La traduction est un phénomène d’invisibilité. Partout présente, elle est le plus souvent cachée et on présume de sa fidélité à l’original. Pourtant, à la réflexion, le concept de fidélité est stérile, puisqu’il se heurte à l'impossibilité de traduire à la fois le fond et la forme du texte littéraire. Que doivent préserver les traductrices et traducteurs d’une œuvre? Sur ce terrain, plusieurs écoles de pensée s’affrontent, favorisant, d’un côté, les normes de la culture d’arrivée, et de l’autre, l’inscription de l’œuvre dans son contexte d’émergence. La première solution – qui est souvent celle privilégiée par les éditeurs – peut sembler la plus adéquate pour certains, mais elle suppose une sujétion du texte aux normes culturelles et linguistiques du pays d'arrivée. Seule une recherche exhaustive sur le roman, l'auteur et le contexte d'émergence peut alors garantir une traduction fidèle à la lettre. Le point de vue du traducteur révèle alors toute son importance : le contenu de la traduction dépend du jugement du traducteur sur le texte et sur la traduction en général.
La traduction et son pendant oral, l’interprétation, sont des pratiques qui font depuis toujours partie de la vie sociale et culturelle. Pourtant, elles n’ont été que très récemment théorisées au sein d’une discipline reconnue, soit la traductologie, souvent considérée comme une branche de la linguistique. Bien entendu, avant ce moment théorique, nombreux sont les traducteurs qui ont témoigné de leur expérience et qui ont tenté de mettre en place des préceptes ou des méthodes. Beaucoup de ces écrits portent sur la traduction de la Bible, texte fondateur de la culture occidentale, mais un certain nombre de penseurs se sont aussi penchés sur la traduction du texte littéraire, instituant ainsi des questionnements fondamentaux qui traversent encore aujourd’hui cette discipline. J’explorerai dans le cadre de cet article la manière dont les théoriciens qui se sont penchés sur la traduction se sont attachés au point de vue littéraire ou linguistique, afin de démontrer que l’étude des traductions littéraires relève d’une réelle interdisciplinarité – ou même multidisciplinarité – qui seule permet une analyse efficace des traductions.
Tout d’abord, je présenterai les différents écueils auxquels se heurtent les penseurs du traduire en explorant, selon différents points de vue, des sujets souvent problématisés par les théoriciens de la traduction littéraire. Ces points nodaux théoriques, comme le statut de la traduction et du traducteur, la nécessité de la traduction et ses conditions de possibilité, sont les principes qui fondent la traductologie.
En premier lieu, beaucoup s’interrogent sur la possibilité de la traduction littéraire. En effet, si on tient pour acquis qu’il existe une sorte d’essence de l’œuvre d’art, une « âme » littéraire qui existerait indépendamment du texte, et devant le défi que représente, par exemple, la traduction d’un obscur poème de Mallarmé, on peut se demander si l’essence de ce poème peut être transférée dans une autre langue. Ce déplacement d’un espace linguistique à un autre peut se révéler difficile, puisque, comme l’avance Walter Benjamin : « Ce qu’elle [l’oeuvre littéraire] a d’essentiel n’est pas communication, n’est pas message. » (Benjamin, 2000, p. 245) Benjamin retire donc l’œuvre littéraire du schéma de communication et considère que ce n’est pas le « message » du texte qui doit être décodé et recodé, mais cette ineffable essence. Il différencie donc le visé – le mot – et le mode de visée – la littérarité –, qui est l’élément qui doit être traduit (ibid., p. 251). Le concept du « mode de visée » semble alors plus approprié que le « signifié » saussurien, car il ne se limite pas au signe, mais englobe toutes les dimensions du texte littéraire. Ainsi, Benjamin situe l’essence de la traduction au-delà du mot. Dans un même ordre d’idées, Henri Meschonnic dénonce la réduction de la pratique traduisante au seul domaine de la langue – le code – et affirme que « c’est le discours, et l’écriture, qu’il faut traduire » (Meschonnic, 1999, p. 12). Ces deux chercheurs répondent à l’appropriation de la traductologie par les linguistes en affirmant que traduire la littérature ne se réduit pas au simple décodage/recodage, mais relève d’une appréhension de l’œuvre d’art comme un tout. Pour Benjamin comme pour Meschonnic, la nécessité de traduire est indubitable, malgré les difficultés auxquelles le traducteur se mesure lorsque l’objet de son intervention est un texte littéraire.
