Depuis ses débuts musicaux au Québec en 1998, Tomás Jensen a été invariablement présenté comme un chanteur engagé — du moins jusqu’en 2006. Certaines pièces de l’opus Pied-de-nez (2002) de Jensen et de ses musiciens, les Faux-Monnayeurs, confirment la justesse de cette catégorisation en faisant implicitement référence aux manifestations qui eurent lieu durant les Sommets de Québec (celui des Amériques et celui des Peuples), en avril 2001. Si la pratique esthétique de l’artiste semble colorée par le discours altermondialiste, qu’en est-il de son parcours ? Le chanteur d’origine argentine adopte-t-il une posture cohérente par rapport à la mouvance militante prééminente de son époque ?
Identifions d'abord ce qui caractérise ce type d’engagement et son imaginaire, avant d'analyser le parcours spécifique de Tomás Jensen à la lumière de ces observations. On pourra alors avancer quelques hypothèses expliquant l’essoufflement actuel du mouvement, du moins chez Jensen et quelques autres groupes musicaux qui s’inscrivent dans la même voie, celle de la chanson engagée altermondialiste.
Avant toute chose, il est essentiel de tenter une définition de l’altermondialisme et aussi de préciser ce qu’on entend par « engagement ». Pour cerner ce dernier terme, on utilisera la réflexion d’Anne Benetollo, qui a pensé les liens entre le rock et la politique. Selon sa perspective, un artiste est engagé « s’il prend parti ou position dans ses chansons dans le but de recruter des individus dans un mouvement social spécifique, contribuer à la prise de conscience sur un problème de son temps, remplir une fonction significative » (1999, p. 164). On ajoutera qu’elle adjoint à ce portrait un critère de cohérence entre l’engagement affiché dans la production artistique et les agissements personnels des artistes eux-mêmes.
L’une des causes qui ont rallié de nombreux artistes au tournant du XXIe siècle est l’altermondialisme, un vaste mouvement de contestation face à la mondialisation des marchés négociée par des accords de libre-échange englobant toujours plus de nations. Dans un article paru en 2005 dans la revue Anthropologie et Sociétés, Jean-Frédéric Lemay identifie comme les événements fondateurs de la mouvance altermondialiste les sommets écologistes qui ont suivi celui de Rio en 1992, la révolte zapatiste déclenchée en 1994 au Chiapas et la manifestation contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) survenue à Seattle en 1999. (2005, p. 39-40.) L’opposition au libre-échange économique rassemble d’abord des membres d’organisations syndicales, sociales et environnementales. Ces groupes tentent d’élaborer des solutions de remplacement, dont la formation d’une Alliance sociale continentale, ayant pour objectif premier de tisser des liens entre les citoyens des pays des trois Amériques. (Brunelle et Deblock, 2000, p. 132.) Le Brésil et le Mexique sont considérés comme les terreaux de ce projet : le sommet de Rio a accueilli des délégations de partout dans le monde, et la révolte zapatiste a reçu la sympathie de nombreux militants de tous horizons. De plus, en raison de certains gains des syndicats obtenus durant la négociation du Mercosud, un marché commun à plusieurs pays d’Amérique latine, la partie australe du continent semble prometteuse pour les sociaux-démocrates. (Ibid., p. 142-143.) Un imaginaire se développe alors, celui — non dénué de fondement, mais tout de même fantasmé — d’une Amérique du Sud combative, citoyenne, impliquée socialement et soucieuse de la préservation de l'environnement.
L’engouement pour le commerce équitable, qui vise à supprimer les intermédiaires entre les travailleurs plus pauvres des pays du Sud (notamment de certaines contrées latino-américaines) et les consommateurs des pays industrialisés du Nord, et l’incorporation de cette pratique dans la mouvance altermondialiste sont aussi révélateurs de cet imaginaire. (Lemay, 2005, p. 46.) Par ailleurs, un tel imaginaire n’est pas sans ressasser certains clichés, comme le partage de mêmes racines latines entre les Québécois et les Sud-Américains. Quoi qu’il en soit, la géographie se trouve d’une certaine façon réinterprétée sous l’influence de cette pensée émergente.
