Engagement : un mot qui est revenu, discrètement d’abord, puis plus bruyamment, dans le vocabulaire courant, du moins chez les universitaires, les intellectuels, les artistes et écrivains. Bien sûr, le contexte social n’est plus celui des Grandes Années où l’on croyait aux lendemains qui chantent. Aucun poète aujourd’hui n’oserait affirmer qu’écrire, c’est faire la révolution, et la notion d’engagement nécessite une redéfinition. Qu’est-ce qu’une écriture engagée aujourd’hui? Est-ce une écriture qui propose un contenu politique, comme on le voit chez certains jeunes poètes? Une écriture destinée au plus grand nombre et qui, par conséquent, refuse un hermétisme réservé aux happy few? Ces questions reviennent constamment dans les cours et les séminaires, elles suscitent des échanges passionnés. D’où l’importance de ce colloque où différentes perspectives nous ont été présentées lors des communications, mais aussi lors de la table ronde que j’ai eu le plaisir d’animer, table ronde à laquelle ont participé les poètes José Acquelin et Denise Desautels, ainsi que Jacques Lanctôt, journaliste et vieux routier de l’édition. Ces acteurs culturels de premier plan nous ont donné leur point de vue de personnes impliquées, chacune à sa façon, dans le Québec des dernières décennies, mais investies aussi dans le présent, un présent résolument tourné vers l’avenir.
Car l’écriture ne vient-elle pas du désir de dire son mot dans la cité, même s’il s’agit d’interventions modestes, qui risquent d’être recouvertes par la rumeur urbaine moins préoccupée par la réflexion que par les slogans politiques, les messages publicitaires et les blagues désespérantes des humoristes? Dire son mot dans la cité, n’est-ce pas déjà montrer un engagement? La littérature, affirme Jacques Lanctôt, « doit donner à penser. Elle doit donner à rêver ». Ce à quoi fait écho Denise Desautels en citant le poète espagnol Antonio Gamoneda : « La poésie n’est pas directement un instrument destiné à transformer le monde, mais un instrument qui aiguise les consciences. »
Cette pensée vivante que nous propose la littérature est bien le fondement de l’engagement, à une époque où croît une industrie du livre — sous-section de l’industrie culturelle —, avec les critères de rentabilité que l’on sait. S’engager, pour un écrivain, n’est-ce pas d’abord et avant tout refuser de satisfaire aux normes d’une société marchande qui encourage les auteurs à faire des produits sensationnalistes, voire scandaleux, parce que le scandale fait vendre, parce que le public en redemande? S’engager, ce serait donc accepter de poursuivre une œuvre personnelle en dehors des attentes des éditeurs qui, bien sûr, doivent survivre, mais aussi en dehors des attentes de la clientèle. Ce serait refuser de voir l’acte d’écrire comme une carrière qu’il s’agit de gérer à la manière d’une PME. Accepter de déranger, rester critique aussi bien face au monde littéraire qu’à la société, savoir se remettre en question. En invitant José Acquelin, Denise Desautels et Jacques Lanctôt, les organisateurs du colloque nous ont d’ailleurs montré que leur conception de la littérature s’oppose à celle qui est défendue par les tenants du néolibéralisme actuel.
