Léonard de Vinci (1452-1519), peintre de la Renaissance italienne, captive l'imaginaire. Ses archives rassemblent ses idées et, parfois, des listes de produits du marché, le calcul de ses dépenses et, ce qui est à l'origine de cet article : deux listes de livres qui sont généralement reconnues comme étant des traces de ses activités d'étude.
La bibliothèque comme « collection de livres » représente une entité qui, à elle seule, fascine en caractérisant la personne qui l'a colligée. L'examen des différentes représentations de la bibliothèque personnelle de Léonard de Vinci révèle que les biographes décrivent cette bibliothèque chacun à leur manière. Le fait que l'inventaire soit diversifié et hétéroclite ne règle pas la question, car les interprétations qui découlent de cette mise en ordre sont multiples. Pourquoi les représentations biographiques de la bibliothèque personnelle de Léonard de Vinci forment-elles chaque fois un ensemble différent? Pour répondre à cette question, j’envisage pour ma part plusieurs hypothèses; je retiendrai toutefois principalement dans ma présente réflexion des arguments justifiant l'utilité des concepts fondamentaux en sémiotique pour élucider un problème d'interprétation.
Pour tenter de dégager des éléments de réponse, le statut caractéristique de cette bibliothèque sera comparé dans trois biographies. Il y a lieu de lire cette bibliothèque comme un signe parce qu'il s'agit d'un élément fini, arbitraire, dont la signifiance est une récurrence dans toutes les biographies. L'exposé débutera par une description sémiotique. L'hypothèse qui sera posée en premier lieu propose que la bibliothèque personnelle de Léonard de Vinci peut être analysée selon la proposition de Philippe Hamon (1977) sur le statut sémiologique du personnage. Après cette exploration, une seconde hypothèse positionnera les biographes en fonction de leur proximité à la trace archivistique afin de dessiner les contours de la sémiose1 de ce fragment d'archives datant du tout début du seizième siècle.
En 1981, Martin Kemp, professeur en histoire de l'art à Oxford, offre, dans The Marvellous Works of Nature and Man, la lecture d'un spécialiste interdisciplinaire de Léonard de Vinci. Un autre historien de l'art, Daniel Arasse, directeur d'étude à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris, publie Les rythmes du monde en 1997 et présente Léonard de Vinci dans le contexte culturel de l'Italie du quinzième siècle. Enfin, Fritjof Capra, professeur de physique au Schumacher College en Angleterre et directeur fondateur du Center for Ecoliteracy à Berkeley, Californie, vient de publier la traduction de son livre, Léonard de Vinci, homme des sciences, qui donne à voir une perspective sur l'émergence d'un paradigme scientifique postmoderne autour de la personne de De Vinci. Ces trois ouvrages forment un corpus qui représente très bien la vaste collection biographique exposant habituellement la bibliothèque de l'artiste comme la preuve de ses connaissances.
Les documents d'archives qui comportent les listes de livres ayant hypothétiquement appartenu à Léonard de Vinci2 sont publiés sous la forme de fac-similés commentés. Le premier inventaire provient du Codex Atlanticus et a été publié en 1888 par Jean-Paul Richter. Il s'agit de 40 titres dont la compilation par Léonard de Vinci sera approximativement datée de la décennie de 1490 – il faut préciser que la datation des archives est aussi matière à interprétation. Mais c'est surtout à partir du second inventaire que les biographes de l'artiste décriront les activités intellectuelles de Léonard de Vinci en intégrant sa bibliothèque dans leurs récits. Ce second inventaire fait partie du Codex de Madrid II qui a été découvert tardivement en 1965. L'historien des sciences et des technologies de l'Université de Californie, Ladislao Reti, date cette deuxième liste de 116 titres à la première décennie du seizième siècle, soit 10 ans après l’inventaire du Codex Atlanticus, alors que Léonard de Vinci avait déjà plus de 50 ans. Il l'a premièrement publiée dans le Burlington Magazine en 1968 et, ensuite, sous forme de livret en 1972, pendant qu'il travaillait à la compilation et à la traduction du Codex de Madrid II. L'article et le livret fournissent également une transcription commentée des 116 entrées, une recherche bibliographique et un entrecroisement avec la liste des 40 livres déjà publiée par Richter. Cet extrait du Codex de Madrid II semblait capital pour l'auteur, car il a fait paraître sa recherche bibliographique et ses commentaires avant la fin de ses travaux sur le codex en entier. Cette compilation sera reprise pour transmettre l'essence de la personne de Léonard de Vinci, mais jamais mot à mot – c'est-à-dire que les biographes interprètent eux-mêmes la liste3 en constituant une narration dont la diégèse réelle demeurera voilée.