Dans l’histoire militante, la mouvance altermondialiste aurait pour ancêtre le tiers-mondisme. Selon Miguel Benasayag, elle s’en distingue par une « nouvelle radicalité » et une forte sensibilité révolutionnaire, d’où la sympathie que reçoivent les forces révolutionnaires du Mexique de militants désireux de créer un contre-pouvoir résistant à l’impérialisme. (2000, p. 6.) D'ailleurs, des figures militantes de l’histoire récente (ou non) sont ressuscitées en tant que modèles : Simón Bolívar et Emiliano Zapata, par exemple. Le cas d’Ernesto « Che » Guevara, élu véritable symbole de l’opposition au pouvoir et de militantisme, participe aussi à cette idéalisation de l’Amérique latine. Malgré tout ce que la commercialisation de son image peut avoir de paradoxal, le Che incarne parfaitement un modèle d’engagement à travers ses voyages en Amérique du Sud et sa lutte dans la clandestinité pour déclencher des révolutions. Son exemplarité, dans les années soixante, est attestée jusqu’en France où la figure la plus marquante de l’engagement, Jean-Paul Sartre, le décrit comme « l’être humain le plus complet de notre époque » (Sartre cité par Piel, 2007). La postérité culturelle du Che est immense, notamment en chanson : elles sont nombreuses à avoir été écrites à son sujet. « Hasta siempre » — composée par Carlos Puebla et réinterprétée au Québec par le groupe Colectivo en 2003 — en est un exemple.
Non seulement la mouvance altermondialiste définit-elle ses héros, mais la stratégie militante se développe par la constitution de réseaux immenses et solidaires pour concurrencer les relations de pouvoir qui lient les dirigeants et les grands financiers. Pour décrire son fonctionnement, Lemay parle de mouvements « organisés en réseaux nationaux et transnationaux et qui mettent en œuvre des actions localisées à petite échelle et des événements coordonnés aux niveaux national, continental et international » (2005, p. 40). Benasayag, pour sa part, interprète cette stratégie comme un dépassement en acte de l’individualisme du système qui forge notre manière d’être depuis quelques siècles. Cet individualisme peut sembler sécuritaire, parce qu’il se fonde sur des principes qui réalisent l’unicité de chaque être humain, mais, toujours selon Benasayag, il forme une société de la tristesse. La contestation altermondialiste est alors perçue comme une « véritable joie » (Benasayag, 2000, p. 8), capable de vaincre la pensée dominante.
Cette dynamique apparaît peut-être plus clairement aux Québécois lors du deuxième Sommet des Peuples, tenu à Québec en avril 2001, quelques jours avant la réunion des chefs d’État pour le Sommet des Amériques. En effet, à cette occasion, des milliers de membres d’organisations diverses se sont réunis et ont permis des rencontres par secteurs d’activité entre des travailleurs d’Amérique du Sud, des États-Unis et du Québec. En plus d’aboutir à une déclaration officielle de refus de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), l’événement s'est terminé par une grande marche des peuples. D’autres réseaux plus radicaux ont aussi organisé un événement parallèle sur un modèle plus ou moins semblable, le « Carnaval anticapitaliste », dont la « ZLÉA citoyenne » faisait partie. Des organismes divers, tels que des syndicats, des associations étudiantes ou humanitaires, mais aussi des fermiers biologiques, ont tenu des kiosques dans les rues de Québec afin de « transmettre de l’information et de susciter des débats d’idées au sujet de la mondialisation » (Tremblay, 2001).
En somme, les stratégies militantes visent l’émergence de réseaux permettant de mettre de l’avant la solidarité comme valeur primordiale. En effet, les rêves d’économie solidaire et de commerce équitable proposent des modèles au sein desquels la dynamique de groupe joue un rôle fondamental. L’expérience de la solidarité se fait sur les plans tant international et national que local.
On peut dès lors synthétiser ce qui ressort de l'imaginaire du militantisme altermondialiste. Cet imaginaire mise spécifiquement sur des figures révolutionnaires marquantes, principalement issues de l’histoire latino-américaine : Che Guevara et sa figure de guérillero clandestin qui persiste malgré sa récupération mercantile, mais aussi Emiliano Zapata, à la tête du mouvement zapatiste du Chiapas dans les années dix. Cependant, les altermondialistes se distancient des méthodes clandestines de la guérilla, s’organisant plutôt en réseaux imbriquant le local et l’international. Ils mondialisent ainsi leur mouvement, à l’image du système qu’ils critiquent, dans le but de proposer un autre modèle de mondialisation, plus social qu’économique, et plus solidaire qu’individualiste. Dans cette démarche, la solidarité est élevée au rang de valeur-clé, contre-pied complet de l’individualisme du système capitaliste (ou néo-libéral) critiqué.
