cheekbones. (Balthazar, 251)
Cette description qui fait de lui un animal contraste avec celle du « Prince » Nessim. Le narrateur insiste sur l’aspect bestial de Narouz, notamment lorsqu’il traite du désir qu’éprouve ce dernier pour Clea. Le jeune frère de la famille Hosnani mène de plus la vie d’un « Coptic squire, never stirring from Karm Abu Girg where the Hosnani lands marched with the fringe of the desert » (Ibid.). Il incarne ce que Moussa nomme le mythe « du bédouin vivant librement au désert, dans un espace rêvé comme une Nature primitive, encore préservée» (Moussa, 2006, 246.). Plusieurs auteurs ont contribué à constituer cet imaginaire, comme Ferdinand Freiligrath avec Si j’étais sous le charme des portes de La Mecque (1836), de même que des chercheurs, comme Aflred Brehm avec Reise-Skizzen… (1855). Caroline Cazanave fait remonter à la chanson de geste l’apparition de ce mythe (Cazanave, 1988, 62.). L’épopée médiévale regorge de récits d’affrontements entre chrétiens et musulmans. L’Église de Rome attribue sans discernement le nom de Sarrasins aux païens issus d’Afrique, d’Asie et du Nord et du Nord-Est de l’Europe (Bancourt,, 1982, 1-32.). Cazanave met au jour la vision particulièrement raciste des trouvères :
Le portrait du mécréant-type verse immédiatement dans l’outrance. L’horrifique, lorsqu’il est extravagant, ne peut-être que drolatique. On berce sa peur en se donnant des raisons de rire. Le Sarrasin ploie sous une accumulation de traits singuliers qui le ridiculisent et lui font perdre toute crédibilité. Sa peau est d’une noirceur qui dépasse en profondeur celle de l’encre, de la mûre, de la poix fondue ou de la sauce au poivre; ses yeux sont séparés par un entr’œil prodigieux; ses narines sont assez larges pour qu’on y cache l’œuf d’une oie; ses oreilles forment un réceptacle si accueillant qu’on y pourrait engloutir la moitié d’un setier de blé et s’épanouissent si bien qu’en cas de pluie elles peuvent s’en servir de capuchon; sa bouche est une gueule fendue; ses dents lorsqu’elles s’entrechoquent font plus de bruit qu’un marteau sur l’enclume, etc., etc. Bref, le Sarrasin est d’autant moins redoutable qu’il est plus monstrueux (Cazanave, 1988, 63).
Malgré les siècles qui ont passé, une part de ces stéréotypes demeure vivace dans l’imaginaire social occidental. Le portrait du Sarrasin dans la chanson de geste est similaire à celui qu’en tire Darley à partir de la lecture des notes de Balthazar sur Narouz. Il n’en demeure pas moins que cette description du frère de Nessim est une diversion. Elle cherche avant tout à taire les raisons qui conduisent à sa mort. S’il est souvent présenté comme une menace à cause de son tempérament imprévisible, ce n’est pas parce qu’il est un être barbare, mais plutôt un dévot, élément qui ne prend tout son sens que dans Mountolive. Durrell entretient pour lui comme pour Nessim la confusion quant à l’origine de la famille Hosnani. Il laisse le lecteur confondre les Coptes avec les Arabes musulmans en cumulant les descriptions déceptives et les clichés. Ce n’est qu’au terme du roman que le lecteur peut enfin comprendre que cet épisode, auparavant réduit à l’euthanasie d’une bête, relève plutôt d’un complot politique à l’ampleur jusqu’alors insoupçonnée.
La représentation de l’Arabe dans le Quartet met en relief l’usage de stéréotypes à des fins déceptives. Ce bédouin fantasmé n’est que de la poudre aux yeux afin de permettre une continuité narrative relative. Il n’en demeure pas moins que ce détournement de deuxième et troisième degrés du stéréotype ne réhabilite jamais vraiment l’image que le lecteur peut se faire de l’Arabe. Il est par ailleurs renforcé par le personnage musulman le plus important, Memlik Pasha, et qui est décrit comme un être qui ne sourit jamais, « morbidly superstitious », et « incurably venal » (Mountolive, 601). L’autre chez Durrell ne s’expérimente pas par le divers comme chez Segalen, mais par la reconnaissance du même à travers une culture hellénique qui supplante un cosmopolitisme déceptif et ostentatoire.
Corpus
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