Martin Kemp reconnaît les travaux de Ladislao Reti sur la traduction et les commentaires du Codex de Madrid II, qui agissent comme traces dans son propre ouvrage. Des fragments de description de la bibliothèque figurent un peu partout dans The Marvellous Works of Nature and Man comme la preuve des connaissances philosophiques et scientifiques de l'artiste. Toutefois, Kemp en fait un résumé plus spécifique en page 240, c'est-à-dire aux trois quarts de l'ouvrage. De plus, il remarque dans la liste la présence des carnets de l'artiste lui-même, à peu près les seules références traitant de l'art – ce qui est en fait une hypothèse de Reti. Il divise cet inventaire selon quatre catégories assez larges :
[…] we find as expected a substantial section concerned with natural philosophy4 (more than forty books) and, less expectedly, an even larger group of literary works (if we include in this category a few dictionaries and grammars). There are only ten relating to art, architecture and engineering, and eight volumes of a religious nature. […] Particularly notable are three mathematical works which can be shown to have exercised a direct influence on his thought at this time. (Kemp, 1981, p. 240)
Ensuite, Daniel Arasse, dans Les rythmes du monde, semble ignorer la source première du fac-similé d'archives et base son témoignage sur celui d'un proche collaborateur de Reti, le professeur Augusto Marinoni5 de Milan. La description de la bibliothèque est concentrée dans le premier chapitre de la biographie alors qu'il aborde la culture du contexte historique. Si cette distribution de l’information met en lumière – et en valeur – la bibliothèque personnelle, Arasse critique pourtant radicalement la vie intellectuelle de Léonard de Vinci : « ce n'est pas une bibliothèque de technicien [...]. Mais ce n'est pas non plus une bibliothèque de “lettré” » (Arasse, 1997, p. 38). Il déplore le fait que cet inventaire ne présente pas les thèmes de la culture classique (philosophie, théologie, etc.) ni aucun texte humaniste. Enfin, il y a lieu d'interroger les allégations de Daniel Arasse, car comme on peut le voir dans la liste de Reti, l'inventaire comporte en effet ce genre d'ouvrage. Arasse utilise une trace déjà affectée par l'interprétation de Marinoni. Selon lui, cette bibliothèque « reflète avec précision la formation qu'a reçue Léonard » (ibid., p. 39) et celle-ci se limite à l'enseignement de la scuole d'abaco6, cours professionnel de calculs conçu pour les marchands et les artisans. Pour servir les arguments de sa thèse, l'artiste est positionné par Daniel Arasse dans son rapport à la tradition savante, dans un clivage social profilé sur « la distinction aristotélicienne entre épistémè, science théorique, et technè, pratique visant à la production de biens matériels – distinction à laquelle s'oppose radicalement Léonard » (ibid., p. 36-37). Arasse précise que c'est une « donnée fondamentale si l'on veut cerner sa position dans la culture de son temps » (ibid., p. 36). Il est clair que la nomenclature de son classement vise à accentuer l'importance du groupe des ouvrages culturels :
La moitié des livres (58 sur 116) porte sur les sciences (51 ouvrages) et les techniques (7 ouvrages); l'autre moitié se répartit en trois groupes d'importance inégale : 25 ouvrages de littérature profane, 14 de littérature religieuse et morale, 16 portant sur le latin, sa grammaire et son vocabulaire. (Ibid., p. 38)
Finalement, Fritjof Capra insère sa description de la bibliothèque un peu après le début de Léonard de Vinci, homme des sciences. La bibliothèque de Léonard de Vinci par Capra a été puisée chez Martin Kemp, mais ne se limite pas au résumé se trouvant à la page 240 de The Marvellous Works of Nature and Man. Capra compile plutôt l’ensemble des sujets que Kemp aura disséminés tout au long de son ouvrage. Son « Léonard », personnage racine de la science d'approche connexionniste, aurait accumulé une bibliothèque couvrant un large spectre de sujets :
Plus de la moitié d'entre eux traitent de matières scientifiques ou philosophiques : ouvrages de mathématiques, d'astronomie, d'anatomie et de médecine, d'histoire naturelle7, de géographie et de géologie, mais aussi d'architecture et d'art militaire. Trente ou quarante autres sont des livres de littérature, et une douzaine, que Léonard consulte sans doute pour peindre des sujets religieux, se rapportent à l'histoire sainte. (Capra, 2010, p. 86)
Les différences entre les trois inventaires révèlent le projet de chacun des biographes. Kemp veut exposer l'interdisciplinarité de l'artiste en détaillant la liste selon des catégories larges et inclusives. D'un autre côté, en ne décrivant pas précisément les sujets de la première moitié des titres sur « les sciences et les techniques », Arasse omet par le fait même tout renseignement qui pourrait contredire ses propos. Capra entreprend le chemin inverse : il détaille la première moitié de la bibliothèque dans le but de mettre en lumière sa théorie sur l'esprit scientifique de Léonard de Vinci, qu’il présente d’entrée de jeu dans le titre comme un « homme des sciences ».
