C'est le devoir du cinéaste de questionner son époque, de provoquer des débats et la réflexion.
SÉbastien Rose
L'engagement de l'art a longtemps été une façon pour les créateurs de participer à la cité, les poètes refusant d'être aussi sommairement exclus de la République. Ils ont le plus souvent pris le parti d'exposer une éternelle lutte des classes, du moins jusqu'à l'échec des grandes idéologies sociales qui a mené les artistes à délaisser l'engagement dans la sphère collective pour se réfugier dans celle de l'intime. Mais si cet intérêt pour l'intime d'une génération désillusionné a longtemps été perçu comme un véritable désengagement, la critique a désormais tendance à se réapproprier cette idée de l'engagement pour en observer les marques dans cette foisonnante littérature centrée sur l'individu, voyant dans les préoccupations des artistes une volonté de toucher à l'universel par le particulier. Bien entendu, l'Histoire n'est que retours de balancier et les mouvements altermondialistes, nés dans les années quatre-vingt-dix, ont fourni à l'art un imaginaire renouvelé du social, du global. Au moment où ce retour au collectif s'essouffle lui aussi, une question demeure : est-il possible aujourd'hui d'engager une œuvre sans pour autant faire le choix de l'intime ou du collectif ? De l'esthétique ou du social ? Est-il possible de refuser ces dichotomies et de produire une œuvre engagée autrement, qui, évitant les modes ou les courants micro-historiques, parviendrait à une plus grande universalité ? Le média cinématographique semble être idéal pour une telle aventure, son vocabulaire permettant la proximité du drame intime et le recul du drame social. Un début de réponse se trouve dans Le Banquet, un film de fiction de Sébastien Rose, qui apparaît comme une véritable tentative en ce sens.
Évidemment, Rose n'a rien inventé : les grandes fresques sociales intercalent toujours des épisodes plus intimes, des drames plus personnels. Le réalisateur déclarait d'ailleurs : « J'ai beaucoup été inspiré par Germinal. Rappelez-vous, c'est lors de la grève des mineurs que le chaos survient par l'entremise de Souvarine. » (Rose interviewé par Magny, 2008, p. A-7.) Cette filiation littéraire s'inscrit dans un vaste réseau de références qui tisse le film et répond à la thématisation de la filiation (toujours problématique) qui apparaît comme la préoccupation commune à tous les films de Sébastien Rose. Alors que ses deux premiers films l'abordaient plus directement en traitant de relation mère-fils (Comment ma mère accoucha de moi durant sa ménopause, 2003), puis père-fils (La vie avec mon père, 2005), dans son troisième long-métrage il s'intéresse à un autre aspect de la filiation (également problématique), l'enseignement et la transmission des savoirs d'une génération à l'autre, évoquant la leçon de Pierre Perrault dans Pour la suite du monde (1963). Mais le mécanisme de transmission s'enraille :
Le rapport Parent s'effondre, l'UQAM est au bord de la faillite. Un système d'éducation à deux vitesses est inéluctable, estime [Sébastien Rose]. Aujourd'hui, on permet à tout le monde d'accéder à l'université, même à ceux qui sont incapables de suivre. Vous trouvez normal que j'aie appris à écrire à l'université? Réforme après réforme, on constate la faillite du système. (Rose interviewé par Tremblay, 2008, p. E-13.)
Dans cette déclaration, on voit bien que Rose dénonce plusieurs problèmes à la fois, des problèmes dont les causes ne sont souvent pas les mêmes, mais dont les conséquences sont forcément liées. De quelle façon cette désagrégation se manifeste-t-elle à l'écran? De deux façons, par le choix et le traitement des lieux qui servent de décors à la fiction, mais surtout par la construction de ses personnages, dans leur nuance, dans leurs interrelations, dans la polarisation qui les oppose parfois.
C'est que l'ennemi est multiple, partout, mais rarement incarné. Il se trouve dans les rouages du système qui avale les individus. Par exemple, le personnage connoté le plus négativement, le cynique recteur de l'université, qui ne rêve que de béton et compte gagner la bataille contre les étudiants en les divisant, apparaît néanmoins avec certaines nuances : il sous-entend qu'il fut jadis un étudiant militant de gauche, d'une part, et il est présenté comme un père dépassé par les problèmes et les agissements de sa fille monoparentale toxicomane, d'autre part. Ces deux aspects minent donc la caractérisation monolithique de l'éthos du personnage en tant qu'ennemi numéro un. Dans un film dont la trame principale demeure une tuerie en milieu universitaire, on pourrait également attendre que le tueur soit présenté comme un ennemi, un antagoniste absolu. Or, Gilbert, un jeune étudiant en cinéma psychiquement fragile, incapable de trouver sa place dans une université qui promettait l'accès universel, et confronté à un professeur qui lui refuse les cadres très rigides dont il a besoin pour survivre, est davantage construit comme une victime, celle de ses propres limites et celle du système qui échoue à réaliser ses promesses d'intégration.
