De ses premiers écrits dans France Observateur en 1957 à son avant-dernier essai, intitulé Écrire, paru en 1993, trois ans avant sa mort, Marguerite Duras s’est engagée dans de nombreux combats collectifs : la Résistance, le communisme, la lutte pour l’Indépendance de l’Algérie, le mouvement gauchiste de Mai 68, le féminisme, le « mitterandisme » et la lutte contre le racisme. Elle fut d’ailleurs membre du Parti communiste français et elle s’impliqua dans le Comité d’action étudiants-écrivains en 1968. S’il n’y a pas de doute quant au fait qu’elle fut une écrivaine engagée, nous remarquons pourtant dans son œuvre non fictionnelle le leitmotiv du « désespoir politique1 » (Duras, 1981, p. 191). Mais, étrangement, ce désespoir politique semble se révéler chez elle moins à travers le désengagement progressif d’une idéologie que d’un groupe politique.
La sociologue de l’art Nathalie Heinich explique la perception que les écrivains et les non-écrivains ont de l’appartenance au groupe, véritable marque de distinction entre le dedans et dehors, les élus et les exclus :
[…] l’appartenance à un groupe fait rêver les écrivains qui ont le sentiment de ne pas y avoir accès, de même que l’appartenance au « milieu » littéraire peut faire rêver tous ceux — écrivains ou non-écrivains — qui s’en sentent exclus. Car l’accès au milieu peut, de l’extérieur, être perçu comme une ressource prestigieuse, apte à manifester la rareté de ses membres par rapport au monde anonyme et indifférencié des simples citoyens. (Heinich, 2000, p. 146-147.)
C’est précisément ce que Marguerite Duras remarque au sujet de l’impression contradictoire que le Parti communiste français laisse. Ainsi, elle oppose la perception positive que les non-membres ont du Parti à sa décevante expérience de membre lorsqu’elle dit : « Du dehors, toute cette institution, cet ordre, cette obéissance, cet endroit mort où plus aucun vent de révolte ne souffle, ça reste impressionnant. Quand on y est allé, on voit le toc que ça représente, l’exploitation. » (Duras, 1977, p. 119.)
Aussi, elle confie que son expérience au sein du Parti communiste français fut marquée par la censure :
Je m’interdisais toute sauvagerie, alors que je savais très bien que, lorsqu’on me donnait un ordre, de faire du porte-à-porte, de faire des prises de paroles, etc., je savais très bien qu’en moi il y avait quelqu’un qui criait qu’elle refusait mais que ce quelqu’un, cette contradiction, mon propre gauchisme à moi, je l’assassinais complètement. (Ibid., p. 117.)
L’écrivaine insiste d’ailleurs sur le manque de liberté des membres au sein du Parti communiste français, qu’elle décrit comme une prison : « Quand j’étais au P.C., sept ans, huit ans, c’[était] complètement autistique […]. Je m’étais complètement enfermée dans des interdits de toutes sortes. » (Ibid., p. 117, 120.)
Elle montre également que le Parti communiste est fortement hiérarchisé. Nous retrouvons d’ailleurs dans les descriptions de son expérience au sein de ce groupe politique des mots — « institution », « ordre », « obéissance », « obédience familiale » — se rattachant au thème de l’ordre. Dans la même veine, Marguerite Duras va jusqu’à s’élever contre le caractère déshumanisant de cette institution qui détermine le destin de ceux qui en font partie :
Au P.C.F., je continuais à être dans une obédience familiale ou maritale et ce n’est pas un fait de femme, ça, parce que tous les membres du P.C. sont dans ce cas. Pour moi, maintenant, appartenir à un groupe politique, c’est l’équivalent d’une névrose; c’est se loger quelque part afin d’être porté, c’est se mettre entre les mains d’une machine à porter. (Ibid., p. 117.)
La réserve de Marguerite Duras à l’égard de l’insertion dans un groupe peut s’expliquer par la tension entre deux régimes de valeurs antinomiques, le régime de singularité et le régime de communauté, concepts que nous empruntons à la sociologue Nathalie Heinich : « […] la création en régime de singularité impose de privilégier la réalisation de l’œuvre — dont l’évaluation doit être laissée à l’arbitrage du temps, où se joue la postérité — par rapport à la réussite de la personne — qui dépend de l’espace relationnel, où se joue la notoriété. » (2000, p. 142-143.) De ce point de vue, l’écrivain qui se situe du côté du régime de singularité privilégie la solitude ou des relations avec un groupe restreint de pairs. De plus, le régime de singularité condamne les valeurs associées au régime de communauté comme l’appartenance à une collectivité, les liens avec autrui, la réussite personnelle de l’écrivain et la fréquentation du milieu littéraire.