Il ne s'agit pas d'en savoir plus sur les biographes eux-mêmes, mais bien de maîtriser le processus de signifiance qui mène d'un fragment d'archives à un « récit historique ». Quel est le rôle de cette bibliothèque qui devient une trace importante de la quête de Léonard de Vinci? Si les descriptions de la bibliothèque sont telles qu'elles sont, c'est probablement que les messages des descriptions sont plus complexes que ce qu'elles donnent à voir.
Si la bibliothèque de Léonard de Vinci agit à titre de signe dans les biographies, à partir de quel dénominateur commun pourrait-on comparer ces trois bibliothèques sur les plans de l’expression et du contenu ? À des fins d’analyse, les données ont été compilées selon une méthode statistique à partir de ce que les citations donnent à lire. Le Tableau 1 donne en pourcentage le nombre d'ouvrages appartenant à chaque modalité du savoir, soit le savoir épistémique (« natural philosophy » et « histoire naturelle » 8), le culturel (littérature et grammaire latine), le technique (architecture, peinture religieuse, arts militaires) et le scientifique (mathématiques, astronomie et géologie, par exemple, quand ces sciences sont nommées en tant que telles). Il s'agit d'un calcul basé sur la quantité de chacun des groupes de contenu. De cette manière, la lecture a été normalisée. Les parenthèses indiquent à quel autre savoir une entrée se rattache puisque certaines descriptions généralisent les contenus.
Tableau 1
Division du savoir (en %) dans
la description de la bibliothèque personnelle de Léonard de Vinci selon trois biographes
SAVOIRS
KEMP
ARASSE
CAPRA
Épistémique
E
39
0
60
Culturel
C
42
50
30
Technique
T
18
50
10+(e)
Scientifique
S
1+(e)
(t)
(e)
(Kemp 1981, Arasse 1997 et Capra 2010)
Un autre calcul, sur le plan de l'expression cette fois, a permis de déterminer la division du savoir à laquelle chacun des biographes accorde le plus d’importance, en termes de nombre de syllabes. La case qui représente cette donnée a été mise en caractère gras dans le tableau 1.
Les deux observations qu'on peut faire à première vue sont l'absence du savoir épistémique dans la description de Daniel Arasse et la quasi-absence du savoir scientifique chez Martin Kemp. De plus, si, pour Kemp, la mention spécifique de contenu scientifique n'est pas explicite, ce savoir y est quand même adjoint parce que la « natural philosophy » incluait les sciences, avant qu'elles ne soient nommées ainsi. En tenant compte de l'importance formelle des énoncés, il est révélateur de voir que, chez Arasse, c'est le savoir culturel qui demande le plus d'élaboration, alors que, chez Capra, c'est le scientifique – et cela sert bien leurs propos. Ensuite, chez Kemp, le savoir le plus élaboré sur le plan de l'expression est celui qui est le moins élevé en termes de pourcentage sur le plan du contenu, et c'est le savoir technique – la tension que cela crée laisse entrevoir un regret (« only ten ») que Kemp compense en développant la rubrique.