La trajectoire dans le champ culturel québécois du chanteur Tomás Jensen converge, sous plusieurs aspects, avec l’imaginaire de l’engagement, dont les aspects déterminants ont été mis en lumière précédemment. Du point de vue de l'identité, Jensen se situe d’emblée dans une zone grise. Il est né en Argentine, d'une mère aux origines espagnoles et italiennes, et d'un père d’ascendance irlandaise et danoise. Il quitte son pays très jeune, suivant d’abord ses parents qui déménagent au Brésil, puis seulement sa mère, qui s’installe au Chili, avant de s’établir finalement en France, alors qu’il n’a que huit ans. Il y passe toute son adolescence, et ce n’est qu’au début de l’âge adulte (dans la vingtaine) qu’il choisit le Québec, décidant de suivre une Québécoise dont il est amoureux. Toutes ces pérégrinations ne l’empêchent pas de nommer l’Argentine son « chez soi », alors qu’il y est accueilli en étranger : « [Q]uand je suis au Québec, on retient de moi mon accent français. Quand je suis en France, c’est un Québécois qu’on entend. Et quand je vais en Argentine, je ne suis pas tout à fait argentin. » (Jensen interviewé par Samson, 2002, p. C-8.) Le fait d’énoncer en 2002 qu’il se sent toujours argentin alors qu’il vit au Québec depuis au moins quatre ans témoigne d’un ancrage dans son passé latino-américain en même temps que d’un désir d'amenuiser les distances imaginaires entre les deux territoires. D’une certaine façon, ce parcours compliqué et les difficultés identitaires qui s’y rattachent invitent à faire un premier pied de nez aux frontières politiques.
Si le chanteur situe ses racines en Amérique du Sud et vit au Québec, sa pratique musicale, elle, trouve sa source en France : « Renaud […] est vraiment celui qui m’a donné l’envie d’écrire des chansons […] » (Jensen interviewé par Vigneault, 2002, p. D-6). Tout particulièrement, la chanson « Société tu m’auras pas » aurait marqué Jensen, qui la fredonnait à neuf ans. L’anecdote fait sourire, et inscrit la posture militante de Jensen (contestataire de la société et de ses vendus) dans une pratique de longue date, un engagement constant depuis la tendre enfance. Ainsi, dans ses premières entrevues, Jensen affichait plus volontiers ses préférences françaises en matière de chanson. En 2001, il citait Georges Brassens, Serge Gainsbourg et Alain Bashung parmi ses artistes favoris. Cet engouement pour la chanson française ne l’a pas empêché, par ailleurs, de mettre de plus en plus en valeur ses inspirations latino-américaines au moment de la parution de son troisième album, Tomás Jensen et les Faux-Monnayeurs, en 2004. Il avouait alors admirer le chanteur brésilien Caetano Veloso, cofondateur du mouvement musical appelé « tropicalisme », dont Jensen dit que les adeptes « bouffent les cultures d’ailleurs et les recrachent à leur façon [et que les] frontières disparaissent. » (Jensen interviewé par Poitras, 2004, p. 14.) Se permettant lui-même une grande liberté dans sa recherche musicale, Tomás Jensen identifie aussi la tradition des chansonniers cubains et chiliens à textes engagés comme ayant une influence déterminante sur son écriture.
C’est donc en France que Jensen fait ses premières armes dans le domaine musical, sans pour autant réussir à en vivre. En effet, bien que la chanson soit alors sa principale occupation — il fait de nombreuses prestations dans les bars —, l'assistance sociale demeure sa première source de revenus. Interrogé à ce sujet en 2003 par une journaliste du Devoir, il expliquait : « J’avais du mal à écrire des chansons rythmées en France. Elles étaient beaucoup plus moroses. Ç’avait beaucoup moins de chance d’attirer l’attention. » (Jensen interviewé Touzin, 2003, p. B7.) Au contraire, à Montréal, il a l’opportunité de faire des spectacles au pub Le Magellan durant trois ans et de vivre de sa musique. Durant cette période, les musiciens qui seront plus tard connus sous le nom des Faux-Monnayeurs se joignent au chanteur solo. C’est avec eux qu’il apprend à dynamiser sa musique « pour affronter la foule bruyante des bars où il se [produit] » (Touzin, 2003, p. B7).