Il semble que l’affrontement entre ces deux régimes de valeurs se concrétise dès lors que l’écrivain est confronté au groupe. La perception que l’écrivain a de lui-même se heurte alors à celle d’autrui. Et comme le groupe politique épouse les valeurs de la communauté et par conséquent s’oppose aux valeurs de la singularité, Duras ne peut que s’en dégager.
Si de l’extérieur l’accès au groupe est perçu comme une marque de distinction, Nathalie Heinich précise :
[…] la fréquentation de ce même milieu, dès lors qu’on y a accès, se vit au contraire comme un facteur de mélange entre les êtres, d’indifférenciation entre pairs, qui fait obstacle au travail de singularisation propre à une authentique création. Mais le privilège accordé au groupe […] est lui-même discréditable par les écrivains qui appartiennent au groupe […] [car il est] synonyme de mise en commun, donc de désingularisation. (Ibid., p. 146-147.)
Comme plusieurs écrivains de son temps, engagés dans la résistance à la guerre d’Algérie et dans la lutte anticolonialiste, Marguerite Duras s’est impliquée dans le mouvement révolutionnaire international en 1968 en plus d’être membre du Parti communiste français. Dans le texte « 20 mai 1968 : texte politique sur la naissance du Comité d’action étudiants-écrivains », Duras critique ce collectif auquel elle a appartenu en dénonçant le fait que le Comité faisait, pour reprendre ses mots, la « promotion de la dépersonne » (1968, p. 82), en dépossédant ses membres de leur individualité pour en faire des êtres interchangeables. En effet, les membres du Comité écrivaient des textes en commun. Or, la signature est justement ce qui fait la singularité d’un auteur en le sortant de la condition commune. Et comme l’écrivain ne veut pas être mis en équivalence avec d’autres, lui refuser sa signature signifie le ramener à la condition de simple citoyen.
Marguerite Duras fournira les raisons du rejet de ce texte par le Comité d’action étudiants-écrivains : « Il a été jugé soit trop “personnel”, “littéraire”, “malveillant”, “faux” ». (Idem.) Fait intéressant, ce texte fut à l’origine de la dissolution du Comité.
À l’instar du Comité d’action étudiants-écrivains, le Parti communiste méprise la singularité de l’artiste. C’est pour cette raison, selon Duras, que les artistes doivent se cacher pour pratiquer leur art : « On le sait, on peint, on écrit dans des cachettes de grandes villes russes, comme des criminels. » (1987, p. 164), dit-elle dans « Le malheur merveilleux ». Marguerite Duras confie d’ailleurs :
Dans les premières années de mon appartenance au P.C., j’ai caché que j’écrivais. […] je n’osais pas dire que j’avais fait l’université. On m’a appris à mépriser. À mépriser les réactionnaires, les trotskystes, à mépriser les riches, les écrivains, les intellectuels, les croyants, pendant huit ans, on m’a appris ça. (1977, p. 118-119.)
Cette déconsidération à l’égard des intellectuels et des créateurs s’explique par le fait que les valeurs de singularité incarnées par la création étaient niées par le Parti communiste parce qu’elles s’opposaient au nivellement égalitariste. C’est que l’écrivain était perçu comme un être dont l’identité ambiguë échappait aux définitions précises et qui, comme les sorcières au temps de l’Inquisition, avait le pouvoir de détourner les membres de l’idéologie dominante prônée par le Parti.
Dans le même ordre d’idées, Marguerite Duras parle des écrivains comme des victimes d’une chasse aux sorcières :
Ils étaient eu égard aux écrivains et aux lecteurs comme les hommes, avant, avec les Sorcières, il y a des centaines d’années. L’écrivain, à leurs yeux, c’était un être féminin capable d’ambiguïté, de dualité profonde pour déjouer la pureté de la règle générale, celle de l’hygiène mentale décrétée. Ambiguïté, dualité, mots suspects entre tous, ils ne les entendent pas, ils ne les comprennent pas. (1987, p. 165-166.)