Si le signe-bibliothèque remplit un rôle précis, celui-ci est différent chez chacun des biographes. Dans une synthèse formulée sous forme d'équations, cette différence est encore plus concrète. La bibliothèque de Martin Kemp (K.) divise également l'ensemble des savoirs épistémique et scientifique et l’ensemble du savoir culturel, en ce qu'ils sont plus volumineux que l’ensemble du savoir technique :
K. ⇔ {e,s} > t = c > t
La bibliothèque de Daniel Arasse (A.) regroupe en deux parties équivalentes l'ensemble des savoirs scientifique et technique ainsi que l’ensemble du savoir culturel :
A. ⇔ {s,t} = c
La bibliothèque de Fritjof Capra (C.) présente un grand ensemble de savoirs épistémique, scientifique et technique, plus volumineux que l’ensemble des ouvrages sur le savoir culturel :
C. ⇔ {e,s,t} > c
Pour faire suite à cette synthèse sémiotique, il est intéressant de poursuivre l'exploration selon la vision de Umberto Eco, pour qui le signe dépasse en qualité et en attributs le premier aliquid stat pro aliquo de Saint Augustin. Klinkenberg, résumant la pensée de Eco (Klinkenberg, 1996, p. 33-42), affirme qu’il y aurait trois familles de signes. La première, qui a été exposée, concerne le signe de substitution. Il y a aussi des signes qui fonctionnent comme la trace d'un code; c'est cette forme qui contribue à l'élaboration de l'hypothèse qu'on va voir maintenant. La troisième famille regroupe quant à elle les signes qui figurent comme instruments de structuration de l'univers; cette troisième facette sera au centre de l'hypothèse qu'on verra en conclusion.
Philippe Hamon présenta en 1977 une théorie intéressante sur le statut sémiologique du personnage, c'est-à-dire que le personnage peut être analysé selon une approche sémiologique (ou sémiotique, car on parle de plus en plus de l'une ou de l'autre formule également) parce qu'il est un signe. Si la construction du personnage historique contribue à fictionnaliser le récit historique selon Ricoeur, en le mettant en relation avec un objet, on observe dans tout le corpus étudié la concrétisation de la quête de Léonard de Vinci. La théorie de Hamon part d'une typologie du signe au sein de laquelle les signes anaphoriques constituent le dernier type. Ils permettent de passer d'une linguistique du signe à une linguistique du discours : « on quitte en effet les structures d'ordre proche (échelle du syntagme) pour passer à des structures d'ordre lointain (échelle du texte) » (Hamon, 1977, p. 122). En tant qu'unité, un signe peut jouer un rôle et, dans cette relation avec les personnages, il peut lui-même être un personnage. Si la biographie n'est pas une œuvre littéraire, c'est à tout le moins un récit fictionnalisant le passé. Et pour Hamon, le personnage n’a pas d’obligation de relever du domaine littéraire. De plus, cette unité n'est pas exclusivement anthropomorphe9. De cette façon, la bibliothèque personnelle de Léonard de Vinci peut créer un « effet-personnage » dans les biographies puisqu'elle est toujours là (comme le docteur Watson avec Sherlock Holmes). En analogie à sa typologie du signe, Hamon distingue trois catégories de personnages10. En premier lieu, il décrit les personnages-référentiels. Dans les récits de la bibliothèque de Léonard, la plupart des biographes s'entendent pour dire qu'il a accumulé des connaissances par ses relations avec des « lettrés » – c'est ici le contrat de suspension de l'incrédulité inhérente au récit qui donne un effet de réel créé par le recours à des personnages-référentiels. En second lieu, la catégorie des personnages-embrayeurs crée des effets de perspective comme les marques de la présence du biographe ou les auteurs non présents auprès de l'artiste. Par exemple, Martin Kemp pense que Léonard de Vinci a probablement lu Nicolas de Cues afin de parfaire ses connaissances scientifiques11. Inversement, Daniel Arasse, de son côté, dit que Léonard de Vinci n'a pas lu Nicolas de Cues, mais que leur parenté d'esprit lui laisse croire qu'il « est vraisemblable qu'il en a eu une connaissance orale » (Arasse, 1997, p. 69). Finalement, les personnages-anaphores, catégorie dans laquelle le personnage-bibliothèque semble reposer, créent un espace de sens. Ce sont ceux par qui « l'œuvre se cite elle-même et s'organise comme tautologique » (Hamon, 1977, p. 123). La bibliothèque participe à la narration comme un personnage, mais elle réfère bien plus au système de la biographie qu'à autre chose. Cela était perceptible dans le Tableau 1 par les spécifications particulières que les biographes infèrent dans leurs descriptions.