La plupart des penseurs, tout particulièrement les romantiques allemands, s’entendent sur ce point : la grande littérature doit être traduite. Goethe parle de Weltliteratur – « littérature mondiale » – et souligne l’importance de la traduction dans la construction d’une littérature universelle plus riche, comme le signale Berman : « L’apparition de la littérature mondiale ne signifie pas la fin des littératures nationales : elle est leur entrée dans un espace-temps où elles agissent les unes sur les autres et cherchent à éclairer mutuellement leurs images. » (Berman, 1984, p. 91) La traduction est alors un moyen d’enrichir le texte, et même d’enrichir les langues, puisqu’elle réitère l’oeuvre et en répète la poésie dans un autre idiome. Plus que la critique, elle permet un regard singulier sur le texte. Léon Robel affirme qu’un « texte doit être considéré comme l’ensemble de toutes ses traductions significativement différentes », ce qui signifie qu’un « texte qui ne peut être traduit n’a aucun sens » (Robel, 1973, p. 60, c'est l'auteur qui souligne). La traduction semble donc, en plus de rehausser le texte et la langue, être une des conditions de possibilité de l’œuvre d’art.
Les théoriciens cités jusqu’ici sont issus de la tradition littéraire; leur point de vue reflète leur allégeance. Pourtant, la traductologie est une branche de la linguistique, tout comme l’enseignement de la traduction relève généralement des départements de science du langage. Qui, entre le linguiste et le littéraire, a le droit de traduire? Cette interrogation en soulève une autre : en effet, la légitimité du traducteur dépend intimement de la discipline à laquelle on rattache la traduction. Linguistique et littérature s’entredéchirent pour la reconnaissance de cette primauté. Meschonnic, comme on l’a vu plus haut, situe la traduction du texte littéraire au-delà des mots, dans le discours et l’écriture, comme ses collègues littéraires. Georges Mounin, de son côté, ramène résolument la traduction vers la linguistique : « Les problèmes théoriques posés par la légitimité ou l’illégitimité de l’opération traduisante, et par sa possibilité ou son impossibilité, ne peuvent être éclairés en premier lieu que dans le cadre de la science linguistique. » (Mounin, 1963, p. 17, c'est l'auteur qui souligne) Aussi, Mounin considère que la traduction est un phénomène de bilinguisme qui ne saurait être éclairé que par la linguistique et par la recherche intensive des universaux du langage, ce à quoi George Steiner acquiesce : « We know next to nothing of the organization and storage of different languages when they coexist in the same mind. How then can there be, in any rigourous sense of the term, a “theory of translation”? » (Steiner, 1998 [1975], p. 309) En effet, selon ce dernier, il ne sera possible d’élaborer une théorie de la traduction que grâce à une totale compréhension du plurilinguisme, éventuellement fournie par la psychologie et la linguistique. Les points de vue opposés des différentes factions montrent que la légitimité du traducteur est fortement tributaire de la discipline – littérature ou linguistique – à laquelle on rattache la pratique de traduction et sa théorisation.