Dans la même veine, l’exemple suivant illustre le fait que le groupe politique nie les lieux communs du régime de singularité comme la créativité, l’individualité ou encore l’irréductibilité des individus à la société au nom d’un idéal de justice et d’égalité :
Chez les militants que j’ai connus, j’ai très rarement rencontré des lecteurs de livres, je n’ai rencontré que des lecteurs de lectures obligatoires, personne d’autre. À partir de quoi lirait-on, écrirait-on, dans les partis staliniens, oui, c’est vrai, à partir de l’indiscipline. Puisque cela à partir de quoi on écrivait dans les sociétés bourgeoises a été empoisonné, détruit, on ne peut pas, pensent [les partis staliniens], recommencer sans être un malfaiteur, un franc-tireur. Écrire, c’était comme lire, être suspect de trahison du peuple, c’était détourner de leur diktat une part de la liberté de l’homme. C’était un crime théorique. (Ibid., p. 164-165.)
Enfin, le groupe politique rejette le régime de singularité qui est associé à des valeurs élitistes, car ce régime va à l’encontre d’une distribution démocratique des valeurs en fonction du mérite. De ce point de vue, l’élection qui accompagne la vocation, l’inspiration et le don s’oppose à l’effort, au travail et à la discipline, voire à la mise en commun ou encore à l’égalité des chances.
En résumé, la tension entre l’écrivain et le groupe sous-tend l’affrontement entre deux régimes de valeurs bien distincts, celui de la singularité et celui de la communauté. Heinich précise : « […] l’impératif de singularité propre aux créateurs à l’époque moderne exige une désolidarisation de principe envers toute affiliation collective, et d’autant plus lorsqu’elle est d’ordre aussi général qu’une affiliation politique […] » (2000, p. 147).
De la même manière, comme Marguerite Duras privilégie les valeurs de la singularité, elle ne peut que souhaiter prendre ses distances face au groupe, car lorsqu’elle était engagée, les valeurs de la communauté, illustrées par le Parti communiste français et le Comité d’action étudiants-écrivains, allaient à l’encontre des siennes.
Pour toutes ces raisons, elle choisira de se dégager du groupe politique plutôt que de se conformer à son homogénéité et de courir le risque d’y perdre sa singularité.
À la lumière de ces observations, il est tentant de voir en Marguerite Duras l’exemple parfait de l’écrivain qui se replie dans la solitude suite à une expérience politique décevante. Mais il n’en est rien.
Bien qu’elle oppose son passé au sein d’un groupe politique à son présent dégagement, il n’en demeure pas moins qu’il existe tout de même chez elle une aspiration à se lier à une communauté, spécifiquement littéraire, à condition que ce groupe n’établisse pas de liens impersonnels entre ses membres. C’est pour cette raison qu’elle louera sa participation à la revue Le 14 juillet, fondée en 1958 par Dionys Mascolo et Jean Schuster et qui a reçu l’appui de Maurice Blanchot.
Elle justifiera l’existence du 14 juillet en montrant que, même si cette revue est formée de plusieurs collaborateurs, chacun y conserve sa singularité de par sa liberté d’expression :
Pas un texte ne s’écarte du problème majeur : angoisse devant la menace fasciste et paralysie des organisations ouvrières, nécessité de surmonter cette angoisse et de remédier à cette paralysie. […] Que les intellectuels se réunissent […], et chacun avec son propre ton, et chacun avec ses raisons, justifierait déjà l’existence du 14 juillet. (Duras, 1958, p. 87-86.)
En deuxième lieu, il nous est impossible de considérer la trajectoire de Duras comme un repli sur soi consécutif à un abandon politique est que la résolution de la tension entre singularité et communauté s’est faite par l’intermédiaire de l’écriture. En effet, Marguerite Duras avoue que, malgré sa déception politique, il demeure des traces de son engagement dans son écriture. En 1980, dans la préface de Outside, un recueil rassemblant des articles des années cinquante, soixante et soixante-dix, elle affirme que l’engagement se justifie par le désir de combattre les forces dites négatives et elle n’hésite pas à décrire la fonction de l’écrivain comme une lutte contre toute oppression :
Les raisons encore pourquoi j’ai écrit, j’écris dans les journaux relèvent aussi du même mouvement irrésistible qui m’a portée vers la résistance française ou algérienne, anti-gouvernementale ou anti-militariste, anti-électorale, etc., et aussi qui m’a portée, comme vous, comme tous vers la tentation de dénoncer l’intolérable d’une injustice de quelque ordre qu’elle soit, subie par un peuple tout entier ou par un seul individu […] (Duras, 1980, p. 12).