Définir l'anaphore nécessite tout un appareil épistémologique dont les limites dépassent la présente exploration. Pour la définir brièvement, en premier lieu, il y a soit la figure de rhétorique impliquant la répétition d'un rhème en début de phrase, soit la figure grammaticale des procédés d'accumulation par identification. Dans une définition plus théorique, la linguiste Marion Pescheux dit que la répétition de l'anaphore grammaticale « utilise pour l'identification les catégories sémantiques qui font partie de l'armature explicite de la grammaire » (Pescheux, 2008, p. 5), par exemple les pronoms, le verbe faire, et les déterminants comme dans l’expression : « sa » bibliothèque.
Utilisée comme figure discursive telle que la présente Hamon, elle procède d'une relation d'anaphorisation entre deux entités, dont la précédente est répétée dans l'anaphore; il s'agit d'une relation d'identification. Ici, la précédente, c'est /artiste-deVinci/, tandis que l'anaphorisation passe dans la description de « sa » bibliothèque. Pescheux précise dans ce cas : « Il y a anaphore sémantique (au sens restreint) quand un terme condensé (ou dénomination) reprend une expansion syntagmatique antérieure » (ibid., p. 5). Le personnage-bibliothèque jouant le rôle d'anaphore serait alors une dénomination de l'expansion textuelle de Léonard de Vinci, mise en discours dans la biographie. Ce procédé relève d'une condensation du fragment d'archives, comme la trace provenant premièrement de l'interprétation de Ladislao Reti et se prolongeant dans la sémiose constituée des biographies, pour mettre l'artiste en relation avec des savoirs qui le représentent.
Ce procédé de condensation du fragment d'archives ramène le propos à l'idée de la trace telle qu'élaborée par Ricoeur, à partir de la méditation d'Emmanuel Lévinas : « Lévinas parle de la trace dans le contexte de l'épiphanie du visage » (Ricoeur, 1985, p. 182). La trace, dans cette perspective, « signifie sans faire apparaître » (ibid., p. 183), au contraire du récit qui voudrait bien donner corps.
Dans les biographies étudiées, en quoi les relations anaphoriques entre le personnage-référentiel de Léonard de Vinci et le personnage-anaphore de sa bibliothèque diffèrent-elles ? Pour répondre à cette problématisation reformulée à la lumière de notre exploration sémiotique, il serait intéressant de relever les fonctions de communication mises en jeu chez chacun des biographes, selon l'approche de la communication de Jakobson.
En un sens, Fritjof Capra est le seul qui modifie la fonction poétique de manière volontaire et explicite de sorte que son message servira à mettre en relation métonymique l'artiste et l'homme des sciences. Selon lui, la bibliothèque et le savoir de Léonard de Vinci se composaient des titres qu'on retrouve dans ses archives, ainsi que de ceux qu'il avait empruntés à des amis, un total « virtuel » d'environ 200 titres : « bibliothèque substantielle à la Renaissance12, même pour un lettré » (Capra, 2010, p. 86). Perception opposée à celle de Daniel Arasse, qui affirme : « il ne faut pas penser que Léonard lisait les livres savants que sa bibliothèque pouvait effectivement contenir » (Arasse, 1997, p. 41). De plus, il a été exposé que Daniel Arasse modifie lui aussi le message, ce qui fait en sorte que le personnage-anaphore représente une zone de savoir qui ne se situe ni du côté épistémè et ni de celui de technè. La fonction poétique, travaillée insidieusement par Daniel Arasse, contourne le référent du fragment d'archives présenté par Reti et installe une tendance esthétisante induisant une interprétation des thèmes de la bibliothèque de Léonard de Vinci. La sélection arbitraire des informations et leur réorganisation dans une poétique particulière procèdent d'une évaluation subjective. Comme dit Ricoeur, l'analyse de l'élagage institutionnel des archives peut dénoncer « le caractère idéologique de la discrimination » (Ricoeur, 1985, p. 172). Arasse et Capra utilisent cette anaphore pour évoquer une idéologie particulière dans la dialectique : /artiste-deVinci = non lettré/ vs /artiste-deVinci = lettré/. Ce qui est tout à fait différent dans l'énoncé de Martin Kemp, c'est que le fragment du Codex de Madrid II présente manifestement un inventaire de titres qu'on accepte comme symptôme d'une accumulation de connaissances dont le signe informe sur la personne de l'artiste. Son personnage-anaphore joue sur la fonction référentielle pour caractériser un artiste polyvalent et interdisciplinaire – d'ailleurs, ce jeu de la fonction référentielle l'oblige à référer, tout au long de son ouvrage, aux livres qu'aurait lus l'artiste. Par la force des choses, le fait, pour Kemp, de ne mentionner le second inventaire des cinquante ans de Léonard de Vinci seulement qu'aux trois quarts de sa biographie marque un respect de la diégèse absent des préoccupations des deux autres biographes. La relation anaphorique dans ce cas implique : /artiste-deVinci = chercheur interdisciplinaire/, un peu à la manière dont le présentait Reti au tout début de la sémiose.