Quel est donc le statut du traducteur, qu’il soit littéraire ou linguiste? Selon l’école de pensée à laquelle on se rattache, il peut être un passeur, permettant aux œuvres de s’épanouir au sein d’une autre langue et d’une autre culture, ou bien un traitre, qui dénature l’œuvre d’art en la décomposant et la recomposant, ce processus occasionnant d’irréparables pertes. Mona Baker, qui se penche sur l’apport stylistique du traducteur, commente la place qui lui est généralement laissée : « a translator cannot have, indeed should not have, a style of his or her own, the translator’s task being simply to reproduce as closely as possible the style of the original » (Baker, 2000, p. 244). Selon cette vision des choses, peu d’espace est offert au traducteur pour élaborer ce texte au statut imprécis. Par ailleurs, le traducteur est parfois théoricien, dans la lignée de ceux qui ont depuis des millénaires commenté leur travail. Ces praticiens et théoriciens ont généralement tendance à prôner une critique des traductions plus souple et moins axée sur les couples traduisible/intraduisible et fidélité/trahison, et leur approche de la traduction est souvent plus pragmatique. Par exemple, Ladmiral remarque : « Le métier de traducteur consiste à choisir le moindre mal; il doit distinguer ce qui est essentiel de ce qui est accessoire. » (Ladmiral, 1979, p. 18-19) Enfin, dans le monde de l’édition, le traducteur est souvent relégué à un statut plus que secondaire, son nom n’apparaissant que très rarement sur la page couverture, contrairement à l’éditeur, au présentateur de l’œuvre ou même au critique qui l’a encensée. Lorsqu’il est question de théâtre ou de poésie, le traducteur occupe à l’occasion une place plus importante, surtout s’il s’agit d’un poète ou d’un dramaturge reconnu. Toutefois, dans le monde du roman, qui représente une part très largement majoritaire de la littérature publiée, il est plus que discret, soumis au bon vouloir des éditeurs et à leurs exigences matérielles.
Tout comme le traducteur est, selon la perception générale, plus qu’un commentateur sans être tout à fait un auteur, le texte traduit se situe à mi-chemin entre l’objet mécanique et l’œuvre d’art. Là encore, par contre, les opinions divergent. Certains considèrent la traduisibilité comme une condition de possibilité de l’œuvre d’art, d’autres se lancent à la recherche d’universaux censés unifier la pratique traductive. Benjamin idéalise les « bonnes » traductions et affime : « En elles la vie de l’original, dans son constant renouveau, connait son développement le plus tardif et le plus étendu. » (Benjamin, 2000, p. 247-248) Berman admet aussi l’existence d’un tel pouvoir fécond du texte traduit : « La traduction mériterait son séculaire statut ancillaire si elle ne devenait pas enfin un acte de décentrement créateur conscient de lui-même. » (Berman, 1984, p. 40) De même, Meschonnic fait remarquer : « La bonne traduction doit faire et non seulement dire. Elle doit comme le texte, être porteuse et portée. » (Meschonnic, 1999, p. 22, c'est l'auteur qui souligne) Par contre, tout cela s’applique à la « bonne » traduction, celle qui bonifie au lieu d’appauvrir le texte original. Si ce statut idéalisé est généralement partagé par tous, la traduction médiocre ou même ordinaire est plutôt considérée comme une contrefaçon avilissante, et la recherche de ses nombreux défauts constitue une pratique courante de la critique des traductions, au détriment de l’apologie des bonnes traductions. Ainsi, au-delà de la séparation entre littérature et linguistique, on retrouve dans la critique de la traduction de nombreuses approches, qu’Oseki-Dépré a divisées en trois catégories, explicitées ci-dessous. Cette typologie permettra de plus aisément caractériser et distinguer les différentes approches des traducteurs analysés, afin d’alimenter ma réflexion sur la traductologie.
Dans son ouvrage intitulé Théories et pratiques de la traduction littéraire, Inês Oseki-Dépré propose une typologie des théories de la traduction littéraire. Elle divise ces théories en trois catégories : les théories prescriptives, les théories descriptives et les théories prospectives. Avant de décrire ces trois approches théoriques, il est important de préciser que, comme Oseki-Dépré le mentionne, le système proposé est subjectif, et ses catégories ne sont pas étanches; certains théoriciens, malgré leur appartenance à un courant théorique, puisent quelques idées dans les autres systèmes de pensée. En dépit de ces défauts, inhérents à tout système de classification, la typologie d’Oseki-Dépré offre un regard critique et autoréflexif souvent absent des théories de la traduction, qui permet de cerner le point de vue du traducteur.