Ainsi, même dans sa vie retirée, elle prend position socialement et politiquement, non plus dans le cadre d’un groupe, mais individuellement avec sa plume.
La lettre ouverte que Marguerite Duras envoie en 1986 au chef du gouvernement du Viêt Nam, Pham Van Dong, au sujet d’un écrivain et professeur, Nguyên Sy Tê, emprisonné depuis dix ans sans inculpation ni procès est un autre exemple de l’écriture comme voie médiane entre engagement et dégagement. À cette occasion, elle rappelle au président vietnamien que l’écriture permet de conserver la mémoire d’événements historiques et, dans le cas présent, le souvenir de ce prisonnier politique : « Je vous écris pour que vous vous souveniez de son existence, pour que vous n’oubliiez pas qu’il est encore dans vos prisons, malade et maintenant âgé. » (Duras, 1986, p. 98.)
Le rôle du « grand écrivain » est donc, pour reprendre l’expression de Blanchot, de « s’unir à l’histoire » (1955, p. 115). De la même manière, Duras invite le chef du gouvernement du Viêt Nam à une réflexion sur le temps en ces mots :
Il faut une vingtaine d’années pour savoir que tel écrivain n’est pas un écrivain, que tel peintre, bien que soutenu par les gros intérêts du marché, n’est pas un peintre. Il faut moins de temps pour savoir que dans telle prison un innocent est en train de mourir. (1986, p. 98-99.)
Ici, Marguerite Duras oppose la notoriété à la postérité pour montrer que si le temps est le meilleur juge du véritable artiste, le véritable artiste est le témoin privilégié de son temps. C’est donc pour répondre de son époque qu’elle termine sa lettre au président en lui promettant de la publier.
Car la publication insère l’écrivain dans le monde social en distinguant l’écriture par et pour l’écrivain de l’écriture pour de futurs lecteurs. C’est la publication qui assure à Marguerite Duras le passage de la singularité qui lui est si chère à la généralité, de l’espace privé à l’espace public. Convoquons une dernière fois Heinich pour expliquer ce processus : « Toute montée en singularité comporte […] un double risque de stigmatisation, entre insignifiance et folie. Pour faire de la grandeur avec du singulier, il faut assurer à celui-ci un minimum d’“objectivité” […] » (2000, p. 215). De même, une fois publiée, la lettre au président vietnamien, qui contiendra une réflexion de Marguerite Duras sur son temps, circulera au-delà du temps et de l’espace où l’écrivaine se trouve corporellement.
BLANCHOT, Maurice. 1955. L’Espace littéraire. Paris : Éditions Gallimard, 376 p.
DURAS, Marguerite. 1984 [1958]. « Pourquoi Le 14 juillet ? ». Outside : papiers d’un jour. p. 86-87, Paris : P.O.L.
------------------. 1987. « 20 mai 1968 : Texte politique sur la naissance du Comité d’action étudiants-écrivains ». Les Yeux verts. Paris : Cahiers du cinéma, p. 71-82.
------------------. 1977. Le Camion suivi de Entretien avec Michelle Porte. Paris : Éditions de Minuit, 136 p.
------------------. 1984. Outside :papiers d’un jour. Paris : P.O.L., 298 p.
------------------. 1987. « Le malheur merveilleux ». Les Yeux verts. Paris : Cahiers du cinéma, p.163-167.
------------------. 1993 [1981]. « J’ai pensé souvent… ». Le Monde extérieur, Outside 2. Paris : P.O.L., 1993, p. 186-193.
------------------. 1986. « Lettre au président Pham Van Dông ». Le Monde extérieur, Outside 2. Paris : P.O.L., 1993, p. 98-99.
HEINICH, Nathalie. 2000. Être écrivain. Création et identité. Paris : Éditions La Découverte, 368 p.
Katinakis, Nicolina. 2009. «"Dénoncer l'intolérable d'une injustice": Trajectoire de l'engagement dans l'oeuvre non fictionnelle de Marguerite Duras», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/katinakis-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Katinakis, Nicolina. 2009. «"Dénoncer l'intolérable d'une injustice": Trajectoire de l'engagement dans l'oeuvre non fictionnelle de Marguerite Duras», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 73-80.