Au début, l’engagement est celle énergie, investie auprès des autres, pour d’abord se convaincre soi-même de sa propre pertinence en ce monde ou de s’interroger sur sa très empruntée appartenance à la société dans laquelle nous vivons. Évidemment nous privilégions le milieu qui semble le moins réfractaire à nous accepter. L’engagement est cette approbation recherchée à l’extérieur de soi, cette preuve d’un sens qui semble orienté depuis ce que nous appelons nos valeurs personnelles — valeurs qui, de fait, sont un héritage et un amalgame arbitraire des lignes de notre éducation et de notre milieu d’origine — ou qui s’y opposent. On met à l’épreuve ce qu’on croit sentir d’autre. On se met à l’épreuve des autres pour se prouver à soi-même une manière d’exister, une façon de penser que nous voulons personnelle. L’engagement est ce jeu social, parfois tragique, face à un ordre de pouvoirs multiples — que nous acceptons ou pas — et où l’on a pour seule mise soi-même.
Bien souvent, un engagement, qui nous a réussi, revient à nous donner une forme de pouvoir sur les autres, sinon une ascendance, une autorité qui semble naturelle mais dans laquelle on peut s’enfermer et se figer. L’immobilisme n’est pas le dernier défaut du pouvoir, une fois qu’on croit l’avoir ou y participer. On s’est donné raison et on risque de s’y asseoir, bouffi d’une importance toute relative ou se gargarisant d’une renommée très temporaire devant les désordres, les horreurs et les injustices persistant.
Par ailleurs, on peut tout aussi bien se braquer, se crisser, se racrapauter dans une vindicte monomaniaque si l’on n’a pas réussi à convaincre les autres du bien-fondé de notre volonté d’action dans te ou tel sens. On se rebiffe, on se bétonne ou on s’avachit dans une attitude fermée à l’autre, aux autres. Et l’engagement qui, au départ, prétextait une ouverture vers d’autres avenues, devient une impasse de renfrognements atrabilaires, de frustrations faisandées, de dépressions saturniennes.
C’est ici que j’aimerais amener ce qui m’apparaît comme devant être le fondement de tout engagement, même si c’en est presque un lieu commun : le refus de l’inégalité des forces en place, au pouvoir. Inégalité induite par un sentiment ineffaçable d’injustice et, plus profondément, par l’intuition indélébile d’une injustesse personnelle. Injustice et injustesse — voilà pour moi deux mots clés. Celle-ci, l’injustesse, témoigne de l’impression de l’inapproprié de notre vie, de la sensation d’une im-pertinence individuelle et cela peut nous mener à projeter, sur l’extérieur, une grille d’interprétations aboutissant à un constat, très généralisant, d’injustice. Pas toujours, mais bien souvent.
Entre en jeu, ici, ce bien connu ballottement entre posture et imposture, qui se confondent et nous confondent, qui nous troublent mais qui est en même temps le ferment d’une remise en question de soi face aux autres et au monde. On se coletaille avec la pensée, quoi… et c’est peut-être là, entre soi et soi-même, que l’on commence à articuler une certaine dialectique entre un engagement imaginaire et un engagement pratique. Car, si je veux être juste avec les autres, il faut bien que je commence par l’être avec moi-même — tout engagement bien senti commence par soi-même.
De là, on pourrait bien sûr s’interroger sur cette fameuse culpabilité judéo-chrétienne. Mais je n’irai pas dans ce sens. D’autres en ont parlé et en parlent beaucoup mieux que moi. De toute façon, je ne me sens plus coupable de vivre, je ne me sens capable que d’être. D’être ici et là, selon l’aléatoire des circonstances de la vie. D’être parmi les autres êtres, les minéraux, les végétaux, les animaux et tous ceux dont même sens n’ont même pas le sens. D’être avec eux. Avec sympathie et compassion, et joie si possible. Sympathie, du latin sympathia : fait d’éprouver les mêmes sentiments; du grec sumpatheia : participation à la souffrance d’autrui. Et compassion : souffrir avec — la passion étant, par son étymon, la souffrance. Eh oui, je reste tout de même, de par ma langue, gréco-romain.
Donc, sympathie et compassion (et joie), m’amenant à m’identifier à ceux qui ont le même sentiment que moi et/ou qui semblent souffrir de la même chose. Cette reconnaissance mutuelle conduit à la nécessité d’une connivence, d’une complicité et plus avant, d’une communauté d’esprits. On se frotte les antennes, on se réunit et cette communauté se noyaute en un îlot de résistance contre tout ce qui dénie la souffrance bien réelle, de soi comme des autres. Communauté d’action, communauté littéraire ou communauté d’action littéraire.