Tout d’abord, Oseki-Dépré présente les théories prescriptives, ou classiques, qui mettent de l’avant un ensemble de règles pour traduire. Elle en offre une première définition : « Les théories prescriptives de la traduction rejoignent les théories normatives de la langue française. » (Oseki-Dépré, 1999, p. 19) Elle rappelle plus loin que celles-ci prônent « la clarté, l’élégance et la lisibilité » (ibid., p. 23). Une première caractéristique des théories prescriptives est donc la préservation de l’intégrité de la langue d’arrivée, ce qui a pour conséquence de masquer l’opération traduisante au lecteur, qui n’y détecte pas de présence étrangère. Par exemple, dans la France du XVIIIe siècle, il existe un courant appelé « les belles infidèles » au sein duquel on prône une adaptation des textes étrangers à la culture, à la belle langue et à la morale françaises. Un autre aspect important des théories prescriptives est l’établissement d’un ensemble de règles de traduction. Par exemple, saint Jérôme affirme que, pour le texte religieux, « le texte à traduire est à respecter au nombre près de mots, voire des lettres de l’original » (id.). Lemaistre, traducteur français du XVIIe siècle, édicte dix règles pour traduire, d’allégeance plutôt littéraliste, où on retrouve entre autres l’importance de rendre le texte comme s’il avait été écrit par l’auteur dans la langue d’arrivée, d’être le plus fidèle possible à la longueur du texte d’origine et à ses procédés, tout en prescrivant quelques règles de style, à propos de la longueur des vers – préférablement de cinq, sept ou huit pieds – ou des « allitérations cacophoniques », qu’il déplore et recommande d’éliminer (ibid., p. 33-34).
Oseki-Dépré range aussi dans la catégorie des théories prescriptives les déformations signalées par Berman, qui dénonce les différents procédés de la traduction ethnocentrique, comme l’allongement, l’ennoblissement, la destruction des rythmes, des réseaux significatifs, etc. Même si Berman se situe plutôt, dans sa manière de penser la traduction, dans les théories descriptives, son énumération de pratiques à proscrire le rattache à une perspective prescriptive. On retrouve donc dans les théories prescriptives une volonté de mettre en place des préceptes pour une bonne méthode de traduction, celle-ci devant généralement, sauf pour Berman, qui affiche une visée absolument contraire, masquer l’origine étrangère de l’œuvre de manière à donner au lecteur l’impression d’un texte original. Ces théories ne sont pas l’apanage des anciens : Mounin, avec sa recherche d’une grammaire universelle qui permettrait d’uniformiser et d’automatiser la pratique traductive, et Eco, avec la préférence qu’il marque pour l’adaptation du texte au lectorat d'arrivée dans Dire presque la même chose (Eco, 2007), se situent eux aussi dans une pensée prescriptive. De plus, on remarque que la volonté de systématisation qui caractérise les théories prescriptives est souvent la marque des théoriciens qui penchent vers la primauté de l’aspect linguistique, plutôt que littéraire, de la traduction. Si cette position est souvent celle maintenue par le monde éditorial, soucieux de la qualité normative de la langue, la volonté prescriptive de Berman relève d’une préoccupation éthique tout à fait différente.
Les théories descriptives, ou modernes, de la traduction littéraire sont celles qui « ne fournissent de jugements de valeur qu’en dernière instance » (Oseki-Dépré, 1999, p. 45) : elles sont donc moins attachées à trouver la bonne méthode pour traduire qu’à décrire et rendre compte du processus de traduction, en étudiant le paratexte, le rôle de l’éditeur, le projet du traducteur, etc. Les théoriciens qui insistent sur le procédé plutôt que sur le résultat font en effet la description, et non la prescription, de l’acte de traduire. Les notes sur la traduction de Paradise Lost de Milton par Chateaubriand constituent un bon exemple de théorie descriptive. Chateaubriand y explique son projet de faire une traduction littérale du poème de douze-mille vers de Milton, en gardant vivant le jeu d’intertextualité à l’œuvre dans l’original et en préservant son style simple, sans fioritures. Puisque l’anglais de Milton est fortement latinisé, empreint de références à la Bible, aux auteurs grecs et latins de l’Antiquité, à Dante et à d’autres, il faut le traduire adéquatement : « le mot à mot est insuffisant et source d’erreurs, et il ne faut pas le confondre avec la littéralité » (ibid., p. 50). Il faut donc traduire les réseaux de sens tout autant que les mots du texte, et forcer la langue d’arrivée vers celle de départ.