Ainsi, tout le vaste spectre des personnages est face à différents types de situations dramatiques toutes caractérisées par un décalage entre l'idéal et le réel, entre les possibilités et les limites. On voit alors s'enfoncer dans les limites du réel toute une mosaïque de Dons Quichottes pris dans leur vision idéalisée. Un leader étudiant dont les idéaux se dissolvent dans l'arrivisme des nécessités de la vie et dans la confrontation à une branche radicale du mouvement, une mère actrice incapable de supporter la pression sans retomber dans sa dépendance à la drogue, un professeur de cinéma passionné par sa matière et la transmission de celle-ci, mais désillusionné par l'apathie des étudiants et le nivellement par le bas du système qui l'emploie. Tous ces personnages, qui se débattent dans un système broyeur d'idéaux, ont leur part de responsabilité dans la situation qui est la leur. Si l'ennemi apparent n'est pas qu'ennemi, il en va de même des victimes. Chacun est le bourreau d'un autre. Bien sûr, cette approche a les défauts de ses qualités. En voulant trop bien faire, on fait trop. La juxtaposition d'autant de destins, ajoutée à la situation collective explosive, finit par diluer le propos. Mais peut-être faut-il reculer d'un pas et observer ce que le tableau général peut montrer. Comme le dit Rose :
Dans mon film, le banquet, c'est le lieu où tout converge, explique le réalisateur. Dans la tradition en Grèce antique, c'est un espace de réflexion et c'est cela que je veux proposer aux spectateurs. Je ne voulais pas faire un film univoque, mais un film ouvert où je pouvais partager mes interrogations avec le public. (Interviewé par Dumais, 2008.)
Cette plurivocité des points de vue et cette volonté de provoquer la réflexion sont d'ailleurs appuyées par la plasticité même du film, tout en évitant l'esthétisation ou la symbolisation du propos. Montage, trame sonore, décors, tout participe à construire un discours multiple et dialogique. L'absence totale de musique et une image trop ou trop peu éclairée, créant l'illusion de lumière naturelle, donne une impression de réalisme documentaire ou de film d'archive à la manière d'un Gus Van Sant (dont le thème du film Elephant (2003) est d'ailleurs similaire), mais la construction du récit très étudiée et le montage presque toujours signifiant nous éloignent de cet univers du docu-fiction. Les premières images qui constituent le prologue annoncent déjà efficacement la construction du film à venir. Sans narrateur, sans fil évident, la caméra nous montre successivement l'arrivée d'invités distingués exhibant des signes évidents de richesse à une réception sur fond de manifestation étudiante, sous le regard froid d'une série de policiers revêtant le traditionnel uniforme antiémeute. Puis, le discours du recteur emplit l'écran, discours axé sur l'ouverture d'un grand « chantier du savoir », à prendre au sens littéral et bétonesque de l'expression, alors que la manifestation dégénère dans un chaos enfumé. Cette construction dichotomique — que permet le montage et qui propose sans cesse un va-et-vient, une alternance de points de vue — masque mal celui du réalisateur, mais permet tout de même un certain dialogue. À chaque image en gros plan sur un visage troublé par un drame intérieur répond celle d'une foule joyeusement bigarrée, carnavalesque. Par exemple, alors que les étudiants les plus radicaux se promènent en mobylette dans les couloirs de l'université pour déclencher la grève, apparaît le personnage de Gilbert tentant désespérément de convaincre les passants de signer sa pétition, dénonçant l'hypocrisie d'un système qui l'admet en son sein, mais lui refuse l'aide nécessaire pour y évoluer. Au fond, les revendications sont similaires : un plus grand accès à l'éducation, mais Gilbert ne retire aucun réconfort de cette solidarité, son visage apparaît profondément marqué par le désarroi, désarroi qui finira par se transformer en épisode psychotique d'une rare violence. L'édifice du savoir craque de partout.