S’engager, c’est faire acte de résistance « contre tout ce qui dénie la souffrance bien réelle, de soi comme des autres », soutient José Acquelin. Ainsi, reconnaître la fragilité, la vulnérabilité, la douleur de l’être humain à une époque où l’on vante le bonheur et le bien-être éternels est déjà une action. Action dans le langage, continue José Acquelin, car « qui dit résistance dit déjà prise d’armes et les seules armes que je puisse envisager sont les mots ». Il faut donc rendre aux mots toute leur profondeur, ce qui leur redonnera aussi leur force d’action, leur capacité d’intervention dans la société, leur aptitude à la rébellion : « Car la littérature est sans cesse rebelle, dit à son tour Jacques Lanctôt, elle doit présenter l’autre côté de la médaille, elle refuse la réalité telle que vécue, elle rêve d’un autre monde, elle peut même devenir séditieuse, parce qu’elle peut devenir une force de changement. » Contribuer à faire changer le monde ou, du moins, à « le faire bouger un peu, juste un tout petit peu », selon les mots de Denise Desautels, n’est-ce pas la secrète ambition de tout artiste? Les textes des trois écrivains nous le rappellent, tout comme les interventions des auditeurs après la table ronde, chacun nous disant que l’engagement n’est pas réductible au champ socio-politique. Ainsi, la vision de l’engagement qui s’est dégagée des discussions est dans la ligne de Sartre et de Broch, c’est-à-dire d’une « intervention oblique à travers une pratique de dévoilement », selon la précision qu’apporte Jacques Pelletier dans son avant-propos.
Dévoilement, parcours d’une subjectivité qui ne se satisfait pas de ses certitudes, qui doute, questionne la réalité, propose d’autres visions du monde, voilà ce qui a été rappelé avec insistance durant cette journée. Sans nier que l’écriture puisse critiquer directement le pouvoir en place, voire le contester à la façon de Loco Locass, il nous a été rappelé que le privé est politique, comme on le soutenait durant les années soixante-dix, et qu’on ne saurait séparer les deux sphères. Et la littérature des dernières décennies, qu’on a qualifiée d’intimiste, n’est pas, comme certains critiques se sont récemment plu à le dire, du côté du nombrilisme, du repliement sur soi. S’il y a bel et bien des textes qui souffrent de narcissisme, une pratique véritable de l’intime est du côté de la recherche, recherche de cette altérité en soi qui permet de sortir des a priori identitaires, d’aller vers l’autre. Car l’injustice, mentionne José Acquelin, a à voir avec « l’in-justesse personnelle ».
L’écrivain est en effet une tête chercheuse puisqu’il accepte l’étrangeté en lui-même, qu’il la regarde en face — et se laisse regarder par ce qui lui échappe. « Est-ce de la prétention, ou de l’utopie, ou de l’illusion, de croire qu’une écriture qui tente de décaper l’intimité, qui en fouille toutes les strates comme s’il s’agissait de galeries souterraines encombrées d’événements inédits, parce que trop souvent inacceptables ou inavouables, n’est pas une écriture vaine? », demande Denise Desautels. S’il est légitime pour un écrivain, pour un artiste, de se poser la question, les réponses qui ressortent de cette journée trouvent un écho dans le manifeste Résister ou disparaître, dont José Acquelin nous a livré un extrait : « Nous n’aspirons pas à plus grand poème que l’œuvre de guérison et d’invention d’un séjour terrestre enfin accordé à la dignité et à la beauté intrinsèque de chacun. » Rendre à chacun sa dignité, dire la beauté de chacun, trouver l’universel — et non pas le collectif — dans l’individuel, n’est-ce pas l’intention secrète ou avouée de l’écrivain conscient de son rôle?
Cette journée a été, comme le mentionne Jacques Pelletier, « une étape dans l’action ». Mais elle s’est avérée d’abord et avant tout une étape dans la réflexion et, on peut l’espérer, le point de départ de nouveaux projets d’écriture ou de recherche. En ce sens, il est primordial que soient publiés les actes du colloque, où les lecteurs et lectrices trouveront une énergie permettant de mettre fin à l’impression d’immobilisme, de léthargie qu’on a à propos du temps présent. Car si l’on peut parfois penser que le mot engagement est tombé en désuétude, comme le rappelle Jacques Lanctôt, il n’est jamais loin, il sommeille seulement, il n’attend que l’occasion de se réveiller.
Dupré, Louise. 2009. «Dire son mot dans la cité», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/dupre-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Dupré, Louise. 2009. «Dire son mot dans la cité», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 171-174.