Bien que l’inventaire des pratiques traductives ethnocentriques présenté par Berman dans La traduction et la lettre ou L’auberge du lointain m’ait plus haut servi d’exemple de théorie prescriptive, ce théoricien se situe souvent dans une perspective descriptive, puisque Berman prend Chateaubriand pour traducteur modèle. Ainsi, il se refuse à une critique des traductions qui juge le texte traduit, mais pense une critique enrichissante et informée, marquée par une volonté d’amélioration de la traduction :
La critique est en son fond illustrative : illuminée par l’oeuvre elle l’illumine à son tour […]. Il appartient au critique, et d’éclairer le pourquoi de l’échec traductif (nous retrouvons là, d’une certaine manière, nos socio-sémio-critiques, mais sans leurs concepts et leur type de discours), et de préparer l’espace de jeu d’une retraduction sans faire le « donneur de conseils ». (Berman, 1995, p. 17, c'est l'auteur qui souligne)
Berman désire donc s’éloigner des jugements dogmatiques, normatifs et prescriptifs, qui visent généralement à détruire plus qu’à construire. Le système d’évaluation qu’il construit repose sur des considérations éthiques et poétiques, qu’il formule bien entendu après avoir décrit avec minutie les caractéristiques de la traduction analysée.
Il est certain que le portrait dessiné ici n’est pas exhaustif et ne reflète pas l’intégralité des mouvements au sein des théories descriptives. On remarque toutefois que ces théories sont caractérisées par un souci de communication entre les traditions littéraires, par la mise en avant de la description des mécanismes littéraires, sociaux et culturels à l’oeuvre dans le monde de la traduction, soit sur un mode objectif, provenant de la linguistique, comme chez Mounin et Steiner, soit sur un mode subjectif, axé vers une appréciation littéraire, dans la lignée de Meschonnic et de Berman (Oseki-Dépré, 1999, p. 97). Déjà, la séparation souvent induite entre les théoriciens relevant de la linguistique et ceux relevant de la littérature se fait moins importante, la typologie d’Oseki-Dépré permettant une appréhension plus englobante des théories de la traduction.
Les théories prospectives, ou artistiques, mettent de l’avant la traduction comme un processus littéraire créatif. Oseki-Dépré note qu’ainsi « la traduction constitue une activité ouverte et, pourquoi pas, artistique » (id.). De nombreux souscourants existent parmi les théories prospectives et leur objet d’étude est très souvent la poésie, réputée particulièrement difficile à traduire puisque sa forme et son fond sont intimement liés. Il est à remarquer que les théories prospectives se détachent du problème de la fidélité au texte original, puisqu’elles insistent sur le rôle créatif du traducteur. On y distingue plusieurs courants : le littéralisme, la traduction-recréation et la transcréation poétique.
Le courant littéraliste est, comme une partie des théories descriptives de la traduction, fortement inspiré de Châteaubriand. Non seulement ce dernier a-t-il décrit avec acuité les divers procédés à l’œuvre dans Paradise Lost, mais il s’est aussi permis de plier la langue française pour y faire entendre Milton. Dans une perspective prospective, ce type de littéralisme créatif cherche à faire communiquer l’essence de l’œuvre et celle de l’être humain, la traduction constituant un moyen d’atteindre, à travers l’amalgame et la correspondance des langues, la langue essentielle. Comme le fait remarquer Oseki-Dépré, « [l]e vrai traducteur est donc celui qui préserve l’intouchable et même pas transmissible, comme l’est la parole de l’écrivain dans l’original. » (Ibid., p. 103) Ce point de vue est fortement inspiré de l’essai de Benjamin intitulé « La tâche du traducteur » (Benjamin, 2000, p. 244-262), qui y présente une vision essentialiste frisant le mysticisme. En continuité avec la pensée des romantiques allemands, Benjamin conçoit la traduction comme un enrichissement, non seulement de la langue d’arrivée, mais aussi de l’œuvre elle-même.