Une partie de la réponse à la question des différences entre les biographes peut être énoncée comme suit : la fonction métasémiotique de la bibliothèque de Léonard, qui le suit partout dans ses biographies, n'est pas de citer intégralement un fragment de ses archives, mais d'informer sur le code particulier que le biographe expose. Cet enjeu porté par l'anaphore, sous la forme de la reprise, décrit des attributs de l'artiste et opère la propriété du signe comme instrument de structuration de l'univers à travers la succession des interprétations des savoirs de cette personne fascinante et quasi mythique que devint Léonard de Vinci.
La quête du savoir de Léonard de Vinci trouve sa preuve dans sa relation avec la trace archivistique d'une accumulation de livres; c'est bien là le but de l'historien. Avec les lunettes de Peirce, on pourrait dire que la trace est un représentamen13 en relation avec l'objet dynamique qui n'est pas tout à fait une bibliothèque, mais plutôt l'indice de son accumulation : la quête d'un savoir épistémique chez Kemp, d'un savoir culturel chez Arasse et la quête d'un savoir scientifique chez Capra. Le recours au personnage-anaphore de la bibliothèque que tous les biographes considèrent comme un passage obligé contribue à l'expansion de la sémiose par l'effet-personnage – on s'attache à cette figure!
Pourrait-on dire que les biographes se répondent l'un l'autre dans cette entreprise de dépeindre une figure historique? À partir d'un document d'archives, Martin Kemp témoigne d'un artiste polyvalent ayant marqué son époque. Une quinzaine d'années plus tard, Daniel Arasse élabore sa lecture en y ajoutant son expertise d'italianologue. Un peu plus critique, il étire la fonction de la trace vers un travail du message, esthétisant l'interprétation en plan rapproché, ce qui « décontextualise » la trace pour servir son argument. Cela est encore plus manifeste lorsque Fritjof Capra utilise le génie de Léonard de Vinci dans le but de présenter quelques radicelles primitives de la pensée scientifique de type holistique ou connexionniste. Son parti-pris au sein du message même fait un gros plan sur les détails scientifiques. Le maniement de la fonction esthétique – comme l'effet du jeu du téléphone arabe – transforme l'histoire qui devient une œuvre de quasi-fiction14.
Afin de garder le caractère tout à fait scientifique de l'interprétation, faudra-t-il un historien convaincu pour classifier cette liste de livres selon une grille moderne telle que le système de Dewey ou, encore mieux, celui de la Library of Congress? Les « nuages » de la condensation des titres dans l'une ou l'autre des nomenclatures des branches du savoir donneraient une idée plus objective de l'inventaire, bien que décontextualisée, encore une fois. Il serait enfin plus aisé de reproduire fidèlement la description. Les biographes étudiés dans cet article errent entre le niveau du dicisigne de Peirce et celui de l'argument. Dans l'expansion de la signifiance d'un fragment d'archives datant du début du seizième siècle, ce traitement normalisé selon la discipline de la bibliothéconomie ajouterait alors à la sémiose un légisigne symbolique argumental15 de type déductif. Néanmoins, les re-figurations successives seraient soit déviées dans leurs trajectoires, ou soit transformées en n'offrant plus le loisir de la flexibilité des nomenclatures pour jouer le jeu du personnage-bibliothèque.
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