Mais si Rose tente d'universaliser son propos en ne nommant jamais précisément l'université où se déroulent tous ces drames, en ne donnant à ses personnages aucun nom reconnaissable, il n'en demeure pas moins que l'auditoire montréalais, en 2008, n'est pas dupe : c'est bien de l'UQAM qu'il est ici question. Si un personnage comme celui du recteur, qui tient un discours bien près de celui entendu dans la réalité, et le contexte dans lequel se déroule la grève étudiante peuvent déjà nous fournir une piste, ce sont les lieux de tournage, décors du film, qui jouent un véritable rôle. Presque toutes les scènes se déroulant en milieu universitaire (à l'intérieur ou à l'extérieur), la caméra nous fait arpenter les lieux de l'UQAM, explorant tout le campus dans ses moindres détails, ses corridors, ses salles de cours, ses lieux de rencontre, répartis dans tous les pavillons. Si le regard est alors fluide, le montage fait violence aux lieux, mais seulement pour un public connaissant véritablement l'UQAM en profondeur : portes et corridors n'aboutissent pas aux mêmes locaux, aux mêmes pavillons, dans la fiction et dans la réalité, créant un espace hybride. Dans le contexte du scandale immobilier qui secoue l'UQAM, cette véritable prise de possession des lieux physiques par la caméra et par les étudiants qui envahissent et occupent l'espace (qu'ils soient en cours ou en grève), jamais vide, est révélateur. Il y a une nette volonté de se réapproprier cet espace perdu symboliquement dans le scandale financier, une volonté d'occuper l'espace. Si le recteur annonce sa volonté de construire les lieux de l'avenir, qu'on le voit déambuler sur le chantier de l'îlot voyageur, de ce qui est devenu, ironiquement, une véritable cicatrice dans le Quartier Latin, les étudiants et les professeurs habitent au présent les lieux chargés du passé. Malheureusement, cette cohabitation s'avère impossible et aboutit dans la violence et la destruction : Gilbert tire symboliquement sur les maquettes de l'université après la tuerie, les murs des locaux occupés par les grévistes sont défoncés par les policiers, la salle de banquet où la tuerie a eu lieu est détrempée et des cadavres jonchent le sol, les rues qui divisent le campus ont l'apparence d'un champ de bataille.
Après avoir tout déconstruit et anéanti tous les espoirs, Sébastien Rose propose deux pistes, sans doute un peu trop soulignées à grand trait, mais intéressantes en ce qu'elles assurent sa filiation cinématographique. Le film de Rose n'est pas que pamphlétaire et ses références ne sont pas que littéraires : il s'inscrit véritablement dans une histoire du cinéma, entretenant par sa forme et ses thèmes son appartenance au média. Ainsi, l'enfant souillé, survivant de la tuerie, évoque évidemment le Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein avec son célèbre landau descendant les escaliers d’Odessa. Mais la finale puise plus spécifiquement dans la cinématographie québécoise. Ce que le film entier fait d'ailleurs. L'ancien étudiant devenu professeur attend fébrilement l'arrivée de ses premiers étudiants sur fond de Mon oncle Antoine de Claude Jutra : « Réveille-toi mononcle… réveille-toi ». Mais faut-il y entendre, comme le suggère Normand Provencher : Réveille-toi Québec… réveille-toi? (2008, p. A-22.)
Dumais, Manon. 2008. « Le Banquet. Pour la suite du monde ». Voir, vol. 22, nº 34, Cinéma, 28 août. Accessible en ligne :
www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1§ion=7&article=60084
Magny, André. 2008. « Sébastien Rose pioche chez Platon et Zola. Je pense donc j'éduque ». Le Droit, Arts & spectacles, 23 août, p. A-7.
Provencher, Normand. 2008. « Le banquet. Entre les murs ». Le Soleil, Arts magazine Cinéma, 30 août, p. A-22. Accessible en ligne :
www.cyberpresse.ca/le-soleil/200809/08/01-664230-le-banquet-entre-les-mu...
Provencher, Normand. 2008. « Pour la suite du monde ». Le Soleil, Arts magazine, 23 août, p. A-16. Accessible en ligne :
www.cyberpresse.ca/le-soleil/200809/08/01-657814-pour-la-suite-du-monde.php
Rose, Sébastien. 2008. Le Banquet, Québec, couleur, 95 min.
Tremblay, Odile. 2008. « Sébastien Rose et les filiations mal gérées ». Le Devoir, Cahier spécial, 23 août, p. E-13.
Després, Élaine. 2009. «L'échec de la filiation: réflexion sur l'engagement dans Le banquet de Sébastien Rose», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/despres-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Després, Élaine. 2009. «L'échec de la filiation: réflexion sur l'engagement dans Le banquet de Sébastien Rose», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 99-104.