Moins marqué par les envolées philosophiques que le courant littéraliste, le courant de la traduction-recréation provient d’un questionnement pratique sur la traduction de la poésie. En effet, comme je l’ai mentionné, l’oeuvre poétique présente une difficulté de traduction particulière par sa construction complexe, tant sur le plan du fond que de la forme. Le traducteur doit alors récréer le poème dans la langue d’arrivée et, pour ce faire, il doit effectuer des choix qui entrainent nécessairement des pertes et des ajouts. D’après Oseki-Dépré, « la traduction poétique entraine inévitablement un processus de création littéraire. Dans ce sens, la traduction peut être conçue comme une fonction spécialisée de la littérature. » (Oseki-Dépré, 1999, p. 113). Le traducteur de poésie « sait que son poème doit aboutir au poème original » (id.) et, selon le courant de la traduction-recréation, ce transfert ne peut se faire qu’en endossant pleinement le rôle de créateur littéraire qui est celui du traducteur.
Enfin, le courant de la transcréation poétique, dont l’exemple cité par Oseki-Dépré est Ezra Pound, consiste à traduire en toute liberté, comme l’auteur aurait écrit s’il l’avait fait dans la langue d’arrivée. Cette position suppose qu’il est possible pour le traducteur de se glisser dans la peau de l’auteur, de savoir ce qu’il aurait voulu dire, en transposant le contexte d’émergence dans la culture d’arrivée. Le problème posé par cette approche est le risque d’une traduction ethnocentrique, occasionnée par le détachement de l’œuvre de son contexte de création. En effet, le courant de la transcréation poétique repose sur la possibilité d’interpréter objectivement le texte original pour le refaire, mais en supposant qu’il aurait été écrit dans la langue d’arrivée. L’exemple de Pound est parlant, puisque cet homme de lettres a traduit de la poésie chinoise avec beaucoup de liberté, ce qui laisse à craindre une abondance de déformations de type colonialiste.
En résumé, les théories prospectives s’éloignent du critère de fidélité à la lettre pour adopter une fidélité à l’essence de l’œuvre : « L’intraduisibilité de la poésie – et son corollaire, la recréation poétique – met en évidence l’essence du fait littéraire. Qu’est-ce qui est intraduisible, en effet, sinon ce qui fonde la littérarité, soit le signe poétique? » (ibid., p. 127) Les théoriciens prospectifs rejettent donc toute tentative de systématisation et de rationalisation, faisant valoir l’aspect artistique insaisissable de tout texte. Ils constituent donc la branche des théories de la traduction qui s’éloigne le plus du point de vue linguistique, quelques fois – comme chez Pound – au détriment d’un transfert plus fidèle du message et du sens du texte original.
En somme, la traduction littéraire présente de nombreux défis, qu’on peut sans doute attribuer à la spécificité de l’œuvre d’art, son essence indéchiffrable, qu’elle soit imputée à l’inspiration mystique de son auteur ou à la complexité de la langue littéraire. Cette part insaisissable du texte littéraire, qui complique tant le travail de traduction en brouillant le code, est certainement présente dans de nombreuses œuvres, mais le transfert du sens ne saurait se faire sans une étude exhaustive du système linguistique dans lequel l’œuvre littéraire s’inscrit.