Ce changement esthétique peut donc s’expliquer — au moins partiellement — par des raisons pragmatiques. En même temps, il est difficile de ne pas tenir compte du courant de musique festive et engagée qui émerge au tournant des années deux mille et qui correspond aux nouveaux goûts du public. La fin des années quatre-vingt-dix voit naître des groupes partageant cette esthétique nouvelle, de Manu Chao à Tryo, en passant par Zebda, Les Ogres de Barback, la Rue Kétanou, la Tordue et les Hurlements d’Léo. Au Québec, on pense notamment à La Chango Family et à Polémil Bazar, dont le style emprunte au reggae, aux musiques du monde — en particulier à la musique gitane —, et à Loco Locass dans la veine rap. Ces groupes sont souvent évoqués dans les articles concernant Jensen, tant pour comparer leurs styles musicaux que les attribuer à une même « mode ». C’est probablement aussi cette vogue qui rend le gérant de Tomás Jensen confiant des possibilités d’exportation de son travail en France, puisque le chanteur n’aura qu’à suivre « les traces des formations comme Manu Chao et Noir Désir » (idem.).
Non seulement Tomás Jensen est comparé à plusieurs artistes par les journalistes et par Louis Côté, son gérant, mais il s’identifie lui-même à un réseau incluant certains de ces groupes. Dans le livret d'accompagnement de son album Pied-de-nez, l’inscription « Salut et longue vie à vous » précède l’énumération suivante : Polémil Bazar, Les Ours, Arseniq33, Ivy et Reggie et La Chango Family. Le ton est convivial et solidaire et s’adresse à des pairs, des groupes musicaux (on remarquera l’absence de chanteurs solos) installés au Québec et fonctionnant hors des réseaux majeurs, dans ce qu’on pourrait nommer la sphère de production restreinte de la chanson québécoise (pour reprendre les termes du sociologue Pierre Bourdieu). À noter, aussi, que toutes ces formations sont en effervescence au moment de l’entrée dans le nouveau millénaire. Les débuts des Ours — un groupe de country québécois — et du duo formé par Ivy et Reggie — Ivan Belinski et Jean-François Brassard — se font au milieu des années quatre-vingt-dix, mais ces formations connaissent un nouveau départ en 2001; les balbutiements de Polémil Bazar se font en 1999 dans les bars de Québec, et ceux de La Chango Family, en 2000 à Montréal. Le groupe Arseniq33, formé en 1992 en Montérégie, est quant à lui le doyen de ces formations engagées saluées par Jensen; on peut cependant souligner qu’il est en pleine tournée québécoise durant la période 1998-2002. Le réseau qui s’esquisse ainsi laisse transparaître des liens de solidarité entre ces différents artistes, à travers les voyages des tournées québécoises et un esprit de groupe certain, rappelant les valeurs de l’imaginaire de l’engagement décrit précédemment.
L’aspect collectif de la démarche de Jensen est incontestable. Sa façon de travailler avec les Faux-Monnayeurs est révélatrice d’un projet de plus en plus commun et démocratique. Sur la pochette de son premier album, Au pied de la lettre (2000) seul le nom de Tomás Jensen apparaissait. Par contre, dès le deuxième album, Pied-de-nez, les noms des quatre musiciens figurent sur la première page du livret, ce qui leur confère un statut de coauteurs, bien que leurs noms soient écrits en petits caractères au bas de la pochette. Sur ce disque se trouve aussi la première mention de leur appellation de Faux-Monnayeurs, à la fois dans les paroles de la chanson éponyme, et à la toute fin du livret, lorsqu’il est question de leurs rôles d’arrangeurs et d’assistants à la réalisation, à la prise de son et au mixage. Les deux disques suivants, Tomás Jensen et les Faux-Monnayeurs (2004) et Pris sur le vif (2006), sont plus explicitement signés par le chanteur et son groupe. L’année 2006 marque leur séparation et, depuis, Tomás Jensen a enregistré un nouvel album dans un tout autre registre, Quelqu’un d’autre (2008).
Le statut de Jensen au sein du groupe Tomás Jensen et les Faux-Monnayeurs (dont il est la seule figure véritablement connue) se révèle plutôt ambigu. C’est son nom entier qui fait partie de l’intitulé du groupe, alors que les quatre autres membres sont rassemblés sous la même étiquette collective de Faux-Monnayeurs. Malgré tout, Jensen semble avoir un réel désir d’être considéré comme un membre du groupe au même titre que les autres et de décentrer les prises de décision : « [M]ême si le groupe porte mon nom, ça demeure un ensemble. » (Jensen interviewé par Touzin, 2003, p. B-7), sent-il le besoin de préciser. Mais, puisque c’est lui qui signe les textes des chansons et qui assume toutes les entrevues, ou presque, l’équilibre est plutôt asymétrique.