Qui dit résistance, dit prise d’armes et les seules armes que je puisse envisager sont les mots — les mots, c’est comme des armes, disait Léo Ferré. C’est ainsi que, fort de mon arsenal gréco-romain, la poésie s’est imposée à moi. Lisant et écoutant les autres poètes, je me suis identifié à eux et j’ai senti l’urgence d’être des leurs, si je ne voulais pas rester coincé dans une vie qui manque de justesse.
La poésie, oui, pour son côté direct, rentre-dedans, qui n’a pas peur de sortir des autoroutes, de passer à travers champs, voire même parfois d’être hors champs. Le poème, pour cette voix hors-champ, cette voix-off qu’on ne voit pas mais qu’on entend, qu’on peut entendre de façon inouïe. C’est par là que mon engagement s’est clarifié avec les ans. Après avoir couché sur papier et publié des mots et des maux, il y a eu cette nécessité du faire-entendre, du vouloir-faire-écouter cet inouï. D’où un engagement dans l’oralisation du poème, dans sa vocalisation. De mes poèmes comme ceux des autres, ceci par le biais de lectures publiques, de festivals, de spectacles musico-poétiques et multimédias, de disques et de livres-disques, de rencontres dans les écoles secondaires, cégeps et universités, de voyages hors de Montréal et du pays.
Parlant de voyages, une petite parenthèse. C’est en Amérique Latine, au Mexique et à Cuba surtout, que j’ai cru mieux percevoir toute la pertinence et l’importance de a puissance des mots face à la corruption et à la pauvreté. Être poète, dans ces pays-là, veut vraiment dire quelque chose : c’est le pouvoir des mots contre les mots du pouvoir. Encore là, c’est la souffrance qui décide de réagir. Dans nos chères contrées, dites démocratiques mais surtout auto-satisfaites d’elles-mêmes, on se fait souvent dire — après s’être présenté comme poète : « — Ouais, mais comment tu fais pour gagner ta vie? — Je gagne ma vie à ne pas me laisser anesthésier par le monolithique, le ronflant, l’uniformisant, le réconfortant, l’indérangeant et tout ce qu’il est convenu de ne pas questionner. » Fin de parenthèse.
Certes, je suis souvent découragé du peu de place accordée, par les pouvoirs médiatiques surtout, à cet inouï dont je parlais tantôt. Mais je persiste et je signe, par écrit et vocalement : chaque véritable poème est pour moi autant le dernier que le premier, chaque poème est simultanément un testament et une déclaration de naissance, envers et pour tous. C’est là mon engagement premier, pratique, quotidien, définitif et je dirais même inconditionnel envers ce qui me paraît être la condition sine qua non d’une vie meilleure, c’est-à-dire la reconnaissance nécessaire, vitale, fondamentale de la beauté sous toutes ses formes. Le poète est un recycleur de mots, un écologue du logos, un passer de beauté — car nous sommes tous et avant tout des mendiants de beauté.
Beauté : sans elle, il n’y a pas d’avenir, alors c’est « résister ou disparaître ». RÉSISTER OU DISPARAÎTRE, c’est aussi le titre d’un manifeste que j’ai cosigné avec l’artiste visuel Michel Depatie et les poètes Joël Pourbaix et Paul Chamberland. Manifeste qui se conclut sur ces mots — et ce sera aussi ma conclusion — :
Un seul mot de moi à toi, de toi moi, et l’univers reviendra battre dans nos veines. Nous n’aspirons pas plus à un grand poème que l’œuvre de guérison et d’invention d’un séjour terrestre enfin accordé à la dignité et à la beauté intrinsèque de chacun. Voilà pourquoi nous nous sommes engagés à pratiquer ce précepte :
Tu n’humilieras personne
Tu parviendras ainsi au bout de ton chemin
Fais acte de tendresse gratuite :
va au-devant de ce que tu n’as jamais pensé être,
abandonne-toi è tout ce que tu vois ne pas être toi.
Ne cache pas le soleil au soleil.
Ta seule dette est envers la lumière,
qui n’a jamais attendu de toi
que de faire un pas avec elle.
Tu es la mémoire de l’avenir
si tu n’opposes pas ton présent
à l’avenir de la mémoire.
Acquelin, José. 2009. «Engagement: imaginaires et pratiques», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/acquelin-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Acquelin, José. 2009. «Engagement: imaginaires et pratiques», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 157-160.