Prenons pour exemple la traduction de ce passage tiré de The Color Purple (1982), dont deux traductions ont été proposées. La première est issue de la traduction officielle du roman, faite en 1984 par Mimi Perrin. La seconde est proposée par Bernard Vidal dans un article intitulé « Le Vernaculaire noir américain : Ses enjeux pour la traduction envisagés à travers deux œuvres d'écrivaines noires, Zora Neale Hurston et Alice Walker », publié en 1994 dans la revue TTR : traduction, terminologie, rédaction. Les voici, mises en parallèle avec l’original
Dear God, My mama dead. She die screaming and cussing. She scream at me. She cuss at me. I’m big. I can’t move fast en ough. By time I git back from the well, the water be warm. By time I git the tray ready the food be cold. By time I git all the children ready for school it be dinner time. He don’t say nothing. He set there by the bed holding her hand an cryin, talking bout don’t leave me, don’t go. (Walker, 1982, p. 2) |
Cher bon Dieu, Ma maman elle est morte. Tout ce temps-là, elle a pas arrêté de me crier dessus. De me dire des injures. C’est que me voilà grosse, et alors je me bouge pas vite. Le temps de remonter du puits, l’eau était tiède. Le temps de lui faire son plateau, le repas était froid. Le temps de préparer les petits pour l’école, c’était déjà l’heure de manger. Lui il disait rien. Il restait là assis près du lit, à tenir la main à la mère. Il pleurait qu’elle ne pouvait pas le quitter comme ça. (Walker, 1984, p. 10) |
Cher Bon Djé Mo moman lé morte. Li mort pas contente contre moin. Li guélé apé moin. Mo grosse. Mo li pas capab aller vite. Ça fait quand mo revini du puits-là, l’eau li té chaude. Quand mo préparé le manger, le manger li té froid. Quand mo préparé yé zenfants pour l’école, l’est déjà l’heure apé dîner. Mo popa li dit rien. Li assis-là côté so lit. Li tient so main-là. Li pleuré. Li dit : « To pas quitté moin, to ni pas allé. » (Vidal, 1994, p. 196) |
L’extrait proposé est tiré d’un roman épistolaire écrit en vernaculaire noir américain1, la langue familière parlée par les Afro-Américains. Ce sociolecte est issu d’une créolisation de l’anglais – la langue du maître – et de nombreuses langues africaines, notamment le wolof, lingua franca en Afrique durant de nombreux siècles. Son usage familier et littéraire relève, à l’image du joual québécois, d’une revendication politique et culturelle. On remarque dans l’original la présence de nombreuses caractéristiques linguistiques propres au Black English. Par exemple, dans « the water be warm », « the food be cold » et « it be dinner time », le mot « be » n’est pas un usage impropre du verbe « to be », mais bien un marqueur aspectuel d’origine africaine, qui signifie que l’action concernée est répétitive et habituelle (Green, 2002, p. 48). Perrin utilise l’imparfait pour marquer cette quotidienneté, mais sa solution a le désavantage de ne pas dévier de la norme linguistique française. L’AAE se distingue aussi par des particularités phonétiques : dans l’extrait, on remarque l’élision du « r » central dans le mot « cussing » – pour « cursing » – et celle du « g » final dans « cryin » – pour « crying ». Si la traduction de Perrin ne comporte aucune déviation phonétique, celle de Vidal en abonde, son exotisation extrême en comportant même beaucoup plus que l’original.
Le VNA se caractérise aussi par l’usage de mots courts, ce qui en fait une langue rythmée et expressive. Dans cet extrait, l’original est composé de mots d’une ou au maximum deux syllabes, avec une prédominance des mots d’une seule syllabe, puisque seuls une dizaine de mots – « mama », « screaming », « cussing », « enough », « water », « children », « ready », « dinner », « nothing », « holding » et « talking » – en comportent deux. Perrin utilise dans sa traduction de nombreux mots de deux syllabes, ainsi que quelques mots de trois syllabes. Toutefois, ces mots ne sont pas complexes, et reflètent assez bien le vocabulaire élémentaire de Celie, malgré l’absence de fautes d’orthographe et de grammaire, sauf pour le traitement des phrases négatives. Chez Vidal, on retrouve encore moins de mots, mais leur longueur est d’une étendue semblable à ce qu’on retrouve dans la version de Perrin. Aussi, à cause de l’influence créole, les mots utilisés sont plus simples, même plus que dans l’original. Les deux traductions proposées sont légèrement allongeantes : celle de Perrin compte quatorze mots et trente syllabes de plus, celle de Vidal trois mots et seize syllabes de plus. Toutefois, la version de Vidal est physiquement plus longue, puisqu’il effectue un retour à la ligne après presque toutes les phrases, alors que, dans l’original et chez Perrin, il s’agit d’un paragraphe d’un seul tenant. Le choix de Vidal renforce l’oralité et la poéticité de l’extrait, en faisant un texte qui respire mieux, où chaque affirmation de Celie est martelée. Par contre, la disposition originale marque plutôt l’accumulation que l’affirmation, ce qui est certainement plus en accord avec le ton de cette lettre.