Jensen affiche donc une identité trouble, à cheval entre l’Argentine, la France et le Québec. Il puise ses influences surtout dans les milieux militants de gauche et dans la culture sud-américaine. Sa pratique d’auteur-compositeur-interprète prend forme en France, mais c’est au Québec qu’il rend sa musique festive et qu’il réussit à vivre de son art, tout en s’inscrivant dans un courant de groupes francophones engagés. S’il fait lui aussi partie d’une formation, celle-ci semble fortement marquée par sa personnalité.
Il y a ainsi une certaine convergence, sous plusieurs aspects, de la pratique artistique de Tomás Jensen avec différents aspects de l’imaginaire de l’engagement altermondialiste. En faisant de son parcours musical une entreprise collective avec les Faux-Monnayeurs, Jensen semble rêver d’une Amérique latine idéale, dont les frontières culturelles disparaîtraient (par l’entremise du tropicalisme), et qui manifesterait un désir de solidarité exacerbée. Cependant, son adhésion à l’idéal altermondialiste n’est pas totale : on peut observer quelques divergences à certains moments de sa carrière, lorsque sa personnalité d’auteur-compositeur-interprète est mise de l’avant par certains choix éditoriaux. Quoi qu’il en soit, ces rapprochements peuvent en partie expliquer la réception des journalistes et du public à l’égard de Jensen, mais soulèvent aussi d’importantes questions concernant la chanson engagée actuelle.
Toutes ces considérations sur les caractéristiques du militant altermondialiste, ainsi que sur le parcours particulier de Jensen, permettent de dégager certaines similitudes entre le type abstrait et le chansonnier réel. Par exemple, tous deux naissent de l’affirmation de liens avec une Amérique latine rêvée, une utopie activiste où chacun serait engagé et où la démocratie participative serait un modèle dominant. Tout comme Jensen, le militant type, si l’on peut dire, s’exalte devant des projets collectifs qui tentent de contrer l’individualisme en tant que conséquence du capitalisme sauvage et proposent un programme d’éducation populaire porteur de changements révolutionnaires.
Après une longue parenthèse française, Jensen revient sur le continent américain durant sa vingtaine, quelques mois seulement avant les événements de Seattle, au cœur du brassage d’idées de cette réplique manifestante au libre-échange économique. Au plus fort de ce discours altermondialiste, le chanteur s’est laissé porter par la vague qui, d’un même coup, pouvait le faire renouer avec ses origines sud-américaines et avec son héritage familial de fils de réfugiés politiques. Cette vague, d’un point de vue pragmatique, l’a fait bénéficier d’une popularité en ce qu’il correspondait au type de figure héroïque recherché par les manifestants.
Certaines ambivalences du discours du chanteur et de son parcours laissent à penser toutefois que l’adéquation n’est que partielle : par exemple, la manière dont son projet artistique, bien que collectif, a pour effet de mettre de l’avant sa personnalité et d’exacerber son individualité. Sa récente rupture avec les Faux-Monnayeurs, en 2006, et même avec cette tradition et cette esthétique de l’engagement s’interprète, sous ce nouvel éclairage, comme un désengagement d’un mouvement social qui s’est essoufflé. C’est alors que le chanteur peut réaffirmer ses inspirations françaises, moins festives que sentimentales (il exprime son envie de composer des ballades), qu’il distingue de ses projets aux sonorités latines plus électriques, séparant désormais chanson à texte et musique festive. L’engouement militant passé, l’horizon d’attente a changé. Jensen, qui approche la quarantaine, fait le point sur son engagement et se tourne vers des préoccupations plus personnelles.
Des plus récents projets de Jensen, la posture contestataire s’est envolée, à l’instar de ceux d’autres groupes musicaux qui se sont séparés et ont vu leurs membres réaliser des projets à titre individuel, comme Mali (Christophe Petit) de Tryo ou, plus près de chez nous, Hugo Fleury de Polémil Bazar. Comment expliquer sociologiquement cet abandon de la posture militante par plusieurs artistes ? Par le succès du mouvement de contestation contre la ZLÉA, qui a fait avorter le projet de zone de libre-échange panaméricaine, mais qui, dépossédé de cause rassembleuse, s’est ensuite désagrégé ? Ou, si l’on prend le problème à l’inverse, quel type de combat, d’engagement au sein de la sphère de l’intime, a soudain semblé plus légitime à ces chanteurs ? Si ces interrogations semblent pour l’instant sans réponse, elles peuvent être très fécondes pour aborder l’histoire de la chanson engagée récente, le phénomène de la « militance altermondialiste » dans sa globalité, voire même pour comprendre les mécanismes qui nourrissent ou appauvrissent la volonté d’activisme chez les artistes.
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