On remarque de nombreuses répétitions dans l’original, qui ont pour effet de rythmer le texte en plus d’insister par itération sur certains termes. D’abord, il y a l’entrée en matière, où l’abondance des cris et des jurons, tout comme la présence de la mort, est signalée par la répétition : « My mama dead. She die screaming and cussing. She scream at me. She cuss at me. » Chez Perrin comme chez Vidal, une partie de cette répétition est évacuée. Si, dans la version de Vidal, le verbe « mourir » est répété, aucune des trois répétitions n’est présente chez Perrin, alors qu’il s’agit de la traduction la plus longue. On retrouve aussi dans l’extrait une anaphore, puisque trois phrases suivies débutent par « by time I git ». De plus, ces extraits affichent une scansion semblable – huit pieds/cinq pieds, huit pieds/quatre pieds et douze pieds/quatre pieds. Chez Perrin, la répétition est présente, avec « le temps de », et la scansion est partiellement préservée (huit/quatre, huit/six, douze/huit), quoique la traductrice y ajoute un effet de gradation ascendante en augmentant petit à petit le nombre de pieds. La version de Vidal est semblable (huit/quatre, huit/six, onze/huit), sauf que l’anaphore n’est pas tout à fait respectée, puisque la première phrase débute par « ça fait quand mo », alors que les autres commencent par « quand mo ». L’effet répétitif est moins marqué dans le premier exemple que dans le second, mais il est évident que, dans le cas de ce passage où la répétition est primordiale, les traducteurs ont tenu à ce qui soit préservée la prose de Walker, avec plus ou moins de succès.
La traduction de Perrin fait subir au texte de Walker beaucoup de réaménagements syntaxiques, ce que Berman appelle la rationalisation, qui consiste à remanier la construction des phrases. Cette déformation est présente un peu partout dans l’exemple, sauf peut-être dans le passage anaphorique. Ainsi, le début de l’extrait est remanié, tout comme la fin, où, d’une phrase, Perrin en fait deux, tout en laissant tomber certains détails. De même, Vidal divise en quatre la dernière phrase de l’original, et y insère une réplique, introduite par un deux-points et encadrée par des guillemets. Rationalisation, ennoblissement, destruction des rythmes, destruction des systématismes et destruction ou exotisation des réseaux langagiers vernaculaires, les traductions de Perrin et de Vidal, bien que visant juste sur certains aspects, comportent de nombreuses déformations décriées par Berman (Berman, 1999 [1985]). Il s’agit donc dans les deux cas de traductions ethnocentriques procédant par, chez Perrin, une normalisation et, chez Vidal, une exotisation de la langue vernaculaire.
Conclusion
Cette analyse rapide nous indique comment linguistique et littérature sont toutes deux sollicitées lorsqu’il s’agit d’analyser la traduction d’un texte littéraire. J’ai choisi ici, pour les besoins de la démonstration, un cas extrême – celui du vernaculaire noir américain tel que transcrit par Alice Walker –, mais les mêmes chemins peuvent être suivis pour l’étude de toute traduction. Dans un monde où le rapport à l’Autre prend une importance grandissante et où le principe d’universalité est ébranlé par la multiplicité des points de vue, les théories de la traduction littéraire apportent un éclairage particulier grâce à leur attachement à la chose culturelle. Toutefois, traduire est quelquefois trahir, et la traduction, si elle est menée de manière ethnocentrique, peut contribuer à entretenir les idées reçues plutôt que de garantir la transmission. La traduction est une lame à double tranchant, comme le fait remarquer Maria Tymoczko : « As with any intellectual theory, translation theory has the potential to be used for good or ill, for oppression or liberation. Like translation itself, translation theory can be a two-edged sword. What is clear at present is that translation studies does not stand in a neutral place. » (Tymoczko, 2006, p. 30) La prétendue neutralité du traducteur est un masque qui se lézarde : la traduction objective n’existe pas, elle est toujours l’œuvre d’un sujet. Il est alors essentiel de comprendre les enjeux qui se dessinent dès lors qu’on transfère une œuvre littéraire d’une langue à l’autre. Il va sans dire que le point de vue et les allégeances théoriques du traducteur influencent ses choix, risquant alors de produire une traduction ethnocentrique et de fausser la lecture de l’œuvre. Pourtant, un travail minutieux sur la lettre permet de réaliser une traduction de qualité qui renouvelle langue et littérature nationales.
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